Le Goût amer du nectar - André Michoux - E-Book

Le Goût amer du nectar E-Book

André Michoux

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Beschreibung

Une héroïne qui surmonte avec courage, persévérance et confiance les désillusions que la vie place sur son chemin.

Brillante élève, elle souhaitait poursuivre ses études après le lycée, mais son père en a décidé autrement : sa fille doit participer aux travaux de la ferme. Aînée de trois enfants, Cécile supporte mal l’autorité paternelle, souvent malveillante.
Pour s’y soustraire tant soit peu, elle trouve un travail à mi-temps dans une bibliothèque, où elle fait la connaissance d’Étienne qui lui laisse entrevoir un tout autre avenir. Le rêve sera de courte durée, car son père a déjà choisi son gendre !
Pour fuir cette existence toujours plus oppressante, il faut partir. Alors Cécile, sur les conseils de sa mère, accepte de passer une annonce matrimoniale. Lorsque Léon, viticulteur bourguignon, se présente, il fait bonne impression. Cécile se persuade que ce robuste gaillard deviendra un époux protecteur, gentil et attentionné, et un bon père de famille. La vérité apparaîtra bien vite différente de ce qu’elle avait imaginé. Elle apprendra que la nature intime, qui sommeille au plus profond de chaque être, révèle parfois des comportements inattendus mais elle découvrira aussi que la vie peut réserver de grandes joies.

Un ouvrage en hommage aux femmes qui subissent des violences insidieuses visant à leur asservissement et à leur dépendance.

EXTRAIT

Les deux époux se retrouvèrent seuls. Cécile, après avoir desservi et fait la vaisselle, s’installa devant la télévision. Son mari s’approcha d’elle et commença à déboutonner son corsage. Elle lui posa délicatement la main sur le bras :
— Attends un moment, je voudrais voir la fin du film.
Le claquement retentit tel un coup de fusil. L’oreille droite de la jeune femme se mit à bourdonner, sa joue lui semblait dévorée par des flammes. La gifle avait été administrée d’une façon soudaine et inattendue.
— Monte.
Cécile obéit. Son mari la suivit après avoir éteint la télévision. Il lui prit les poignets et la coucha sur le lit tout habillée.
— Mets-toi bien dans la tête qu’ici c’est moi qui commande, compris.
Il accompagna ses paroles d’une pression des doigts et d’un regard qui en disait long sur sa détermination. Cécile crut que les os de ses bras allaient se briser.
— Déshabille-toi.

À PROPOS DE L’AUTEUR

André Michoux réside dans un village du Haut-Bugey, à côté de Nantua. Son premier roman, Le Sabotier du plateau, entièrement autobiographique, a rencontré un vrai succès auprès des lecteurs. Cette nouvelle histoire s’inspire de faits de société âpres et tragiques que l’auteur dénonce avec finesse et sensibilité.

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Léon Brunet vida son verre, se leva pour éteindre la télévision et monta se coucher. Afin de ne pas réveiller le bébé qui dormait dans le berceau, il se déshabilla dans l’obscurité et se glissa dans le lit. Appuyé sur un coude, il écouta un instant la respiration régulière de Cécile. Il devinait les formes harmonieuses… L’envie envahissait tout son être, il enroula son bras puissant autour du corps de la jeune femme qui se retrouva étendue sur le dos. Léon retroussa la chemise de nuit, écarta les jambes de son épouse et s’allongea sur elle. La main droite prit le genou, caressa la frêle cuisse, remonta jusqu’à la poitrine. Cécile sentit le membre de son mari la pénétrer sans ménagement, les doigts calleux lui pétrissaient les seins, elle étouffait sous le poids de l’homme robuste, suffoquait sous l’haleine chargée d’alcool…

— Je pourrais me retrouver enceinte, hasarda-t-elle.

— Et alors ! Y’a bien de quoi nourrir une bouche de plus, répondit-il.

Il la besogna encore quelques minutes puis les va-et-vient devinrent plus rapides, plus intenses. À chaque soubresaut du membre gonflé, Cécile sentait un jet de liquide gluant l’inonder. Léon, comblé, demeura un instant de plus sur sa femme puis se retira avec un soupir de satisfaction. Il se tourna sur le côté. Quelques minutes plus tard, ses ronflements répondirent en écho à ceux provenant de la chambre voisine.

Cécile, elle, ne dormait pas.

On était aujourd’hui jeudi. Quand est-ce qu’elle avait eu ses règles, les premières après son accouchement ? Elle ne se souvenait plus avec certitude de la date. Elle réfléchit. La mémoire lui revint. C’était le dimanche de la semaine précédente. Elle compta sur ses doigts : un, deux, onze… onze jours. Cécile soupira. Elle avait cru au bonheur, mais, depuis le jour de son mariage, elle n’avait vécu que des désillusions, des déceptions et des épreuves.

Au printemps de cette année-là, Léon s’était présenté à la porte de la modeste ferme des Pernaut, au cœur du Limousin, à la suite de l’annonce matrimoniale que Cécile avait passée dans Le Pèlerin, sur les conseils de sa mère. La jeune fille, qui ne supportait plus la mésentente de ses parents, l’alcoolisme et la brutalité de son père, désirait fuir le nid familial, prouver à sa sœur et à son frère qu’elle était capable de fonder un foyer, d’avoir des enfants. Le jeune homme avait fait bonne impression. Il avait apporté une bouteille de santenay de sa production ! Avec son nom marqué sur l’étiquette ! Il avait aussi eu la délicatesse d’offrir un assortiment de petits fours de qualité. Cécile avait tout d’abord été intimidée par ce solide gaillard dont l’imposante stature parut protectrice à la menue jeune fille qu’elle était. En raison de la distance entre leurs deux domiciles, Léon n’était pas venu tous les dimanches rendre visite à sa promise. À chaque fois, il s’était montré si prévenant qu’elle avait fini par se persuader qu’il ferait un bon mari et un père de famille attentionné. La mère de Cécile était allée trouver le prêtre du village afin qu’il prenne contact avec le curé de la paroisse dont dépendaient les Brunet. Ce dernier fit savoir qu’il s’agissait d’une honorable et vieille famille de Dheuny. La mère, dotée d’une forte personnalité, avait la réputation d’une brave femme, énergique et travailleuse. Croyante, elle pratiquait régulièrement et se montrait généreuse envers le clergé. Les deux hommes étaient moins assidus, mais tous les deux fréquentaient cependant l’église, notamment lors de chaque fête liturgique importante et ils ne manquaient jamais de « faire leurs Pâques. » Les époux Brunet, qui possédaient un vaste vignoble, se désespéraient du célibat prolongé de leur fils Léon. À trente-huit ans, il devenait urgent qu’il pense à se marier. Cécile en avait vingt-six. Les fiançailles furent célébrées le deuxième dimanche de juillet et le mariage fixé en septembre, juste avant les vendanges. Cécile se remémora sa nuit de noces au cours de laquelle elle commença à douter de son bon jugement. Huit jours plus tard, elle comprit son erreur. Ce soir-là, dès le repas terminé, le père et la mère Brunet étaient allés à la cave fouler la vendange de la journée. Les deux époux se retrouvèrent seuls. Cécile, après avoir desservi et fait la vaisselle, s’installa devant la télévision. Son mari s’approcha d’elle et commença à déboutonner son corsage. Elle lui posa délicatement la main sur le bras :

— Attends un moment, je voudrais voir la fin du film.

Le claquement retentit tel un coup de fusil. L’oreille droite de la jeune femme se mit à bourdonner, sa joue lui semblait dévorée par des flammes. La gifle avait été administrée d’une façon soudaine et inattendue.

— Monte.

Cécile obéit. Son mari la suivit après avoir éteint la télévision. Il lui prit les poignets et la coucha sur le lit tout habillée.

— Mets-toi bien dans la tête qu’ici c’est moi qui commande, compris.

Il accompagna ses paroles d’une pression des doigts et d’un regard qui en disait long sur sa détermination. Cécile crut que les os de ses bras allaient se briser.

— Déshabille-toi.

Elle s’exécuta. Il la pénétra ce soir-là avec une sauvagerie extrême comme pour lui prouver qu’elle n’avait que le droit de se taire et de subir. Depuis cet incident, elle avait été totalement soumise. Enceinte dès le début de son mariage, Cécile ne désirait pas pour le moment une nouvelle grossesse. Que faire pour l’éviter ? Interroger le docteur Bailleter peut-être ? Elle eut honte d’avoir pensé à cette solution. La pilule était interdite par l’Église. Elle ne pouvait tout de même pas se résoudre à un péché pareil ! De toute façon, elle n’oserait pas en parler au vieux médecin de famille. Si son mari apprenait une telle démarche, il risquait de la tuer. Elle allait être inquiète maintenant pendant plus de deux semaines. Pourvu qu’il la laisse tranquille pendant les prochains jours. Cécile joignit les mains et implora l’aide de Dieu et de la Vierge Marie.

En septembre, tous les viticulteurs de Dheuny se préparaient aux vendanges. Les Brunet produisaient du rully rouge et blanc, de l’aligoté et du santenay.

Cécile était seule à la maison. Elle venait de faire téter Marc et après le rot, les cajoleries et la toilette, avait recouché le bébé.

Léon et sa mère Marie étaient partis ce matin à Chalon pour acheter le nécessaire à la vinification ainsi que des victuailles pour nourrir les vendangeurs. Chaque année, les Brunet embauchaient une dizaine de personnes pendant les trois semaines que duraient la récolte. Étudiants, chômeurs, amis, voisins se côtoyaient et apprenaient à se connaître. En journée, la pénibilité du travail limitait les échanges, mais, au cours des repas et le soir, il se dégageait de ces assemblées une grande convivialité. Certains rentraient chez eux chaque fin d’après-midi et revenaient de bonne heure le lendemain matin. D’autres restaient à la ferme jusqu’à la fin de la cueillette. Pour pouvoir héberger tout le monde, le père et la mère Brunet donnaient leur chambre et occupaient pour la circonstance celle de leurs enfants.

Cécile et sa belle-mère dormaient ensemble sur un sommier et un matelas posés à même le sol. On les rangeait ensuite, à la fin des vendanges, enveloppés dans une bâche, dans la remise. Les deux hommes se partageaient le lit.

Tantôt courbés, tantôt accroupis, les vendangeurs n’arrivaient pas à trouver la bonne posture en cette fin d’après-midi. Jusqu’au milieu de la journée, on avait pu entendre, le long des rangées de vigne, des discussions, des plaisanteries, des rires. Depuis bientôt une heure, une pluie fine, sournoise, s’était mise à pianoter avec légèreté sur les dos arrondis. Les imperméables rendaient les gestes plus malhabiles : la musique des sécateurs était maintenant moins rythmée. Les souliers alourdis contribuaient aussi à ralentir la progression entre les pieds de vigne si bien que, lorsque Léon arriva avec sa hotte, il dut attendre, car les paniers n’étaient pas suffisamment remplis pour le chargement. Chacun se remit rapidement au travail : le deuxième porteur ne tarderait sûrement pas à se présenter. Cécile se releva pour se diriger vers le cep suivant. C’est à ce moment qu’un étourdissement l’obligea à fermer les yeux et à s’appuyer de la main sur un piquet. Les vertiges, déjà apparus la veille, la reprenaient. Une sensation d’écœurement la saisit. Malgré des efforts désespérés pour se retenir, elle se détourna et commença à vomir.

— Ça ne va pas, madame Brunet ?

Cécile ne répondit pas tout de suite. Elle frissonna. Les gouttes glacées qui perlaient à ses tempes n’étaient pas dues à la pluie, mais à la sueur.

— Ce n’est rien, assura-t-elle au jeune homme qui s’était inquiété, j’ai sans doute pris froid sur mon repas.

Les vendangeurs avaient interrompu leur travail et regardaient Cécile. La jeune femme se sentit gênée et voulut reprendre sa tâche, mais de nouveau, sa tête se mit à tourner. Son voisin enjamba les fils de fer et la saisit par le bras.

— Venez, il faut aller vous reposer un moment.

Elle se laissa conduire vers le bas de la vigne.

Marie prépara une tisane à sa belle-fille.

— Va vite te reposer pendant que Marc dort encore. Dès que tu l’auras fait téter, tu viendras m’aider. Je ne peux pas servir le repas à quatorze personnes toute seule.

Il était cinq heures du soir. Cécile disposait d’une heure. Elle gravit les escaliers avec lenteur, ouvrit la porte avec délicatesse, se dirigea sur la pointe des pieds jusqu’au matelas et s’étendit tout habillée.

La sensation d’écœurement avait disparu, mais depuis quelques jours, ces manifestations anormales occupaient sans cesse son esprit tourmenté. Elle avait beau essayer de se persuader qu’elle ne devait pas se faire des idées, les faits étaient là. Dix fois, vingt fois, trente fois… elle avait compté : elle ne pouvait pas nier le retard ou l’absence de ses règles. De plus, les nausées constituaient des indices de plus en plus sérieux, au fur et à mesure que le temps passait, et augmentaient son inquiétude. Ce qu’elle désirait refuser de toutes ses forces risquait de devenir très vite une évidence. Elle ferma les yeux et murmura :

— Seigneur, faites que je ne sois pas enceinte, je vous en supplie, pas encore !

Marc remua. Ses petites mains potelées s’agitèrent. Cécile comprit que son bébé allait se mettre à pleurer. Elle se leva, se pencha au-dessus du berceau, sourit au petit être vagissant, lui tendit les bras puis s’en saisit. Elle embrassa son fils, lui caressa les joues, le maintint tendrement contre elle, mais dut abréger ses cajoleries en raison de l’impatience manifestée par l’enfant qui avait faim. Elle descendit. Sa belle-mère, seule dans la cuisine, s’affairait autour de la cuisinière.

— Ça va mieux ? lui demanda-t-elle.

— Oui. C’est passé.

— Alors, dépêche-toi de t’occuper de ton fils et tu viendras m’aider. Je mets chauffer de l’eau pour le biberon.

Cécile se dirigeait vers la salle de bains pour procéder à la toilette de Marc lorsque son mari rentra à la tête d’un groupe de vendangeurs.

— Venez vous laver les mains, les gars, proposa-t-il.

Cécile s’écarta et attendit. Marc se mit à pleurer. Elle le berça doucement contre sa poitrine.

— Tu as faim, hein ! lui murmura-t-elle entre deux câlins. Dès qu’ils auront fini, je te change et tu pourras manger.

Léon s’approcha de son fils et lui pinça la joue. Ses gros doigts, bien que lavés, restaient imprégnés d’une teinte rougeâtre.

— On gardera quelques bouteilles de vin de cette vendange pour ta profession de foi. Sûr qu’il sera bon !

Marc se remit à pleurer.

— Crie, mon fils, ça te fait la voix, lui dit-il avec un air satisfait.

Cécile avait espéré que son mari aurait pris de ses nouvelles. Il n’en avait rien été. « Il ne faut pas que je lui en veuille, pensa-t-elle, il est préoccupé par ses vendanges. » Au moment où elle allait enfin pousser la porte de la salle de bains, Alphonse, son beau-père, entra et la précéda. De nouveau, elle attendit en berçant le bébé dans ses bras pour le calmer.

Une brume ouatée se promenait sur le village, se déchirait pour laisser passer quelques rayons de soleil, s’amusait à les emprisonner, caressait le vignoble multi-colore. Cécile regardait ce paysage flou, sans le voir… Elle ferma les yeux, appuya son front sur la vitre glacée pour permettre à cette douce langueur de l’envelopper davantage. La porte s’ouvrit. Un courant d’air froid lui rafraîchit les chevilles. Marie, sa belle-mère, se débarrassa de son anorak, posa son panier sur la table, rangea quelques produits dans le réfrigérateur, d’autres dans le buffet.

— T’es bien bizarre depuis quelque temps, ma fille !

La main robuste qui venait de se placer sur l’épaule de la jeune femme avait quelque chose de rassurant, mais Cécile avait envie de la repousser, d’échapper à ce contact, et même de sortir à toutes jambes.

— Va falloir te reprendre, poursuivit Marie. Les maladies de nerfs ou la déprime, comme tu veux, c’est bon pour les gens de la ville. Ici, on a autre chose à faire.

Cécile ouvrit les yeux et tourna la tête vers le visage ridé, surmonté de cheveux blancs. Elle se leva lentement et se dirigea vers la chambre. Une voix, n’admettant pas la réplique, l’arrêta :

— Tu ne vas tout de même pas aller le réveiller ! Et même s’il pleurait un quart d’heure, la belle affaire ! Épluche plutôt des pommes de terre et trie la salade. Pendant ce temps, je vais aller chercher des pommes, on les cuisinera avec le boudin, ce soir.

Depuis la fin des vendanges, Léon et son père travaillaient à la cave tous les soirs et se couchaient souvent fort tard. C’était une période importante pour les vignerons qui savaient que la qualité du futur vin dépendait du soin qu’ils apportaient à la vinification.

Cécile, allongée sur le dos, fixait la clarté de la lune à travers les interstices des volets en bois. Elle n’arrivait pas à trouver le sommeil. Le film de son adolescence et de sa jeunesse se déroulait une nouvelle fois dans son esprit. Ses études brillantes, d’abord au collège puis au lycée, les copines qu’elle n’osait pas inviter à la maison. Elle avait obtenu la mention Bien au baccalauréat et avait espéré poursuivre une formation supérieure. Son père avait refusé catégoriquement d’envisager cette possibilité. D’après lui, elle avait déjà perdu beaucoup de temps à s’étourdir avec ses livres et ses CD de langues vivantes. Il lui fallait maintenant affronter la vraie vie. La jeune fille avait très mal vécu cette interdiction, mais ses pleurs n’avaient pas réussi à infléchir la décision paternelle. Joseph avait cependant accepté qu’elle occupe un emploi de remplacement à temps partiel dans une médiathèque. Elle ne travaillait que le matin ce qui lui permettait d’aider à la ferme. À cette époque, elle avait rencontré Étienne. Le jeune enseignant fréquentait cet espace de lecture et de prêt de livres. Il avait remarqué Cécile et sympathisé avec elle. Au fur et à mesure de leurs discussions étaient apparues des affinités et ils s’étaient peu à peu épris l’un de l’autre. Étienne, mis au courant de la situation familiale de la jeune fille, lui avait offert de partager son studio et de reprendre ses études. Cécile avait fini par rêver de cette vie, d’autant plus qu’elle se sentait bien dans les bras de son amoureux. Elle aurait aimé pouvoir s’y abandonner totalement, lors de leurs étreintes, répondre à ses baisers à la fois doux et fougueux, mais elle était toujours à l’affût : quelqu’un aurait pu la voir, dévoiler son idylle à ses parents. Étienne désirait rencontrer la famille de Cécile, lui faire découvrir son studio, l’emmener au cinéma, partager avec elle des moments d’intimité, mais la jeune fille remettait toujours à plus tard ses propositions, car ses retours plus tardifs à la ferme avaient éveillé des soupçons. Un vendredi soir, au moment du repas, elle avait pris une profonde inspiration pour annoncer :

— J’ai fait la connaissance d’un jeune homme qui m’aime et je suis amoureuse moi aussi.

— C’est quoi son métier ? avait interrogé son père.

— Il est enseignant.

— Alors, c’est sûrement un gauchiste peu courageux !

— Je pense que vous devriez accepter de le rencontrer, avait hasardé Cécile.

— J’ai pas besoin de le connaître pour savoir qu’il ne doit pas être un gros travailleur.

— Est-ce que je peux quand même lui dire de venir un prochain dimanche ?

— Tu ne m’as pas bien compris, ma fille, je n’ai pas envie de rencontrer ton intellectuel. N’insiste pas, avait-il ajouté en frappant du poing sur la table.

La mère Pernaut avait apporté la soupe en silence.

— Si j’étais vraiment amoureuse d’un garçon, je n’hésiterais pas à partir de la maison, avait annoncé Julie, la sœur cadette de Cécile.

C’était la seule dans la famille à tenir tête à Joseph. Michel, le benjamin des trois enfants, avait établi des liens de complicité avec son père. Quant à la mère, elle élevait parfois la voix, mais était toujours contrainte d’abandonner la partie.

— Est-ce que tu envisages d’aller t’installer en ville avec lui ? avait poursuivi Julie.

— Ça suffit comme cela, avait tonné le père Pernaut sans laisser le temps à la sœur de répondre.

Ce disant, il avait vidé d’un trait son verre de vin et s’était essuyé les lèvres d’un revers de la main.

Julie avait voulu avoir le dernier mot :

— En ce qui me concerne, j’ai bien l’intention de choisir mon compagnon.

Personne n’avait répliqué et le repas s’était poursuivi en silence.

Le lundi soir, à la sortie de son travail, Cécile s’était précipitée dans les bras d’Étienne. Mais l’imposante stature de son père s’était immobilisée à ses côtés et l’avait tirée en arrière par les cheveux.

— Vous êtes complètement fou, s’était interposé Étienne.

En réponse, il avait reçu le poing de Joseph en pleine figure.

— Si tu en veux un autre, viens à la ferme, je m’occuperai de te soigner, morveux. Sache que ma fille épousera un gars de la terre et c’est pas toi qui vas me faire changer d’avis.

— Vous êtes un personnage méprisable. Ne vous avisez surtout pas de lever encore une fois la main sur moi ou sur Cécile, vous pourriez le regretter.

— Regarde ton gringalet qui essaie de me faire peur, avait-il ironisé à l’adresse de Cécile.

Ce que Joseph ignorait, c’est qu’en dépit des apparences, Étienne était un jeune homme très sportif, musclé, qui avait pratiqué pendant plusieurs années le judo à un haut niveau. Alors que le père Pernaut se montrait de nouveau menaçant, il se retrouva prisonnier. Son bras, maintenu replié derrière le dos, subissait une pression qui lui enlevait toute envie de fanfaronner.

— Que décides-tu, avait demandé Étienne à la jeune fille ? Tu rentres à la ferme avec ta brute de père ou tu envisages une autre vie ? Je te promets que je ne t’imposerai rien et que tu auras tout le temps de réfléchir à la solidité de ton amour pour moi. Il faut vraiment que tu choisisses, Cécile.

Celle-ci, paralysée pendant toute la durée de l’altercation, n’arrivait pas à mettre de l’ordre dans ses pensées.

— Pour ce soir, je ferai peut-être mieux de rentrer à la maison, avait-elle murmuré.

Étienne avait relâché sa pression et renvoyé, avec vigueur, Joseph en direction de sa fille. Celle-ci avait à peine eu le courage de lui adresser un dernier regard. Le lendemain, Cécile ne se présenta pas à son poste à la bibliothèque.

Cécile poussa la porte de la salle d’attente. Elle eut un imperceptible mouvement de recul, mais il était trop tard. Elle n’avait plus le choix. Elle salua les trois personnes présentes, s’installa dans un coin et fit semblant d’être absorbée par la lecture de Femme Actuelle. La mère Jarnier se leva, posa sa revue, en prit une autre et vint s’asseoir à côté de Cécile.

— Alors, la petite dame Brunet, quelque chose ne va pas ?

— Je viens pour ma visite postnatale.

— Au fait, ça lui fait quel âge à votre petiot ?

— Il aura trois mois le 2 novembre.

— C’est mieux que ce ne soit pas son anniversaire à cette date-là.

— Pourquoi ?

— C’est le jour des morts. Ça porte la poisse, à ce qu’il paraît. Remarquez bien, il ne faut pas tout écouter sinon on ne vivrait plus !

La porte du cabinet s’ouvrit.

— À qui est-ce ?

Le père Faivre se leva avec peine. La porte se referma. Madame Jarnier s’amusa de la surprise et du trouble de sa voisine.

— Bel homme, ce jeune remplaçant ! Il doit avoir du succès avec les femmes !

Cécile, qui s’attendait à rencontrer le vieux médecin du village, était complètement décontenancée.

— Le docteur Bailleter n’est pas là ? interrogea-t-elle.

— Tu ne savais pas qu’il était parti en cure ? Il est comme moi, il prend de l’âge, mais lui, il a les moyens de se soigner comme il faut.

La mère Jarnier s’approcha de Cécile pour lui confier presque à l’oreille :

— Il paraît qu’il va faire appel de plus en plus souvent à ce confrère, car il songe à réduire son activité. En quelque sorte, il va se mettre à temps partiel, comme on dit de nos jours.

Elle cligna de l’œil d’un air malicieux et ajouta :

— Il a bien assez gagné de sous !

Cécile réfléchissait. Il lui fallait éviter cette visite médicale. Elle n’envisageait pas de se déshabiller devant cet inconnu et de lui confier des secrets sur sa vie intime. Sa décision était prise. Une fois la mère Jarnier entrée, elle quitterait le cabinet, se renseignerait sur la date de retour du docteur Bailleter et reviendrait à ce moment-là.

Le père Faivre sortit lentement. Une dame qu’elle ne connaissait que de vue se leva avec une enveloppe contenant des radiographies. Cécile se retrouva seule avec sa voisine.

— Y’a du boulot en ce moment chez les vignerons, hein ! Au fait, est-ce que ce sera une bonne année ?

— Mon mari dit que cette cuvée promet d’être excellente.

— De toute façon, le vin des Brunet est l’un des meilleurs de la région. Vous avez bien choisi votre famille, ma petite ! Moi, j’ai vu naître votre Léon. Un beau bébé. C’est un brave gars, ajouta-t-elle, en dodelinant de la tête.

La porte s’ouvrit. Cécile allait enfin être débarrassée de cette commère !

— Prenez ma place, proposa la vieille dame. Moi, j’ai tout mon temps, je suis à la retraite.

Cécile refusa poliment, d’une voix suppliante, mais la mère Jarnier tint bon :

— Allez ! Allez ! dit-elle, en la poussant légèrement de sa chaise. Je sais que vous avez plus de travail que moi et puis vous allez me rendre service, car je n’ai pas terminé ma lecture.

La jeune femme se leva et pénétra dans le cabinet.

— Comment vous appelez-vous, madame ou mademoiselle ?

— Madame Brunet.

Le médecin se déplaça avec sa chaise à roulettes, tira à lui un tiroir métallique et en extirpa un dossier.

— Brunet Cécile ?

— C’est cela, docteur.

Il parcourut rapidement les documents.

— Je vois que vous êtes une toute jeune maman. Dites-moi ce qui vous amène ?

— Je n’ai pas eu mes règles ce mois-ci, docteur.

— Quand avez-vous été réglée la dernière fois ?

— Il y a environ un mois et demi.

— Vous avez eu des rapports sexuels non protégés depuis vos dernières règles ?

Cécile baissa les yeux.

— Oui.

— Vous désirez donc un autre enfant tout de suite.

— Pas dans l’immédiat.

— Dans ce cas, j’ai du mal à comprendre pourquoi vous ne vous êtes pas fait prescrire la pilule. C’est sans danger pour la santé, vous savez. Il ne faut pas croire les sornettes que l’on peut lire ou entendre ici ou là.

— L’Église l’interdit, murmura Cécile dans un souffle.

— Allons, madame Brunet ! Nous ne sommes plus au Moyen Âge. Je vais, quoi qu’il en soit, vous prescrire un test de grossesse. Nous aviserons ensuite. Allez vous déshabiller.

Cécile se dirigea derrière la demi-cloison, ôta ses vêtements à l’exception de son soutien-gorge et de son slip.

— Allongez-vous, s’il vous plaît.

Elle s’exécuta en prenant soin de ne pas trop froisser la grande feuille de papier qui recouvrait le lit d’examen. Le contact du métal froid sur sa poitrine la fit frissonner. Le jeune médecin l’ausculta consciencieusement, prit sa tension, palpa son cou, son ventre.

— Vous pouvez vous rhabiller, madame. Dès que vous aurez le résultat du test, repassez au cabinet. S’il est négatif, il faudra envisager une méthode contraceptive. Voulez-vous que j’en parle au docteur Bailleter ?

— Oh, non !

La réponse ressemblait à une supplique. Le médecin en fut très surpris.

— Dans un premier temps, évitez au moins tout rapport pendant la période d’ovulation.Vous savez la déterminer ?

— Bien sûr.

— Alors, indiquez à votre mari vos périodes fécondes et infécondes. De nos jours, un couple doit pouvoir parler librement de sa vie affective et sexuelle. Si le test est positif, je vous rédigerai une lettre pour une collègue, gynécologue à Chalon, elle vous suivra pendant votre grossesse.

— Le docteur Bailleter ne peut pas le faire ?

— Si, bien sûr. Mais il est toujours préférable de s’attacher les services d’un spécialiste.

Il ne faisait aucun doute, aux yeux du jeune praticien, que cette patiente cachait un mal-être.

Les cinq hommes s’étaient attablés. Leurs vestes vertes étaient imprégnées de l’odeur forte de la transpiration à laquelle la pluie avait donné un relent particulier.

— Mets-nous des verres, Cécile.

Léon sortit de sa poche le tire-bouchon incorporé à son couteau et ouvrit la bouteille. Il se versa un peu de vin et goûta. Le liquide se promenait dans sa bouche avec des gazouillis.

— Dans quelques années, il sera fameux, celui-là.

Léon servit les quatre chasseurs et remplit son verre. Cécile retourna prendre son tricot près de la fenêtre. Au passage, Léon lui tapota les fesses.

— Va encore falloir que j’achète du terrain pour planter. Ma femme va me faire un nouvel héritier, annonça-t-il d’un air joyeux.

Les sourires pleins de sous-entendus n’échappèrent pas à la jeune femme. Elle fit mine de ne pas avoir remarqué et repoussa, avec sa chaussure, le fox-terrier qui s’était installé sur la couverture de Marc. L’animal alla s’allonger au pied de son maître. Diane, la petite chienne marronne de la maison, avait retrouvé sa place sous le fourneau. Cécile venait de laver le carrelage et elle se rendit compte que le travail était à recommencer à cause des traces laissées par les pattes des chiens et les bottes des chasseurs.

Marie rentra.

— Vous avez tué un gibier ?

— Y’a juste le Sébastien qui a caressé un sanglier qui passait, lui répondit Léon.

Ils éclatèrent de rire.

— Les jeunots, c’est juste bon à aller à la fille le samedi soir, enchaîna Léon. T’aurais pas dû mettre ton fils à ce poste, Nicolas.Y passent presque toujours là.

— Je sais, mais on ne devient pas un bon fusil du jour au lendemain. Il faut bien apprendre. Tu crois que tu as toujours su tirer, toi ?

— Ce qu’il y a de sûr, c’est que maintenant, je sais. Demande donc à Cécile !

De nouveau, tous éclatèrent de rire.

— Faut que j’aille soigner mes bêtes, annonça Pierre Laudin.

Il vida son verre et se leva. Son frère l’imita.

— On y va nous aussi, déclara Nicolas Berthet.

Ils saluèrent Marie et Cécile. Léon sortit avec ses hôtes. Cécile débarrassa la table et l’essuya…

Cécile, qui ne voulait pas se retrouver au milieu de connaissances, lors des consultations du matin, pour éviter de devoir répondre aux questions indiscrètes d’éventuelles commères du village, avait pris un rendez-vous l’après-midi. Comme elle l’avait espéré, quand elle pénétra dans la salle d’attente, la pièce était vide. Elle n’eut pas à patienter bien longtemps avant que le praticien la fasse entrer dans le cabinet. Après l’avoir invitée à s’asseoir, il se référa rapidement à son dossier dans lequel figuraient les résultats de sa prise de sang et du test de grossesse.

— Madame Brunet, vos analyses montrent que vous êtes en bonne santé et enceinte. Concernant ce dernier point, je suppose que vous vous en doutiez depuis un certain temps déjà. Allez vous installer sur le lit d’examens, je vais vérifier votre tension.

Cécile ôta sa veste et son gilet et remonta une manche de son corsage. Le jeune remplaçant ajusta le tensiomètre à la jointure du bras et de l’avant-bras. Tandis qu’il maintenait avec fermeté, mais délicatesse, le poignet de Cécile, il actionnait, de l’autre main, la poire permettant de mesurer la pression artérielle. Contrairement au sentiment de malaise que la jeune femme avait ressenti au cours de sa première visite, elle éprouvait, aujourd’hui, un certain plaisir au contact des doigts de l’homme sur sa peau.

— Vous êtes un peu hypertendue. Vous reviendrez dans un mois, car il faut une surveillance régulière à ce niveau. Si les chiffres sont toujours légèrement supérieurs à la moyenne, je vous prêterai un appareil et vous relèverez les informations fournies chaque matin et chaque soir, pendant dix jours. En cas de dépassement du seuil admis et selon la moyenne des résultats, je vous choisirai le traitement le plus adapté.

Cécile regretta qu’il ne juge pas utile de l’ausculter. Les gestes de l’homme lui rappelaient ceux d’Étienne. Léon, lui, pensait plus à assouvir ses désirs qu’à lui manifester des signes d’amour ou d’attention. Elle se rhabilla lentement. Le médecin, assis derrière son bureau, la regarda, intrigué.

— Si vous avez des problèmes, madame Brunet, vous pouvez m’en parler sans crainte. Notre discussion restera strictement confidentielle.

Cécile marqua une légère hésitation

— Mon mari n’est pas très prévenant, murmura-telle. Ce n’est pas un sentimental, c’est tout.

Bien qu’étant en confiance, il apparut indécent à la jeune femme de dévoiler davantage le caractère asservissant de sa vie affective et sexuelle. Le docteur décela le désarroi de Cécile, mais comprit qu’elle ne lui ferait pas de confidences plus précises. Sans l’avouer, elle avait dénoncé le comportement rustre de Léon.

— Je vous prescris un hypotenseur dont vous arrêterez la prise quinze jours avant de revenir consulter. Nous allons d’ailleurs fixer tout de suite une date.

Il tendit l’ordonnance à Cécile et lui sourit.

— Les femmes ont le pouvoir de procréer. C’est une merveilleuse aventure que de donner la vie. Je suis sûr que votre grossesse vous apportera de la sérénité. Pendant toute cette période, vous ne serez jamais seule.

Il raccompagna la jeune maman et la regarda avec douceur en lui serrant la main.

— Si vous avez le moindre souci, n’hésitez pas à revenir me voir.

Cécile quitta à regret ce lieu rassurant pour elle, mais qui, pour de nombreux patients, était synonyme d’appréhension et d’angoisse.

La voiture venait de dépasser le panneau Chalon. Léon avait tiré sur sa Gauloise pendant tout le trajet et Cécile avait hâte de sortir de l’habitacle où l’air devenait irrespirable. Des coups de klaxon retentirent :