La Saga des Limousins - Tome 9 - Yves Aubard - E-Book

La Saga des Limousins - Tome 9 E-Book

Yves Aubard

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Beschreibung

Neuvième tome de la Saga des Limousins, Du bâtard au duc se déroule entre 1045 et 1051.

Le jeune duc Guillaume de Normandie est contesté par ses vassaux. Il devra affronter une puissante coalition, mais les rebelles ont commis une erreur, ils se sont attaqués aux descendants du seigneur de Châlus. Ces derniers vont donc batailler aux côtés de Guillaume et participer à sa grande victoire à Valès-Dunes. Tandis que le jeune duc va chercher une épouse en Flandre, le roi Henri devra aller jusqu’à la Rus’ de Kiev pour trouver la sienne. Isabelle sera encore l’instigatrice de ces mariages princiers, et Brunehilde trouvera un époux en cette occasion. Adémar devient moine à Cluny et sa soeur Tibelle moniale à Rome. Jean réunit ses enfants pour leur montrer la grande oeuvre de sa vie, encore une preuve de son génie.
Dans le 9e volet de sa saga, Yves Aubard nous montre qu’après la mort de Lou, ses descendants restent présents sur bien des fronts. Jean va réaliser un vieux rêve qu’il avait fait avec Avicenne, un progrès décisif pour la médecine.

Une grande aventure basée sur des faits réels pour plonger dans la France et l’Aquitaine au cœur du Moyen Âge !

EXTRAIT

Par cette belle matinée de printemps de l’an de grâce 1046, le comte Bjarni de Dreux et son épouse, dame
Isabelle, déjeunaient au bec à bec.
— Notre château me semble bien vide quand les enfants ne sont pas là, se plaignit Isabelle.
— Je te rappelle que les « enfants », comme tu dis, ont trente ans pour Lou-Leif, qui est déjà père de famille, et vingt et un ans pour Brunehilde ; ce ne sont plus des marmots, répliqua Bjarni.
— Certes, mais je les revois toujours, tous les deux enfantiaux et sautant sur les genoux de Lou à Châlus.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

À propos du tome 1

Yves Aubard ne s'attarde pas sur la noirceur des malveillants, ne laisse pas d'images cauchemardesques qui vont plomber le sommeil. Non, il entraîne le lecteur derrière des héros formidables dont on peut craindre un faux pas à chaque ligne mais qui se relèvent toujours, héros de l'ordinaire et de l'extraordinaire. -  Hélène Bessuges, La Montagne

À PROPOS DE L'AUTEUR

Yves Aubard est professeur de gynécologie, mais aussi auteur de La Saga des Limousins, un roman historique médiéval. Sa rencontre avec les organisateurs des fêtes de Bridiers a donné lieu à la rédaction d’un nouveau roman historique, qui servira de fil conducteur au spectacle de l’année 2017, commémorant le millénaire du monastère de La Souterraine.

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RÉSUMÉS DES TOMES PRÉCÉDENTS

Tome 1 : Le Seigneur de Châlus

En l’an 968, sous le règne du roi Lothaire, Tristan, le forgeron du village de Châlus, en Limousin, trouve en forêt un enfant abandonné âgé de deux ans environ, qu’il fait baptiser du nom de Lou par Ignace, le curé du village. Lou grandit dans le foyer de Tristan et Gilberte, et son père l’initie au travail de la forge. Lou épouse Mathilde, jeune guérisseuse du village. Ils auront trois enfants, Eudes, Jean et Isabelle. Lou sauve la vie de son seigneur, le vicomte Guy de Limoges. Guy l’anoblit pour le remercier et lui confie le fief de Châlus avec mission de le fortifier. Peu après le miracle des Ardents à Limoges, les Périgourdins assiègent, sans succès, Lou dans son fief. Le vicomte Guy et ses Limousins décident de mener campagne en Périgord pour punir leurs belliqueux voisins. Boson le Bel, le chef périgourdin, s’est réfugié dans le château de Commarque, au sud-est de ses terres. L’armée limousine met le siège devant cette forteresse et finira par la prendre après moult péripéties, rétablissant Boson le Vieux, le comte légitime du Périgord, dans ses prérogatives.

Tome 2 : L’An Mil

Grimoald, l’évêque d’Angoulême, dérobe les présents faits au mariage de Will (un compagnon d’armes de Lou) et Jeanne. Il est démasqué par Lou et ses fils, et il est emmené prisonnier à Limoges. Lou et toute sa famille accompagnent Guy qui va à Rome, emmenant Grimoald, pour le faire juger par le pape Sylvestre. Ce dernier ordonne la libération de l’évêque. Jean devient un élève du pape. Il se lie d’amitié avec Avicenne et tombe amoureux d’Anne. Mais Sylvestre meurt, Jean et Anne doivent quitter Rome et rentrent en Limousin. À Limoges, Foulques Nerra, le comte d’Anjou, demande à Guy la main de sa fille Hermine. Eudes et Hermine découvrent qu’ils sont amoureux l’un de l’autre. Foulques Nerra a organisé un grand tournoi pour fêter son mariage avec Hermine. Les joutes sont sanglantes. Foulques tente de faire assassiner Lou et sa famille, tandis que Jean utilise les terreurs nocturnes du comte d’Anjou pour le faire renoncer à la main d’Hermine. Eudes et Hermine s’aiment, mais un fils de seigneur ne peut demander la main de la fille d’un vicomte. Jean n’ose déclarer sa flamme à Anne, qui se lasse et décide de quitter Limoges pour aller servir le duc d’Aquitaine. Ainsi les deux fils de Lou ont des chagrins d’amour. Jean, très déprimé, décide de partir pour étudier la médecine à Salerne.

Tome 3 : Les Grands Voyages

Jean arrive à Salerne. Il y obtiendra son diplôme de médecin et deviendra l’amant de Christine, un magister de l’école. Il apprend que Christine est enceinte de lui peu de temps avant d’être incarcéré à Naples car il a tué Etarus, un autre magister de l’école, pour venger la mort d’un ami. Pendant ce temps-là, en France, Eudes s’illustre dans les tournois, et Guy accepte de lui donner la main d’Hermine. Lou et ses enfants décident d’aller porter secours à Jean, ils parviennent à le libérer par la ruse, ainsi que son compagnon de prison : Knut, le fils du roi du Danemark. Les Limousins rentrent à Châlus. Guy décide de marier son fils Adémar à Sénégonde du Périgord, et Jean retrouve Anne, à laquelle il déclare son amour. Ce sont donc trois mariages, avec celui d’Eudes, qui sont célébrés à Limoges. Peu après, Emma, Mathilde et Isabelle sont enlevées par des Vikings. Lou, ses fils et quelques compagnons partent pour libérer les femmes enlevées. Ils y parviendront mais devront voyager jusqu’au mythique Vinland. Isabelle y trouvera un époux viking, Bjarni, et Anne donnera naissance à Jason après une opération miraculeuse. Lou et ses compagnons regagnent ensuite le Limousin. Eudes découvre qu’Hermine a mis au monde sa fille Adalmode. Jean reçoit un courrier de Christine lui annonçant la naissance de leur enfant, Trotula.

Tome 4 : Le Roi Robert

Lou et ses enfants font la connaissance de Robert II, le roi de France. Ce dernier propose à Jean, Anne, Isabelle, Eudes et Bjarni d’entrer à son service. Les jeunes gens acceptent. De leur côté, Guy, Lou, Mathilde, Raoul de Couhé et Aline de Bruzac partent en pèlerinage à Jérusalem. Sur leur route, ils sont incarcérés à Mâcon par l’évêque Brunon de Roussy. Eudes, Isabelle, Jean et Bjarni parviendront à les libérer. Les pèlerins reprennent leur route vers Jérusalem. Ils assistent au massacre des Bulgares par le basileus à la bataille de la Passe de Kleidion. En France, grâce à Eudes et Bjarni, la ville de Sens tombe et Dijon ouvre ses portes au roi, qui prend ainsi possession du duché de Bourgogne. Hermine a accouché à Limoges de Guy-Lou, son second enfant. Jean, Eudes, Anne et Bjarni partent en Italie pour assister au sacre de l’empereur germanique Henri II et ils poussent jusqu’à Salerne. Pendant ce temps, les pèlerins ont visité Jérusalem et ils sont repartis par la mer. Ils font une halte à Salerne, ce qui leur permet d’aider Eudes, Bjarni et Jean à repousser une attaque sarrasine. Puis tout le monde rentre en France. Foulques Nerra remporte la victoire de Pontleroy sur Eudes de Blois, mais il échoue à prendre la ville de Tours. Tandis qu’Isabelle met au monde un garçon, Lou-Leif, le roi Robert fait couronner Hugues, son fils aîné, à Compiègne.

Tome 5 : Racines et honneurs

Ignace donne un indice à Lou qui lui permet de retrouver ses origines : le seigneur de Châlus est un descendant des comtes de Barcelone. Pour retrouver ses racines, Lou se rend en Catalogne avec Mathilde, Eudes et Robert de Ruffec. Lou aide la comtesse de Barcelone à repousser une attaque des Sarrasins et découvre qu’il a une sœur, Constance, qui va épouser Robert de Ruffec. Lou renonce à revendiquer des droits en Catalogne et il rentre dans son fief de Châlus. Adémar de Chabannes et les moines de Limoges prétendent que saint Martial fut contemporain du Christ et serait donc le treizième apôtre. Le roi Robert condamne au bûcher des hérétiques à Orléans. Les enfants de Lou, accompagnés de Bjarni et Nénad, décident d’aller libérer Avicenne qui est emprisonné à Hamadan, en Perse. En route, ils croiseront l’empereur Henri II, Étienne, le roi de Hongrie, et Basile II, l’empereur de Constantinople. Jean découvre la formule du feu grégeois, ce qui permet de prendre la ville d’Hamadan et de libérer Avicenne. Le roi Robert récompense ses fidèles dès leur retour en France : Isabelle et Bjarni se voient attribuer le comté de Dreux, Eudes et Hermine, celui de Sens, tandis que Jean et Anne sont faits seigneurs de Noisy. Hugues, le fils aîné du roi, meurt du « mal du côté », au grand désespoir de Jean. La mort frappe également l’empereur Henri II, le pape Grégoire VII, l’empereur Basile II et le vicomte Guy de Limoges. Jean parvient à découvrir la manière de soigner le mal du côté et guérit ainsi Lou-Leif qui en était atteint.

Tome 6 : Troisième Génération

Les enfants de Lou sont menacés de toutes parts : Isabelle et Bjarni sont emprisonnés à Rouen par Richard III, le nouveau duc de Normandie, Jean est enlevé par Eudes de Blois qui veut lui faire avouer la formule du feu grégeois et Eudes est assiégé à Sens par ce même Eudes de Blois. Lou et ses vieux compagnons décident d’aller porter secours aux enfants, car le roi Robert dispose de peu de moyens. Tandis que Jean s’enfuit tout seul, il rejoint la troupe de Lou et, ensemble, ils parviendront à libérer Isabelle et Bjarni et à mettre en déroute les armées d’Eudes de Blois qui faisait le siège de Sens. Jason et Adalmode participeront largement à ces succès. Jason va suivre les traces de son père : il part faire des études de médecine à Salerne. Il y tombe amoureux d’Abella, jeune étudiante italienne, et il sauve Trotula, sa demi-sœur, d’un « faux germe de la trompe ». En France, Adalmode succombe au charme d’Aurèle, un jeune novice, qui renonce à ses vœux pour elle.

Il y aura à nouveau un triple mariage à Châlus : Jason épouse Abella, Trotula épouse Gariopontus (un collègue salernitain) et Adalmode épouse Aurèle. Les enfants du roi Robert se révoltent contre leur père. Eudes et Bjarni les ramèneront dans le droit chemin, mais le roi est las de toutes ces querelles familiales et rend son âme à Dieu à Melun.

Tome 7 : Le Roi Henri

Henri, dès son avènement, est menacé par une coalition menée par sa mère, Constance d’Arles, qui veut mettre la couronne de France sur la tête de Robert, son second fils. Isabelle, Bjarni, Eudes, Jean et Jason décident d’aider le jeune roi et, avec l’appui des Normands, ils remportent une victoire décisive à Villeneuve-Saint-Georges. Cependant, Bjarni et Isabelle décident de ne plus servir Henri qui s’est montré injuste envers ceux qui ont sauvé sa couronne. La reine Constance meurt à Melun, un an après son époux. Johan, le prince de Salerne, envoie à Paris des assassins pour tuer Jason et enlever Abella. Jean sauvera son fils et ce dernier devra aller jusqu’en Italie pour retrouver son épouse.

Robert le Magnifique part en pèlerinage à Jérusalem avec Bjarni, mais seul le Viking reviendra de ce périple. Ainsi, Guillaume le Bâtard est duc de Normandie à l’âge de huit ans. Lou-Leif devient son garde du corps. Bjarni finit par retrouver Eudes de Blois dans un duel et le tue. Tandis que Lou et toute la famille passent la Noël à Châlus, ils sont assiégés par une « milice de Dieu », menée par un moine fanatique et Lisois d’Amboise. Guy-Lou et Lou-Leif tomberont amoureux de deux sœurs jumelles, Hélène et Élise. Le seigneur de Châlus montrera qu’il a de la ressource et les assiégés mettront leurs ennemis en déroute. Lou est gravement blessé lors du siège et demande à son fils Jean de ne pas le soigner. Mais c’est sans compter sur Jason et Abella qui tireront le seigneur de Châlus des griffes de la mort.

Tome 8 : La Main de Fer

Après le siège de son fief, Lou doit restaurer Châlus et reconstruire son église. Il fait appel à un bâtisseur limougeaud. Il en profite pour procéder à des améliorations de l’ancestrale araire utilisée pour le labour par ses paysans. Guy-Lou et Lou-Leif se marient dans les fiefs de leurs parents avec les jumelles Hélène et Élise. Bjarni, aidé de Jason et Jean, dévie le Couesnon, petit fleuve frontalier entre Bretagne et Normandie, de manière à ce que le Mont-Saint-Michel devienne normand. Alain III, le duc de Bretagne, menace d’envahir la Normandie, Isabelle et Brunehilde vont négocier avec lui. Le duc tente d’abuser de Brunehilde qui doit l’empoisonner pour ne pas être violentée. En Germanie, l’empereur Henri envoie Guy-Lou espionner le roi Samuel Aba de Hongrie, qui martyrise les chrétiens sur ses terres. Les Germains iront ensuite destituer ce roi païen pour remettre sur le trône le très chrétien Pierre Orseolo. Édouard, le cousin du jeune duc Guillaume, est sacré roi d’Angleterre. Guillaume se débarrasse de Raoul de Gacé et nomme Lou-Leif connétable de Normandie. En France, la reine Mathilde de Frise et sa fille meurent de la diphtérie. Guy est atteint par ce mal, mais Jean et Jason le sauvent en réalisant une trachéotomie. Le duc d’Aquitaine emmène Lou pour une campagne en Gascogne afin de soumettre le seigneur de Lectour. Lou rentre à Châlus, il souffre depuis plusieurs mois d’une angine de poitrine qui l’oppresse comme « une main de fer ». Lou fait un infarctus lors d’une partie de pêche dans la Tardoire et il décède au pied de son château. Mathilde décède à son tour quelques semaines plus tard.

EMPOISONNEMENT

Par cette belle matinée de printemps de l’an de grâce 1046, le comte Bjarni de Dreux et son épouse, dame Isabelle, déjeunaient au bec à bec.

— Notre château me semble bien vide quand les enfants ne sont pas là, se plaignit Isabelle.

— Je te rappelle que les « enfants », comme tu dis, ont trente ans pour Lou-Leif, qui est déjà père de famille, et vingt et un ans pour Brunehilde ; ce ne sont plus des marmots, répliqua Bjarni.

— Certes, mais je les revois toujours, tous les deux enfantiaux et sautant sur les genoux de Lou à Châlus.

Comme à chaque fois, quand elle parlait de son père, Isabelle avait de l’émotion dans la voix. Le seigneur de Châlus avait rendu son âme à Dieu quelques mois plus tôt, et, contre toute attente pour ce batailleur invétéré, la chose s’était faite paisiblement, au bord de sa rivière à Châlus, en sa soixante-dix-neuvième année ; Mathilde l’avait suivi pour le grand voyage un mois plus tard. Bien que ces tristes événements se soient produits quelque temps auparavant, Isabelle ressentait toujours un grand manque suite à la disparition de ses parents. Bjarni connaissait les émotions de son épouse et reprit la conversation pour chasser les sombres idées de l’esprit d’Isabelle :

— Je ne sais où courent encore nos rejetons, dit-il, ils ne quittent plus le duc Guillaume ces temps-ci. La dernière fois que j’ai vu Lou-Leif, il m’a dit qu’il voulait étrangler de ses propres mains Raoul de Gacé, l’ancien connétable de Normandie auquel il a succédé.

— Pourquoi ce regain d’animosité ? s’étonna Isabelle.

— Parce que Raoul avait juré de ne plus intervenir dans les affaires de Normandie quand Guillaume l’avait congédié, et, naturellement, le bougre continue de comploter avec les ennemis du duc, alors tu connais notre fils pour ce qui est des gens qui ne tiennent pas leur parole.

— Ah, celui-là, il n’est pas fils de Viking pour rien ! reprit Isabelle avec un sourire à l’évocation de son rejeton adoré. Heureusement que j’ai vu Brunehilde pour qu’elle modère son frère et que Guillaume se contente de disgracier Raoul. Rien de tel qu’un meurtre pour liguer tous les barons de Normandie contre le petit duc.

— Décidément, tu ne vois pas passer le temps, il n’est plus question du « petit duc », ma chère épouse, Guillaume a dix-neuf ans, il doit maintenant revendiquer son titre et son domaine.

— Certes, mon cher époux, mais il va falloir user d’un peu de diplomatie, les barons normands étaient ravis de la mise sous tutelle de leur duc. Ils ont eu les mains libres pendant plus de dix ans pour gérer à leur gré leurs domaines depuis la mort de Robert le Magnifique. Ils ont construit moult châteaux adultérins1, sans autorisation aucune. Ils vont voir d’un très mauvais œil le retour d’un duc et d’une autorité à laquelle ils devront faire allégeance.

— Ce d’autant plus que les Richardides estiment qu’ils sont, pour diriger le duché, d’un meilleur sang normand que Guillaume, qu’ils continuent d’appeler « le Bâtard », maugréa Bjarni.

— Exactement, alors tu comprends pourquoi il va falloir user de quelque diplomatie ? insista Isabelle.

— Tu connais mes idées sur la diplomatie envers les traîtres, persista Bjarni, elles rejoignent celles de mon fils : quelques têtes coupées de-ci de-là et plantées sur quelques piques, quelques pendus aux poternes des châteaux adultérins, rien de tel pour ramener les rebelles dans le droit chemin.

— Oui, le célèbre sens du dialogue viking ! rétorqua Isabelle.

Le seigneur de Dreux n’eut pas le temps de répondre à sa dame car il fut interrompu dans sa discussion par un garde qui vint annoncer l’arrivée d’un visiteur :

— Messire, un homme demande à vous voir, même si je ne sais pas si on peut parler d’un homme étant donné la difformité dont Dieu l’a affligé.

— Vu ta description, il doit s’agir de Golet, répondit Bjarni. Fais-le entrer et sache qu’il est homme tout autant que toi.

Le comte de Dreux et son épouse connaissaient bien Golet le Bossu, jeune homme à la silhouette déformée par ce mal qui sévissait chez les enfants mal nourris et leur affublait souvent le dos d’une gibbosité2. Le duc Guillaume avait rencontré ce jouvenceau, qui avait à peu près le même âge que lui, lors d’une foire à Rouen où il était exhibé par un « montreur de monstres ». Le bateleur haranguait les foules, réclamant un denier pour toucher la bosse de Golet, ce qui était censé porter bonheur, guérir les femmes de leur infertilité ainsi que les hommes des ramollissements malencontreux du madrier.

Brunehilde, qui accompagnait le duc et son frère ce jour-là, avait fait remarquer que la condition de ce pauvre gamin était bien triste, obligé qu’il était de faire toucher sa bosse à tout le monde. Golet avait entendu les propos de Brunehilde et avait répondu :

— Au contraire, belle damoiselle, gagner un denier pour se faire toucher la bosse est une bonne affaire. Songez à ce que doivent se faire toucher les ribaudes pour obtenir la même somme !

— Tout comme elles, tu as un souteneur qui t’exploite, avait fait observer Guillaume, amusé par cet infirme qui prenait son mal avec philosophie. Tu ne dois recevoir qu’une faible partie de ce denier.

— N’est-ce pas la condition de tout un chacun sur cette terre ? avait répondu Golet. Vous-même, messire, n’avez-vous pas une bande de souteneurs que vous entretenez de vos largesses ?

— Dis donc, le drôle, je vais te redresser la bosse pour t’apprendre à parler avec plus de déférence au duc Guillaume, était intervenu Lou-Leif.

— Plaise à vous de n’en rien faire, messire, vous me priveriez de mon gagne-pain, avait plaidé Golet, pas plus impressionné que cela par l’imposante stature de Lou-Leif. Je ne sais pas quelle partie de mon corps je me ferai toucher si je n’ai plus de bosse, même si, pour l’infertilité des dames, j’ai bien une petite idée.

Guillaume avait trouvé cet impudent maraud plutôt amusant et avait décidé de le garder auprès de lui. C’est ainsi que Golet était devenu le bouffon officiel du duc de Normandie.

C’est bien ce fameux Golet qui fut introduit par le garde dans la salle où discutaient Bjarni et Isabelle.

— Alors, mon ami, déclara le comte de Dreux, qu’est-ce qui nous vaut le plaisir de te voir en notre demeure ?

— Messire, si je viens vous déranger ainsi, c’est que l’affaire est urgente, répondit le bossu, qui, pour une fois, n’avait pas ce ton ironique et gausseur qu’on lui connaissait habituellement.

— Elle doit l’être, de fait, intervint Isabelle, car je ne t’ai jamais vu un air aussi sérieux.

— Figurez-vous, reprit Golet, que le duc m’a autorisé à rendre visite à ma mère qui travaille comme servante à Bayeux, au château de Renouf de Briquessart.

— Ce Renouf n’est-il pas l’un des principaux Richardides hostiles à Guillaume ? demanda Isabelle.

— Si fait, madame, confirma Golet, et justement, en réponse à l’annonce de ma venue, ma mère m’a fait parvenir un courrier pour me dissuader de me rendre à Bayeux, car une grande réunion des barons hostiles au duc doit se tenir en ce château.

— Ce serait effectivement bien imprudent, mon ami, acquiesça Isabelle, tout le monde connaît ton attachement au service du duc.

— C’est précisément mon maître qui m’envoie vers vous, continua Golet à l’adresse de Bjarni. Le duc pense que si vous vous rendez à cette réunion, les rebelles n’oseront rien entreprendre contre lui : votre force de persuasion est notoire.

— Cette idée ne me semble pas judicieuse, intervint Isabelle avant que son homme ne réponde. Aller se jeter dans la gueule du loup est fort dangereux, mon époux va se retrouver seul au milieu de cette bande de rebelles.

— C’est que le duc ne voyait personne d’autre qui soit à la fois fidèle à sa cause et doté de suffisamment d’autorité pour ramener à la raison les barons de Basse-Normandie.

— Je pense en effet qu’un petit voyage à Bayeux pourrait s’avérer salutaire pour la cause de Guillaume, estima Bjarni.

— Je n’aime pas ça, reprit Isabelle, tu seras à leur merci.

— Ils n’oseront jamais attenter à la personne d’un comte, répliqua Bjarni. Je les connais tous, ce sont des poules mouillées qui pérorent quand elles sont en bande mais s’éparpillent en piaillant dès que le renard arrive.

— Je te rappelle qu’ils ont facilement recours à l’assassinat, souviens-toi de Gilbert de Brionne et Osbern du Crépon, continua Isabelle sans démordre de son idée.

— Je prendrai Orlof avec moi ainsi qu’une dizaine d’hommes, assura Bjarni, mais il ne faut pas laisser cette réunion se tenir sans intervenir, ces gens vont se monter les uns les autres et Dieu seul sait ce qu’ils peuvent décider si personne ne leur apporte la contradiction.

Isabelle savait que Bjarni n’avait pas tort : si on laissait les grands barons de Basse-Normandie entre eux, ils étaient bien capables de nommer un autre duc que Guillaume et de marcher sur ce dernier pour le destituer. Il se murmurait que Guy de Brionne pourrait mener cette coalition et chercher à s’emparer de la couronne ducale. Simplement, la comtesse de Dreux n’aimait pas l’idée que son époux se rende seul au milieu de cette bande de coupe-jarrets.

— Tu n’as aucune légitimité pour te rendre à cette réunion, argumenta-t-elle, tu n’y es pas invité et tu n’es même pas normand. Je te rappelle que Dreux est un fief de la couronne de France qui dépend donc du roi Henri.

— Que je ne sers plus depuis de nombreuses années, comme tu le sais. J’avais fait vœu d’allégeance à Robert le Magnifique, il est normal que je défende les intérêts de son fils.

— Plus entêté qu’un Viking qui flaire la perspective de quelque combat, ça n’existe pas ! se lamenta Isabelle. Fais donc ce que tu veux, comme à ton habitude.

Golet ne savait que dire, ce qui lui arrivait rarement. Il voyait bien qu’il avait introduit un point de désaccord entre le comte et la comtesse de Dreux, il s’en voulait un peu.

— Je vous accompagnerai, messire Bjarni, dit-il, non pas que je sois de quelque utilité en cas de bataille, mais je connais bien les lieux ainsi que le château, où j’ai été élevé.

— Moi aussi je serai de ce voyage, ajouta Isabelle, il n’est pas question que je te laisse dialoguer à coups de hache avec ces renégats, un peu de diplomatie féminine sera la bienvenue.

Bjarni comprit qu’il ne servirait à rien de tenter de dissuader sa femme de l’accompagner : s’il était têtu comme un Viking, elle était entêtée comme une Limousine et, après plus de trente-cinq ans de fréquentation rapprochée de cette race, il ne savait toujours pas qui avait le crâne le plus dur dans son couple.

À quelque cent dix lieues de Dreux, au château de Bayeux, la forteresse de Renouf de Briquessart, vicomte du Bessin, trois hommes étaient en pleine discussion. Il s’agissait de Grimoald du Plessis, d’Hamon le Dentu, le baron de Creully, et de Néel de Saint-Sauveur, le vicomte du Cotentin :

— Mes espions auprès de Guillaume m’ont informé que le Bâtard est au courant de notre réunion de la semaine prochaine et qu’il voudrait nous dépêcher Bjarni de Dreux pour venir plaider sa cause, déclara Grimoald.

— Ceci est ennuyeux, répondit Néel. Ce maudit Viking pourrait bien faire pencher les hésitants du côté de Guillaume, rien ne nous oblige à le recevoir, il est vassal du roi Henri et n’est même pas normand.

— S’il a l’audace de venir jusqu’à nous, commenta Hamon, nous pourrions en profiter pour l’occire. C’est le principal soutien militaire du Bâtard, ce serait lui porter un coup terrible que de le priver de l’aide du Viking.

— Nous ne pouvons pas nous permettre cela, ce serait déclarer ouvertement la guerre à Guillaume, estima Grimoald. La majorité des seigneurs de Haute-Normandie soutiendrait le Bâtard dans cette affaire.

— Le bougre pourrait être attaqué sur la route par des bandits et périr de manière inopinée, poursuivit Hamon. Personne ne pourra jamais prouver que nous y sommes pour quelque chose.

— Le vaincre les armes à la main n’est pas une mince affaire, reprit Néel, surtout qu’il ne viendra sûrement pas seul, il n’est pas tombé de la dernière rosée.

— Il suffit de mettre assez d’hommes dans l’affaire, persista Hamon, et de prévoir le cas où nous ne l’emporterions pas par les armes.

Bjarni et sa troupe cheminaient depuis deux jours en direction de Bayeux. Ils avaient fait halte pour la première nuit à Concheen-Ouche et avaient repris le chemin de Bernay au matin. Isabelle cheminait à côté de son époux et Golet animait la conversation pour les distraire pendant le voyage. Orlof et dix hommes de la garnison de Dreux constituaient le reste de la compagnie amenée par Bjarni.

— Êtes-vous au courant des derniers événements survenus en Angleterre ? demanda le bouffon. J’avoue que je ne comprends rien aux histoires de ces foutus Anglo-Saxo-Danois qui changent constamment de roi.

— Oh, j’ai suivi ça de près ! déclara Isabelle, qui n’avait pas renoncé à tout connaître de ce qui se passait en ce bas monde. Tu sais que Knut le Hardi avait succédé à son père Knut le Grand.

— Celui qui ne s’était jamais remis d’un chagrin d’amour de jeunesse, susurra Golet, glissant un regard malicieux vers Isabelle.

— Celui-là même, répondit Isabelle, sans faire de commentaire.

Golet, devant l’œil habituellement bleu, mais devenu soudain noir, que lui jeta Bjarni, jugea bon de ne pas poursuivre dans cette voie.

— Eh bien ! ce Knut le Hardi s’était vu dépossédé de la couronne d’Angleterre par son demi-frère Harold, continua Isabelle.

— Celui qui avait fait crever les yeux et puis crever tout court ce pauvre Alfred, le fils cadet d’Emma de Normandie et d’Ethelred le mal avisé ?

— On ne peut rien te cacher, continua Isabelle. Knut le Hardi entreprit une expédition pour aller châtier cet impudent demi-frère et récupérer par la même occasion sa couronne d’Angleterre.

— Qu’il portait comme son père par-dessus la couronne du Danemark ?

— Absolument, confirma Isabelle. Mais, à peine débarqué en Angleterre, Knut apprenait la mort de Harold et, faute d’ennemi, il se voyait restituer la couronne d’Angleterre. Ayant du mal à diriger ses deux royaumes séparés par une mer, il fit appel à un autre de ses demi-frères, mais du côté de sa mère, celui-là : Édouard, le frère aîné de cet infortuné Alfred.

— Oui, celui qui avait voulu débarquer en Angleterre avec deux barcasses et trois soldats de bois, ironisa Golet.

— À peu de chose près, confirma Isabelle en souriant des raccourcis que faisait le bossu. Et, finalement, Knut le Hardi étant mort d’une apoplexie à l’âge de vingt-cinq ans, c’est cet Édouard qui est roi d’Angleterre depuis bientôt trois ans. Nous sommes allés assister à son sacre avec Guillaume.

— Si j’en crois la rumeur, le bougre n’aurait pas consommé son mariage avec Édith de Wessex, affirma Golet. La cérémonie remontant à l’année dernière, on peut considérer que notre Édouard est noué de l’aiguillette, on le dit plus assidu à la messe qu’à la fesse.

— Golet, pourrais-tu garder tes plaisanteries douteuses pour les conversations entre soudards et éviter de tenir de tels propos devant ma femme ? intervint Bjarni.

— Oh, pour moi qui ai connu Étienne, ce genre de plaisanterie n’est pas inhabituel, rappela Isabelle. Et, pour clore cette histoire, sache qu’on nomme maintenant Édouard « le Confesseur » à cause de ce penchant immodéré pour la messe.

Golet se pencha à l’oreille de Bjarni et, veillant à ne pas être entendu d’Isabelle, murmura :

— Tandis que moi on m’appelle « le con baiseur » à cause de mon penchant immodéré pour la fesse.

Bjarni esquissa un sourire à ce vilain jeu de mots, mais il fut soudain interrompu dans sa bonne humeur par une bande d’hommes armés qui jaillirent des fourrés en bordure du chemin.

— Que voulez-vous, marauds ? cria Bjarni, tout en s’approchant d’Isabelle pour la protéger d’une éventuelle attaque.

Les assaillants ne prirent pas la peine de répondre, ils se ruèrent sur les voyageurs. Orlof n’était pas né de la dernière pluie, en quelques consignes brèves il fit prendre place à ses hommes autour de Bjarni, Isabelle et Golet, pour les protéger le plus efficacement possible. Bjarni évalua le nombre des assaillants à une cinquantaine, ils n’étaient que douze hommes avec Isabelle qui, une arme à la main, pouvait facilement être comptée pour un combattant de plus. Le comte de Dreux donna son épée à sa femme et se saisit de sa hache pour aller « dialoguer » avec ces malotrus. Orlof avait adopté la même stratégie et les deux Vikings firent d’emblée un grand carnage parmi leurs adversaires, ce qui, malgré leur infériorité numérique, mit du baume au cœur à leurs hommes. Le combat fut acharné, même Isabelle y participa en écharpant deux ennemis avec l’épée de Bjarni, pourtant bien trop lourde pour elle. Golet, quant à lui, n’était pas très doué pour les batailles, il brandissait son épée face à une grosse brute et ne donnait pas cher de sa peau, quand il vit tout à coup la tête de la grosse brute se détacher de son corps et voler à trois mètres sous un coup de hache de Bjarni, qui surveillait le bouffon du coin de l’œil depuis le début du combat, veillant à ce qu’il ne lui arrive rien de fâcheux. Bientôt la bataille cessa faute d’adversaire, les cinquante assaillants gisaient au sol.

— Bizarre pour des bandits ! lâcha Bjarni en essuyant sa hache sur le surcot d’un des ennemis gisant à ses pieds. D’habitude, les maraudeurs s’enfuient quand ils voient que les choses tournent mal pour eux, ceux-là se sont fait massacrer sur place, jusqu’au dernier, comme des soldats aux ordres.

— Bjarni ! appela Isabelle, viens vite, Orlof est touché.

Le comte de Dreux se précipita au chevet de son lieutenant qui effectivement se tenait le ventre, dans lequel il avait pris un profond coup d’épée.

— Eh bien, monseigneur, maugréa le grand Viking en grimaçant, ne m’en veuillez pas mais je vais devoir quitter votre service, il semble qu’un de ces maudits Francs ait réussi l’impensable : mettre à terre un Viking.

— Ne dis pas de bêtise, répondit Bjarni, nous allons bien trouver sur cette route un endroit pour te faire soigner.

— Il y a une abbaye bénédictine réputée à Bernay, intervint Golet. Les moines y connaissent la médecine.

— Allons-y, répondit Bjarni, dépêchons-nous, combien avons-nous perdu d’hommes ?

— Cinq, annonça Isabelle qui avait fait les comptes, et, sur les cinq survivants, un autre est blessé au ventre comme Orlof.

Il restait quatre lieues pour atteindre Bernay, les hommes de Bjarni les parcoururent en deux heures : on ne pouvait hâter trop le pas à cause des deux blessés. Orlof mourut avant d’arriver à l’abbaye. L’autre blessé fut pris en charge par les moines qui se précipitèrent au-devant des Drouais en les voyant arriver en aussi piteux état.

Un moine d’un certain âge s’avança vers Bjarni :

— Je suis Édouard de Creully, prieur de ce monastère, que vous est-il arrivé ?

— Nous avons été attaqués sur la route par une bande de maraudeurs.

— La région en est pleine, se lamenta le moine. Venez, vous allez vous rafraîchir un peu après de telles émotions. Vos hommes n’ont qu’à se rendre au réfectoire du prieuré. Quant à vous, messire, ainsi que votre gente dame, venez avec moi dans mes demeures, j’ai de quoi étancher votre soif.

— Mon époux va vous suivre tout seul, déclara Isabelle. De mon côté, je vais voir comment on s’occupe de notre homme blessé au ventre, je vous rejoindrai ensuite.

Le comte de Dreux suivit le moine dans ses appartements, les deux hommes prirent place autour d’une petite table et un novice leur apporta un pichet de vin. Bjarni avait le gosier sec. À soixante et un ans, il avait toujours son habileté légendaire pour le maniement des armes, mais le souffle était plus court.

— Vous ne buvez pas avec moi, l’abbé ? demanda le Viking en portant la coupe à ses lèvres.

— Le vin nous est interdit selon la règle de saint Benoît, expliqua le moine, mais cela ne doit pas vous dispenser de boire à votre soif, messire Bjarni.

Tout en buvant un long trait de vin frais, Bjarni se fit la remarque qu’il n’avait pas donné son identité à ce moine qui semblait pourtant connaître son nom. Ses réflexions n’allèrent pas plus loin : une violente douleur le prit au creux de l’estomac, comme un feu lui déchirant les entrailles. « Du poison, songea-t-il, ce moine m’empoisonne ! »

L’abbé s’était reculé de la table et il regardait le Viking tituber puis choir à genoux en se tenant le ventre. Un sourire mauvais éclairait son visage. Bjarni comprit que le moine avait sciemment mis du poison dans son vin. Dans un dernier effort, il tira sa dague de son fourreau et la lança vers le moine. La lame traversa le gosier de l’abbé qui s’écroula dans un glapissement. Les deux hommes tombèrent en même temps, tous deux étaient morts avant d’avoir touché le sol.

Isabelle et Golet étaient auprès du soldat blessé pendant l’attaque, sa plaie était superficielle, ne semblant pas avoir ouvert la grande cavité du ventre.

— Il devrait s’en tirer, commenta Isabelle. Mon frère m’a toujours expliqué que, quand les boyaux n’étaient pas lacérés, on pouvait guérir d’une plaie du ventre.

— Quelque chose me tracasse l’esprit, dit Golet, qui semblait depuis un moment penser à autre chose qu’à la blessure du soldat. Ce prieur est de la famille de Creully, nous a-t-il dit.

— Et alors ? demanda Isabelle, qui ne connaissait pas cette famille.

— Hamon le Dentu, l’un des principaux meneurs de la rébellion contre Guillaume, est baron de Creully.

— S’il est de sa parentèle, nous ne sommes peut-être pas en territoire ami, observa Isabelle, soudain soucieuse. Il faut prévenir Bjarni et ne pas nous attarder dans cette abbaye.

Tout à coup, des cris retentirent dans le cloître :

— Un malheur est arrivé, criait un novice à l’autre bout de la cour intérieure du cloître, le prieur et son hôte, mon Dieu !

Isabelle fut la première à réagir et à courir vers ce moine ; Golet lui emboîta le pas.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle en secouant le novice pour lui faire reprendre ses esprits.

— Morts ! ils sont morts, bredouilla le moine.

— Où ça ? hurla Isabelle.

— Venez ! répondit le jeune.

Ils n’eurent pas à cheminer beaucoup pour arriver dans les appartements de l’abbé et découvrir les deux corps. Isabelle se rua sur Bjarni, mais, dès qu’elle aperçut son visage, elle sut qu’il était mort. Prenant sa tête entre ses mains, elle fondit en larmes. Son époux n’avait pas de blessure, soit il était mort d’apoplexie, soit il avait été empoisonné.

Golet s’approcha d’Isabelle et, lui posant une main sur l’épaule, dit doucement :

— Le moine a la dague de sire Bjarni plantée en travers du gosier. Je pense que votre époux a été empoisonné par le moine, qu’il s’en est aperçu avant de passer, et qu’il a fait justice lui-même.

Isabelle n’était pas en état de prononcer la moindre parole, elle n’arrivait pas à retrouver son calme, elle pleurait toutes les larmes de son corps. Les quatre hommes d’armes survivants firent irruption dans la salle, épée au poing. Quand ils constatèrent que leur seigneur était mort, ils se retournèrent vers les moines qui, eux aussi, étaient accourus en nombre. Les soldats de Dreux avaient besoin de donner libre cours à leur rage et à leur désespoir d’avoir perdu un aussi bon maître. Bjarni était leur dieu vivant et ce dieu venait d’être assassiné dans cette abbaye. Ils allaient massacrer tous les moines et mettre le feu à ce sinistre bâtiment.

Un soldat empoigna par le col le premier moine qui se trouvait à sa portée et il s’apprêtait à lui plonger son épée dans l’abdomen quand Isabelle se releva.

— Arrêtez ! cria-t-elle aux hommes. Les moines n’y sont pour rien, ils auraient fui s’ils avaient quelque chose à se reprocher. Seul le prieur est coupable et Bjarni a fait justice. Prenez le corps de mon mari et quittons ce lieu maudit.

Les moines fournirent à Isabelle et à ses cinq compagnons une charrette pour ramener les corps de Bjarni et d’Orlof. Golet s’approcha d’Isabelle :

— Madame, il faut que vous rentriez à Dreux pour y mettre votre époux en terre, ainsi que son fidèle lieutenant. De mon côté, je compte poursuivre notre voyage de manière discrète jusqu’à Bayeux, je veux entendre ce qui va se dire à cette réunion et je veux connaître les commanditaires de ce meurtre. L’heure de la vengeance viendra.

— Va, Golet, dit Isabelle, je veux savoir qui a décidé de l’assassinat de Bjarni et celui-là, je le tuerai moi-même.

Comme tout le monde, Golet avait entendu parler de ce Lou de Châlus, le père d’Isabelle, un seigneur légendaire implacable avec les ennemis de sa famille. Il n’avait pas connu cet homme, mais dans l’œil d’Isabelle il vit le feu. Il sut que les troubadours n’affabulaient pas quand ils parlaient de la fureur de Lou dans les combats ; cette fureur, il venait de la voir sur le visage de sa fille.

1. Terme utilisé pour désigner les châteaux construits par un vassal sans l’autorisation de son suzerain.

2. Le rachitisme.

VALOGNES

Golet quitta Isabelle et sa petite troupe une heure plus tard. Soixante lieues le séparaient de Bayeux. En une journée il gagna Lisieux, il lui en fallut une autre pour rejoindre Caen et une dernière pour apercevoir les tours du château de Renouf à Bayeux. Quand il arriva à quelques lieues du château, Golet continua son chemin avec prudence : il était facilement reconnaissable avec sa bosse, car chacun savait que le bouffon du duc était gibbeux. Si les hommes de Renouf l’interceptaient, il finirait la journée ballotté par le vent, ce qui n’était pas désagréable, mais pendu au bout d’une corde, ce qui était nettement moins plaisant. Il emprunta donc les sentiers détournés qu’il connaissait depuis son enfance et décida de se rendre chez sa mère, qui vivait près de Saint-Vigor, à moins de deux lieues du château. La vieille servante n’en revint pas de voir son fils surgir sur le pas de sa porte à la nuit tombée.

— Je t’avais dit de ne pas venir, s’émut la femme, même si l’éclair de joie dans ses yeux exprimait tout le bonheur qu’elle éprouvait à revoir son rejeton.

— Il faut que j’entende ce qui va se dire à cette réunion, expliqua Golet, il en va de la sécurité et peut-être de la vie de notre duc.

La vieille dame connaissait la dévotion de son fils pour Guillaume le Bâtard. Même si elle ne pouvait s’en vanter dans cette partie de la Normandie plutôt hostile au duc, elle en concevait une grande fierté. Son fils bossu, promis à une existence misérable et de malheur, avait su s’accommoder de sa malformation et s’attirer les sympathies d’un haut personnage. Le statut de bouffon était très envié et mettait en tout cas son rejeton à l’abri du besoin.

— Comment veux-tu entendre toutes ces comploteries ? s’inquiéta la mère. Si tu parais au château, tu seras immédiatement reconnu et emprisonné.

— C’est pourquoi je ne compte pas paraître ! Ce n’est pas à toi que je vais apprendre qu’il existe moult couloirs secrets au château, le grand-père de Renouf avait l’obsession des passages dérobés et des tunnels quand il a fait construire sa forteresse.

— La plupart de ces passages sont totalement oubliés et probablement peu praticables, assura la femme.

— C’est exactement ce qu’il me faut, continua Golet, imperturbable. Sais-tu quand doit avoir lieu cette entrevue ?

— Je pense que c’est pour demain, nous devons être à pied d’œuvre dès cinq heures du matin pour préparer les chambres et les repas de tous ces beaux seigneurs.

— Très bien, il faut que je rentre au château avec vous, jusqu’aux cuisines, ensuite je me débrouillerai.

— Comment veux-tu aller aux cuisines sans être vu ?

— À cinq heures il fait encore nuit, combien serez-vous à vous rendre au château à cette heure-là ?

— Une trentaine, répondit-elle.

— Un de plus, un de moins, personne n’y prêtera attention, conclut Golet.

Le groupe compact des vilains qui se rendaient à la demeure du comte pour y travailler avançait sur le pont-levis de la forteresse de Bayeux, le premier de cette troupe portait une lanterne car il faisait encore nuit noire. Golet était au côté de sa mère au milieu du groupe. Il avait revêtu un grand manteau qui avait appartenu à son père et mis quelques chiffons dans son dos, du côté non bossu, cela lui donnait un air voûté, mais personne n’aurait pu deviner qu’en fait il était gibbeux. Les gardes les laissèrent passer sans même un regard pour ces loqueteux. Golet connaissait chaque recoin de ce château et, arrivé aux cuisines, il ne tarda pas à retrouver l’interstice entre la grande cheminée et l’escalier qui descendait aux caves, dans lequel il aimait à se cacher autrefois. Il savait que ce passage continuait vers les appartements du seigneur et il entreprit de refaire le chemin qu’il parcourait enfant. Sa mère ne s’était pas trompée, personne n’était passé par là depuis des années, les toiles d’araignées pouvaient en témoigner et il dérangeait à chaque pas quelques gros rats qui n’en revenaient pas de découvrir un nouveau locataire en ces lieux.

Le passage était étroit. Enfant, il s’y faufilait sans peine, mais aujourd’hui il devait avancer de profil et les murs lui râpaient à la fois le dos et le ventre. Il parvint néanmoins à l’endroit qu’il avait prévu, en arrière de la grande cheminée de la salle de réception. Un trou dans le mur se trouvait là. Les bâtisseurs l’avaient placé à cet endroit pour améliorer le tirage du conduit, du moins c’était la version officielle de l’époque. Golet avait toujours pensé que le vieux comte de Bayeux avait laissé cette ouverture pour pouvoir entendre et voir tout ce qui se passait dans la grande salle du conseil en son absence. Quoi qu’il en soit, la cachette était idéale pour espionner, mais le problème, c’est que les serviteurs du château étaient en train d’allumer un grand feu dans la cheminée, ce qui allait bientôt gêner la vue de Golet sur la salle. Le bouffon craignait également que la fumée de l’âtre ne l’oblige à quitter les lieux, mais il eut l’agréable surprise de constater qu’il n’en était rien : la prise d’air attisait le feu, mais la fumée remontait par le conduit principal. Bientôt, les serviteurs chargés d’allumer le feu quittèrent la grande pièce et Golet n’eut qu’une demi-heure à attendre avant que quatre hommes pénètrent dans la salle. Entre les flammes, Golet réussit à les identifier : il y avait là Renouf de Briquessart, le maître des lieux, ainsi qu’Hamon le Dentu, Grimoald du Plessis et Néel de Saint-Sauveur.

— Mes amis, commença Grimoald, cette journée est à marquer d’une pierre blanche. Nous avons éliminé l’un de nos principaux ennemis : Bjarni, ce maudit Viking, est mort.

— Quoi ? s’étonna Renoulf. Es-tu sûr de la nouvelle ? Ce serait un vrai miracle de Dieu.

— Dieu n’a rien à voir dans cette affaire, reprit Grimoald, c’est le résultat d’une opération que nous avons sagement menée tous les trois.

— Sont-ce nos hommes qui ont réussi à l’occire dans le guet-apens ? demanda Néel.

— Point du tout, répondit Hamon. Comme je l’avais prévu, le bougre, avec sa garde, a réussi à décimer notre troupe, mais, toujours comme je l’avais prévu, il est allé faire soigner ses blessés à l’abbaye de Bernay, dont mon frère est le prieur.

— Et alors ? demanda Néel.

— Alors Édouard a fait ce que je lui avais demandé : il a servi un vin empoisonné à ce Bjarni. Il a payé de sa vie cet acte héroïque, le maudit Viking a réussi, dans une dernière convulsion, à lui lancer sa dague dans la gorge.

— Nous honorerons la mémoire de ton frère, assura Renouf.

— Il a rendu un service immense à la cause, ajouta Néel.

Golet fulminait derrière son mur, il avait sous les yeux les trois commanditaires de l’assassinat de Bjarni.

— La réunion de cet après-midi sera décisive pour notre parti, reprit Renouf. Il nous faut convaincre les grands barons normands de déposer le Bâtard et de nommer Guy de Brionne duc à sa place. J’ai discuté avec le Bourguignon la semaine dernière, il est d’accord pour prendre la tête de notre cause et revendiquer le duché.

— Pourquoi nommer un Bourguignon à la tête du duché de Normandie ? maugréa Hamon. Je connais un tas de nobles seigneurs dont le sang normand est tout aussi pur que le sien.

— Guy est, certes, bourguignon par son père Renaud, le comte de Bourgogne, expliqua Renouf, mais il est aussi le fils d’Adélaïde, la sœur de Robert le Magnifique, c’est le cousin du Bâtard, mais lui est de sang pur, non souillé par une quelconque villageoise de Falaise.

— En outre, il possède deux belles forteresses dans notre duché, ajouta Néel : Brionne, sur la Risle, et Vernon, sur la Seine.

— Le paradoxe, c’est que Guillaume, le Bâtard lui-même, a donné Brionne à Guy, expliqua Renouf. Il s’agissait de la forteresse de Gilbert de Brionne son tuteur, fort opportunément occis sur les ordres de notre ami Raoul de Gacé.

— Va pour ce Guy, concéda Hamon. De toute façon tout vaut mieux que le Bâtard.

Sur ces bonnes résolutions, les trois hommes quittèrent la pièce. Golet n’en revenait pas de ce qu’il venait d’entendre : ainsi, c’est Guy de Brionne qui allait mener les rebelles contre son maître ! Ce Guy était également très jeune, il devait avoir environ deux ans de plus que Guillaume, et était réputé pour sa grande ambition. Héritier légitime du comté de Bourgogne, voilà qu’il lorgnait désormais sur la Normandie. Le fol appétit de pouvoir de certains grands de ce monde ne cessait d’étonner le bouffon, mais il savait également qu’à trop gournifler, la panse pouvait en exploser. Il souhaita de tout son cœur qu’une explosion du gastre terrasse ce Guy trop gourmand.

La réunion des grands devait avoir lieu l’après-midi, Golet ne voulait pas revenir dans les cuisines où il risquait d’être démasqué. Il décida de rester dans sa cachette, qui était pourtant fort inconfortable, coincé qu’il était entre deux murailles, il lui était même impossible de s’asseoir. Il dut attendre quatre heures avant que quelque chose d’intéressant ne se produise dans la salle. Il était à demi endormi par la chaleur des pierres de la cheminée dans laquelle le feu avait continué d’être entretenu, mais il fut tiré de sa somnolence par l’arrivée de nombreux personnages dans la pièce qu’il surveillait. Sans surprise, le premier à apparaître fut Renouf, qui fit entrer à sa suite nombre de seigneurs. Golet était ébahi en reconnaissant la plupart des grands de Basse-Normandie. Néel, Grimoald et Hamon étaient là, naturellement, ainsi que Guy de Brionne, comme annoncé le matin. Mais Raoul Tesson, le puissant seigneur du Cinglais, était aussi présent, ainsi que Raoul de Gacé, le tuteur de Guillaume, récemment disgracié. Golet compta une dizaine d’autres seigneurs bas-normands de moindre importance qu’il ne connaissait pas tous. Mais son inquiétude augmenta encore devant l’ampleur de la coalition car il reconnut Guillaume de Talou, le comte d’Arques, une puissante forteresse au nord-est du duché. La coalition dépassait largement la Basse-Normandie. Enfin, l’émoi de Golet fut à son comble quand il aperçut l’archevêque de Rouen lui-même, Mauger, le frère de Guillaume de Talou. « Par Dieu ! songea le bossu, il ne reste pas un baron normand fidèle à mon maître, même l’Église est contre lui. »

L’entrevue commença de manière solennelle :

— Mes amis, déclara Renouf, je vous remercie d’être venus jusqu’en mon château pour prendre part à ce qui, je l’espère, doit être la reconquête de la Normandie nouvelle par des hommes au sang pur.

Golet ne put s’empêcher de penser que les grands n’en étaient pas à une contradiction près : Mauger et Guillaume de Talou étaient deux fils bâtards de Richard II de Normandie, et ils étaient parmi ceux qui reprochaient à son maître son sang impur !

— Messeigneurs, la première question dont nous avons à débattre aujourd’hui, continua Renouf, est celle du choix de notre chef. Après avoir longuement réfléchi à la chose, le nom de Guy de Brionne m’est venu tout naturellement à l’esprit : il est le plus noble d’entre nous, sa vaillance et sa bravoure sont connues de tous.

Un brouhaha d’assentiments accueillit les propos de Renouf. L’affaire semblait entendue pour la plupart des seigneurs présents.

— Merci, mon ami, intervint Guy de Brionne, et merci également à vous, mes frères, de l’honneur que vous me faites en m’accordant votre confiance pour cette noble tâche. La conquête du duché ne sera pas une mince affaire : si nous sommes nombreux ici ce soir, beaucoup de petits seigneurs de moindre importance restent fidèles au Bâtard. Il nous faudra les convaincre de se rallier à notre bannière pour le bien de la Normandie.

— Si la raison ne l’emporte pas, intervint Hamon, nos épées sauront aider les récalcitrants à prendre la bonne décision.

C’est alors que Mauger prit la parole :

— Mes frères, mes amis, votre cause est noble et votre combat me semble chargé de sens, mais en tant qu’homme d’Église je me suis demandé si Dieu approuvait notre démarche. Est-il légitime à ses yeux de détrôner le Bâtard ?

— Et alors ? demandèrent plusieurs voix dans l’assistance. Que pense Dieu de cette entreprise ?

Les seigneurs attachaient de l’importance à l’avis de Mauger, tout le monde connaissait la réputation de l’archevêque, grand trousseur de jouvencelles et fort buveur. On disait même qu’il s’adonnait à la magie, mais il était le plus haut dignitaire religieux du duché et donc le plus à même de donner l’avis de Dieu dans cette histoire.

— Eh bien, messeigneurs, soyez rassurés, Dieu est de notre côté : la folle impudence du Bâtard à revendiquer notre beau duché l’a irrité, il donnera la victoire à notre parti, cela ne fait aucun doute.

Des cris d’allégresse vinrent ponctuer cette déclaration, il n’y avait plus à tergiverser, Dieu soutenait le projet.

— Mes amis, reprit Renouf, profitant de l’enthousiasme général, faisons tous serment aujourd’hui de frapper le Bâtard dès que nous en aurons l’occasion.

De nouveaux cris de joie accueillirent cette proposition. « Jurons ! », s’écrièrent plusieurs seigneurs. Mauger sortit une bible des replis de sa soutane et les conjurés vinrent un à un prêter serment sur le saint livre de frapper le duc Guillaume dès qu’ils en auraient la possibilité. Golet n’en revenait pas de la détermination qu’il voyait sur le visage des conjurés. Les affaires de son maître étaient au plus mal, songea-t-il, mais le pire restait à venir.

— Mes amis, continua Renouf, nous pourrions châtier cet impudent Bâtard encore plus vite que prévu. Je le fais suivre depuis plusieurs semaines, le bougre est à Valognes, tout près d’ici, où il chasse avec une faible escorte.

— Nous pourrions en profiter pour nous saisir de sa personne, assura Néel.

— S’en saisir est insuffisant, ajouta Hamon, il faut s’en débarrasser ; une fois le Bâtard mort, rien ne pourra barrer la route à Guy.

Un silence glacé s’abattit sur la salle. Comploter contre le duc était une chose, prévoir de l’occire en était une autre. Golet cherchait quelque trace d’hésitation sur le visage des conjurés. Raoul Tesson lui sembla le plus mal à l’aise ; le comte de Cinglais n’avait pas imaginé devoir aller jusque-là dans la rébellion contre Guillaume. Cependant, Raoul de Gacé, qui n’avait encore rien dit, ne laissa pas le doute s’installer dans l’esprit des conjurés :

— Mes amis, Hamon a raison, il nous faut aller jusqu’au bout de notre démarche et occire le Bâtard. Si nous nous contentons de l’emprisonner, il trouvera toujours quelque défenseur de sa cause pour s’opposer à nous, la guerre civile ravagera le duché. Le moyen le plus sûr d’épargner des vies est de mettre fin à la sienne.

Il s’abattit sur l’assemblée un nouveau silence pesant qui fut rompu par Hamon :

— Demain à l’aube, je pars pour Valognes avec mes hommes. Si je trouve le Bâtard, je lui fais son affaire. Qui est avec moi ?

À l’exception de Raoul Tesson, tous les seigneurs normands s’engagèrent à seconder Hamon dans ses intentions dès le lendemain.

Golet en avait assez entendu, il était consterné de voir la menace terrible qui pesait sur son maître de manière imminente. Il devait courir à Valognes de toute urgence prévenir Guillaume du danger qui le menaçait. Il réfléchit rapidement, il lui fallait gagner le nord du Cotentin dès cette nuit car les tueurs se mettraient en route le lendemain matin. Il ne pouvait cependant pas quitter le château en plein jour sans être repéré. Il devrait attendre que sa mère et les autres serviteurs du château quittent leur service à la nuit pour sortir avec eux. Il rebroussa chemin dans l’étroit boyau et s’arrêta à quelques coudées de l’entrée dans les cuisines. Il entendait les serviteurs s’affairer comme des abeilles dans une ruche pour préparer le grand repas du soir. Au bout d’un temps qui lui parut interminable, sa mère s’approcha du passage dérobé et lui murmura :

— Prépare-toi, nous quitterons le château dans une demi-heure environ, dès que la relève sera là juste avant le festin.

Golet n’eut pas de difficulté pour sortir de sa cache pendant que les équipes du jour et celles de la nuit se transmettaient les consignes pour le dîner. Il réajusta la boule de chiffon dans son dos et se joignit à l’équipe qui sortait du château. Arrivé chez sa mère, il n’avait qu’une hâte : sauter sur son cheval et courir prévenir Guillaume. Il prit néanmoins le temps de dire adieu à la vieille femme, puis il s’enfonça au galop dans la nuit sur la route du nord.

Le duc Guillaume avait passé une bonne journée. La chasse était la seule passion qu’il pratiquait avec déraison et son seul vice connu. On ne lui prêtait pas d’aventures avec quelques jouvencelles et, en cela, il différait beaucoup de son père, que l’on suspectait d’avoir troussé la moitié des filles de Normandie. De même, Guillaume mangeait et buvait avec modération, il supportait d’ailleurs fort mal les grandes ripailles et que l’on s’enivre en sa présence. Il était bon chrétien mais ne s’adonnait pas plus que de raison à sa foi, n’assistant qu’à deux messes par jour, ce qui était dans la moyenne normale des seigneurs de son temps. Par contre, pour la chasse, il était capable des pires excès. Il ne s’arrêtait qu’au bord de l’épuisement, ce qui n’arrivait qu’après des heures de folles chevauchées, car le fils de Robert était devenu un grand gaillard, très athlétique et doté d’une vigueur peu commune. Sur ce point, il ressemblait à son connétable et ami le plus cher, Lou-Leif, qui ne le quittait pas depuis sa plus tendre enfance et qui partageait avec lui sa passion pour la chasse de tous les types de gibiers. Un troisième chasseur acharné se joignait volontiers aux deux jeunes gens : il s’agissait de Brunehilde, la sœur de Lou-Leif, tout aussi assidue que les garçons à traquer le sanglier ou le cerf. Les trois amis, après une rude journée par monts et par vaux, étaient attablés devant un bon repas dans la demeure que Guillaume avait acquise à Valognes, près d’une des forêts où il aimait particulièrement chasser.

— Tu as renvoyé les hommes d’armes à Falaise ? demanda Lou-Leif.

— Oui, nous rentrerons dès demain, il n’était pas nécessaire de faire rester la garde cette nuit, les hommes avaient hâte de rejoindre leurs femmes.

— C’est imprudent, Guillaume, fit observer Brunehilde. Tu sais que les Richardides rêvent de te faire un sort, tu ne devrais jamais te départir de ta garde.

— Ils n’en sont pas encore à me tendre des traquenards sur les routes, répondit le duc.

— Je crois que si, Guillaume, affirma Lou-Leif. Ces gens n’ont aucun scrupule. Souviens-toi d’Osbern et Gilbert, eux non plus ne croyaient pas être en danger ! L’audace de ces marauds n’a pas de borne.

— Je me demande ce qui s’est dit à Bayeux, poursuivit Guillaume en éludant les conseils de ses amis, et si ton père a réussi à dissuader cette bande d’écervelés de comploter contre moi.

— Père n’est pas patient dans les négociations, commenta Brunehilde, il est bien capable de sortir sa hache pour donner du poids à ses arguments.