La loi du bleu - dash - E-Book

La loi du bleu E-Book

dash

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Beschreibung

Cette famille parfaite, tout le monde l’envie. C’est une superbe vitrine qui se vend facilement auprès des collègues et des amis. Mais Annah ne sait pas toujours comment fonctionne son mari, elle a l’impression qu’il lui manque des clefs de lecture. Elle ne s’explique pas son comportement mathématique, sa présence froide et inflexible. Elle pense qu’elle doit faire des efforts, qu’elle doit réanimer un quotidien trop envahi d’habitudes. Mais tout son univers lui échappe. Sa fille Madeleine, si douce et exemplaire, devient distante et mauvaise à l’école. Ivan, son fils, hurle à tout bout de champ alors qu’il avait toujours été très sage. Annah ne comprend plus, elle peine de plus en plus à démêler ses souvenirs et à distinguer le vrai du faux. Comment est-ce que Marc va réagir aujourd’hui ? Et demain ? Qu’est-ce qu’il fait réellement quand il n’est pas là ? Des questionnements qu’elle réprime, honteuse. Difficile d’accepter que son conjoint depuis des années, le père de ses enfants, puisse être un psychopathe en col blanc.


À PROPOS DE L'AUTEUR


L’auteur, dash, est franco-suisse et né le 6 avril 1994 à Genève. La loi du bleu est son deuxième ouvrage, qui fait suite à la publication d’un premier livre de poésie.

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dash

La loi du bleu

Du même auteur

– Le sens du vent, 5 Sens Editions, 2021

La famille

C’était au-delà de toute coïncidence. Six par six, les lattes de bois au vernis disparate. Une mosaïque disposée sans imagination, bien qu’imaginée une fois par un génie de l’optimisation ; les motifs se sont appauvris et la créativité qui avait amené à agencer ces surfaces de bois en art complexe et raffiné s’est éloignée, comme perdue de vue, tuée par la répétition inlassable à travers les années.

Ce n’était donc pas une coïncidence s’il ne restait que ce parquet industriel en forme de damier. Son agencement parfait. Uniforme. Lisse. Salon, chambres à coucher, bureau : des petites lattes de douze fois deux centimètres, multipliées par six, puis les mêmes, perpendiculairement, douze fois deux centimètres, multipliées par six. Il n’y avait que le total qui variait selon les pièces. Et encore, lorsque le monde n’est qu’unités sérielles, le tout n’a qu’un seul visage.

Ce matin-là, c’était la nouvelle crainte d’Annah. Le parquet. Cet ennemi de la légèreté et de l’insouciance. Son bois n’était pas chaleureux, il brûlait d’un regard blanc de magnésium, une incandescence tranquille et froide qui se voilait à peine de bleu en réduisant la prunelle à l’insignifiance, un bleu laiteux pour excuser l’absence de couleur. Ce regard en dragée n’avait la saveur d’aucune fête, il habitait les petites lattes du sol jusqu’aux plinthes et ne s’encombrait d’aucune aspérité, car le monde n’avait aucune prise sur lui et ne pouvait que glisser sur son enrobage bien poli. Avant, le parquet faisait un accueil neutre et sans malveillance au regard d’Annah. Il était simplement devenu naturel de le regarder sans discontinuer, par obligation ; les yeux bleu laiteux de Marc, son mari, avaient fait ployer la nuque d’Annah comme un sac trop chargé finit par faire voûter. Elle avait alors pris l’habitude de balayer le sol de ses yeux beiges aux halos mordorés en paraissant détecter inlassablement des métaux sur une plage, avec pour seul trésor à tirer le bénéfice d’une paix toute relative.

Elle faisait des allers-retours comme ça à travers le quatre-pièces balcon, pour ne pas plier, mais marquait toujours un temps d’arrêt devant la chambre de Madeleine. Principal vecteur de communication entre elle et sa fille, la porte close ne pouvait retenir la lumière qui inondait ses pieds d’une petite vague flavescente. Empreinte d’une chaleur vivante, son flux propageait l’assurance d’une existence là où la vision d’Annah était privée de matérialité. Ces quelques secondes de chaleur étaient hors du temps et ne pouvaient être contrôlées, pas même par Marc, puisqu’après tout, elles étaient à hauteur de plancher.

Le roulement d’Annah l’amenait au salon où jouait sans éclat Ivan, son cadet. Le va-et-vient de son petit train absorbait jusqu’au silence, le tapis immaculé faisait le reste. Tant qu’il restait tranquille elle pouvait le laisser tranquille, pourtant des éclats elle en voulait, des cris en vrac pour autant d’émotions, un grand gribouillage de couleurs, là où toutes les mères rêvent de silence. Seulement voilà, plantée là un peu trop longtemps sans raison apparente, elle sentait toujours dans son dos le poids du bleu irradier de la salle à manger et la pousser vers une autre pièce moins visible.

 

Ce matin-là, Annah fixait la mosaïque du sol, dernier retranchement de son regard, et sentait son bois la refuser pour se muer en milliers de petites fenêtres sur le bleu. Assise sur le cadre du lit, elle trépignait nerveusement d’un talon sur l’autre sans jamais rien poser que ses doigts de pied : le reste brûlait.

Liriodendrum tulipifera, le tulipier de Virginie

En face du balcon familial, la forme séculaire se dresse de toute sa force endormie, ses milliers de ramilles brun-noir écaillent le ciel marbre gris par des incisions précises à l’essence encore en dormance, le tronc ne pulse pas son génie, les branches retiennent leur souffle ; sous les barrières d’écorce, la vie se rassemble brute et sans forme, parfaite énergie suspendue dans les fibres, seule la sève conserve sa mémoire pour le printemps futur, elle se sait bourgeon, elle se voit feuille lobée entre toutes, elle se sent aurore orangée au cœur de sa fleur et s’annonce fruit effilé en riant de ne jamais s’instruire, mais le monde qui l’entoure oublie toute cette éloquence.

Madeleine / Annah

Trois feutres, un rouge, un jaune et un noir, parfaitement alignés. Un portemine pour leur tenir compagnie. Madeleine ne supportait pas le crayon de papier et sa fâcheuse tendance à l’amenuisement, tout ça pour une ergonomie douteuse et des écailles de bois accrochées au taille-crayon qui se retrouvaient jusque dans les recoins de sa trousse. Elle avait fait des pieds et des mains pendant l’été pour obtenir l’outil à l’apparence indestructible, là où les autres élèves ne s’étaient intéressés au contenu de leur sac qu’après s’être assis à leur pupitre en poussant un soupir. Tout ça pour y découvrir le bon vieux Bic vert (tous les parents allaient faire leurs courses au Carrefour du coin). Madeleine avait expressément choisi son porte-mine de la même couleur avec l’espoir que ce déguisement l’aiderait à se dissimuler ; pas tant pour se faire accepter, mais pour obtenir, comme sa mère, le bonheur d’une paix toute relative.

Installée en début d’année au deuxième rang dans le plan de classe défini par le prof, elle avait tout de suite senti la position dans laquelle elle se trouvait : quinze paires d’yeux derrière et seulement cinq devant. Ça n’avait auguré rien de bon et elle avait tout de suite regretté le portemine.

Les enfants repèrent vite ceux qui ne leur ressemblent pas. Ils tolèrent ceux qui se mentent bien à eux-mêmes pour mieux leur ressembler, mais ils sauront isoler les mauvais simulateurs.

 

Tu étais de ceux,

Qu’on montre du doigt

Qu’on charrie pour peu que la face revienne pas

 

De ceux qui sont seuls

Dans la cour d’école

Qui en prennent plein la gueule et puis qui s’isolent 1

 

Madeleine était de celles. De celles qui ont le malheur d’être intelligentes à l’âge où les facéties cruelles ont valeur de démocratie. Un mauvais âge, où l’intelligence nuit plutôt qu’elle n’aide.

Elle ne se sentait jamais vraiment seule, les paroles de Voyou résonnaient dans son casque audio et recréaient cet alter ego hors du temps. Le chanteur prenait la forme qu’elle voulait, le corps importait d’ailleurs peu, tout ce qui comptait, c’était la voix. C’était les rythmes. C’était la musique.

Dans le petit préau grisé de bruit, elle passait toutes les pauses en tailleur sur un banc à observer la vie des autres. Malgré la distance qu’ils lui imposaient, elle n’avait pu se résoudre à les haïr, leur présence avait quelque chose de familier et lui donnait une occupation pendant ces moments forcés d’inactivité. Adossée au temple de l’éducation nationale, elle choisissait les chansons et laissait ses lèvres bouger toutes seules en doublant leurs mouvements ondulants d’un bang bang he shot me down dans une course-poursuite ou d’un jump around pour chaque tour de corde à sauter. C’était seulement dans ces moments que leurs gestes prenaient vraiment forme ; pour elle, un film sans musique était comme une pantomime mal arrangée, il ne soulevait rien et n’accédait à aucun cœur.

 

– Ohé, tu ne veux pas jouer ?

 

Adam, le nouveau fraichement débarqué d’un déménagement des Pyrénées, avait été rapidement poussé sur les mêmes grèves du préau qu’elle, mais pour des raisons tout autre. Elle était différente et donc bizarre, et par conséquent, aisément détestable. Il était d’un milieu montagnard reculé, nouveau dans une classe urbaine aux cercles d’amis définis depuis plus d’un an (autrement dit une éternité), et par conséquent, aisément détestable. Pour éviter les remous perpétuels vers l’aire de jeux, il avait fini par longer le rivage jusqu’à elle.

 

– Tu vois, là les formes sont les mêmes sur les deux cartes. Si t’es la première à dire ce que c’est, tu les gagnes les deux. Le but c’est de toutes les avoir.

 

Elle fut tout simplement fascinée par le concept de ce jeu à deux (voire plusieurs !), le Dobble, à une époque où tous les autres enfants traçaient dans leur coin des mouvements digitaux sur des applications dès qu’ils s’asseyaient quelque part. Elle remporta trois parties d’affilée. Elle voulut le laisser gagner la quatrième, par peur de gâcher un moment qui touchait presque à l’intime.

C’était sans compter sur la course-poursuite lancée par une dizaine d’enfants survoltés et qui louvoyait délibérément dans leur direction. En plein parkour depuis le filet à grimper de l’aire de jeux, le poursuivi sauta sur le bout du banc et courut tout droit en faisant l’avion. Déçu de voir sa piste coupée par deux plots mal placés qui l’empêchaient de prendre son envol, il se sentit obligé de mimer un double virage serré, non sans gratter la fin de sa piste d’une aile vengeresse qui fit s’envoler toutes les cartes. Madeleine lui sauta dessus. Enfin, c’est ce qu’Adam lui rapporta. Elle, elle n’en savait trop rien, elle ne garda aucun souvenir de la scène. Elle n’était alors qu’articulations blanches verrouillées dans un poing, aux prises avec la perturbation terrible d’un tout nouvel univers à peine dévoilé. Elle n’était que réflexes, automatisme de l’instinct. Il n’y avait pas de colère, émotion pourtant réactive, peut-être par manque de temps. Peut-être parce qu’elle ne pouvait la distinguer. Elle balança une gauche, une droite, en pleine cible, et Adam l’avait déjà attrapée pour l’éloigner. Les bras verrouillés contre son buste, Madeleine se figea droite sous l’étreinte, enduite de plomb.

 

Le reste de l’après-midi fut rythmé par la présence d’Adam. En cours de maths, il profita de l’occasion d’un exercice à faire par deux pour s’asseoir à côté d’elle. En filigrane de toutes les questions qu’il lui posait sur sa vie, sa chanson préférée, ses prochaines vacances d’été, transparaissait la forte impression causée par l’algarade avec le gamin du préau.

Impressionné. Cette déconnexion inattendue de toute réalité, ce trou noir de la réaction, impressionnait. Cette nouvelle proximité, inattendue elle aussi, s’enracinait hors d’elle.

Les questions intarissables d’Adam l’avaient accompagnée jusqu’à la sortie de l’école. Immanquablement, les parents se rencontrèrent et tout s’enchaîna trop rapidement. Annah, la mère de Madeleine, prise de court par la causerie soudaine ; Yannick, le père d’Adam, tout sourire de normalité et fossettes de gentillesse ; les échanges qui fusaient entre père et fils ; elle qui regardait sa fille sans comprendre.

La délinéation du sujet dirigé par Yannick prenant progressivement substance, il fut question de la difficulté de recommencer une vie à des centaines de kilomètres du lieu d’enfance d’Adam, de l’importance des nouvelles amitiés pendant la préadolescence, de bien les consolider en invitant Madeleine à dîner, voire même pour une soirée jeux, elle est très forte au Dobble, ça promet de riches réjouissances vespérales, de le faire cette semaine, pourquoi attendre, ce soir même…

Il fut même question, quoique non verbale, un point d’interrogation qui s’étire comme se lèvent les sourcils, de l’absence de réponse momentanée d’Annah, de sa bouche qui s’entrouvrait pour mieux y faire rentrer ses lèvres, pour y avaler quelque chose de plus consistant que l’air qui tendait à manquer malgré son abondance.

Il ne fut pas question du regard oblique de Madeleine, détourné d’un sujet hors de sa juridiction, du substantif inexistant du verbe concerner, dont elle n’aurait su que faire, ni du regard insistant d’Annah, qui s’obstinait à se heurter aux tempes de sa fille, prenant tour à tour une irisation implorante puis désolée, mais décidée, pour lui faire tourner la tête. Sans succès.

Ce soir, non, malheureusement, le frigo était plein de restes du week-end à finir, Annah était vraiment désolée et promettait que ce n’était que partie remise, ce n’étaient pas les occasions qui manqueraient, les enfants avaient les mêmes horaires et étaient dans la même classe.

 

Main dans la main sur le chemin du retour, les souvenirs de la mère et de la fille se succédaient et finissaient par se ressembler sans qu’elles n’aient rien besoin de se dire ; autant de cours de piano, arts martiaux et natation refusés, s’amplifiant en silence. Une mousse expansive qui finissait par tendre leurs bras.

La famille

– Madeleine, ton bruit.

 

Le bruit ne venait pas d’elle, mais de son téléphone, et il n’en était d’ailleurs pas (elle ne comprenait pas que son père confonde invariablement bruit et musique), et elle portait ses écouteurs.

 

– Tu sais, ce n’est pas parce que j’ai cédé sur l’achat de ce téléphone que son utilisation t’est obligatoirement acquise.

 

Assis dans la salle à manger, le père tapotait sur son ordinateur.

Il existe un art de la communication, un art de la transmission de l’information. Marc y excellait. Il est certain qu’une information transmise par un appareil via des ondes électromagnétiques sur des milliers de kilomètres arrivera parfaitement lisible à son destinataire. Aussi clairement que le code binaire des télécommunications voyageait sur les ondes, les mots de Marc faisaient vibrer l’air. Il n’y avait jamais d’écho, les données ne s’en embarrassent pas.

Madeleine retourna dans sa chambre.

Annah n’avait rien entendu, elle sentit à peine sa fille passer derrière elle. Elle se dépêchait, Marc avait déjà mis la table et les assiettes blanches étaient claires : elle n’avait pas vu le temps passer cet après-midi en promenant Ivan au parc et elle s’était mise en retard sur le dîner. Elle sortit quelques restes de secours du congélateur pour rattraper le temps perdu.

 

– À table.

 

La phrase était toujours dite par Marc, et jamais exclamée. L’appartement était ainsi disposé qu’au lieu d’entrer par un grand hall, Marc avait insisté pour y faire une salle à manger. Toutes les chambres y étaient rattachées, le salon paraissait une annexe, les autres pièces des prolongations. Cette structure au foyer centralisé, alliée à une mauvaise isolation phonique des portes, assurait une diffusion liquide aux messages paternels.

 

L’eau coulait dans la cuisine. Annah aidait Ivan à monter sur le tabouret pour atteindre le savon, Madeleine se frottait bien les mains et tout était bien conforme : paume contre paume par mouvement de rotation, le dos de la main gauche puis de la main droite avec un mouvement d’avant en arrière terminé par l’entrelacs des doigts, le dos des doigts dans la paume de la main opposée avec un mouvement d’aller-retour latéral, le pouce de la main gauche par rotation dans la main droite et vice-versa, la pulpe des doigts de la main gauche dans la paume de la main droite et vice-versa, rinçage. Marc avait expliqué qu’Internet permettait à tout le monde d’accéder aux règles d’hygiène les plus élémentaires, YouTube à l’appui. Vous savez comment on a réduit la propagation des maladies ? Avant, après diner, en rentrant à la maison, avant d’aller au lit. Ce n’était qu’une habitude à prendre. Il avait pris le temps, une fois, de bien montrer aux enfants. C’était de longues minutes muettes, blanchies par l’air au sortir du robinet, sur le banc d’étirage.