La Saga des Limousins - Tome 1 - Yves Aubard - E-Book

La Saga des Limousins - Tome 1 E-Book

Yves Aubard

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Beschreibung

Premier tome de la Saga des limousins, Le Seigneur de Châlus débute à la fin du Xe siècle, entre 968 et 999.

Durant cette période, quatre souverains se succèdent à la tête du royaume de France occidentale.
L’aventure commence avec Lou, enfant trouvé qui grandit à la forge de Tristan, son père adoptif. Au fil des ans, on le voit grandir, se marier et effectuer son ascension sociale. Suite au miracle des Ardents à Limoges et à l’ostention de la relique de Saint Martial, la guerre éclate entre Limousins et Périgourdins. Lou se retrouve alors au premier rang de ce conflit au côté de son suzerain.

Yves Aubard base son récit sur des faits réels et propose une véritable fresque historique dans la lignée de Maurice Druon.

EXTRAIT

Tristan le Martel faisait du bois en forêt et il détestait ça ! Son métier de forgeron le dispensait des travaux des champs et même de la récolte du gros bois que les charbonniers transformaient en charbon et lui vendaient ensuite. Le problème c’était le petit bois, celui avec lequel il démarrait sa forge tous les matins, celui-là personne ne le faisait pour lui, il fallait donc bien qu’il s’y astreigne.
Ramasser les branches mortes n’était pourtant pas chose difficile, mais la vérité c’est que la forêt lui faisait peur. Personne n’en connaissait bien les limites, certains la disaient infinie, mais tout le monde savait les horribles choses qui s’y déroulaient. Les meutes de loups qui n’hésitaient pas à attaquer les villageois isolés étaient le moindre des dangers.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Yves Aubard ne s'attarde pas sur la noirceur des malveillants, ne laisse pas d'images cauchemardesques qui vont plomber le sommeil. Non, il entraîne le lecteur derrière des héros formidables dont on peut craindre un faux pas à chaque ligne mais qui se relèvent toujours, héros de l'ordinaire et de l'extraordinaire. - Hélène Bessuges, La Montagne

Le seigneur de Châlus est un bon roman historique [...] Les amateurs d'armes de guerre du Xe siècle, des techniques de défense et d'attaques de l'époque pourront apprécier ce roman. On sent que l'auteur a fait des recherches. J'ai hâte de lire la suite. - Blog Les Lectures de Lilas

À PROPOS DE L'AUTEUR

Yves Aubard est professeur de gynécologie, mais aussi auteur de La Saga des Limousins, un roman historique médiéval. Sa rencontre avec les organisateurs des fêtes de Bridiers a donné lieu à la rédaction d’un nouveau roman historique, qui servira de fil conducteur au spectacle de l’année 2017, commémorant le millénaire du monastère de La Souterraine.

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AVANT-PROPOS : ÉTAT DES LIEUX AU DÉBUT DE NOTRE HISTOIRE

LA FRANCE À LA FIN DU XE SIÈCLE

En 987, le jeune roi Louis V, le successeur de Lothaire, meurt à l’âge de 20 ans des suites d’une chute de cheval, sans héritier direct. Le prétendant légitime au trône de France est alors son oncle, Charles de Lorraine, le frère de Lothaire. Cependant, le 1er juillet 987, exaspérés par la faiblesse des derniers Carolingiens, les principaux seigneurs de Francie occidentale, réunis à Senlis, offrent la couronne royale au « meilleur d’entre eux », Hugues Capet, le comte de Paris. Celui-ci devient roi des Francs sous le nom d’Hugues Ier. Il est sacré deux jours plus tard dans la cathédrale de Noyon par Adalbéron, l’évêque de Reims, qui a largement contribué à sa désignation. Hugues Ier est déjà un homme mûr de 47 ans au moment de son élection. C’est un seigneur puissant et respecté. Son surnom lui vient des nombreuses chapes d’abbés qu’il possède. Cependant les domaines du roi Hugues sont morcelés et très restreints, comparés aux immenses territoires de ses grands vassaux.

La France à l’avènement d’Hugues Capet en 987

Le premier Capétien est entouré par six grands seigneurs :

- Foulques Nerra, le comte d’Anjou.

- Richard III, le duc de Normandie.

- Herbert III, le comte de Vermendois.

- Eudes I, le comte de Blois.

- Henri I, le duc de Bourgogne.

- Guillaume IV Fier-à-Bras, le duc d’Aquitaine.

Les autres grands feudataires du Royaume n’entretiennent que des rapports beaucoup plus lointains avec le roi, ce sont :

- Alain II, le duc de Bretagne.

- Guillaume Sanche, le duc de Gascogne.

- Guillaume III Taillefer, le comte de Toulouse.

- Borell II, le comte de Barcelone.

- Baudouin IV, le comte de Flandre.

Ainsi, et comme tous les premiers Capétiens, Hugues devra composer avec des vassaux beaucoup plus puissants que lui.

LE LIMOUSIN À LA FIN DU XESIÈCLE

À la fin du Xe siècle, le comté du Limousin, créé par Charles le Chauve, s’est divisé en de nombreuses vicomtés. Tandis que le titre officiel de comte du Limousin échoit à la famille d’Auvergne, qui n’a jamais réellement exercé de pouvoir sur le Limousin, Foucher, un fils cadet des comtes de Rouergue, fonde la famille de Limoges. Hildegaire, le petit-fils de Foucher, se proclame vicomte de Limoges et vient habiter dans la ville, quittant Ségur, le lieu traditionnel de résidence de la famille de Limoges.

Le jeu des successions a créé en Limousin de nombreuses vicomtés :

- Au sud, les vicomtés de Comborn, Turenne et Ventadour.

- à l’est, les vicomtés de Haute-Marche et de Combraille.

- Au nord, les vicomtés de Bridiers et de Basse-Marche.

- À l’ouest, la vicomté de Rochechouart.

LIMOGES VERS L’AN MIL

À l’avènement d’Hugues Capet, c’est Géraud, le fils d’Hildegaire, qui est le vicomte de Limoges. La puissante vicomté est cependant l’objet de bien des convoitises et le roi Lothaire, lors d’une visite à Limoges en 985, avait encouragé la fortification d’une zone englobant l’abbaye du Saint-Sauveur et le tombeau de Saint-Martial ; cette enceinte dite « du Château » est sous l’égide de Guigue l’abbé de Saint-Martial. Les évêques de Limoges quant à eux, ont leur propre enceinte, dite « de la Cité ». Enfin le vicomte se fait construire une troisième enceinte, dite « de la Motte ». Malgré ces fortifications, le duc d’Aquitaine Guillaume Fier-à-Bras, prend la ville en 988, qui deviendra un fief du duché d’Aquitaine à partir de cette date.

Représentation schématique de Limoges vers l’an mil

L’ENFANT

Tristan le Martel faisait du bois en forêt et il détestait ça ! Son métier de forgeron le dispensait des travaux des champs et même de la récolte du gros bois que les charbonniers transformaient en charbon et lui vendaient ensuite. Le problème c’était le petit bois, celui avec lequel il démarrait sa forge tous les matins, celui-là personne ne le faisait pour lui, il fallait donc bien qu’il s’y astreigne.

Ramasser les branches mortes n’était pourtant pas chose difficile, mais la vérité c’est que la forêt lui faisait peur. Personne n’en connaissait bien les limites, certains la disaient infinie, mais tout le monde savait les horribles choses qui s’y déroulaient. Les meutes de loups qui n’hésitaient pas à attaquer les villageois isolés étaient le moindre des dangers. Les brigands qui massacraient, pillaient et violaient n’étaient pas non plus sa vraie crainte. Sa peur c’étaient les esprits maléfiques de la forêt, qui transformaient les manants en animaux, quand ils ne les dévoraient pas. Groux, le sorcier du village, racontait souvent ces terribles histoires de vilains disparus, transformés en bêtes étranges, tels les licornes ou les phœnix et qui erraient dans les bois pour le restant de leur vie. Toute son enfance avait été bercée par ces contes fabuleux, qui terrorisaient les marmots et faisaient frémir les adultes.

Le jour commençait à décliner et Tristan ne voulait pas traîner, un dernier coup de serpe et ce serait assez pour aujourd’hui, ses deux sacs étaient pleins. Le bruit vint de derrière lui, assez proche, léger, mais inhabituel. Il se retourna brusquement, la serpe bien calée dans la main, prêt à vendre chèrement sa peau s’il le fallait. C’est alors qu’il le vit, pas plus de deux ans, il marchait à peine, l’enfant le fixait, ses yeux lui parurent démesurés. Ce qui frappa tout de suite Tristan fut la couleur de ce regard. Il était d’un bleu délavé comme il n’en avait jamais vu et qui ressortait d’autant plus, que le reste du visage, sous une tignasse blonde, était couvert de crasse. Au village tout le monde avait les yeux marron et le poil noir ou brun. Quelques nobles avaient bien les yeux clairs, souvenir des lointains ancêtres barbares venus du nord, mais ne disait-on pas « œil marron œil de raison, œil bleu œil de niaiseux » ? Cet enfant devait être débile, il était en tout cas maigrelet, sale comme un ermite et habillé de haillons peu ragoûtants.

La seconde chose qui frappa Tristan, c’est que l’enfant ne pleurait pas, alors que tous les marmots de cet âge-là braillaient à vous en tomber une oreille. Il n’avait pas d’enfant lui-même, mais sa sœur, qui les faisait comme une poule pond ses œufs, était entourée d’une marmaille qui morvait et pleurnichait toute la journée. Celui-là fixait Tristan et ne pipait mot, peut-être était-il muet ? Trouver un enfant dans la forêt n’était pas si rare, les orphelins survivants d’un massacre ou les nouveau-nés non désirés et abandonnés dans un taillis par leur mère, étaient assez courants. Personne n’y prenait garde et ils faisaient en général la proie des loups. Celui-là ne tarderait d’ailleurs pas à faire de même. Cependant Tristan avait du mal à passer sa route et à décrocher son regard de ces grands yeux qui le fixaient.

S’il n’avait pas d’enfant, ce n’était pas faute de belluter régulièrement Gilberte sa femme, mais Groux disait qu’elle avait le tunnel obturé. Tristan n’avait pourtant rien vu au fond du tunnel, mais il est vrai que c’était bien sombre. Sans plus y réfléchir, il se saisit du marmot et le fourra dans l’un de ses sacs. L’enfant grommela quelque peu, le bois sec devait lui piquer les fesses, songea le forgeron, mais il ne pleura toujours pas, au moins ce n’était pas un braillard celui-là !

Il fallait bien une heure de marche avant de regagner le village et la chaumière près de la forge, mais chez les Le Martel on était costaud et l’enfant ne pesait guère plus de douze livres. Plus aucun son ne venait du sac, il était peut-être mort, en tout cas Tristan traversa le village sans que personne ne s’aperçût de rien.

Il habitait à Châlus, le bourg était fait de deux hameaux, l’un au sommet de la colline dit Châlus Chabrol, l’autre au pied de cette même colline, dit Châlus Maulmont, le long de la rivière Tardoire. Tristan habitait à Maulmont, sa forge avait besoin d’eau en quantité pour refroidir les fers chauffés à blanc et la Tardoire lui en donnait à profusion.

Arrivé à la chaumière, il poussa la porte, Gilberte faisait chauffer la soupe. Il posa les sacs à terre et vit que l’enfant, bercé par la cadence de son pas, s’était endormi. Il appela sa femme pour lui montrer sa trouvaille. Gilberte, penchée sur le sac, découvrit le marmot. Intriguée, elle jeta un regard interrogatif vers son mari. Tristan dit :

– Trouvé dans la forêt, miracle que les loups l’aient pas dégoté avant moi ! Qu’est-ce qu’on en fait ?

Il sut tout de suite qu’ils garderaient cet enfant, l’éclair de ravissement qu’il vit sur le visage de sa femme lui en dit plus long que tout discours.

– Maintenant qu’il est là, on le garde, dit-elle, ce serait grand péché d’abandonner ce drôle, il viendra remplacer ceux que Dieu n’a pas voulu nous donner.

Tristan ne discuta pas, avoir un fils était toujours utile, même si celui-là, avec ses yeux bizarres, était un peu lent de la comprenette, deux bras de plus seraient d’un grand secours à la forge. L’oisillon ne causerait pas de grosses dépenses, il ne faudrait pas gras pour le nourrir. Pendant que Gilberte s’affairait auprès de l’enfant, enlevant ses haillons pour l’envelopper dans une couverture de laine épaisse, il entreprit d’avaler sa soupe. Il se dit que finalement, cette journée n’avait peut-être pas été si mauvaise.

Cette nuit-là, Tristan et Gilberte discutèrent :

– Il faut l’amener au curé demain matin, dit le forgeron.

– Peut-être est-il déjà baptisé, avait-il du sel sur lui ? Je n’ai rien trouvé dans ses hardes.

Quand des parents abandonnaient un enfant, ils laissaient du sel dans ses poches pour signaler qu’il n’avait pas été baptisé, la chose était bien connue. Il fallait alors faire vite, car le Malin pouvait s’emparer rapidement de son âme. Les nouveau-nés étaient en général baptisés dès le lendemain de leur naissance.

– Je n’ai rien vu, il est donc sûrement baptisé, reprit Tristan, comment s’appelle-t-il ?

– Il serait bien en peine de nous le dire, répondit Gilberte, le curé saura ce qu’il faut faire, ne t’inquiète pas, tu devrais plutôt songer à lui faire un petit frère.

Tristan n’avait pas besoin qu’on l’y invite à deux fois, d’ailleurs mignonner sa femme pour l’engrosser était chose louable et recommandée par l’Église. Ce n’était pas sa faute si le tunnel de Gilberte était obturé, il ne rechignait jamais à tenter de le déboucher. L’enfant, qui était couché avec eux, ne les gêna guère, il dormait à poings fermés, peu incommodé par les soubresauts de la literie.

Le marmot savait marcher mais de manière plutôt malhabile. Le lendemain matin, Tristan le prit donc sous son bras pour aller à la cabane du curé. Les quelques vilains qu’ils croisèrent sur leur route les regardèrent du coin de l’œil, mais ils ne firent pas de remarque. Il n’était jamais bon de s’occuper des affaires des autres et les gros bras de Tristan étaient aussi habiles pour marteler le fer à la forge que les côtelettes des indiscrets.

La cabane de frère Ignace était en bordure du village. Tristan savait qu’il valait mieux voir le curé le matin car l’après-midi il avait déjà souvent abusé du vin de mûres qu’il fabriquait lui-même et qu’il vendait assez peu, car il en éclusait à lui seul la quasi-totalité de la production. Le problème c’est que le matin, frère Ignace associait en général l’humeur de l’ours et l’haleine de la fouine et après avoir toqué et poussé la porte de la cabane, Tristan entendit le grognement du premier et il fut assailli par l’odeur de la seconde.

Ignace avait été élevé chez les moines de Saint-Martial à Limoges pour devenir l’un d’entre eux, mais les rigueurs de la vie monacale lui convenaient peu, aussi avait-il opté pour le clergé séculier. L’évêque de Limoges l’avait assigné récemment au village de Châlus, où il pouvait s’adonner à ses deux vraies passions : la viticulture et l’ivrognerie, tout en s’occupant naturellement de l’âme des villageois.

– Que me veux-tu de si bon matin, Tristan le Martel, et qu’est-ce que ce godelureau qui se cache derrière tes braies ?

– C’est un marmot que j’ai trouvé en forêt et qu’on voudrait garder avec Gilberte vu qu’le bon Dieu n’a pas jugé bon d’nous en donner un.

– Si Dieu ne t’a pas donné d’enfant c’est qu’il avait une bonne raison, assura le curé, tu as dû pécher de quelque manière et s’il t’a envoyé celui-là c’est peut-être que dans sa grande miséricorde, il t’a pardonné.

– C’est ce qu’on s’est dit avec Gilberte, acquiesça Tristan qui savait qu’il ne fallait pas contrarier Ignace quand il était à jeun.

– Mmm… l’affaire est sérieuse ! reprit le curé, approche-le un peu que je l’examine, a-t-il quelques marques, quelques taches foncées sur la peau ou les oreilles pointues, tout signe du Malin qui nous obligerait à l’exorciser ?

– Il n’a rien de tout ça, s’empressa d’affirmer Tristan en montrant l’enfant, d’ailleurs il n’avait pas de sel sur lui, il est donc sûrement baptisé.

– Ah oui gros malin, et quel est donc son nom, te l’a-t-il dit ?

Tristan ne savait pas bien à quel âge les marmots pouvaient dire leur nom, mais il était sûr que celui-ci n’avait pas pipé un mot intelligible.

– Non il n’a rien dit, maugréa-t-il sachant ce qui allait suivre et qu’il allait falloir mettre la main à la bourse.

– Dans ses habits, avait-il quelques signes prouvant ses origines ?

– Rien, il était en haillons, je t’ai ramené ses hardes, dit le forgeron.

Ignace prit les habits du marmot, ils étaient noirs de crasse, mais le tissu lui parut de belle qualité, il le mit de côté, il aurait sûrement de quoi s’y tailler quelques solides chiffons.

– Nous devons le baptiser tout de suite avant que queue fourchue ne lui pousse, comment veux-tu l’appeler ?

– Nous n’avons pas réfléchi à cela avec Gilberte, dit Tristan pris au dépourvu.

– Tu l’as trouvé hier, jour de la Saint-Lou, fit le curé d’une voix sentencieuse, nous l’appellerons donc Lou, tu as de la chance, aujourd’hui c’est la Saint-Ermenangaste !

Après cette dernière sortie Ignace éclata de rire, trouvant qu’il venait de faire une fine remarque, puis il continua :

– Nous devons également lui attribuer une date de naissance, ce marmot a entre un et deux ans, nous dirons donc qu’il a dû naître en 966 en milieu d’année, environ aux ides de juin.

Les nobles avaient l’habitude de voir consigner leurs dates de naissance et de décès dans les registres de leurs seigneuries. Pour ce qui est des vilains, personne ne sachant écrire dans l’immense majorité des villages, seule la tradition orale faisait office d’état civil. Tristan s’efforça donc de mémoriser la date de naissance de son rejeton. Ignace, qui ne souhaitait manifestement pas s’éterniser en formalités, saisit une cuvette d’eau qui paraissait croupie. Il posa ce qui ressemblait à du sel sur le front de l’enfant et y versa un peu d’eau, en marmonnant :

– Lou, fils de Tristan le Martel et de Gilberte son épouse légitime devant Dieu, je te baptise, au nom du Père, au nom du Fils et du Saint-Esprit, Amen.

Ce furent les premiers pleurs de l’enfant qu’entendit Tristan.

– Voilà un nouveau chrétien dans le giron de notre Seigneur, ça fera deux deniers et maintenant débarrassez-moi le terrain, je dois prier pour m’assurer que l’âme de ce marmot saura résister aux tentations du Malin.

Tristan se dit que les deux cruches qu’il voyait au pied du lit du curé allaient grandement contribuer à ses prières. Il se dépêcha de quitter les lieux, heureux que l’affaire ne lui ait coûté que deux deniers, s’il avait fallu exorciser l’enfant, il en aurait déboursé deux de plus.

C’est ainsi que Lou, fils de Tristan le Martel, fit son apparition au village de Châlus, à l’âge d’environ deux ans, en ce début de l’an de grâce 968, quatorzième année de règne du roi Lothaire.

MATHILDE ET LOU

Tristan appartenait à une famille de forgerons réputés qui possédait les secrets de la fusion et du travail des métaux. Les hommes ayant cette connaissance étaient rares et recherchés à une époque où la fabrication des armes reposait sur ce savoir ancestral. La maîtrise des secrets de l’alliage du cuivre et de l’étain pour obtenir le bronze et de l’extraction à haute température du fer à partir de son minerai, tout cela s’était transmis dans la famille de Tristan depuis des lustres. Cette activité lucrative avait permis à son grand-père d’acheter sa liberté au vicomte de Limoges. Cela faisait maintenant deux générations que l’on n’était plus serfs chez les Le Martel, mais libres vilains. Ils étaient encore peu au village à avoir ce privilège, la plupart des habitants de Châlus étant des serfs attachés à la terre du vicomte.

Les forgerons avaient la réputation d’être des gens peu commodes et Tristan ne dérogeait pas à cette règle. Le travail était dur, l’hématite, le minerai que Tristan faisait venir des mines de Basse Marche, était mise dans le four en couches successives, alternées avec le charbon de bois. La température dans le four était portée très haut, grâce à la ventilation par des tuyères à soufflets. On obtenait ainsi la séparation de la loupe et des scories. Il fallait alors éliminer les impuretés de la loupe par le martelage à chaud puis le corroyage. Ces différentes opérations donnaient enfin le fer, propre à être travaillé pour fabriquer armes et outils.

Groux, quand il parlait de l’enfer, disait que ça se rapprochait de la forge de Tristan et les villageois en concluaient que le diable ressemblait probablement au forgeron. Il se murmurait que c’est à cause de sa queue fourchue qu’il ne parvenait pas à engrosser Gilberte, mais personne n’avait voulu vérifier cette dernière affirmation.

Tristan avait pris l’habitude de se faire aider par deux gamins du village pour entretenir son feu et ventiler son four à l’aide des tuyères. Quand Lou arriva sur ses cinq ans, il devint tout naturellement l’un des deux aides. Au début Tristan avait été inquiet, comment le gamin allait-il se comporter ? Serait-il à la hauteur, d’abord pour l’aider et un jour pour le remplacer à la forge ? Lou n’était pas de son sang et Groux lui avait raconté l’histoire de ce marmot, trouvé également dans la forêt, qui était le fruit de l’accouplement abominable d’une femme et d’un cerf. Les bois de l’enfant se mirent à pousser dès ses cinq ans et il allait bramer en forêt pendant des heures à chaque automne. Mais Lou avait semblé se développer normalement. Malgré ses yeux bleus, il n’était pas niaiseux, loin s’en fallait et très vite il s’avéra même plus dégourdi que les enfants de son âge dont il devint le meneur. À sept ans, comme aucune ramure ou corne suspecte n’apparaissait sur son front, Tristan entreprit de lui montrer comment allumer et entretenir le feu de la forge.

Lou était passionné par le travail de son père, le miracle de la transformation d’une grossière barre de fer en une lame fine et tranchante, l’émerveillait. Au tout début il en oubliait l’alimentation du four et Tristan devait grommeler pour que le charbon de bois arrive en temps et heure dans l’âtre, mais très vite il s’avéra un aide zélé, puis un apprenti attentif. À huit ans il savait magner la pince, à dix ans il commençait à soulever les lourds marteaux, à douze ans il fabriquait ses premières épées.

Le forgeron avait du mal à cacher sa fierté pour ce fils qui bientôt le dépasserait dans son art, il en était maintenant certain. La forge s’était agrandie, Tristan et Lou travaillaient sur deux enclumes et quatre aides alimentaient désormais le four qu’il avait fallu élargir. Ainsi les journées à Maulmont étaient-elles rythmées, du lever au coucher du soleil, par les coups de marteau du père et du fils.

Le soir, quand ils rentraient à la maison, Gilberte savait que la soupe devait être chaude et en quantité car si Tristan avait bon appétit, Lou mangeait comme un ogre. Le rite en fin de journée était toujours le même : Lou poussait la porte et du haut de ses 15 ans et presque six pieds, il soulevait sa mère comme un fétu de paille pour lui asséner une grosse bise dans le cou.

– Alors m’man qu’est-ce qu’y a à manger pour deux pauvres travailleurs affamés ?

– Ah ! tu sens le vieux bouc, il n’y aura point de pitance tant que vous aurez vos mines noiraudes de sarrasins, allez vous laver, entre le père et le fils c’est au plus crasseux des deux !

Après un passage à la rivière, les deux Maures se transformaient en bons chrétiens et ils revenaient à la charge.

– Il faudrait une armée pour vous nourrir, reprenait Gilberte, toi et ton père vous n’êtes que panses sur pied !

Tristan et Lou se regardaient en riant sous cape, ils savaient que plus Gilberte regimbait, plus la soupe serait bonne. Tristan donnait le signal de la curée, mais après la première gorgée, il se devait de faire quelques remontrances :

– Et par Dieu ! ta soupe nous brûle les babines, femme ! Sommes-nous voleurs ou maraudeurs que tu veux nous ébouillanter ?

– Dieu te punit par où tu pèches, Tristan le Martel, si les babines te brûlent c’est que tu parles trop !

Lou aimait ces chamailleries au cours desquelles Gilberte ne s’en laissait pas conter et où Tristan tentait en vain de rester le maître chez lui. Sa mère était la seule femme qu’il côtoyait, mais il avait bien compris que ce sexe, que l’on disait faible, ne l’était qu’en apparence.

Il ignorait tout des filles, ses rares moments de liberté, il les passait avec les garçons du bourg à s’exercer à la fronde, à l’arc ou à la lutte. Il ne voyait les filles du village qu’à la messe le dimanche dans la chapelle de Châlus Chabrol. Il se demandait ce que pouvait bien se raconter ce troupeau de poulasses, qui ne faisaient que glousser et s’esbaudir au passage des garçons. Il y réfléchissait souvent quand il était seul à couper le bois pour la forge, en lisière de forêt.

C’est lors de l’une de ces séances de coupe, qu’il entendit un jour du bruit. À deux pas de l’endroit où il travaillait, il vit comme une ombre se glisser dans un buisson. En y regardant de plus près, il reconnut la silhouette d’un enfant, un capuchon sur la tête. S’approchant pour rabrouer ce marmot qui s’aventurait bien loin, tout seul dans la forêt, il vit qu’il était en fait à l’affût, une fronde à la main. Tout à coup l’enfant se leva et fit tourner sa fronde, le caillou partit fracasser le crâne d’un lapin que Lou n’avait pas vu, à dix coudées de là.

– Joli coup pour un marmot ! lança-t-il.

L’enfant se retourna, surpris de ne pas être seul. Lou fut frappé par le visage qui se dressait vers lui, ce n’était pas un garçon, mais une fille. Il la reconnaissait, c’était Mathilde, la fille de Gille, le tailleur de pierre. Âgée d’environ treize ans, c’était la plus grande des gamines du village, en cela ils avaient un point commun. Mais là s’arrêtaient les ressemblances, Mathilde était aussi brune que lui était blond et ses yeux étaient d’un noir de jais. C’était aussi la plus belle fille du village, tous ses copains la reluquaient en douce à la messe. Mais elle était sauvage comme un lynx, elle passait ses journées en forêt avec Hildeburgue la guérisseuse, à ramasser des plantes et à s’adonner à quelques sorcelleries, disait Groux. Surtout, elle savait donner des coups de pied dans les tibias des garçons qui tentaient de l’approcher pour lui pincer les fesses.

– Je ne suis pas un marmot et je pourrais t’en remontrer à la fronde, répondit Mathilde d’un air provocateur.

Lou trouva cette remarque parfaitement déplacée, lui qui était de loin le plus habile à la fronde et à l’arc de tous les jeunes du village, il était estomaqué que cette tignasse noire prétende le surpasser. Il décida de ne même pas répondre à cette provocation stupide et de l’attaquer sur un autre front :

– Sais-tu qu’il est interdit de chasser sur les terres du vicomte et que les manants sont pendus quand ils sont pris la main dans le sac ?

– Et alors, vas-tu me dénoncer ? lança-t-elle avec un air de défi.

– Au moins à ton père, qui te fera rentrer raison dans la tête à coups de taloche !

Mathilde, sous la menace, perdit un peu de sa superbe. Si son père apprenait qu’elle braconnait, le dos allait lui cuire. Gille ne battait pas souvent ses enfants, mais quand ça lui paraissait nécessaire, il savait donner quelques bonnes raclées. D’un autre côté, elle avait reconnu Lou, l’enfant trouvé du forgeron, tout le monde le connaissait au village : une tête de plus que les autres et beau comme un dieu, les filles ne parlaient que de lui. Si rien d’autre que de taper sur une enclume, à la forge de son père, ne semblait l’intéresser, il n’avait pas la réputation d’être mauvais. Elle se dit qu’elle pouvait peut-être encore sauver la peau de son dos.

– Si je te le donne ce lapin, tu ne diras rien à mon père ?

– J’ai une meilleure idée, répondit Lou en souriant, tu n’as pas un petit creux, si on le mangeait ton lapin ?

Mathilde était surprise, ce gars avait l’air beaucoup moins idiot que les autres garçons du village qui ne savaient que brailler et jouer les fiers-à-bras quand ils étaient en bande, mais qui bredouillaient tels des crétins quand ils étaient seuls avec elle.

– D’accord, s’entendit-elle dire, mais c’est toi qui l’étripes et moi je fais le feu.

Une demi-heure plus tard le lapin cuisait, embroché par Lou sur le feu qu’avait allumé Mathilde.

– On dit que tu suis Hildeburgue partout, dit le garçon pour engager la conversation.

– Oui, elle m’apprend ses secrets pour guérir les gens.

– N’est-ce pas Dieu qui rend les gens malades et guérit ceux qui méritent de l’être ?

– Quand ton père s’est cassé le bras il y a deux hivers, est-ce Dieu qui lui a remis les os dans le bon sens ?

Lou se souvenait de cette fracture, quand une grosse barre de fer était tombée sur l’avant-bras de Tristan à la forge. Les os faisaient une courbure bizarre et Hildeburgue les avait remis droits en un rien de temps. Il n’avait jamais entendu son père crier aussi fort que ce jour-là ! Puis la guérisseuse avait coincé les os fracturés dans la bonne position avec des planches de bois et des liens. C’est d’ailleurs à cette occasion qu’il avait vu Mathilde pour la première fois, elle aidait Hildeburgue. Ce n’était encore qu’une enfant maigrichonne et sauvage, sa beauté ne l’avait pas frappé comme elle lui sautait aux yeux aujourd’hui.

– Frère Ignace et Groux disent qu’Hildeburgue est sorcière et mécréante, dit-il, plus pour continuer la conversation que par réelle conviction.

– Frère Ignace est une outre à vin et Groux un imbécile !

Lou éclata de rire devant ces deux jugements péremptoires, il était subjugué par les reparties de Mathilde, lui qui pensait que les filles ne savaient que glousser.

– Sur ce dernier point je crois que tu as raison, Groux a persuadé mon père que des cornes allaient me venir sur la tête et à chaque fois que je rentre à la maison avec une bosse sur le crâne, père croit qu’un andouiller est en train de me pousser.

Mathilde éclata de rire à son tour, c’était bien la première fois qu’un garçon arrivait à la faire rire. Ils mangèrent le lapin à bonnes dents, aucun n’était pressé que cesse ce tête-à-tête, mais le jour déclinait et il fallut bien rentrer au village.

Ce soir-là, Gilberte fut surprise du peu d’appétit de son fils et de son regard perdu dans le vague, le tout allant de pair avec un sourire niais qui ne le quitta pas de la soirée.

Lou faisait du bois tous les deux jours, il attendit donc impatiemment le surlendemain pour revenir au même endroit en forêt. Il fut ravi de voir que Mathilde était là.

Les rencontres entre Mathilde et Lou devinrent régulières, ils s’étaient plu tout de suite et ni l’un ni l’autre n’ont un jour envisagé de se marier autrement qu’ensemble. Il fallut néanmoins attendre les dix-huit ans de Lou, ce qui en faisait seize à Mathilde, pour parler officiellement mariage. Gille et Tristan, les deux beaux-pères, tombèrent assez facilement d’accord, leurs enfants ne dérogeaient pas puisqu’ils s’unissaient entre vilains affranchis.

Le mariage des villageois était cependant soumis à l’approbation du seigneur. Lou redoutait ce passage obligatoire sous les fourches caudines de l’autorité féodale. S’ils refusaient rarement les mariages entre vilains ou serfs, de nombreux nobles profitaient de l’occasion pour exercer l’ancestral droit de cuissage sur les plus belles filles du village. Le vieux seigneur Géraud, le vicomte de Limoges, avait exercé ce droit dans sa jeunesse sur les futures mariées qu’il trouvait à son goût. Mais l’âge venant, il avait petit à petit renoncé à cette prérogative, surtout que lors de l’une de ses dernières tentatives, il fut incapable de profiter de son droit et s’endormit avec force ronflements à côté de la belle. S’enfuyant à l’aube et tout heureuse d’avoir échappé aux ardeurs du vicomte, l’ingénue ne manqua pas de faire savoir dans le village que Géraud était noué de l’aiguillette.

Lou espérait donc que la beauté de sa promise ne réveillerait pas les ardeurs défaillantes de Géraud. Cependant, quinze jours avant la présentation des futurs époux au vicomte, ce dernier eut la triste idée de trépasser après une chute de cheval à la chasse. Géraud avait eu une fille et huit garçons de sa femme Rothilde. Parmi ces derniers, quatre étaient destinés au métier des armes : Guy, Foulques, Aimery et Géraud et quatre à des charges ecclésiastiques : Hildegaire, Alduin, Geoffroy et Hugues. Le nouveau vicomte par droit de succession était donc Guy, son fils aîné. Personne au village ne connaissait bien ce Guy, car il était parti très jeune avec son frère Aimery, guerroyer auprès du roi Lothaire. Aimery était rentré l’année passée, tout couvert de gloire et surnommé Ostefrancs, pour tous les Francs germains qu’il avait occis lors des campagnes que Lothaire menait en Lorraine contre Otton II. Géraud lui avait attribué le fief de Rochechouart, dont il avait fait une vicomté pour ce fils prodigue.

Guy n’était cependant pas rentré avec Aimery, il était resté auprès de Lothaire plus longtemps que son cadet. Le jeune Géraud, quant à lui, s’était vu attribuer le domaine de Brosse au nord de la vicomté, héritage de sa mère Rothilde de Brosse. Le vicomte y avait fait construire une puissante forteresse qui défendait ses terres contre les incursions des comtes de la Marche et du Poitou.

On ne savait donc pas si Guy serait de retour au château pour la présentation des futurs mariés de Châlus. La coutume voulait que si le vicomte était absent, la cérémonie soit présidée par son plus proche parent, en l’occurrence Foulques, le quatrième fils de Géraud. C’est là que les inquiétudes de Lou commençaient car tout le monde au village connaissait ce Foulques. Brutal et vaniteux, il était très imbu de sa personne et considérait comme du bétail les vilains affranchis ou non. Il avait à plusieurs reprises violé des villageoises, leur expliquant qu’il leur faisait grande faveur en les « honorant de son noble instrument ». Récemment il avait jeté son dévolu sur Mathilde, mais il avait appris qu’elle était la promise de Lou, le forgeron qui fabriquait les fameuses épées dont il avait besoin. Il avait donc réfréné ses ardeurs, car très superstitieux, il craignait que Lou ne jette un sort sur ses armes, les histoires d’épées ensorcelées étaient légion !

Cependant Lou était très inquiet car il ne doutait pas que Foulques userait de son droit de cuissage sur Mathilde, si l’occasion s’en présentait. La veille de la cérémonie, Mathilde s’était donnée à lui, car elle ne voulait pas que Foulques prenne sa virginité. La chose était risquée, le seigneur devant officiellement déflorer la pucelle, il pouvait faire tuer la malheureuse s’il constatait que la terre avait été labourée avant lui. Mathilde avait cependant rassuré Lou, Hildeburgue lui avait enseigné la manière de leurrer les seigneurs trop regardants, avec un peu de sang de lapin. Quoi qu’il en soit et sans rien dire à Mathilde, Lou avait décidé de tuer Foulques s’il exigeait le droit de cuissage sur sa promise. C’est donc muni d’un couteau caché sous sa tunique, qu’il était parti pour la cérémonie avec Mathilde, vers le château Saint-Martial de Limoges.

Il y avait une quinzaine de lieues entre Châlus et Limoges, il fallait bien quatre heures à un bon marcheur pour se rendre au château. Arrivant en vue de la ville, sur les hauteurs du village d’Aixe, les deux jeunes gens furent frappés par le spectacle impressionnant des remparts qu’ils voyaient pour la première fois. Le roi Lothaire, lors de son passage dans la ville en 956, avait ordonné la restauration des murailles abattues à deux reprises par les Normands. Le désir de Lothaire était de fortifier la ville autour de la basilique du Saint-Sauveur et de l’abbaye Saint-Martial, pour résister aux attaques de Guillaume Tête d’Étoupe, le puissant duc d’Aquitaine qui lorgnait fort sur le Limousin. Le vicomte Géraud et son frère Guigue, l’abbé du monastère bénédictin de Saint-Martial, avaient enclos la ville dans une belle muraille, au pied de laquelle un fossé réalisé pour une partie à partir du ruisseau d’Enjoumard, venait renforcer la sécurité. De son côté Ebles, l’évêque de Limoges, avait fait construire une enceinte englobant la basilique Saint-Étienne ainsi que l’église de la Règle et s’étendant jusqu’à un pont de bois, baptisé du même nom que la basilique à laquelle il donnait accès par le sud. Cette configuration curieuse avait fait appeler Limoges, la ville aux deux enceintes. L’une, qu’on appelait le Château, était en partie la propriété de l’abbé de Saint-Martial, l’autre, qu’on appelait la Cité, appartenait à l’évêque. On aurait pu ajouter à cela une troisième enceinte plus petite, bâtie par Géraud et que l’on appelait la Motte du vicomte. Le seigneur de Limoges avait effectivement fait construire un donjon en pierres, tout à côté de l’enceinte du château, près de la porte Fustinie et de l’église Saint-Michel-des Lions. Une palissade en bois et un fossé rempli d’eau venaient également assurer les défenses de la demeure des vicomtes de Limoges.

Malgré la volonté de Lothaire, la muraille du château n’avait finalement pas empêché la ville de tomber aux mains du duc d’Aquitaine l’année passée, ce qui avait fait de la vicomté de Limoges l’un des fiefs du duché d’Aquitaine.

Cette année-là, six couples de Châlus étaient présentés au vicomte avant leur mariage, cela ne rassurait pas Lou car Mathilde était de loin la plus jolie des promises. Sylvius, le maître des cérémonies du château, avait donné rendez-vous aux jeunes gens devant le pont-levis du donjon, place de la Motte. Il rassembla les couples, les fit pénétrer dans la demeure seigneuriale et les amena vers la grande salle des cérémonies. Lou et Mathilde n’en revenaient pas de tant de luxe et de grandeur. Dans le corridor qui menait à la salle, les hommes d’armes formaient une haie impressionnante. Même si Lou reconnaissait à leurs ceintures certaines des épées qu’il avait forgées lui-même, il se disait que s’il devait tuer le vicomte, ces belles lames ne manqueraient pas de le tailler en morceaux.

La porte en bois de la grande salle fut ouverte de l’intérieur et Lou et Mathilde aperçurent le maître des lieux. Ils furent déconcertés, car l’homme assis sur le trône du vicomte n’était pas Foulques. Il semblait plus âgé, on lui donnait environ trente ans. Il émanait de lui une impression de puissance et de sagesse, ce qui réconforta un peu Lou. Il se dit que ce ne pouvait être que Guy, le fils aîné du vieux vicomte. Il n’en serra que plus fort le manche de son couteau sous sa tunique, ce gaillard serait plus difficile à tuer que Foulques si cela s’avérait nécessaire. À côté de l’homme, siégeait une femme resplendissante, malgré une grossesse déjà bien avancée. L’épouse du vicomte, ce ne pouvait être qu’elle, avait une dignité qui frappa Lou. Elle était blonde et son regard d’un bleu foncé fascina le jeune villageois. Il n’avait jamais vu des yeux de cette couleur, les siens étaient beaucoup plus clairs. Il émanait de cette femme une impression de bonté et d’intelligence qui firent penser à Lou qu’il aurait quelques regrets d’en faire une veuve. Mais sa détermination ne faiblit pas, il se dit que de toute façon, il n’aurait pas le temps de regretter longtemps, puisqu’il serait rapidement massacré par les hommes d’armes du vicomte.

Le reste de l’assistance était composé d’hommes et de femmes dont certains étaient connus de Lou comme les frères de Guy : Hildegaire l’évêque de Limoges, Geoffroy l’abbé de Saint-Martial, Alduin et Foulques. Les autres membres de l’assemblée étaient les seigneurs vassaux de Géraud (et donc maintenant de Guy) et leurs épouses. Un peu plus loin se tenaient Aimery, Géraud et Hugues, les plus jeunes frères du vicomte et son unique sœur, la belle Adalmode. Au total une trentaine de personnes étaient là, plus pour voir le nouveau vicomte siéger pour la première fois en son château, que pour la présentation des jeunes mariés de Châlus, dont ils n’avaient que faire, même si certains vassaux regardaient les promises d’un œil concupiscent.

Sylvius, frappant le sol de sa grande crosse, prononça de manière solennelle la phrase rituelle :

– Inclinez-vous devant votre seigneur, le vicomte Guy de Limoges et sa gente dame, la vicomtesse Emma de Ségur.

Les villageois s’inclinèrent, les filles faisant une génuflexion et les garçons un salut de la tête. Tous regardèrent ensuite à terre, environ deux coudées devant le trône, comme le leur avait enseigné Sylvius lors de la séance de répétition qu’il était venu faire au village, avec force coups de bâton sur les fesses pour les plus obtus.

Le vicomte prit alors la parole :

– Ainsi jeunes gens, vous envisagez de vous marier sur mes terres ?

– Oui Monseigneur, répondirent-ils tous ensemble avec une parfaite synchronisation.

Sylvius était content, cette bande de manants semblait se souvenir de ce qu’ils avaient à faire.

– Ces jeunes filles sont-elles toutes pures ? continua le vicomte.

– Oui Monseigneur, répondirent d’une seule voix les six promises.

L’un des garçons avait également répondu oui, ce qui provoqua un haussement de sourcils de Sylvius, qui lui jeta un œil noir. Il l’avait repéré celui-là, il était particulièrement crétin !

Lou regarda Mathilde du coin de l’œil pour constater que le fait d’avoir menti à son seigneur ne lui posait pas l’ombre d’un problème. Dans l’assistance, un des chevaliers du premier rang au teint rubicond, le seigneur de Pierre-Buffière, à la vue de tant de pucelles, fut pris d’une quinte de toux, que seule sa femme arriva à calmer d’un violent coup de pied dans le tibia. Le chevalier, se massant alors frénétiquement la jambe, cessa immédiatement de tousser. Il faut dire que la femme du chevalier côtoyait allègrement les deux cents livres, ce qui donnait plus d’argument à son coup de bottine.

– Jeunes gens, jurez-vous de chérir, nourrir et protéger vos épouses et vos enfants et de vous acquitter de vos devoirs envers moi ? reprit le vicomte.

– Nous le jurons, répondirent les garçons en chœur.

À ce moment-là, et de manière totalement imprévue dans la cérémonie, Emma prit la parole et posa une question :

– Jeune gens, jurez-vous de ne jamais porter la main sur vos femmes ?

Cette question provoqua un sourire sur le visage de Guy, habitué aux facéties de son épouse, mais elle déclencha des murmures dans l’assistance. Les nobles dames trouvèrent déplacé que la vicomtesse prenne la parole dans une cérémonie officielle. Les hommes quant à eux, estimaient inopportun de priver ces manants du droit inaliénable de battre leur femme quand besoin s’en faisait sentir. La question provoqua aussi un grand émoi chez les six vilains, car elle n’était pas prévue au programme. Tous restèrent muets, jetant des regards désespérés à Sylvius et craignant de mal faire. Lou quant à lui, leva les yeux vers la vicomtesse et dit :

– Je le jure, Madame.

– Baisse les yeux, manant ! s’écria Sylvius, ulcéré par tant d’audace et parce qu’il sentait la cérémonie lui échapper.

– Laisse-le relever la tête, dit Guy, il doit apprendre à reconnaître son seigneur. Comment t’appelles-tu ?

– Lou le forgeron, fils de Tristan le Martel, Monseigneur.

– Oui, je te reconnais, je t’ai vu enfant à la forge, je n’étais pas bien vieux moi-même. L’épée que j’ai ici a été fabriquée par ton père, un homme habile !

Lou était médusé que le vicomte reconnaisse un manant et surtout s’abaisse à le dire en public, voilà qui changeait bien de l’habituel mépris affiché par les nobles à l’égard des gens du village, il murmura :

– Oui Monseigneur, je travaille maintenant avec mon père et moi aussi je forge le bronze et le fer.

– Voilà qui est intéressant, répondit Guy, ainsi la descendance de notre forgeron de Châlus est assurée, une bonne nouvelle pour la vicomté !

Puis s’adressant à l’assistance :

– Jeunes gens je vous autorise à vous marier cette année, dans la crainte de Dieu et dans le respect de nos coutumes.

Les jeunes furent tout d’un coup rassurés, le vicomte avait repris le cours normal de la cérémonie, il ne leur restait plus qu’à passer chacun leur tour devant le trône en s’inclinant pour saluer leur seigneur.

Sylvius, qui était en apnée depuis cinq bonnes minutes, poussa un énorme soupir de soulagement.

C’est alors que la voix de Foulques retentit dans la grande salle.

– Guy, ton éloignement de nos terres t’a fait oublier les bonnes traditions de nos provinces. Rappelle-toi que tu dois exercer ton droit de cuissage sur l’une de ces pucelles au moins, sinon Nestro nous a prédit que les moissons seraient mauvaises cette année.

Lou serra le manche de son couteau, Nestro, le mage du vieux vicomte, faisait des prédictions en lisant dans les entrailles des animaux. Même si l’évêque Hildegaire criait à l’hérésie païenne, jamais Géraud n’allait contre ses prédictions. Les mauvaises moissons signifiaient famines dans les campagnes, une telle menace était sérieuse.

– Mon cher frère, répondit Guy, je n’ai pas oublié le droit de cuissage, c’est une vieille coutume inique qui remonte à la nuit des temps et que j’entends abolir sur mes terres.

Puis, prenant la main d’Emma :

– Mes élans amoureux sont réservés à ma femme et à elle seule, quant à l’influence de mes fornications sur les moissons, seuls quelques fous pourraient penser qu’il en existe une.

Cette dernière phrase provoqua l’hilarité dans la grande salle, ce que remarqua Foulques, qui rougit violemment et se retira sur-le-champ en grommelant :

– Bien fol celui qui relâche la bride des manants, il leur donne la corde pour nous pendre.

La cérémonie se termina comme prévu, chaque couple venant s’agenouiller devant le vicomte et sa dame. Au passage de Lou, Emma le dévisagea et dit :

– En voilà au moins un qui ne battra pas sa femme, il l’a juré !

Lou était rouge de confusion, il leva la tête à nouveau vers ses maîtres, il tomba sur les yeux gris acier de Guy qui le fixaient avec ironie mais également bienveillance. Lou se dit ce jour-là qu’il mourrait pour cet homme s’il le fallait !

Immédiatement après la cérémonie, dans la pièce voisine, Foulques tomba sur ses frères Hildegaire et Alduin et les attira dans un recoin.

– Mes frères, avez-vous vu comment Guy m’a rudoyé devant les manants, alors que je ne faisais que lui rappeler nos us ?

– Oui, j’ai vu, dit Hildegaire, Guy a été longtemps absent, j’ai peur qu’il ait oublié que dans nos campagnes les changements de coutumes sont dangereux et les équilibres fragiles. Les manants doivent rester à leur place, leur parler presque amicalement, les autoriser à répondre, renoncer au cuissage, tout cela crée des précédents fâcheux. Je parlerai à Guy.

– Merci Hildegaire, je connais ta sagesse.

Sur ce, Foulques s’éclipsa vers ses appartements, il était finalement assez content de lui, il s’était fait un allié de poids avec Hildegaire, cela pouvait être utile dans la lutte qu’il avait engagée avec Guy.

Le retour de Guy l’avait en effet plongé dans l’amertume et la colère. Il avait espéré que son aîné ne reviendrait pas de la cour du roi, ou mieux, qu’il se ferait tuer à la guerre. Foulques n’avait jamais aimé ce grand frère, manifestement préféré par leur père. Guy était fort, droit et honnête, toutes qualités qui manquaient à Foulques. Géraud montrait chaque jour la fierté qu’il éprouvait pour son aîné et sa complicité avec lui. Foulques avait toujours souffert de cela. Heureusement Guy, qui ne vivait que pour les armes et les tournois, avait rencontré le roi Lothaire lors de sa venue à Limoges. Ce petit roitelet, certes descendant de Charlemagne, possédait moins de terres que le duc d’Aquitaine, leur suzerain, et que beaucoup d’autres grands vassaux du royaume. Malgré cela, Guy s’était mis dans la tête de le servir. Quand Guy et Aimery avaient annoncé leur désir de suivre Lothaire dans ses guerres, le vieux vicomte avait eu le cœur brisé, mais il avait accepté la décision de ses fils. Foulques s’était alors immédiatement vu comme le futur vicomte de Limoges à la mort de son père, car ses frères les plus âgés Hildegaire, Geoffroy et Alduin étaient destinés à des carrières ecclésiastiques. Et voilà que Géraud à peine froid, Guy revenait sans crier gare, réclamant son dû sur la vicomté !

Arrivé dans ses appartements, Foulques tomba sur Nestro, le conseiller favori de feu son père et qui l’attendait là. Sous Géraud, Nestro avait été à la fois ministre, mage et sorcier, il était difficilement classable, mais il avait su se rendre indispensable auprès du vieux vicomte. Parmi les fils de Géraud, Nestro avait une très nette préférence pour Foulques. En effet, ce dernier écoutait ses conseils et il était terrorisé par ses prédications. Nestro savait qu’il pourrait influencer Foulques comme il avait influencé Géraud. À l’opposé, Guy s’était toujours moqué de ses capacités divinatoires, affirmant que seule la pointe de son épée pouvait forcer le destin, et que dans les entrailles des animaux on ne voyait que boyasse qui n’avait rien à voir avec l’avenir.

– Ah ! tu es là Nestro, as-tu vu les manières de mon frère ? Toujours aussi méprisant ! Il préfère les parlaisons avec les manants plutôt que d’écouter mes conseils.

– Sois patient Foulques, Guy est fort et rusé, mais il a fait une erreur aujourd’hui : il s’est moqué d’un mauvais présage. Si la moisson n’est pas bonne, on se souviendra de ce que tu lui as dit en ce jour. Tu apparaîtras comme quelqu’un de plus avisé que lui. Quelqu’un à qui il vaudrait mieux confier la vicomté.

– Puisse Dieu t’entendre, Nestro, dit Foulques, à qui cette perspective redonnait de l’entrain.

– S’il ne nous entend pas, on trouvera bien un moyen pour lui déboucher les oreilles, murmura Nestro.

Le mariage de Lou et Mathilde eut lieu comme prévu quelques mois plus tard, dans la chapelle de Châlus, sous les bons auspices de frère Ignace. Ce dernier était cependant en grand deuil car Hildegaire, l’évêque de Limoges, venait d’être emporté subitement par des fièvres. Alduin, son frère, lui avait succédé à la tête de l’évêché.

Eudes, le premier enfant de Mathilde et Lou, vint au monde en l’an 984, il avait donc un an de moins qu’Adémar, le premier-né de Guy et Emma. Mathilde eut encore deux enfants, Jean en 985 et Isabelle en 986. Lou était heureux de voir que Dieu lui donnait des enfants à profusion. Peu de temps après la naissance d’Isabelle et à la suite d’une de leurs premières étreintes après les relevailles, Mathilde demanda à Lou :

– Combien veux-tu d’enfants, mon cher mari ?

Lou estimait ne pas avoir son mot à dire sur ce point, tout le monde savait bien que le nombre d’enfants dans un ménage était dans la main de Dieu. Ce dernier pouvait priver un couple de descendance, comme Tristan et Gilberte, ou au contraire voir la femme grosse tous les ans comme Hermione, l’épouse de Jacquou le charbonnier, qui en était à sa douzième grossesse en autant d’années.

– Je ne sais pas, j’adore nos enfants et j’en voudrais bien davantage si Dieu le permet.

– Pour ma part j’aimerais ne pas en avoir d’autres pour pouvoir me consacrer à nos trois premiers nés – et aussi pour que mes seins et mes fesses ne tombent pas dans mes chausses. Tu ne me désireras plus si je ressemble à une vieille outre ramollie comme cette pauvre Hermione.

Lou, qui ne voyait pas comment il pourrait ne plus désirer Mathilde, lui souffla d’un air glouton :

– Mmm, Hermione avec ses grosses mamelles de douze livres chacune est fort tentante. (Puis reprenant un air sérieux :) Peu m’importe le nombre de nos enfants et si tes mamelles se racornissent ou dégringolent, je t’aimerai toujours, tu le sais bien.

Mathilde sourit en serrant son homme dans ses bras. Ce qu’elle savait bien, c’est que ce genre de promesse serait d’autant plus facile à tenir pour Lou, qu’elle resterait belle et désirable et elle entendait faire en sorte que cela soit le cas. Son amie Hildeburgue lui avait parlé de cette herbe qui empêchait semence de prendre racine dans le ventre des femmes, sans gâcher le plaisir du jardinier et de la jardinière. Encore quelque chose qu’on attribuait à Dieu, mais qu’elle saurait bien organiser à sa façon !

Lou avait acquis une grande notoriété, il était le forgeron que l’on venait voir parfois de fort loin, sa réputation avait surpassé celle de son père, qui continuait néanmoins à l’aider à la forge. Son métier le mettait en contact avec les hommes d’armes et les nobles de toute la vicomté de Limoges, mais aussi ceux des comtés limitrophes du Périgord, de Ventadour, de Comborn et de Basse Marche. Le vicomte Guy lui-même venait le voir régulièrement pour passer commande de son armement ou faire réparer les pièces de son haubert. Lou éprouvait toujours cette fascination du premier jour pour son seigneur et ce dernier appréciait particulièrement le savoir-faire et la tranquille sagesse de son vilain.

Guy avait proposé à Lou de venir installer sa forge au château à Limoges, mais après y avoir réfléchi, Lou avait décliné l’offre. Sa vie était au village, il y connaissait tout le monde, du moindre serf à chaque vilain affranchi, il était une espèce de héros pour eux. Sans que cela soit officialisé d’une manière ou d’une autre, il était devenu le chef naturel des gens de Châlus, l’interlocuteur désigné pour toute transaction, tout contact avec les nobles et les hommes d’Église. Il était le seul pour lequel certains nobles éprouvaient une once de respect, à cause de son savoir-faire de forgeron et parce qu’il était bien fendu du bec.

Par ailleurs Lou avait une autre caractéristique qui forçait le respect : certes il fabriquait des armes, mais il les maniait avec une dextérité particulière. Il était expert pour les armes à flèches tels l’arc et l’arbalète et pour la fronde qu’utilisaient les manants. L’épée, arme traditionnelle de la noblesse, n’était pas son instrument préféré car il avait manqué d’instruction pour en assimiler toutes les finesses du maniement. Mais son esprit d’observation et sa grande force lui avaient permis d’en comprendre les règles et d’en maîtriser les principes d’utilisation. Sa préférence allait à la longue épée, énorme engin que l’on maniait à deux mains. Quand il en fabriquait une pour un nobliau dédaigneux et imbu de sa personne, il lui en faisait toujours une démonstration, en la faisant tourner facilement à deux mains puis à une seule sans effort apparent. Ensuite il tendait l’arme à son futur propriétaire, qui le plus souvent la laissait choir et manquait de peu s’amputer un orteil, surpris par le poids énorme de cet engin. Il prenait alors un air contrit et lançait :

– Désolé Monseigneur, peut-être l’ai-je faite un peu lourde pour vous ?

Immanquablement les réponses étaient du genre :

– Mais non manant, elle n’est point lourde, c’est simplement que tu as mal façonné la poignée et qu’elle m’a glissé des mains !

Mathilde, qui en général ne perdait rien de ces discussions, aimait y revenir ensuite avec Lou au creux du lit :

– Ces nobles, disait-elle, sont bien de la plus vile engeance ! Ils sont tellement infatués de leur personne, qu’ils préfèrent t’acheter une épée trop lourde, qu’ils ne pourront jamais utiliser convenablement, plutôt que de reconnaître qu’ils ont moins de force que toi.

– Oui, chez beaucoup d’entre eux la fierté remplace la cervelle. Mais ils ne sont pas tous comme ça, Monseigneur Guy ne s’est pas laissé prendre à mon petit jeu et il m’a fait fabriquer trois longues épées avant d’en trouver une qui lui convenait.

– Ah ! ton seigneur Guy par-ci, ton seigneur Guy par-là, je craindrais presque que tu sois bougre tellement tu l’aimes celui-là !

Depuis le premier jour, quand il avait aboli le droit de cuissage dans la vicomté, Lou vouait une admiration sans bornes à Guy, Mathilde le houspillait souvent à ce sujet.

– Veux-tu voir ce que ton bougre de mari fait aux femmes qui mettent en doute sa virilité ?

– Mais je ne demande que ça, minauda Mathilde en serrant son corps chaud contre celui de son époux.

S’il y avait une chose dont elle était certaine, c’est que Lou préférait nettement soulever bliaud que braie.

LA NAISSANCE D’HERMINE

Quelques mois après la naissance d’Isabelle, le troisième enfant de Mathilde, la vicomtesse Emma arrivait quant à elle au terme de sa seconde grossesse. Son premier-né, Adémar, était venu au monde sans problème quatre ans plus tôt, mais les neuf mois de cette nouvelle grossesse avaient été difficiles. Depuis le début, des pertes de sang répétées avaient fait craindre l’expulsion de l’œuf. Les mauvais présages s’étaient ensuite succédé, l’été fut très humide et la famine sévit dans de nombreuses parties de la vicomté. Par ailleurs, le mal des Ardents, ce feu intérieur qui touchait surtout les manants, était réapparu à l’automne, alors qu’on ne l’avait pas revu depuis plusieurs années.

Nestro, ainsi que les matrones et ventrières de la ville de Limoges, furent appelés au chevet de la vicomtesse. Le mage ne connaissait pas grand-chose des mystères de la grossesse et de l’enfantement, mais en habile observateur, il nota immédiatement l’inquiétude des trois matrones qui surveillaient Emma. Il se dit que cette grossesse pourrait bien se terminer mal, la chose était courante. Par ailleurs, il était bien connu que chez les femmes longilignes comme Emma, parfois l’enfant ne pouvait sortir et on le perdait à la naissance après les manœuvres acharnées des matrones, qui condamnaient également souvent la mère. Il lui revint en mémoire cette vieille plaisanterie de soudard : « Les femmes c’est comme les juments, celles qui ont de grosses hanches ne sont pas les plus agréables à monter, mais c’est celles qui mettent bas le plus facilement. » De plus, il avait l’habitude dans ses prédications d’être plutôt pessimiste, il avait remarqué que si les choses tournaient mal personne ne lui en voulait et son prestige en sortait renforcé. Si les choses tournaient bien, peu de gens se souvenaient des prédications pessimistes, tout au plus certains le traitaient d’oiseau de mauvais augure. Enfin, tout ce qui pouvait nuire à Guy lui provoquait une joie qu’il avait parfois du mal à dissimuler.

Pour toutes ces raisons il prit donc le parti d’afficher le plus grand pessimisme quant à l’issue de cette grossesse. Prenant un air contrit, il prédit une issue funeste, que l’on pourrait peut-être éviter si ses conseils étaient suivis à la lettre. Il préconisa le jeûne, de l’exercice et des fumigations vaginales, thérapeutique très en vogue, qui avait pour but de faire reculer l’esprit malin du vagin des parturientes en l’enfumant. Emma, bien que très lasse, refusa avec la dernière énergie les fumigations, car elle avait vu mourir sa cousine après ces funestes tentatives, qui n’avaient eu aucun effet, si ce n’est celui de lui brûler horriblement le fondement.

Nestro, devant un tel acte d’insoumission, se retira vexé comme un pou sur une tonsure de moine, prédisant un enfant mort-né et une agonie longue et pénible pour Emma. La vicomtesse, épuisée par ces négociations, se sentait déprimée. Ayant entendu parler d’Hildeburgue, la guérisseuse du village de Châlus, elle demanda à Guy de la faire venir à son chevet. Hildeburgue se présenta donc, accompagnée de Mathilde sa disciple qui ne la quittait pour ainsi dire plus dès que ses enfants lui laissaient un peu de répit. Quand elles entrèrent dans le château, les Châlusiennes tombèrent sur le vicomte très anxieux. Dévisageant les deux femmes, il leur dit d’un ton peu amène :

– Je suis hostile à votre intervention, je n’ai aucune confiance dans toutes les matrones et autres ventrières superstitieuses, mais Emma m’a supplié de vous faire venir. Je veux néanmoins vous dire que pour moi, la priorité est à la vie de ma femme, même si vous devez sacrifier l’enfant pour la sauver, est-ce clair ?

– Monseigneur, répondit Hildeburgue, nous ferons notre possible, je fais plus confiance à mon expérience et à ce que j’ai déjà vu et fait, plutôt qu’aux croyances et incantations des matrones de la ville dont je ne fais pas partie. Nous ferons de notre mieux pour sauver la mère et l’enfant, leurs vies sont entre les mains de Dieu, mais nous nous efforcerons de soutenir et de guider ces mains.

Guy sentit bien un relent d’hérésie dans ces propos, mais cela ne lui déplut pas. Il était surtout étonné et finalement rassuré de trouver un semblant de sagesse chez cette vieille femme, qu’il avait plutôt assimilée à une sorcière dérangée. Il laissa pénétrer les deux guérisseuses dans la chambre d’Emma.

La vicomtesse était allongée sur son lit, très pâle, à côté d’elle une servante s’affairait à retirer un linge ensanglanté. Hildeburgue s’approcha du lit, salua la vicomtesse et lui demanda comment elle se sentait.

– Je suis très fatiguée, répondit Emma, Nestro m’a conseillé de marcher tous les jours, mais je suis vite épuisée et je saigne abondamment au moindre effort.

– Pour quand est le terme de votre grossesse ?

– Je dois accoucher à la prochaine lune.

– Les saignements datent-ils de longtemps ?

– Dès le quatrième mois de la grossesse, au début très faibles, puis de plus en plus abondants.

– Madame, ai-je votre permission pour vous examiner ?

Emma connaissait les pratiques des matrones qui fourraient leurs mains crasseuses au plus profond des entrailles des gestantes, mais elle était prête à tout.

– Oui, sauf si c’est pour me faire les fumigations que Nestro voulait m’appliquer.

– Ne vous inquiétez pas, dit Hildeburgue, les fumigations ne sont que pratiques d’ignorants auxquelles je ne recours jamais.

Hildeburgue commença par palper le ventre d’Emma, Mathilde l’observait attentivement. Elle l’avait déjà vue maintes fois examiner les femmes grosses, mais elle était toujours aussi fascinée par les gestes de la guérisseuse. La vieille femme se trempa les mains dans l’eau apportée par les servantes, puis elle enfonça un doigt dans les entrailles d’Emma qui poussa un cri.

– N’ayez pas peur Madame, je cherche à comprendre comment se présente l’enfant.

Elle introduisit un second doigt dans le vagin de la vicomtesse, tâtonna pendant quelques secondes, retira sa main, se lava à nouveau et revint s’asseoir au chevet d’Emma.

– Alors ? dit cette dernière dévorée d’anxiété.

– L’enfant se présente par le siège.

Le visage d’Emma s’assombrit, elle savait que ce n’était pas la meilleure manière de sortir pour un enfant, la tête en premier était bien plus habituelle.

– Ne vous en faites pas, ces accouchements se passent le plus souvent très bien, mais il y a un autre problème. J’ai déjà vu des saignements pendant les grossesses de femmes dont l’arrière-faix voulait sortir avant l’enfant, comme s’il y avait course entre les deux.

– Et alors ? demanda la vicomtesse.

– Si l’enfant arrive à sortir en premier on peut le sauver ainsi que la mère, sinon les deux sont perdus.

Mathilde était terrorisée, elle n’avait jamais entendu Hildeburgue expliquer les choses aussi crûment aux gestantes qu’elle assistait. La guérisseuse poursuivit :