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Un piano, c'est sympathique, il chante joliment, il décore, il est un compagnon... mais saviez-vous qu'il peut devenir une arme redoutable ? Notre héroïne, professeur de piano, en fait l'expérience, découvrant les pouvoirs des forces souterraines, en même temps que sa vie sentimentale évolue à la suite d'une rencontre avec un musicien concerné par ces phénomènes. Mais, en réalité, qui est le maître de "la note noire", celle qui agresse les esprits négatifs ? Et quels sont les rôles joués par notre pianiste, et par Chester, son chat ? Puisque les chats savent tout... Une plongée dans la vie musicale ordinaire, et aussi dans le monde de la magie et des forces telluriques, sur fond de romance... N'est-ce pas ainsi que l'on définit la musique ?
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Seitenzahl: 353
Veröffentlichungsjahr: 2021
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Le Chat
De sa fourrure blonde et brune
Sort un parfum si doux, qu'un soir
J'en fus embaumé, pour l'avoir
Caressée une fois, rien qu'une.
C'est l'esprit familier du lieu;
Il juge, il préside, il inspire
Toutes choses dans son empire;
Peut-être est-il fée, est-il dieu?
Quand mes yeux, vers ce chat que j'aime
Tirés comme par un aimant,
Se retournent docilement
Et que je regarde en moi-même,
Je vois avec étonnement
Le feu de ses prunelles pâles,
Clairs fanaux, vivantes opales
Qui me contemplent fixement.
Charles Baudelaire,
Les Fleurs du Mal, section II
I.
II.
III.
IV.
V.
VI.
VII.
VIII.
IX.
X.
XI.
XII.
XIII.
XIV.
XV.
XVI.
XVII.
XVIII.
XIX.
XX.
XXI.
XXII.
XXIII.
XXIV.
XXV.
XXVI.
XXVII.
XXVIII.
XXIX.
XXX.
XXXI.
XXXII.
XXXII.
XXXIII.
XXXIV.
XXXV.
XXXVI.
XXXVII.
XXXVIII.
XXXIX.
Je m’appelle Étiennette. Eh oui, tout le monde ne peut pas se prénommer Marilyn ou Anastasia. Et je suis pianiste. Non, ne cherchez pas dans les annonces de récitals, je ne suis pas une grande virtuose. Juste une musicienne honnête, consciencieuse, qui a suivi ses études au Conservatoire, a réussi ses examens parce qu’elle a bien travaillé, et maintenant je suis professeur de piano et j’accompagne des cours de danse. De temps en temps, je donne un concert avec des collègues, j’aime particulièrement jouer des sonates, des quatuors de Mozart, Schubert, avec eux je vis une parenthèse dans le monde terrestre, la musique nous offre le pouvoir d’arrêter le temps, c’est une tranche de vie parallèle. Ce qui se passe avant ou après n’est qu’une routine, une existence purement « biologique », je me sens un être humain avec tout ce qu’il a d’immatériel, d’infini, pendant que s’égrènent les notes, elles sont ma nourriture hors de celle du corps.
Présentement, je viens d’accompagner un cours de danse. Un, deux, trois, tournez, pas de bourrée, un, deux, trois, saut de chat… Les enfants, garçons et filles, s’appliquent, ils font de leur mieux. Pour le professeur, ils apprennent la discipline, une discipline autrement plus contraignante que celle du sport, il faut être efficace, mais aussi esthétique dans ses mouvements. C’est bien, dit-elle, mais elle déplore que l’on accepte tous ceux qui le souhaitent dans cette classe, certains n’ont pas le physique adéquat, sont un peu raides ou trop souples, leurs gestes sont disgracieux, et encore ils sont très jeunes, tout le monde les trouve mignons. Surtout les parents, persuadés d’avoir engendré une nouvelle Pavlova ou un nouveau Nijinsky, qui viennent se plaindre que leur rejeton n’a pas eu la « mention très bien ». J’ai les mêmes dans mes cours de piano, il va sans dire, « on n’a pas donné son examen à mon enfant, pourtant il a beaucoup travaillé ! » Comme si l’on apprenait la musique pour avoir un diplôme… Déjà, pour un professionnel, les concours, les jugements sont pénibles, alors, pour un gamin… On arrive toujours à jouer, plus ou moins bien, mais du moment qu’on se fait plaisir…
Dans un moment, il y a un autre cours, des élèves plus grands. En attendant, je travaille pour moi, il me faut étudier cette pièce de Bach que je dois jouer à l’orgue. Oui, je tiens l’orgue à l’église, j’ai réalisé là un rêve de jeunesse, moi qui suis plutôt petite, un peu boulotte, je puis dompter un instrument gigantesque, remplir un édifice non moins vaste d’une atmosphère sonore, être pendant quelques instants le maître de cet endroit, comme si l’on soutenait la voûte par les notes qui jaillissaient des tuyaux. Ma timidité s’efface quand je suis là-haut, à la tribune, et alors que je n’aime pas me faire remarquer, je cède à un désir de puissance, de domination… On a tous sa face cachée.
Et voilà que ma douce quiétude est quelque peu dérangée. Par ce collègue, un gros type qui joue du saxophone et donne des cours de solfège, pardon, de formation musicale, le terme est, paraît-il, moins rébarbatif. Il est toujours près de la salle de danse quand les grandes élèves arrivent. Il fait semblant de s’intéresser, mais il mate leurs formes et marmonne des réflexions déplacées entre ses dents, et après il raconte à ceux des collègues qui veulent bien l’entendre que les danseuses cherchent à attirer son attention, en les traitant de petites vicieuses et autres qualificatifs vulgaires. L’enseignante l’a remarqué, et elle l’admoneste vertement s’il traîne dans les parages, elle est plus âgée et plus ancienne dans la maison. Malheureusement, elle a une assistante, une jeune femme très gentille, très compétente, mais extrêmement naïve, qui lorsqu’elle voit des élèves adolescentes gênées par des hommes qui les regardent avec une expression un peu douteuse, leur dit qu’elles doivent s’habituer à évoluer en public… Pour elle, les quelques gars qui s’arrêtent devant la fenêtre de la salle dont elle s’obstine à laisser les rideaux ouverts, et rigolent en faisant des gestes obscènes, sont des admirateurs férus d’art chorégraphique. On se demande d’où elle sort… Je le lui ai fait remarquer, l’autre professeur également, mais elle ne comprend pas, apparemment.
Le collègue s’approche de moi, engage la conversation. Tout ce que je ne souhaitais pas, pour une fois que j’ai un moment pour travailler… « Tu joues ? » « Non, tu vois bien que j’épluche des patates… » « Pardon ? Qu’est-ce que tu racontes ? » Et le voilà tout près, il s’appuie sur le piano, me fait un sourire qu’il doit croire enjôleur, il m’énerve, je lui demande : « Tu n’as pas cours ? » « Dans un moment. Je te dérange ? » « Oui, j’ai du travail » « Ah ? T’es dans Chopin ? » « Non, Bach » « Ah, bon, je ne suis pas passé loin » « Juste un siècle de différence. Bon, tu me laisses, maintenant ».
Mais non, il reste planté là. Une élève arrive en avance, elle le voit, elle ressort de la salle. Il n’y a pas qu’à moi que ce type fait un effet de repoussoir. Je joue, il est tout près de moi, appuyé sur le bord du piano, à ma droite, du côté des aigus. Du coup, j’ai envie de descendre dans le grave, pour m’éloigner. Mais pas de chance, ça monte.
Eh, là, qu’est-ce que je fabrique ? J’ai tout décalé, je monte dans l’aigu… flûte, ce type m’énerve, il me fait dérailler. En plus, il est incapable de faire la différence entre Bach et Chopin… Mes doigts courent tous seuls, je fais n’importe quoi, la-sol-si, si-la-do, si-la-do, do-si-do… Et je suis arrivée à la note la plus haute du clavier, un do. Je le tapote, je répète « do-si-do » de plus en plus fort, de plus en plus vite.
Et toc, un « do » plus fort, je me suis même fait mal au doigt. Et le collègue a sursauté. Il est donc capable d’avoir mal aux oreilles ? Ah, non, il se tient le ventre, il a dû se cogner sur le côté du piano. Voilà ce que c’est que de serrer de trop près la pianiste. Il se recule, bafouille deux mots, les mains toujours sur le ventre. Il s’excuse — c’est bien la première fois — et il s’en va, en faisant la grimace.
Je dis merci au piano d’avoir des coins bien durs et bien pointus. Et je reprends mon morceau de Bach, pendant que les élèves arrivent, en ayant pris soin de laisser sortir le casse-pieds et en se tenant à distance.
À peine suis-je rentrée chez moi que mon portable sonne en même temps que le fixe. Ce dernier étant plus accessible — attraper un portable nécessite un laborieux travail d’exploration au fond du sac ou de la poche — je prends l’appel. C’est Mathieu, mon copain, il veut que je lui confirme que l’on se voit bien ce samedi. Mais oui, je suis là, tu viens, mais à quelle heure ? Bon, d’accord, au restaurant, ensuite on ira à cette exposition dont tu me parles depuis longtemps. Mais oui, t’ai-je déjà fait faux bond ?
Mathieu n’est pas musicien, quoiqu’il ait pris quelques cours de piano dans son enfance, mais il pourrait l’être, c’est un hypersensible qui n’a jamais pu devenir enseignant, il prenait les choses trop à cœur. Heureusement, il est assistant dans une unité de recherche en histoire, il fouille dans des grimoires, il n’a affaire qu’à des universitaires de haut niveau, qui ne se préoccupent pas de sa tenue vestimentaire ou de sa façon de s’exprimer. C’était cela qui m’avait plu en lui, sa timidité, sa délicatesse, pour lui un petit mot a une valeur quasi sacrée, on a du mal à lui faire comprendre quand on plaisante. Bien que tenant à lui, je ne tiens pas à ce que nous vivions ensembles, nos horaires ne sont pas les mêmes, j’habite la banlieue ouest, lui le cinquième arrondissement. Il vit un peu comme un nomade, mais il est extrêmement maniaque : son appartement est toujours impeccablement rangé, il traque la moindre poussière, ses vêtements sont toujours propres, bien pliés, mais il en a peu, il ne sait pas les choisir, d’ailleurs il s’en moque, il vit avec le strict minimum, ne sait bien acheter que des bouquins ou des CD, qu’il range ou empile avec un souci de symétrie digne d’un architecte. Il reste des heures sur son ordinateur à discuter avec des chercheurs basés au bout du monde, passant d’une langue à l’autre, et s’aperçoit immanquablement au moment de dîner qu’il n’a rien dans son frigo et qu’à l’heure qu’il est, les magasins sont fermés.
En ce qui me concerne, je déteste faire le ménage et la cuisine, j’assure le minimum, et je ne veux pas devoir me disputer avec quelqu’un qui ne peut pas laisser un peu de désordre, il risque de perdre du temps à insister pour faire la vaisselle, ranger un vêtement qui traîne et va prendre une heure à recoller un bouquin abimé. Cela m’énerverait, du coup il ne saurait plus où se mettre, se fâcher pour des assiettes ou une pile de linge, ce serait idiot. Ne partageons que les moments agréables, pas les corvées ! Et il s’angoisse, il faut toujours que je lui confirme nos rendez-vous. Une fois, ayant oublié que j’avais une répétition de musique de chambre, je lui ai posé un lapin. Il en a été malheureux, a cru que je ne voulais plus le voir, n’a pas osé me téléphoner, et quand je l’ai appelé il a pris l’air indifférent, ce n’était pas grave, il ne cherchait pas à s’imposer… je m’étais confondue en excuses, j’avais oublié, mal noté le jouer et l’heure, bref…
Du coup, il me fait confirmer à plusieurs reprises. C’est du moins ce qu’il dit, en fait j’ai l’impression qu’il veut surtout parler, d’ailleurs moi aussi, mais notre « prétexte » c’est « je t’appelle pour confirmer/infirmer le rendez-vous de… » et ensuite on bavarde pendant un moment. Il s’est retrouvé un jour en dépassement de forfait téléphonique, un collègue lui a signalé qu’il avait droit à quelques numéros favoris, résultat le mien figure en tête et on passe des heures à discuter de tout et de rien. Mais là, il a fait celui du fixe, attention, ce n’est pas le même numéro, raccroche, je te rappelle. Mais oui, je te rappelle.
En fait, je suis aussi peu sûre de moi que lui, au début de notre relation je n’osais pas lui téléphoner, lui non plus, ce qui fait que nous avons mis du temps à trouver nos marques, notre style de vie. Il ne savait pas s’il devait me dire Mademoiselle ou utiliser mon prénom, et, estimant qu’Étiennette, c’était un peu trop long, il s’était risqué à m’appeler Titine, imitant Juliette, une amie de toujours. Je n’avais rien contre, du coup, tous nos amis croient que c’est un diminutif de Valentine, on s’en moque, on a le prénom qu’on peut, on n’a pas choisi.
Avec Mathieu, nous nous voyons le week-end, sauf si j’ai une répétition ou un concert, mais en ce cas il vient m’écouter, nous allons ensuite chez moi, j’ai des affaires de toilette et des vêtements de rechange pour lui, et tout se déroule normalement, sans que nous remettions nos rapports en question. De temps en temps, nous nous rencontrons dans la semaine, surtout durant les congés scolaires, j’aime bien aller lui rendre visite à son bureau, cela sent le vieux livre, même s’il y a pas mal de poussière, je fouine dans cette bibliothèque, son collègue me passe parfois une partition ancienne. Nous sortons aussi avec des copains, mais nous en avons peu, ils sont choisis : il y a Juliette, mon amie d’enfance, c’était elle qui m’avait poussée à oser parler à Mathieu les premiers temps, elle connaît tout de ma vie, comme je connais la sienne. Il y a une de mes partenaires, Alice, violoniste, elle est à peu près aussi timide que Mathieu, sauf quand elle joue du violon, sur une scène elle n’a plus peur de rien, le trac elle ne sait pas ce que c’est. Il y a également Jean-Claude, un collègue de Mathieu, et sa compagne, journaliste. Et Günther, un chercheur allemand avec qui Mathieu est en contact permanent par Internet interposé, qui loge chez lui à Paris, quand ils sont ensembles le monde extérieur n’existe plus, c’est à peine si je peux entrer chez mon copain ou placer un mot dans leur conversation, tout juste bonjour et au revoir. Je ne leur en veux pas, c’est ça la passion…
Ce soir, je n’ai pas envie de trop parler, il y a quelque chose qui me trotte dans la tête. Nous discutons une petite demi-heure, on se dit « à samedi », tout en sachant que l’on va s’appeler encore demain et après-demain. Et je me souviens que mon portable a sonné, qui… c’est la directrice de mon école de musique.
Il paraît que le collègue qui m’a importunée a eu un malaise en fin d’après-midi. Elle me dit que cela a commencé dans la salle de danse, vous n’avez rien remarqué ? Mais non, à part le fait qu’il m’a dérangée alors que je travaillais, et qu’il continue à mater les danseuses. Qu’est-ce qu’il a eu ? Quelque chose comme un problème digestif, il est parti en renvoyant ses élèves, pour aller chez le médecin. Ah, bon. S’il pouvait être malade quelques semaines, on aurait la paix… La directrice m’explique qu’elle a pensé à un quelconque produit toxique, peut-être un liquide de nettoyage, il n’y a pas eu d’élève de danse malade ? Non, pas que je sache. Elle appellera le professeur, qui n’est pas joignable pour l’instant. Mais elle m’assure qu’elle fera la leçon à ce type qui importune les gamines, cela ne va pas continuer, des parents l’ont entendu plaisanter avec des collègues et n’ont pas apprécié, et les grands élèves commencent à se fatiguer de ses réflexions oiseuses. Bon, très bien.
Je regarde mon piano, j’ai laissé le couvercle ouvert, et Chester, mon chat gris, s’est couché entre les deux piles de partitions. Je ne sais pas comment il fait, jamais rien ne tombe. Un chat qui respecte la musique, m’a dit Mathieu. Je m’approche, je le caresse, il aime, se tortille, présente sa tête pour se faire gratter derrière l’oreille. En même temps, je pose une main sur le clavier, joue quelques notes, Chester ne dit rien, il me regarde, et puis me voilà encore en train de tripoter le « do » le plus aigu. C’est alors que Chester se lève d’un bond, descend et se sauve dans la chambre. Ah, oui, il n’aime pas les notes trop aiguës. Je l’appelle, en m’excusant, pardon, Chester, je ne voulais pas te casser les oreilles.
Le chat daigne revenir, il se secoue, comme s’il avait été éclaboussé par les notes, puis il me fixe en se dirigeant vers la cuisine. Je dois me faire pardonner en lui servant son dîner séance tenante. C’est LE chat, c’est lui le patron.
Je suis musicienne, cela me fait plaisir de le dire et de le répéter. J’ai toujours voulu faire ce métier… non, j’ai toujours voulu faire de la musique, donc il fallait que je gagne ma vie avec mon piano, sinon tout le temps que je passe sans lui me déplaît, à part les moments avec Mathieu, cinéma, restaurant, discussions, avec lui et ses collègues, ou des amis communs, mais le reste, l’économie, les finances, je n’y connais rien, la politique, bof, je regarde les nouvelles, il faut bien se tenir au courant, mais ces gens m’indiffèrent, je n’arrive pas à m’intéresser à eux. Mathieu me dit que ce sont eux qui font l’histoire, dans quelques années on en parlera, il faut avoir vécu telle ou telle période, tel ou tel événement. Mais je me demande ce qui restera d’un tel ou d’une telle, des anecdotes ridicules, des débats clownesques, bon, de temps en temps une loi, une réforme un peu importante, mais le reste, va-t-on s’encombrer la mémoire ? Je préfère répéter mes sonates de Mozart, mes polonaises de Chopin, les gens ne sont rien à côté de ces amis, de ces guides spirituels.
Cela n’a pas été tout seul pour moi, il faut beaucoup travailler, accepter les jugements, les concours qui vous collent la frousse, obtempérer quand le grand maître vous dit de jouer de telle ou telle façon, on n’est pas toujours d’accord, mais c’est le maître, il faut le suivre… Et il y a les rivalités entre les musiciens, les critiques, les copains sont pires que les professeurs ou le public. Comme cette chère Marie-Ségolène…
Marie-Ségolène, quel prénom ! Ségolène comme sa grand-mère, et Marie pour faire bien catho. Et elle tenait à son prénom en entier, six syllabes, je vous jure ! Enfin, je m’appelle bien Étiennette, je n’ai jamais aimé, mais je fais avec. Marie-Ségolène était assez douée, mais c’était une peste. Une jolie fille de bonne famille blonde et bouclée, toujours habillée à la dernière mode, des manières bien étudiées, elle savait se tenir à table, faire la révérence, attirer le plus séduisant garçon de la classe, elle apprenait tout très facilement, mais elle voulait absolument être la première, la meilleure, la plus belle. Et elle avait beaucoup de talent pour retourner les situations à son profit, quand elle ne comprenait pas quelque chose elle se plaignait du professeur, c’était lui qui n’était pas capable d’expliquer comme il fallait, et puis pourquoi celle-là avait-elle eu une mention très bien, vous avez vu comme elle est attifée, et comment elle se tient ? En public, il fallait aussi être beau, avoir de l’élégance, cela ne suffisait pas de jouer les bonnes notes si l’on s’habillait au Monoprix. Eh oui, pour elle, la grande musique, ce n’était pas fait pour « les gens du commun ».
Lors d’un concours, j’avais eu la mauvaise idée de jouer mieux qu’elle. Tous les membres du jury étaient d’accord. Elle avait été classée seconde, à égalité avec un garçon plus âgé, celui-là, elle ne lui en voulait pas, il était beau et bien élevé. Mais moi… elle m’avait sorti : « Cela ne m’étonne pas ! C’est la mère Machin qui t’a imposée, c’est une copine de tes parents ! » Ce n’était pas vrai du tout, mais elle l’avait dit sur un ton si convaincu…
Quelques jours après, je me trouvais au Conservatoire, attendant le professeur, et je faisais quelques exercices sur le clavier. Marie-Ségolène était entrée, s’était approchée, s’était accoudée au piano en prenant l’air idiot, serinant les notes que je jouais, marmonnant « Travaille, travaille, tu en as besoin ! » Je m’étais demandé comment me débarrasser d’elle, en continuant à jouer, et voilà que, soudain, elle avait sursauté, fait la grimace, s’était tenu le ventre… Et elle s’était enfuie vers les toilettes. Je m’étais dit qu’elle avait dû manger trop de bonbons ou de chocolat, et avec son caractère, l’aigreur, cela cause des troubles digestifs. Je ne m’en étais pas préoccupée, elle ne semblait pas à l’article de la mort, et son sort m’indifférait assez.
À la fin de l’année, il y avait eu un examen, elle ne s’était pas présentée. Pour cause de maladie. « Bien fait ! » avaient dit quelques camarades, qui ne l’aimaient pas plus que moi.
Pourquoi est-ce que je pense à cette nana ? Que je n’ai pas revu depuis, d’ailleurs. Oui, c’est vrai, elle s’était approchée du piano, s’y était appuyée, tout comme le collègue tout à l’heure. Et elle avait mal digéré, elle était partie. Tout comme lui. J’apprends quelque chose, les pianos donnent des indigestions aux imbéciles, alors. Tiens, je vais raconter ça à Mathieu, il va bien rire. Mais attention, si je néglige mon travail, ou si je pense du mal de quelqu’un, le piano va peut-être réagir aussi, et cette fois contre moi… Méfions-nous. Mais après tout, je ne souhaite la mort de personne, le collègue, je voulais seulement qu’il se tire, qu’il cesse de mater mon décolleté, qu’il fiche la paix aux danseuses. C’est lui qui avait commencé, voilà. Comme Marie-Ségolène, qui s’était aliéné tous les élèves, ainsi que leurs parents, sauf quelques-uns qui étaient du même milieu et connaissaient sa mère. Ah, oui, j’avais vu sa photo dans une revue, au Bal des Débutantes. Grand bien lui fasse… En tout cas, je n’ai pas entendu parler d’elle dans le milieu musical. Depuis son indigestion.
Tiens ? Un autre souvenir, bien plus récent, allo, Marcel Proust, rapporte-moi un stock de madeleines ! Une mère d’élève, du genre mal embouchée, qui venait se plaindre de ce que je n’avais pas accepté son rejeton dans ma classe. Le gamin était-il bon ou mauvais élève ? Je n’en savais rien, ne l’ayant jamais vu, mais je n’avais pas de place. On lui avait proposé un autre professeur, mais le jour du cours ne convenait pas, bref, il fallait que je prenne son fils tel jour à telle heure. Les autres, « Vous n’avez qu’à les déplacer ! »
Assise au piano, je l’avais laissée parler, sans broncher, les mal élevés de ce style ne comprennent jamais la moindre explication. Ne me voyant pas réagir, elle s’énervait, tapait du poing sur le piano, atteignant à un moment le clavier, la jeune élève qui venait d’entrer s’était réfugiée dans un coin de la salle et ne bougeait pas, visiblement paniquée. Je me suis levée, ai fait signe à la dame de sortir en ma compagnie, tout en disant à la petite de prendre place, de poser ses partitions sur le pupitre, j’allais revenir.
La dame avait sursauté, et était partie en claquant la porte, sans m’attendre. Mais j’avais entendu un drôle de bruit, des cris, quelqu’un était arrivé en courant… J’étais ressortie, et avais vu la dame, contemplant ses vêtements trempés et maculés de taches brunâtres. Sans doute ne s’était-elle pas aperçue que la machine à café était ouverte, quelqu’un était en train de la réparer, elle avait dû se cogner dessus, et appuyer sur le robinet qui commandait l’arrivée d’eau. L’employé qui y travaillait épongeait le sol en grognant « vous ne pouvez pas faire attention… » La secrétaire s’était précipitée avec un rouleau d’essuie-tout, s’était gentiment occupée de la dame qui ne lui avait pas dit merci et était partie, secouant sa jupe mouillée.
Tiens, tiens, encore une sur qui le piano s’était vengé, sans doute. A-t-on idée de cogner dessus ? Il n’y était pour rien. En tout cas, je n’avais plus eu de nouvelles de cette femme. La directrice, à qui j’avais raconté l’histoire, ne l’avait pas revue non plus, elle avait eu droit à la même scène et avait conclu « Bien fait ! » quand je lui avais relaté comment la rencontre s’était terminée. Elle avait ajouté que l’établissement ne perdait rien avec des parasites de ce genre, le gamin était sûrement comme sa mère. Nous avions bien ri.
Donc, les pianos réagissent quand on les brutalise, quand on joue trop fort dans l’aigu, quand on tape dessus… C’est vrai, quoi, on n’a pas à se venger sur un malheureux piano des misères que vous font subir professeurs, chefs de service, belles-mères ou percepteurs ! Tiens, j’imagine la tête de Mathieu s’il était témoin de ces actes de brutalité… Un vendredi soir, il a débarqué chez moi en me racontant que son service venait d’engager un employé méchant, raciste, iconoclaste, presque un serial killer : faisant du rangement, cet individu avait suggéré de jeter un paquet de vieux livres, « parce qu’on les avait en double ». Des ouvrages du dix-huitième siècle ! Quelle hérésie ! Mon copain avait failli demander à changer de service, heureusement son supérieur l’appréciait et l’avait adjuré de se calmer, le collègue était nouveau, son boulot était pour l’instant le classement, les photocopies, dresser les listes… Il ne s’y connaissait pas encore assez, il n’y avait pas de quoi se mettre dans des états pareils, il avait seulement fait une suggestion, on lui avait dit non, il n’avait pas insisté, les explications de son chef l’avaient convaincu, c’était tout.
Le lendemain, il s’était calmé, il a voulu toucher le clavier : nous avons l’habitude de jouer la Pavane de « Ma Mère l’Oye1 » à quatre mains, une pièce facile que je donne souvent aux élèves timides pour les auditions. Avec moi pour tenir la voix du dessous à côté d’eux, ils sont moins impressionnés. Et c’est aussi le cas de Mathieu, qui m’avait expliqué qu’il lui était depuis toujours impossible de jouer devant qui que ce soit, même sa mère, il s’arrêtait dès qu’elle entrait dans la pièce. Et avec son professeur, un monsieur âgé très gentil pourtant, il cafouillait quand il le voyait se mettre debout pour écouter de plus loin. Aujourd’hui, il n’est pas en forme, il va jusqu’au bout, mais tape une ou deux fois à côté, je me garde de le lui faire remarquer…
Heureusement, je n’avais pas de concert ni de répétition, nous étions restés ensemble, nous avions fait un tour et il avait souhaité que rien ne change, que l’on aille au cinéma comme d’habitude, nous n’avions pas réservé de place de théâtre ou de concert. Une fois, je lui avais suggéré de visionner un DVD, ou de télécharger un film pour le regarder à la maison, il n’a pas voulu, il tient à se rendre dans une salle, pour sortir, il aime cette atmosphère. Et surtout, un film drôle, sans interrogations sur la psychologie humaine ou le devenir du monde, un bon truc pour rigoler. D’accord, restons dans le classique, les Marx Brothers, ou un De Funès, tu choisis, ça te va ? Pas trop compliqué, ça ne charge pas les neurones ? Ça marche. En plus, il y avait au programme un vieux Charlot muet. En sortant, Mathieu était tout à fait calmé, et se demandait bien comment il avait pu s’énerver ainsi, il se promettait de s’excuser auprès du collègue à qui il suffisait d’expliquer les choses. Je lui avais répondu qu’on rencontre de temps en temps des gens pas très futés, mais que s’ils écoutaient ce qu’on leur disait, s’ils faisaient confiance, rien de grave ne pouvait arriver. Et Mathieu avait redoublé de câlins, de tendresse, me disant, me répétant qu’avec moi, il avait vraiment confiance, il se sentait toujours bien, j’avais le pouvoir de chasser les papillons noirs… J’avais dû l’arrêter dans son bombardement de fleurs.
Du coup, je me morigène, je trouve que je me fais des idées stupides, à imaginer que les pianos se vengent. À vivre constamment avec son instrument, on finit par le considérer comme une personne, un collègue, un compagnon, un frère ou une sœur… et même comme une habitation, me dis-je en pensant à la tribune de l’orgue de l’église où il faut se glisser, presque se coincer, et où on ne vous voit pas, on est à l’intérieur de ce véhicule qui est comme un char d’assaut, mais un char transportant de jolies notes, des harmonies subtiles, des sonorités qui lui sont propres, qu’il déverse sur le public sans lui faire de mal, au contraire il le soigne.
Mais enfin, il y a des coïncidences assez bizarres… Bon, c’est plutôt drôle, les gens qui ont un malaise alors qu’ils viennent de se conduire comme des sauvages, ou de se moquer de vous. Juste retour des choses, les mauvaises actions vous retombent toujours sur le nez. Pour le moment, j’espère que la directrice mettra au pas ce collègue mal élevé. Quoique, peut-on le raisonner ? Macho comme il est, il ne l’écoutera pas, c’est une femme, même si elle est bien plus âgée que lui. À moins qu’elle n’appelle le délégué syndical, un grand balaise, cela fait drôle quand il joue de la flûte, mais cela ne se peut que dans le cas d’un problème sérieux, des parents qui auraient porté plainte, par exemple. Je lui souhaite juste une petite gastro ou bien une hépatite, il se tiendra tranquille un bon moment. Et toc ! Allons, ne traînons pas, l’orgue de l’église m’attend, il y a une messe où je dois jouer, et après l’endroit est libre, je pourrai travailler.
1 Pièce pour piano à quatre mains et également pour orchestre de Ravel.
C’est dimanche, je suis à l’orgue, Mathieu est près de moi et gère mes partitions, il a vraiment le culte du papier, il range tout dans des pochettes, il perfore celles qui vont dans un classeur, il a toujours sa petite sacoche avec du scotch, une agrafeuse, des crayons — surtout pas de stylo sur les partitions ! Ni sur quelque document que ce soit – de quoi écrire, plus son portable, il note sur un carnet avant de rentrer une indication ou une adresse dans son outil de poche. Sur le plan informatique, nous sommes des perfectionnistes, toujours le dernier modèle, le meilleur, le plus élaboré, celui qui a la plus grande contenance. Cela vaut mieux, Mathieu enregistre tout, les morceaux que je joue, les messages des amis et des collègues, il hésite avant de les effacer, c’est presque comme jeter du papier, il scanne tout ce qui peut être intéressant, l’envoie sur son ordinateur qui est une vraie bête de course, ensuite il sauvegarde sur une unité de stockage, bref, rien ne se perd. Enfin, si, parce qu’il faut connaître son mode de classement, lui-même s’embrouille parfois. Chez lui, il y a toujours des piles de journaux, on a de quoi emballer des tonnes d’objets précieux. De temps en temps, je lui donne un coup de main pour faire de la place, il vérifie s’il a scanné les articles qu’il souhaite conserver, j’ai beau lui dire qu’il peut en retrouver beaucoup sur Internet en notant les liens, non, il les veut chez lui. Mais je me garde de critiquer, il m’a aidée à scanner toutes mes partitions, du coup je ne perds plus rien.
C’est la sortie de la messe, je joue une pièce intéressante, je suis bien concentrée, le char d’assaut se laisse diriger sans problème. Mathieu est descendu se dégourdir les jambes, mais j’entends quelqu’un monter l’escalier de la tribune. Une femme que je ne connais pas, sans doute s’intéresse-t-elle à l’orgue, je lui fais un signe de tête, je ne peux pas faire plus, mes deux bras et mes pieds sont pris par les claviers et le pédalier.
Accord final, la femme s’approche.
— Alors, c’est vous, qui jouez ici ?
— Oui, bonjour. Vous aimez l’orgue ?
— Je suis organiste. Ils vous payent bien ?
— Pardon ? Oui, on me paye, mais…
— Dans cette paroisse, ce sont des radins ! Un bel instrument comme celui-là, il faut savoir le manœuvrer ! Bon, vous ne vous débrouillez pas mal, mais il y a plus de possibilités que ça, vous vous limitez.
— J’utilise les registres indiqués dans les morceaux. Où jouez-vous ?
— J’étais organiste ici. Je me suis plainte, ils payaient une misère, le curé a les moyens de faire plus, et puis l’orgue a été rénové, je suis partie, on ne doit pas traiter les artistes comme ça. Vous ne devriez pas accepter de jouer pour si peu, je suis sûre que vous prenez ce qu’ils donnent, vous avez tort, vous nous gâchez le métier. »
Mais qu’est-ce que c’est que cette bonne femme ? Bon, elle dit être organiste, mais comment joue-t-elle ? Elle m’agresse sans doute parce qu’elle croit que je lui ai pris sa place. Alors que je n’ai jamais entendu parler d’elle, c’est mon professeur d’orgue qui m’a mise en rapport avec le curé, je viens travailler aux heures creuses et j’accompagne certaines messes, il y a deux autres musiciens qui s’entraînent et jouent aussi de temps en temps, eux je les connais, il faut que je me renseigne, qui est-ce ?
Elle parle, elle parle, elle cite le syndicat, on lui a fait du tort, on n’a pas voulu la défendre, on dit du mal d’elle, on l’empêche de travailler… Si elle agresse tout le monde comme cela, rien d’étonnant qu’on lui ferme les portes. Bon, je ne suis pour rien dans ses prétendus malheurs, qu’elle aille se plaindre ailleurs. Mais non, elle reste là, elle continue son verbiage pendant que je me remets à jouer.
Et là, brusquement… une idée… « quelque diable aussi me poussant », comme dirait Monsieur de La Fontaine, je tripote des notes dans le registre aigu, la-si-do, la-do-si, si-la-do, do-si-do, ré-mi-fa-sol… J’ai atteint la note la plus aiguë, j’insiste dessus… Non, c’est mauvais, et je jouais en do mineur, do-si-do, le registre aigu, puissant, les deux claviers, le pédalier… fa-sol-do… le do dure, c’est l’avantage de l’orgue, la note reste quand on garde le doigt appuyé.
Aïe ! Qu’est-ce que c’est que ces petits points noirs ? Quelque chose vient de sauter, j’entends comme un bruit mat, la femme pousse un cri et se tient le ventre, j’ai le temps de voir un rond noir, on dirait une note, une croche2, une autre… comme si des petits grains l’avaient atteinte, un peu comme des plombs de chasse, enfin, comme j’imagine que doivent être des plombs de chasse, je n’en ai jamais vu.
Et la voilà qui s’écroule, heureusement elle s’accroche à la rampe, j’ai eu peur qu’elle ne bascule dans l’escalier. Je me penche, j’appelle Mathieu qui monte, je lui dis que cette personne se sent mal, il m’aide à la faire descendre, la femme a l’air mal en point, elle a de la difficulté à reprendre son souffle. Le curé arrive :
— Madame Morin ? Mais que vous arrive-t-il ? Vous étiez à la tribune ?
Madame Morin ne répond pas, elle halète. Mathieu demande s’il doit alerter les pompiers, elle a peut-être un malaise cardiaque. On la fait asseoir, quelqu’un qui a assisté à la scène lui apporte un verre d’eau, elle commence à respirer normalement, mais se tient la poitrine. Le curé acquiesce quand Mathieu insiste en sortant son portable, il compose le 18. En attendant les secours, le curé lui parle, lui dit de ne pas s’inquiéter, on va venir la soigner.
L’ambulance l’emmène et le prêtre m’appelle, me demandant ce qui s’est passé. Je lui explique, lui rapporte ce qu’elle m’a dit. Au moment de lui parler des petits points noirs, je me mords la langue. Non, ce n’est pas possible, il a dû y avoir de la poussière, j’ai cru voir des notes alors que ce n’étaient que de petits grains noirs, déformation professionnelle. Je lui précise qu’elle s’est tenu le ventre, la poitrine, effectivement ce peut être un malaise cardiaque, ç’a été aussi l’impression des pompiers.
— Mais, vous savez, m’explique le curé, cette dame a été organiste ici, pas bien longtemps, elle était assez désagréable, avait des exigences, tout juste s’il ne fallait pas que je change l’horaire de la messe ou que je rallonge mon homélie pour qu’elle ait le temps de s’installer, elle ne pouvait venir tel ou tel jour alors qu’il y avait une cérémonie où l’on avait besoin de l’orgue, elle voulait être payée plus que la paroisse ne le pouvait, et elle est partie du jour au lendemain. Je me suis adressé à votre professeur qui vous a envoyés, vous et vos deux collègues, vous pouvez vous partager le travail. Mais je suis désolé qu’elle vous ait parlé ainsi, n’y faites pas attention, elle devait se sentir mal, ou elle était énervée, sans doute. »
Je comprends l’attitude de cette Madame Morin, j’assure le curé qu’il n’y a rien de grave en ce qui me concerne, et je remonte à la tribune pour éteindre et fermer.
Mais je me demande ce qui s’est passé. J’ai bien vu des petites taches, des petits ronds noirs. Du coup, j’examine l’orgue. Non, il a été nettoyé, il n’y a pas de poussière. Ce devait être des bouts de papier, ils ont dû se coller à son manteau… Il doit certainement y avoir une explication rationnelle. Nous ne sommes pas dans les cases d’une BD, où les paroles et les bruits sont représentés dans des bulles ou à l’aide de signes, de dessins.
Mathieu me demande à quoi je pense, j’hésite, et puis je lui dis que j’ai vu des notes attaquer Madame Morin. Enfin, des points noirs, cela ressemblait à des plombs de chasse… Mathieu me regarde, a l’air de se demander si je ne deviens pas folle… Je lui dis que c’est ce que j’ai perçu, il est possible que j’aie eu un problème de vision, avec la lumière, cela arrive qu’elle clignote, ou qu’il y ait eu un courant d’air qui a fait voler de la poussière, il m’a semblé voir des points noirs… Mon ami me propose de l’aspirine, j’ai peut-être la migraine… Bon, allons déjeuner, on verra plus tard.
2 Une croche :
Ce dimanche après-midi, il faisait beau, nous sommes allés nous promener en sortant du restaurant. Nous discutions musique, histoire, philosophie, Mathieu voulait parler de politique, il y a des élections prochainement, je l’ai prié de laisser ce genre de propos de côté, pas de politique le dimanche ! Ah, bon, me rétorque-t-il, pourtant c’est le jour où l’on vote ! Bien, si on appelait Artaban ?
Jean-Claude est un collègue de Mathieu, historien distingué, mais désordonné dans ses actes comme dans ses pensées, spécialiste du coq-à-l’âne, admirateur aussi bien d’Aragon que de Sainte Thérèse de Lisieux, il a toujours des travaux de recherche en train, sur des sujets plus pointus les uns que les autres, j’en ai lu un ou deux, je n’ai que vaguement compris, et, ce qui me console, Mathieu également a eu parfois du mal à suivre son raisonnement. Personne — et lui non plus — ne se souvient pourquoi on l’a surnommé Artaban, mais on ne l’appelle plus qu’ainsi.
Le sieur Artaban nous reçoit avec plaisir, il est complètement survolté, une grande maison d’édition a accepté son dernier ouvrage, une étude sur les groupes ésotériques durant la Renaissance, il va écrire la suite, on continue, dix-septième, dix-huitième siècle, il a garni ses murs de divers symboles ésotériques, maçonniques, rosicruciens et autres, étalé partout le Petit Albert, les œuvres de Nostradamus, des traités d’astrologie, les textes du rite maçonnique des origines, un joyeux fatras anachronique mêlant les mythes d’Isis, Marsile Ficin, la prophétie de Fatima et le trésor des Templiers plus une biographie de Cagliostro, et quand nous sommes arrivés, sa copine s’apprêtait à mettre le CD de La Flûte Enchantée de Mozart, l’opéra maçonnique par excellence.
La copine, qui est journaliste dans une revue spécialisée dans le domaine celtique, est irlandaise, son prénom est Cailin, c’est une variante de Cathleen, mais pas question de l’appeler Cathy ou quelque chose comme ça, elle tient à son vocable irlandais. Ce détail mis à part, elle est aussi calme que son mec est excité, on peut tout lui dire sans rien obtenir d’elle autre chose qu’un mot ou deux, du genre « pardon ? Vous dites ? » Propre à endormir un cyclone recevant sa feuille d’impôts. De loin en loin, elle se fâche. Parce qu’on a besoin d’une petite décharge d’adrénaline de temps en temps. Mais quand elle se fâche, il faut se précipiter aux abris.
Présentement, Artaban a sorti des verres, des bouteilles, et Cailin profite de ce qu’il reprend son souffle pour faire démarrer Mozart. Là, respect, on se tait. Parce que Mozart, ce n’est pas une musique de fond, on écoute l’ouverture. En plus, c’est une très bonne interprétation, un enregistrement d’anthologie. Après, on boit un verre. Et enfin, on peut parler. Vu que le chercheur nous a expliqué son succès éditorial, et qu’il est poli, on sait vivre, il nous laisse la parole.
Je regarde Mathieu, est-ce qu’il faut... mon ami me fait un signe d’acquiescement, il commence :
— Il est arrivé une drôle de chose à la tribune de l’orgue, ce matin... Titine, raconte. »
Je relate ce qui s’est passé, précisant bien que « j’ai cru voir », « j’ai eu l’impression », et je continue par l’aventure du collègue, l’obsédé de service. Nos deux amis écoutent patiemment, Artaban me demande :
— Pour ton collègue, tu as vu quelque chose ?
— Non... enfin, je n’ai rien remarqué... Il se tenait le ventre, c’est tout ce dont je suis sûre... Peut-être y avait-il quelque chose...
Je laisse tomber l’histoire de Marie-Ségolène, elle s’est déroulée il y a trop longtemps, mais j’enchaîne sur celle de la mère d’élève agressive. Là, Jean-Claude, pardon, Artaban, ouvre la bouche, on va pour l’écouter, il secoue la tête, mais finalement se lance :
— En fait, ce n’est pas le piano, ou l’orgue, c’est la personne agressive qui fabrique, enfin, qui matérialise sa propre agression, comme quelqu’un dont on dit qu’il « se rend malade » à force de ruminer des pensées négatives.
Nous acquiesçons, un ange passe, mais il s’enfuit affolé quand Cailin se lève.
— C’est la malédiction de la note noire !
— La... la quoi ? La note noire ?
— C’est la note exterminatrice, celle qui vient du fond de la terre pour reprendre le pouvoir. Les fréquences, les sons, les vibrations nous gouvernent, on l’oublie trop souvent !
Artaban n’est pas d’accord, apparemment, mais il laisse Cailin exposer sa théorie. Soucieux des détails, il me redemande :
— Quelles notes as-tu jouées, exactement ?
— Do si-do, les plus aiguës du clavier du piano. Mais sur l’orgue, le plus aigu est un sol... attends... j’ai joué do-si-do, dans l’aigu.
— Exact ! La note noire ! insiste Cailin.
— Pardon, dit Mathieu, mais do et si sont des notes naturelles, sur des touches blanches... pourquoi dis-tu... et d’ailleurs laquelle serait « la note noire » ?
— Rien à voir avec les touches. Le « do » précédé du « si », que l’on appelle le « diabolus in musica » peut agir sur les profanateurs.