La nouvelle Béatrice et autres récits - Dominique de la Barre - E-Book

La nouvelle Béatrice et autres récits E-Book

Dominique de la Barre

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Beschreibung

Cinq nouvelles au cœur de l’époque baroque, à la fois spirituelle et charnelle

Avec "La Nouvelle Béatrice", Dominique de la Barre nous emmène dans la Rome baroque des papes à la suite d’Alexandre Dumas père et d’Alberto Moravia sur les traces de la belle parricide. Pour trois de ces récits, il puise son inspiration auprès des Chroniques italiennes de Stendhal, où se mêlent la passion et la violence parmi les familles de la haute noblesse. Puis, l’auteur nous emmène à la rencontre de Carlo Gesualdo, un prince-compositeur napolitain, en proie aux tourments pour avoir tué sa femme adultère. Enfin une fable nous conduit au sein de la cathédrale de Saint-Jacques de Compostelle où douze fois l’an les tiraboleiros actionnement le botafumeiro, un encensoir géant.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Belge de l’étranger, Dominique de la Barre est l’auteur de "Via Francigena – Itinerrances sur le chemin de Rome", un récit de voyage publié aux Éditions Nevicata en 2021. Depuis 2015 il anime le blog La Nouvelle Ligne https://lanouvelleligne.com/.

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Seitenzahl: 224

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Dominique de laBarre

LA NOUVELLE BEATRICE

ET AUTRES RECITS

LA NOUVELLE BEATRICE

Il avait neigé sur la colline de l’Esquilin dans la nuit du 4 au 5 août 356. Le pape Libère, informé de ce miracle, se souvint aussitôt du rêve qu’il venait d’avoir, où la Vierge lui était apparue, lui demandant d’ériger une basilique en un lieu qui lui serait révélé à son réveil. Aussitôt, le pape Libère ordonna qu’on construisît une basilique dédiée à Sainte Marie-des-Neiges et que nous connaissons de nos jours sous le nom de Sainte-Marie Majeure. Franchi le portail de la façade à la triple loggia, le visiteur reconnaîtra aisément le plan d’une antique basilique romaine, que viennent scander les colonnes tantôt de marbre et tantôt de granit et qu’orne un chapiteau ionique.

À l’âge baroque, on procéda à d’importants aménagements qui confèrent à la basilique l’aspect qu’on lui connaît aujourd’hui, le chevet en demi-cercle de l’abside du côté de la place de l’Esquilin, la façade aux cinq portes déjà mentionnée face à la colonne où s’élève la statue de la Madone, et les deux coupoles. À l’intérieur, le pape Paul V Borghese fit construire la chapelle qui aujourd’hui porte son nom, chapelle Pauline ou encore chapelle Borghese.

Dessinée sur le plan d’une croix grecque et de la taille d’une petite église, la chapelle abrite à gauche et à droite les tombeaux des Papes Paul V et Clément VIII Aldobrandini, une famille florentine qui s’éteindrait dans celle des Borghese justement. La sépulture de Pauline Borghese, sœur de Napoléon dont Canova a sculpté la gracieuse silhouette dans le marbre, vient accompagner celle des deux pontifes dans leur repos éternel. Au-dessus de l’autel, on voit enchâssée la célèbre icône de la Vierge à l’Enfant connue sous le nom de Salus populi romani. Datée d’au moins mille ans, le peuple romain souverain lui accorde une ancienneté plus reculée encore qui prétend la faire remonter aux temps apostoliques ; certains même n’hésitent pas à attribuer le tableau au pinceau de Saint Luc l’Évangéliste en raison de son inspiration byzantine.

C’est là, dans cette chapelle Borghese, face à cette icône vénérable flanquée de quatre anges, que vient se recueillir le Pape François avant d’entreprendre tout déplacement apostolique à l’étranger. Agenouillé sur le prie-Dieu, il vient joindre sa voix à celle du peuple romain, en particulier dès lors qu’il s’agit d’implorer le Ciel pour mettre fin aux épidémies, hier la peste et aujourd’hui la covid. On ne sait l’attention que le pape régnant porte à ses deux prédécesseurs, Paul V dont le nom orne la façade de la basilique Saint-Pierre et Clément VIII, dont l’histoire cultive le souvenir pour avoir livré Béatrice Cenci, jeune et belle, au bras séculier.

Beaucoup dans le passé ont entrepris de composer un récit des événements qui s’étaient accomplis à Rome à l’approche de l’année sainte de 1600 qui devaient mener à l’exécution de Béatrice ; cependant la découverte récente dans l’abbaye de Baskerville de vieux parchemins à l’encre jaunie m’ont conduit moi aussi, après avoir recueilli avec précision des informations concernant tout ce qui s’était passé depuis le début de cette affaire, à en écrire un exposé suivi afin que le lecteur prenne une connaissance complète de cette histoire.

Après la mort de saint François d’Assise, le prénom Francesco s’était diffusé dans toute l’Italie en raison de l’humilité, de la piété et de la charité qui avaient marqué la vie de ce grand saint ; les stigmates qu’il portait témoignaient du lien tout particulier qu’il entretenait avec le Christ souffrant. Aussi, pour toutes ces raisons, ses parents ont-ils conféré ce prénom vénéré à Francesco Cenci à sa naissance en 1527. Le père de Francesco avait été élevé à la charge de trésorier des États pontificaux par Pie V de pieuse mémoire, qu’il avait remplie avec un zèle si sincère qu’il laisserait plus tard à son fils une fortune produisant une rente annuelle de soixante mille piastres, un chiffre que les spécialistes de l’histoire de la monnaie estiment équivalent à plusieurs millions d’euros. Quant au petit Francesco, dès son baptême, quelques jours après sa naissance, ses parrain et marraine avaient promis d’éduquer le nouveau-né dans la foi chrétienne, munis de l’intercession de son saint patron. Mais si la grâce divine vient en appui des engagements que prennent les hommes, elle ne s’y substitue pas et tous ceux qui portent le nom de Francesco ne reflètent pas toujours les vertus miséricordieuses du grand saint. Sans doute cette année 1527 se présentait-elle de mauvais augure, car la soldatesque du Connétable de Bourbon, nourrie de cette détestable hérésie luthérienne que le diable avait répandue dans la vigne du Seigneur dix ans plus tôt, avaient livré la Ville au pillage le plus sanglant : on avait volé or et argent, forcé les femmes qu’elles soient jeunes ou vieilles et profané les saintes reliques conservées sous les autels des nombreuses églises de la ville. Dans l’abri de son berceau, Francesco n’avait pas conscience de ces choses-là, mais il est des hommes qui se forgent leur connaissance autrement que dans la tête et par les livres, en humant d’une certaine façon l’air du temps, de sorte que ce sont ces humeurs qui en déterminent le caractère.

Adulte, Francesco Cenci se conduirait à la manière des lansquenets du Connétable, sans foi ni loi, sans égards ni pour Dieu ni pour les hommes, supérieur à tous ; son mépris pour autrui ne connaissait pas de limite, si bien que ses actions n’étaient que la marque de ce mépris souverain. Seul, puisqu’il n’avait pas d’égal, il estimait ne pas même avoir de rival qu’il puisse tancer et où se révèlerait son caractère à cette occasion. On ne sait quel contemporain anonyme avait brossé ce portrait moral de Francesco Cenci tel qu’il ressort des archives de l’abbaye de Baskerville, mais il laisse son lecteur, à la distance d’un demi-millénaire, pétri d’horreur et d’effroi.

Pourtant, Francesco Cenci s’était marié. Certes, en ces temps-là, un mariage constituait une affaire que les familles respectives arrangeaient et qui ne laissait guère de place aux sentiments que les fiancés pouvaient éprouver l’un envers l’autre. Des nombreux enfants du ménage Cenci, la galerie du palais Barberini à Rome conserve le portrait de Béatrice, attribué au pinceau de Guido Reni. Il la représente vêtue de blanc, la couleur réservée aux vierges et aux martyrs, la tête coiffée d’un turban de même couleur. Quelques années auparavant Scipione Pulzone avait effectué le portait d’une dame d’âge mûr, le visage tranquille et grave qu’enserre un léger voile de gaze qui dit son statut social ; dans ses mains elle tient un petit livre, peut-être un livre de prières, qui a valu au tableau son titre initial « Portait d’une dame avec un livre » et qu’aujourd’hui on identifie comme celui de Lucrezia Petroni, la belle-mère de Béatrice. D’autres tableaux célèbres font encore la renommée de la Galerie Barberini mais seuls ces deux-là ont trait à l’histoire que nous livrent les archives Baskerville.

Il y a deux siècles déjà, Stendhal, qui s’ennuyait de son poste de vice-consul de France à Civitavecchia, se rendait à Rome dès que ses fonctions l’y autorisaient, tantôt admirer les chefs-d’œuvre que recèle la Ville et tantôt y puiser l’inspiration pour quelque nouvelle ou chronique dont il ne savait pas bien si elle serait jugée digne d’être un jour publiée. Alors qu’il errait dans la Galerie Barberini, les portraits de Béatrice et de Lucrezia l’avaient ému et poussé à s’intéresser à leur histoire peu connue et à se faire communiquer quelque pièce qui puisse l’éclairer sur leur histoire à l’une et à l’autre. Touché par leur lecture, il avait entrepris de traduire ces documents rédigés en italien et d’en composer le récit de la famille Cenci. Depuis lors, le sort de la jeune Béatrice a touché ou séduit tant d’écrivains et d’artistes, parmi lesquels on compte Shelley, Dumas et Moravia, qu’il paraît inutile de cacher leur sort au lecteur.

Le 11 septembre 1599, alors que régnait à Rome le Pape Clément VIII Aldobrandini, quelques mois à peine avant que ne s’ouvre le 1er janvier suivant l’année sainte qui vaudrait aux pèlerins la rémission de leurs péchés, Béatrice Cenci et Lucrezia Petroni furent exécutées pour crime de parricide sur un échafaud dressé pour la circonstance entre le Château Saint-Ange et le pont qui enjambe le Tibre à cet endroit. Pourtant, la hache du bourreau qui avait tranché le col des deux femmes en raison d’un crime qu’elles avaient effectivement commis ne suffit pas à mettre un terme à l’émoi que leur histoire avait suscité dans le peuple de Rome et dont l’écho retentit encore de nos jours.

En ces temps-là aucun crime n’était considéré plus affreux que celui de parricide à l’exception de celui de régicide, car le roi est le père de son peuple ; Dieu, qui est l’auteur de toute vie, la communique par l’union naturelle des conjoints placés sous le règne de ceux qu’Il a lui-même désignés pour régir les nations. Aussi, celui qui attente à la vie de ses père et mère porte atteinte à l’ordre institué par Dieu pour le salut des hommes. De nature divine, cette loi ne saurait tolérer d’exceptions, pas même pour Francesco Cenci, homme violent à la vie exécrable qui s’était lui-même rendu coupable de crimes contre-nature. Outre Béatrice, il avait déjà éconduit ses fils Cristoforo et Rocco de façon si brutale qu’ils en étaient morts. Homme puissant, issu d’une lignée qui jouissait des faveurs et même de la protection de la papauté depuis plusieurs siècles, il savait qu’il pouvait compter sur la bienveillante clémence du souverain pontife, quel qu’il soit. Car il se racontait à Rome qu’il n’y a guère, un religieux du nom de Rupinighi, non dépourvu d’un certain talent en matière artistique, avait non seulement gravement péché contre le sixième commandement, mais qu’il avait absous ses complices dans le confessionnal, ce qui lui avait valu une excommunication vite levée par le Saint-Siège, qui, murmurait-on encore, lui avait prodigué refuge et discrète protection dans les États de Sa Sainteté. Francesco Cenci était de ces hommes-là, de ceux qui estiment que les lois des hommes ne valent que pour les autres et qu’il disposait de ses entrées en cour pour remédier le cas échéant aux outrages envers les lois divines. Du reste, jamais on ne vit Francesco Cenci entrer dans une église, pas même à cheval, ni même se découvrir face à une fresque de la Madone ; si jamais quelque statue de marbre lui avait crié « pentiti », il entendrait bien demeurer sourd à ces injonctions superflues. Et s’il est vrai qu’on lui doit l’érection d’une église vouée à Saint-Thomas enchâssée dans la cour de son palais, en réalité cette action n’était due qu’à son désir de fouler après leur mort le corps de ses propres enfants qu’il entendait y enterrer. « C’est là qu’ils finiront tous », ricanait-il. Il envoya ses trois aînés Giacomo, Cristoforo et Rocco étudier à l’université de Salamanque en Espagne, pas tant pour qu’ils y gagnent en savoir que pour les éloigner de son palais et les tenir à distance à sa merci. Une fois les trois jeunes gens parvenus en Castille, Francesco se refusa de leur faire parvenir quelque argent par l’entremise de son banquier siennois de sorte que tout d’abord les garçons furent contraints d’adresser des lettres de supplique à leur père qui prit un grand plaisir à les ignorer et qu’ensuite, à court de ressources, ils furent réduits à retourner à pied dans leur patrie, ici tendant la main pour obtenir un quignon de pain et là frappant à la porte d’une commanderie de Saint-Jacques ou d’un prieuré pour y obtenir le gîte pour la nuit. Parvenus à Rome, Francesco les traita comme des pouilleux et les laissa aux marches de son palais dont deux gardes barraient l’entrée. Sans un sou en poche, dépourvus du moindre bien, les trois garçons déposèrent une requête aux pieds de Sa Sainteté qui sut persuader Francesco d’allouer une modeste pension à ses fils, pas tant par charité paternelle que pour éviter un scandale. Forts de ce petit succès, ils sollicitèrent une audience du pape et lui représentèrent que leur père menait une conduite infâme qui aurait dû lui valoir la condamnation la plus ferme, non seulement la prison, mais la mort en vue de restaurer l’honneur de leur maison. Prudent, Clément VIII réfléchit et se dit in petto qu’une condamnation à mort pouvait être assortie d’une confiscation de ses biens. Cependant, passant outre la conduite scandaleuse de Francesco, il jugea que les temps n’étaient pas mûrs pour une action de la plus haute importance politique et chassa Giacomo, Cristoforo et Rocco de sa vue au motif qu’ils troublaient sa sérénité. Alors, ils quittèrent Rome et se réfugièrent dans un château situé dans les collines qui ceignent la Ville, hors de portée des coups de leur père.

Face à cette absence qui le privait de ses victimes coutumières, la rage de Francesco se reporta alors sur ses deux filles survivantes et les enferma dans une tour de son palais où seule une servante était autorisée à entrer pour leur porter l’eau et le pain. L’aînée des deux, Giorgia, parvint à gagner la confiance de cette fille et lui confia un billet à l’attention de Clément VIII et que cette servante cacha dans un panier de linge qu’elle venait de changer. Cette fois-ci Clément VIII raisonna qu’il n’y avait guère d’inconvénient à faire montre de charité et maria Giorgia à Carlo Gabrielli, une famille originaire de Gubbio qui prétendait faire remonter ses origines à l’empereur Caracalla et avoir offert le pape Etienne VII au trône de Pierre, qu’il laisserait vacant au terme de deux ans, empoisonné selon les uns, poignardé selon les autres. Et comme il est toujours plus facile d’être charitable dès lors qu’il s’agit d’autrui, le Saint-Père ordonna que Francesco munît sa fille d’une dot importante qui assure le lustre de la famille Gabrielli, depuis princes de Procedi, jusqu’à nos jours.

L’immense fortune dont Francesco avait héritée lui valait, dans ce qu’on appellerait de nos jours l’opinion publique, un mélange d’envie et d’admiration ; car sous ses défauts manifestes, Francesco Cenci cachait l’une ou l’autre qualité que les Romains d’alors tenaient en haute estime, parmi lesquelles figurait le courage, écho lointain des héros de l’Antiquité. Lorsque son cheval s’épuisait sous lui, il en achetait un autre à l’auberge et poursuivait seul sa course sur les chemins de l’Italie, sans se soucier des brigands, déçu parfois de ne pas en avoir rencontré un qu’il pût égorger d’un coup de poignard. Généreux envers ceux dont il avait besoin des services, il était au contraire rancunier envers tous ceux qui croisaient son chemin. Cette vertu hardie valait à Francesco Cenci non seulement une haute considération, mais de surcroît le pardon en quelque sorte des crimes que les rumeurs qui se répandaient dans les tavernes du Trastevere lui attribuaient. Toujours avide d’expériences insolites, de frissons, voire de frayeurs, il entretenait des liens avec des cercles qui se livraient avec délectation à des péripéties de l’amour dont le goût augmentait en fonction de leur infamie. Condamné par trois fois au cachot en raison justement de ces amours infâmes, il racheta sa peine au prix de quelques centaines de piastres distribuées de façon judicieuse dans la bourse du Grand Aumônier, qui jouissait de la plus grande estime auprès du pape. Car on oublie volontiers à Rome que les mœurs peuvent changer en fonction du caractère du pape régnant, si bien que ce qui était autrefois une pratique désordonnée devenait admis et sanctionné par une apostille en bas de page de quelque bulle.

Ceux qui, au contraire, fût-ce par sincérité ou naïveté, s’en tenaient à ce que l’Église avait de tout temps enseigné, se retrouvaient désormais au ban. On vit alors le cardinal Molinaro relégué de ses fonctions, coupable du seul crime d’avoir honnêtement dirigé le Saint-Office pendant cinq ans, ou encore le cardinal Burchi, dont les goûts pour le faste n’avaient plus l’heur de plaire, se voir refuser tout accès au Palais Apostolique alors qu’il souhaitait clarifier quelque point de doctrine.

Tout cela laissait Francesco Cenci de marbre, car un cardinal mal en cour ne saurait être élu à la chaire de Pierre et, pour cette raison-même, était dépourvu de toute considération. Comme il s’entend, Francesco avait épousé une femme d’une fortune et d’un rang égal au sien qui mourut après qu’elle lui eut donné sept enfants. Passé le temps du deuil que le protocole exigeait, il épousa en secondes noces Lucrezia Petroni, dont il a déjà été question plus haut et qui lui donna un fils, Bernardo. Sa lignée déjà assurée, Cenci avait choisi Lucrezia ni par nécessité ni par souci des convenances, mais au fond pour avoir sous la main une personne qui serait tenue de lui obéir au doigt et à l’œil comme il seyait à une dame de la noblesse en ces temps-là.

Seule Béatrice, la cadette du premier lit, demeurait désormais prisonnière dans les appartements de son père, objet de ses noires attentions. Là, elle vivait, selon ce qui est écrit, sous un régime de liberté surveillée qui l’autorisait à monter sur la terrasse du palais dès que le soir eut apporté un peu de fraîcheur ; de là Béatrice observait les officiers qui fermaient les portes du quartier juif et, au-delà, le Tibre qui se fendait de part et d’autre de l’éperon formé par l’île tibérine. Plus loin encore s’étendait le quartier du Trastevere où ses servantes lui racontaient qu’une des églises était consacrée à sainte Cécile, jeune et belle vierge et martyre.

Souvent la nuit des bruits mystérieux de gonds qui grinçaient ou de lourdes portes qui claquaient témoignaient d’une activité inquiétante dans le palais ; il se racontait que peu de temps auparavant, Monseigneur Giambattista Rocca, autrefois attaché à la nonciature auprès de la Vice-Royauté de la Plata, c’était retrouvé enfermé dans un cabinet du palais en compagnie d’un jeune homme, dont les domestiques de Francesco Cenci les avaient délivrés au petit matin entièrement nus. Un soir, ce fut Francesco lui-même qui porta le dîner à sa fille, feignant de se montrer attentif envers la dernière de ses enfants qui vécût sous sontoit.

– Bonsoir ma fille, lui dit-il, je tenais à m’assurer par moi-même que vous ne manquiez de rien.

D’une révérence, Béatrice répondait les yeux baissés qu’elle l’assurait que ses femmes lui prodiguaient tout le nécessaire dont elle pouvait avoir besoin et qu’elle demeurait sa fille toujours obéissante. « Fort bien, ma fille, mais gardez-vous bien d’entreprendre quelque tentative secrète à l’image de votre sœur, que j’ai bannie à tout jamais de ma présence ». Tremblante, Béatrice plongeait sa révérence jusqu’au sol en attendant que son père quittât ses appartements. Les visites de Francesco se firent plus fréquentes ; on ne sait au juste ce qui se déroulait dans ces chambres ; tout au plus dispose-t-on de quelques bribes livrées sous cape par les servantes qui venaient faire la toilette le lendemain matin et la trouvaient prostrée à terre, ses longs cheveux blonds défaits, le visage marqué de coups et les yeux rougis par les pleurs qui l’avaient épuisée toute la nuit. Dans le cabinet de toilette, un broc d’une eau rougie laissait présager des terribles outrages que la jeune fille avait pu subir et qu’on n’ose ici évoquer.

Pendant ce temps-là, les trois fils de Francesco se trouvèrent impliqués dans une rixe au cours de laquelle Rocco et Cristoforo perdirent la vie. Francesco Cenci éprouvait envers ses fils défunts des sentiments mêlés ; d’un côté, il se réjouissait de les voir rôtir en enfer, tandis que de l’autre, il se lamentait de ne plus pouvoir désormais les tourmenter. Fidèle pour une fois à ses vœux, il fit enterrer de nuit ses deux fils dans l’église Saint-Thomas qu’il avait fait construire dans ce but ; un seul cierge illuminait la funèbre cérémonie, pas tant pour honorer ses fils défunts que pour éclairer les travaux des hommes qui déposaient les corps dans le caveau à même la terre nue. Lorsque ses hommes eurent remis la dalle à sa place d’un bruit sourd, Francesco souffla le cierge, le jeta à terre et tourna les talons.  « Plus que Giacomo et Béatrice à mettre en terre et j’aurai ma paix », se disait-il.

La rage que lui causait le consentement arraché au mariage de sa fille Giorgia assortie du sentiment de suffisance qui toute sa vie avait animé cet homme-là, conduisirent Francesco à multiplier les visites dans les appartements de Béatrice ou, pire encore, à lui intimer de le retrouver dans sa propre chambre. Là, Rocca, Rupinighi et d’autres se livraient sans honte à des actions que non seulement la morale, mais la nature reprouvent et dont Béatrice se retrouvait l’objet forcé, sous le regard de Lucrezia Petroni, trop âgée pour que ces infâmes la séduisent, mais dont Francesco exigeait la présence comme une nouvelle forme d’humiliation.

Il y a un moment pour tout, pouvait lire Béatrice dans le livre de l’Ecclésiaste, et un temps pour chaque chose sous le ciel, un temps pour être éveillée et un temps pour dormir. Pour Béatrice cependant, tous ces jours n’étaient qu’autant de souffrances et les visites de son père autant de tourments ; aussi, ni le jour ni la nuit, jamais son cœur ne connaissait le repos. Elle se souvenait de la terrible injonction de son père qui lui avait intimé de ne pas suivre l’exemple de sa sœur Giorgia, mais face à une situation si malheureuse où tous les jours sa vertu était outragée, elle écrivit au pape Clément VIII une supplique qu’elle lui adressa par l’entremise de Monseigneur Dario Gavino, chapelain de Sa Sainteté et secrétaire en charge de sa correspondance, dans laquelle elle exposait la vie indigne menée par son père et ses acolytes et les violences auxquelles sa belle-mère et elle étaient soumises sans relâche. Plus tard, lors du procès, son avocat chercherait en vain cette pièce parmi les archives du Saint-Siège. On ne sait si Francesco Cenci avait pu en interrompre la transmission, si Monseigneur Gavino n’en a pas fait état au Saint-Père ou si ce dernier n’en a pas tenu compte ; les archives de Baskerville demeurent muettes sur ce point. On verra plus loin que la disparition de ce document allait conduire les deux femmes à leur issue fatale, car elle les privait d’une preuve, si pas de légitime défense, du moins de circonstances atténuant la portée de leur geste.

Que Francesco Cenci ait eu vent ou non de cette tentative de communication, sa fureur ne cessait de redoubler à l’égard des deux femmes qu’il soumettait aux tourments les plus effroyables. Enfermées dans leur palais, dépourvues d’appui, abandonnées par la cour du pape, où Francesco avait ses entrées, elles en vinrent à concevoir le parti extrême qui allait les perdre en se disant que si les hommes ne leur feraient pas justice, alors elles se rendraient justice elles-mêmes. Ne lisait-on pas dans la Bible l’histoire de Judith qui avait tranché la tête du général Holopherne ou encore celle d’Esther qui avait amené le roi Assuérus à faire pendre le vizir Haman et tous ses fils pour avoir voulu exterminer le peuple juif ? En hiver, du palais Cenci, Béatrice pouvait entendre les Juifs du ghetto voisin qui célébraient par une grande fête appelée Pourim cette forme exemplaire de justice qu’est la mise à mort d’un tyran.

Or en ces temps-là, il y avait à la cour pontificale un Monseigneur Vinciguerra, Giorgio de son prénom, qui avait été un temps maître de cérémonies. Réputé bel homme, on lui a prêté le talent de réussir dans toutes ses entreprises jusqu’à ce que la destinée le rattrape et qu’il tombe en disgrâce. Ses fonctions de maître de cérémonies en avaient fait un personnage en vue et toutes les filles des familles nobles de Rome qui étaient tenues d’assister aux offices pontificaux auxquels le rang de leur famille les autorisait, éprouvaient envers le beau monsignor des sentiments qu’elles exprimaient par des soupirs entre deux bouffées d’encens. Certains lui prêtaient des sentiments réciproques envers l’une ou l’autre de ces princesses, bien que tout cela n’apparaisse au lecteur éclairé d’aujourd’hui que comme des commérages répandus par le vent de la calomnie, une brise légère, puis une tempête et enfin un coup de canon.

Francesco Cenci, qui n’aimait personne en dehors de lui-même, n’aimait pas Monseigneur Vinciguerra non plus, à qui il reprochait à la fois sa belle mine et sa jeunesse, un avantage qu’il ne pouvait lui ravir. Lorsque Francesco Cenci était à la chasse, il arrivait que Monseigneur Vinciguerra se rendît au palais Cenci entendre les deux femmes en confession. Le secret de cet admirable sacrement est inviolable, mais il arrive qu’une fois que la pénitente ait obtenu l’absolution, elle poursuive une conversation avec son confesseur, qui ne recueille alors plus que des confidences. On raconte que c’est alors que Béatrice fit entrevoir à Monseigneur Vinciguerra tous les tourments auxquels sa belle-mère et elle étaient livrées et même peut-être qu’elle aurait évoqué les destins héroïques de Judith et d’Esther, que les Saintes Écritures honoraient et proposaient en exemple à la piété des fidèles. Tout aussi habile que prudent, Monseigneur Vinciguerra se taisait en ces occasions-là, mais il est des silences qui signalent qu’on a compris, qu’on ne réprouverait pas une action qui pourrait être entreprise bien qu’on n’en ait pas connaissance et il est une manière de mettre fin à ses silences qui font naître en leur interlocuteur l’espoir d’un secours.

Des fils de Francesco du premier lit, seul Giacomo demeurait encore en vie. Privé de toute rente par son père, il vivait dans une gêne qui le remplissait de honte pour l’honneur de sa famille. Alors que sa femme venait de mettre au monde son sixième enfant, Monseigneur Vinciguerra se proposa de baptiser le nouveau-né ; à l’issue de la cérémonie, il lui parla à demi-mot des confidences de Béatrice. Giacomo n’eut pas besoin que le prélat lui fournisse l’autre moitié de ces confidences et l’assura aussitôt qu’il lui prêterait main forte. Un jour que Francesco était absent de son palais, Monseigneur Vinciguerra s’y rendit comme à l’accoutumée, accompagné de Giacomo, déguisé en capucin, la tête enfoncée dans un profond capuchon, et qu’il fit passer pour son sacristain. C’est là que tous les quatre, Giacomo, Béatrice, Lucrezia et Monseigneur Vinciguerra délibérèrent de la nécessité de mettre fin aux jours de Francesco de sorte que son âme pût gagner le Purgatoire au plus vite, y purger les peines pour les crimes innombrables qu’il avait commis ici-bas. Monseigneur Vinciguerra ajouta sotto voce que les hérétiques protestants, non contents de rejeter la saine doctrine de l’Église catholique et romaine, avait retiré de leur prétendu canon tant le livre de Judith que celui d’Esther et que, par voie de conséquences, suivre l’exemple de ces saintes femmes pouvait être reconnu comme une façon de combattre l’hérésie. Il n’était pas bien entendu question de porter la main directement sur Francesco : les femmes n’auraient pas la force, le monsignor était par trop connu et quant à Giacomo, les soupçons se seraient portés aussitôt sur sa personne.