Les Bylines russes - La Geste du Prince Igor - Anonyme - E-Book

Les Bylines russes - La Geste du Prince Igor E-Book

Anonyme

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Beschreibung

Les bylines sont en quelque sorte les cousines épiques des contes russes. Comme elles, elles ont été transmises oralement de générations en générations et racontent de manière romancée et fantastique les exploits des bogatyrs – les preux chevaliers errants du XIe-XIIe siècle. Ceux-ci sont contre les envahisseurs les protecteurs de la terre russe et de la foi chrétienne, à tel point que le plus célèbre d'entre eux, Ilya Mouromets, figure parmi les saints de l'Église orthodoxe.
« [Les bylines] renseignent admirablement sur la psychologie d’un peuple qui, à tant d’époques et maintenant encore davantage, a surpris et inquiété l’homme de civilisation occidentale. [...] Elles intéressent enfin [...] comme témoignages des ressources intellectuelles et artistiques, on peut dire admirables, du peuple russe. » (Louis Jousserandot)

La Geste d'Igor, ou Le Dit de la campagne d'Igor, chant du XIIe siècle retrouvé en 1800, est devenue, par sa majesté et sa beauté, la grande épopée russe.

Édition de Louis Jousserandot, 1928 – Édition d’Henri Grégoire, 1945.

EXTRAIT

Au ciel la lune lumineuse luisait
quand à Kiev naquit un puissant bogatyr,
le jeune Volkh Vséslaviévitch :
la terre humide trembla,
le fameux royaume Indien fut secoué,
la mer bleue chancela
en raison de la naissance de bogatyr
du jeune Volkh Vséslaviévitch :
le poisson s’en alla dans la profondeur de la mer,
l’oiseau s’envola haut dans les cieux,
les aurochs et les cerfs s’en allèrent au delà des monts,
les lièvres, les renards dans les fourrés,
les loups, les ours dans les sapinières,
les zibelines, les martres dans les boqueteaux.
Et quand Volkh eut une heure et demie,
Volkh parla comme le tonnerre tonne :
« Holà, toi, madame ma mère,
jeune Marfa Vséslaviévna ! »

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BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

— LITTÉRATURE RUSSE —

 

LES BYLINES RUSSES

 

 

LA GESTE DU PRINCE IGOR

 

 

© La Bibliothèque russe et slave, 2014

© Louis Jousserandot, 1928 ; Henri Grégoire, 1945

 

Couverture : Viktor VASNETSOV, Le Chevalier à la croisée des chemins (1882)

 

 

 

Chez le même éditeur — Littérature russe

 

1. GOGOLLes Âmes mortes. Traduction d’Henri Mongault

2. TOURGUENIEVMémoires d’un chasseur. Traduction d’Henri Mongault

3. TOLSTOÏLes Récits de Sébastopol. Traduction de Louis Jousserandot

4. DOSTOÏEVSKIUn joueur. Traduction d’Henri Mongault

5. TOLSTOÏAnna Karénine. Traduction d’Henri Mongault

6. MEREJKOVSKILa Mort des dieux. Julien l’Apostat. Traduction d’Henri Mongault

7. BABELCavalerie rouge. Traduction de Maurice Parijanine

8. KOROLENKOLe Musicien aveugle. Traduction de Zinovy Lvovsky

9. KOUPRINELe Duel. Traduction d’Henri Mongault

10. GOGOLLe Révizor — Le Mariage. Traduction de Marc Semenoff

11. DOSTOÏEVSKIStépantchikovo et ses habitants. Traduction d’Henri Mongault

12. Les Bylines russes — La Geste du Prince Igor. Traductions de Louis Jousserandot et d’Henri Grégoire

13. PISSEMSKIMille âmes. Traduction de Victor Derély

14. RECHETNIKOVCeux de Podlipnaïa. Traduction de Charles Neyroud

15. TOURGUENIEVPoèmes en prose. Traduction de Charles Salomon

LES BYLINES RUSSES

AVERTISSEMENT

C’est la première fois en France qu’on publie un recueil de bylines russes. Tous les poèmes sont traduits intégralement, sans coupures, tels que nous les présentaient les textes. Nous nous sommes efforcé de traduire de très près, vers par vers, en conservant le plus possible l’allure de la poésie populaire. Notre choix comprend l’essentiel des bylines. Des commentaires sur chaque morceau et des notes nombreuses donnent les éclaircissements nécessaires. Limité comme nous l’étions, nous avons dû nous arrêter à Ivan le Terrible ; d’ailleurs, les chants épiques se rapportant à une époque plus récente n’ont plus le même intérêt, ni la même ampleur.

Afin de ne pas multiplier démesurément les notes, nous nous sommes dispensé d’expliquer un certain nombre de noms russes qu’il est nécessaire de conserver dans la traduction et qui sont d’ailleurs bien connus.

 

Macornay (Jura). Avril 1927.

INTRODUCTION

Une littérature orale a existé évidemment chez presque tous les peuples et, bien entendu, elle a précédé toute littérature écrite. Elle est l’expression naturelle des instincts artistiques de l’homme. Si on en possède peu de monuments, c’est que la plupart des peuples civilisés sont trop vieux en civilisation, que longtemps les gens instruits n’ont attaché aucune importance à des œuvres d’illettrés qu’ils jugeaient trop grossières, que ces productions non fixées par l’écriture ont péri sans laisser aucune trace. De nos jours encore certaines chansons populaires, célébrant les diverses circonstances de la vie du peuple, accompagnées de danses et de mélodies, rondes enfantines ou chants de métiers, subsistent un peu partout. Mais les longs récits, les poèmes comportant des développements, une action, des descriptions, bref l’épopée orale, ont généralement disparu de la mémoire des peuples.

Chez le peuple russe, venu plus tard à la civilisation, resté plus longtemps, surtout dans certaines régions, dans l’ignorance et la naïveté premières, la littérature orale, jusqu’aux époques contemporaines, a vécu et donné une floraison particulièrement remarquable d’œuvres diverses.

Les chants recueillis célébrant les diverses saisons de l’année, Koliadki de Noël, chants du Printemps, du Sémite et de la Saint-Pierre, de la Saint-Jean, les chants de ronde ou de veillées, ceux accompagnant les mariages et les funérailles, les chansons de corporations et autres, tous ces brefs poèmes dont la valeur littéraire est mince et qui pourtant témoignent d’un instinct poétique souvent très remarquable, forment chez les Russes de très abondants recueils. Ils intéressent malgré tout, surtout l’ethnographe et le folkloriste. On a recueilli également de la bouche du peuple un grand nombre de contes, skazki, qui répondent à cet instinct, partout naturel, du merveilleux, au désir de s’évader dans l’irréel ; ces contes sont en prose ; le rythme et la musique en étant exclus en font des productions très différentes des chansons où, au contraire, l’élément musical est primordial.

Plus intéressants, plus surprenants aussi sont les poèmes oraux, d’un caractère épique, du peuple russe. Il n’y a guère que chez les Serbes qu’on ait recueilli des œuvres populaires semblables, et encore les Pesmés sont-elles loin d’avoir l’étendue, la variété, l’abondance, l’intérêt littéraire des Bylines1. Depuis des temps immémoriaux jusqu’à l’aurore du XXe siècle, une source ininterrompue de poésie a coulé chez ce peuple, et ce qui en a été recueilli dans toute l’étendue de la Grande Russie et jusqu’en Sibérie, sans parler de la Petite Russie, forme une masse imposante. Pourtant il va de soi que les savants qui se sont consacrés à ces recherches, malgré tout leur zèle, n’ont réuni qu’une faible part de ce qui a été chanté et débité pendant des siècles, dans les izbas enfumées, en présence d’un auditoire attentif et souvent passionné. Que de courtes chansons au rythme vif et bien accentué, pour lesquelles même les paroles importent peu, se soient conservées seulement par la mémoire orale, rien de bien surprenant ; mais que de longs morceaux dont il n’est pas rare que quelques-uns atteignent plus de mille vers, se soient transmis de générations en générations presque sans altération, cela témoigne chez ceux qui en furent les dépositaires d’une mémoire personnelle, d’un sens du merveilleux héroïque, enfin d’un instinct poétique vraiment peu communs.

Avant de nous occuper de la byline, qui fait proprement l’objet de notre recueil, il convient de parler de poèmes, également oraux et populaires, de forme absolument semblable aux autres, mais d’une inspiration différente. Nous voulons dire les Siikhi doukhovnyié, les Vers spirituels. Ces poèmes traitent des sujets variés, mais tous religieux : le Jugement dernier, l’histoire de Lazare, d’Alexis homme de Dieu, de Joseph le Beau (le Joseph de la Bible), d’Igori le Brave (saint Georges), de Boris et Glèbe, de saint Alexandre Nevski, etc. On conçoit que ces poèmes, quoique débités par des illettrés, quoique transmis par tradition orale, quoique pareils aux autres récits épiques quant à la forme, n’aient pas une origine uniquement populaire. Ils sont empruntés à des sources imprimées : vies des Saints, Légendes, Apocryphes divers. Mais les sources seules, les données des récits sont livresques : pour le surplus, l’esprit du peuple s’est donné carrière. Les noms étrangers sont altérés à la russe et les éléments venus des livres sont amalgamés à des traditions populaires.

Ces sortes de compositions formaient le répertoire des mendiants aveugles ou pèlerins aux Lieux Saints, les Kaliki pérékhojié, gens de tout temps vénérés, qui, notons-le, tiraient leurs ressources de leur récitation. Notons de plus qu’ils étaient soumis à la surveillance de l’Église, en raison du caractère religieux de ces poèmes, destinés à l’édification des fidèles.

Plusieurs sont célèbres. Celui sur Lazare a laissé même sa trace dans la langue : chanter Lazare signifiant se plaindre, implorer. Le Stikh de Igori le Brave est très curieux. Le prince de Cappadoce de la légende, au sortir des terribles supplices auxquels le soumet l’impie musulman, tsar Demianichtché (Dioclétien), part pour la Russie, afin d’y propager la « foi chrétienne » et de combattre la « foi latine ou musulmane ». Il se transforme en un bogatyr civilisateur, tueur de monstres, défricheur de forêts, bâtisseur d’églises.

La byline, elle, est uniquement populaire et d’inspiration laïque. Elle fut nommé autrefois Slovo (la Parole, le Dit), puis, en raison de son caractère, aux yeux du peuple, véridique : byl’ ou bylina, le Fait. Un proverbe dit : Skazka skladka, a piésnia byl’, le conte est une invention, mais la chanson c’est le fait, le réel. Une appellation fréquente aussi de la « chanson » est starina, l’histoire du vieux temps, l’antiquité. Donc, la byline est un récit chanté d’un fait réel et ancien. En somme, c’est de l’histoire à l’usage du peuple. D’une façon générale, c’est un genre sérieux et, grave, destiné à instruire le peuple de ce qui s’est passé, autrefois. Évidemment, l’épos grec ne dut pas être autre chose.

La byline est laïque. Elle s’est formée en dehors de toute intervention du clergé et on n’y rencontre aucune intention d’édification. L’Église orthodoxe ne fit que tolérer la byline ; il arriva même dans certains cas qu’elle la pourchassât, et cela d’autant plus que beaucoup de « chanteurs » furent vieux-croyants. Ce n’est pas, bien entendu, qu’elle manifeste aucune hostilité à l’égard des choses religieuses ou du clergé. L’accusation d’avarice et d’envie faite à Aliocha fils de Pope, est traditionnelle et ne tire pas à conséquence. Mais l’intervention divine, le miracle est peu fréquent et limité à certains cas déterminés.

C’est toute l’histoire de Russie jusqu’aux temps modernes que la byline déroule. C’est d’abord, confusément, les époques primitives, où l’on commence le défrichement des immenses forêts et des étendues désertiques. Alors intervient le paysan, d’une énergie et d’une force merveilleuses, ce Mikoula Sélianinovitch (c’est-à-dire fils de paysan, de colon) et sa charrue qui fait un si bel ouvrage et que nul, sinon lui, ne peut arracher de terre. Le pouvoir politique s’établit sous la figure de Vladimir de Kiev : nom seul presque qui a surnagé, car il représente l’établissement en Sainte-Russie de la « foi chrétienne ». Le paysan a besoin, pour son travail civilisateur, de la protection des gens de guerre, et c’est pourquoi, autour du pouvoir politique, se groupent toute une série de « bogatyrs », avec leurs « drouginas ». Ces bogatyrs, ils sont aux « barrières » : leur rôle est de partir, quand Vladimir le leur demande, pour la « rase campagne » afin de combattre l’ennemi qui menace : brigands redoutables, embusqués dans leurs repaires, nomades vivant de rapines, écumeurs des steppes mâles ou femelles, tenant le maquis, échappés des hordes ou de la « Litva », les terribles « polénitsas ». Et parmi ces bogatyrs, il y en a un qui les domine tous, c’est le paysan du pays de Mourom, le vieux « cosaque » Ilia. Son courage, son désintéressement, sa bonne humeur, son sentiment de l’honneur, toutes ses vertus l’élèvent au-dessus des autres et en ont fait un Saint. Vladimir lui-même tremble devant lui, et quand il lui a manqué et que le vieux cosaque s’est fâché, il s’est empressé de « boucher le trou avec une onouchka (chaussette russe) », c’est-à-dire de l’apaiser, en lui donnant toute satisfaction et en recevant à sa table la troupe d’ivrognes qui lui fait cortège.

Ilia est le paysan devenu, par nécessité, bogatyr. Les autres sont d’origine plus relevée, princière ou noble : Dobrynia, Diouk Stépanovitch, Tchourilo Plenkovitch ; Aliocha Popovitch représente le clergé. Mais aucun n’atteint à la valeur et à la force d’Ilia Mouromets. Un seul être lui est supérieur : le mendiant, homme de Dieu.

Ces guerriers ont bientôt à combattre un terrible adversaire. La Russie eut à subir pendant un siècle et quart le joug mongol. Cet événement, dont les conséquences ont été incalculables, a laissé dans l’esprit du peuple une trace ineffaçable. L’instinct de conservation de la race slave a réagi violemment en face de ce danger mortel. Dès lors tout, dans la byline, vint se grouper autour du fait de la conquête tatare. Il absorba tout. Les autres ennemis de la Sainte-Russie, les Polonais et les Lithuaniens, devinrent eux-mêmes, par l’effet d’une hantise spéciale, des « païens tatares », des « chiens voleurs ». De même les Normands, et autres envahisseurs du Nord et de l’Est sont confondus avec les « Turcs » dans l’épopée française. On peut dire même que c’est le joug mongol qui a constitué la byline, qui en fait l’unité. Les événements qui forment la suite de l’histoire ont laissé aussi leur trace plus ou moins profonde et nette dans la byline : la prise de Constantinople, la prise de Kazan, le règne d’Ivan le Terrible, la conquête de la Sibérie et Ermak. Des noms fameux ont surnagé : Gricha Otrépiev et sa compagne détestée Marinouchka la Polonaise, Skopine-Chouïski, Alexis Mikhaïlovitch, Pierre le Grand, Napoléon.

Une autre influence, aidée par les traditions et le patriotisme local, apparaît dans la byline : c’est celle que devaient exercer la puissance commerciale, le développement de la richesse due aux relations avec les peuples d’outre-mer, aux voyages lointains. Les bylines de Novgorod respirent l’orgueil du riche marchand. Le négoce est, à l’égal de l’agriculture, producteur de bien-être et de progrès.

En résumé, dans leur ensemble, les bylines présentent au peuple une vaste imagerie historique.

La byline, d’ailleurs, n’est pas qu’une broderie sur des thèmes d’histoire. Il est d’autres thèmes qui inspirent des créateurs, et dans le nombre, certains n’ont pas nécessairement un caractère sérieux. Nous donnerons des exemples de poèmes qui ne sont pas loin de ressembler à nos fabliaux. Mais, quoi qu’il en soit des sujets traités, la byline une fois constituée est restée, dans sa forme, immuable. Le peuple, comme les enfants, n’est pas choqué des répétitions ; au contraire, il s’y complaît et les phrases toujours les mêmes, indéfiniment répétées, ne lui semblent pas plus monotones qu’aux nègres un air de tam-tam joué sans arrêt pendant des heures. La recherche de la variété, par conséquent de l’originalité, ne se comprend que lorsque intervient la vanité d’auteur : une œuvre anonyme ne s’en embarrasse pas. Ajoutons, d’ailleurs, qu’il y a là une nécessité mnémotechnique particulière au style « oral ». Lisez une byline, tout s’y déroule suivant le même rythme. Les préludes sont consacrés. Si, comme cela est très fréquent, le récit commence par la description d’un banquet chez Vladimir, c’est toujours dans les mêmes termes qu’elle est faite avec les « vanteries » obligatoires. Et le récit se déroule lentement. Si le même geste, la même démarche sont répétés, trois, quatre fois, c’est trois, quatre fois, dans des termes absolument identiques, que la chose est dite. Les comparaisons sont toujours les mêmes. Les épithètes sont invariables. Dans toutes les circonstances, la tête est « misérable », les jambes sont « fringantes », les boucles « jaunes », les cuisses « grasses », le vaisseau « rouge », le faucon « clair », etc. Ilia est toujours « vieux » bien qu’il n’eût que trente-trois ans environ quand il commença sa vie active. Nous avons relevé au cours de la traduction la plupart de ces clichés, tous ces « poncifs ». Ils existent d’ailleurs dans toute épopée populaire ou voisine des sources populaires. La byline a été pourvue une fois pour toutes d’un bagage, d’un arsenal épique et, quelle que soit l’époque à laquelle se passe le récit, qu’il appartienne aux temps presque mythiques ou aux époques les plus récentes, rien n’est changé à la forme des développements. Aussi faut-il se garder, quand on lit ces œuvres, de prendre pour original tel trait qui nous frappe, telle comparaison qui nous pique, telle remarque qui paraît curieuse. On est exposé à rencontrer les mêmes expressions deux fois, trois fois et plus, ailleurs. On s’aperçoit alors qu’on a une fois de plus affaire à un « poncif ». Les cas d’observation directe sont extrêmement rares. Nous en avons noté un au cours de nos lectures. Par hasard, Ilia, dans une variante, frappe le polénitsa Sokolnik à sa « noire » poitrine. D’habitude, invariablement, la poitrine est « blanche ». Il y a aussi à noter, comme faisant exception, les allusions locales que l’on rencontre dans les préludes, allusions d’ailleurs se retrouvant fort souvent dans plusieurs bylines, où elles sont formulées dans les mêmes termes. Ce sont là de petites roueries du chanteur, analogues aux phrases relatives à des choses locales que le conférencier de nos jours ne manque pas de glisser dans son discours pour se concilier la bienveillance de son public.

Le cliché sévit donc dans la byline et l’initiative du récitant ou du chanteur est, à l’égard des formes consacrées, absolument nulle. C’est à ce point que les savants qui ont transcrit ces poèmes se sont souvent heurtés soit à un fait inexplicable, soit à un mot contradictoire ou inintelligible. S’ils demandaient des explications, on leur répondait invariablement : « Je ne sais pas, ça se chante comme ça. » Et il faut se féliciter de cette passivité, de cette fidélité à la tradition. Il y a là une garantie d’antiquité et de bonne conservation de ces œuvres, de même que les manuscrits les meilleurs des écrivains de l’Antiquité sont ceux qui ont été transcrits par des illettrés. La conséquence est aussi qu’il n’y a pas lieu de rechercher de nuances, d’exactitude historique dans la peinture faite de tel personnage. Le moule est fourni une fois pour toutes.

Ceci dit, à quelle société correspond la byline ? Peut-on en tirer le tableau d’une époque, ou se détachent certaines individualités ? La lecture des œuvres elles-mêmes fixera suffisamment les idées à cet égard. Il convient pourtant de faire ici quelques observations très générales. Et d’abord, comment se présente à nous le chef, le prince, le Soleil Vladimir ? Malgré toute la bonne volonté du monde on ne peut s’empêcher de dire qu’il est piteux. Jamais il ne prend de décision, jamais il ne sait commander, jamais il ne s’expose au péril, toujours il se décide pour le parti le moins dangereux. Il est très peureux, est violent et brutal quand sa vanité est choquée, il baisse très vite pavillon dès qu’on lui parle avec fermeté. Son rôle est très simple : il consiste à présider les banquets qu’il donne interminablement à son entourage. Les bogatyrs ? À part Ilia Mouromets qui est courageux, patriote, désintéressé, les autres, quand on fait appel à eux pour une mission dangereuse, se cachent les uns derrière les autres, le plus grand derrière le moyen, le moyen derrière le petit, et le petit se tait. (Ceci est d’ailleurs un cliché.) On en est réduit à tirer à la courte paille.

Les héros de ces histoires ont des colères furieuses et sont extrêmement peureux. Même dans les cas les plus urgents, ils refusent de s’exposer. Quelle est leur force de résistance ? Évidemment, quand ils manient leur masse d’arme ou un Tatare en guise de massue, ils exterminent tous les païens sans en laisser un « pour la graine ». Mais quand ils se battent en combat singulier, tous, même Ilia, régulièrement sont vaincus et ils ne sont vainqueurs définitivement qu’après avoir invoqué les Saintes Images et la Très Sainte Mère de Dieu. Y a-t-il une famille dans cette société ? On n’en voit pas trace, sinon chez le brigand Solovei qui a toute une colonie de fils, de filles et de gendres. Ils sont pour la plupart célibataires, semant des bâtards à droite et à gauche comme Ilia Mouromets, ou vivant avec leur mère, toujours une « honorable veuve ». La mère est une femme de tête et de conseil ; elle fait tout dans la maison, dirige tout. Quant aux épouses, elles sont loin de donner toujours l’exemple de la fidélité. Quand elles sont au pouvoir d’un autre, elles s’empressent de trahir leurs maris et les traitent avec férocité. Voyez, par exemple, la conduite des femmes dans les bylines : Tsar Salamane et Ivan Godinovitch. Le moins qu’on en peut dire, c’est qu’elles restent passives. Dobrynia abandonne sa femme pour courir les aventures et lui fixe un délai au delà duquel elle pourra se remarier avec tel et tel, s’il n’est pas revenu. Les délais épuisés, Natalia se laisse prendre par Aliocha sans trop de difficultés. Il est vrai que certaines versions la représentent comme refusant obstinément. Cette attitude est rare : « La femme a le cheveu long, mais l’esprit court. » Une seule épouse nous intéresse, c’est la jeune femme de Stavière, qui berne si joliment Vladimir. Les autres femmes ne sont guère sympathiques. Les filles non mariées sont lubriques et féroces ; elles s’offrent à celui qui leur plaît, qu’elles soient filles de roi ou simples servantes. La femme du marchand Bermiata est une dame Putiphar fort dangereuse et beaucoup de ces personnes usent du « lit truqué ». La Lioubavouchka de Solovei Boudimirovitch n’est pas sans agrément dans sa naïveté, mais elle mérite la bonne leçon qu’elle reçoit. Le type féminin le plus curieux est celui de la polénitsa femelle, la virago, la femme guerrière, dont la force est prodigieuse. Elle est un terrible adversaire, et quand elle vient à chevaucher au voisinage des « barrières », personne n’ose relever son défi. Il existe aussi d’ailleurs des polénitsas mâles. Le mot désigne tout individu qui tient la « rase campagne » ; il s’applique à tous les irréguliers d’origine tatare ou autre, qui cherchent aventure au hasard des steppes. Ils forment une classe à part qui figure aux côtés des bogatyrs, dans l’entourage de Vladimir.

Ne noircissons pourtant pas trop le tableau. Ces bogatyrs, ces gens de guerre sont de braves gens. Ils ont horreur de verser le sang inutilement. Ilia Mouromets, partant en campagne, ne prend aucune arme, pour ne pas avoir à ensanglanter ses mains. Il est vrai que le vieux cosaque est un parangon de vertus. Mais il n’est pas le seul. Dobrynia, lui aussi, gémit d’avoir à verser le sang, à rendre orphelins les petits enfants. Ils savent être héroïques. Mikhaïla Daniliévitch est prisonnier d’un roi tatare. Le roi lui demande de se mettre à son service. « Eh ! roi maudit ! répond le bogatyr, si j’avais mon sabre aigu, je te servirais sur ton cou de Tatare avec mon sabre aigu. » Immédiatement, le Tatare donne des ordres à ses bourreaux, mais, comme cela se produit toujours, Mikhaïla, après une prière, est délivré de ses liens et ce sont les Tatares qui soit exterminés avec leur roi servant de massue. Enfin une institution, générale d’ailleurs chez les peuples slaves, a été dans la byline génératrice de générosité, de bonté, de désintéressement : nous voulons parler de la fraternité par l’échange des croix. Le sentiment fraternel, à l’égard d’étrangers par le sang plus encore peut-être qu’à l’égard de vrais frères, est chez ces gens d’une grande puissance. Il est supérieur à tout autre sentiment naturel. N’en reste-t-il pas trace dans le langage, où il est banal de se traiter de « petit frère » ?

Tels sont les êtres qui, avec leurs défauts et leurs qualités, agissent dans la byline. À vrai dire, on y rencontre d’autres gens que des bogatyrs ; mais, étant donné que la byline a, une fois pour toutes, constitué des cadres immuables, tout vient se ranger dans ces cadres. Les marchands, les navigateurs, parlent et agissent, avec leur drougina, comme les autres bogatyrs. Les Tatares également ne diffèrent pas des Russes. Le paysan, dans sa vie intime, est ignoré. Notons l’existence d’une classe de vagabonds ivrognes, les « mendiants de cabarets » : gens puissants et redoutables.

Nous venons de dire que le paysan n’apparaît pas dans la byline, et cela est exact, si l’on met à part Mikoula, le moujik symbolique, personnage presque mythique. Cela ne veut pas dire que la vie du paysan en reste ignorée, que le cadre dans lequel vit le prince ou le grand seigneur soit vraiment un cadre approprié à son rang. La scène se passe régulièrement dans un « palais de pierres blanches ». Mais au fond ce palais n’est-il pas une izba ? La byline émane du peuple, du paysan ; n’est-il pas naturel que ses auteurs y aient en réalité décrit surtout ce qu’ils avaient sans cesse sous les yeux ? Ce palais a un portail grillagé donnant sur rue, avec podvorotnia. À l’intérieur, il y a un vestibule, siéni. La salle à manger de Vladimir, sa gridnia, a des bancs, un poêle disposés comme dans l’izba, une armoire aux Images dans un coin, une perche à linge, des chevilles pour suspendre les coiffures. Les térems* si souvent décrits sont richement décorés, mais ne sont eux aussi que des habitations de paysans, avec leurs fenêtres « à linteaux ». Les caves, placées comme le podpolié de l’izba, servent à conserver les provisions, les armes, les vêtements, les trésors ; elles servent aussi de prisons.

Il est question dans la byline de villes, de montagnes, de rivières qui, pour la plupart, portent des noms imaginaires, tout en gardant quelques traits du réel. Les sites bibliques sont très souvent transportés en Russie. Les rivières sont généralement considérées comme très dangereuses à cause de leurs crues subites. La « mer bleue » est aussi bien la vraie mer que les lacs, et les vaisseaux qui y naviguent affectent des formes fantastiques d’animaux, qui rappellent sans doute les très anciens bateaux des peuplades varègues.

Le compagnon fidèle, indispensable du bogatyr est son « bon cheval ». Tout peut s’évaluer en roubles ; le cheval seul est « sans prix », que ce soit l’alezan poilu d’Ilia Mouromets ou un cheval « de bogatyr ». Le cheval peut prendre une voix humaine quand il s’agit de prévenir son maître d’un danger. Il accomplit des prouesses extraordinaires, soit en sautant des rivières, soit en parcourant tout d’une traite un nombre invraisemblable de verstes. Un cliché épique fort fréquent consiste à dire qu’on vit le cavalier se mettre en selle, mais qu’on ne le vit pas partir, qu’on ne vit qu’un nuage de poussière. Son maître le traite souvent de « viande à loup, sac à herbes », mais cela n’empêche pas l’amitié. Le chien n’apparaît dans la byline que comme une injure adressée aux Tatares.

* * *

Il faut dire maintenant par qui et comment la byline a été exécutée.

Pour les temps anciens, les renseignements font défaut. On admet généralement que le Boian dont il est question dans le Dit d’Igor était un chanteur de chants épiques. Les joueurs de gousslis et les skomorokhi dont il est souvent question dans la byline devaient être aussi des sortes de bardes. Mais pour les temps modernes, nous sommes très informés. Nous avons le témoignage des savants qui ont transcrit les documents de la bouche même des chanteurs. Rybnikov, et après lui Hilferding, qui recueillirent les bylines de la région de l’Onéga, le premier en 1861-1863 et le second en 1871, nous ont renseignés abondamment sur les diseurs ou chanteurs de bylines. On trouvera à la suite de chacune de nos traductions des notices sur ces exécutants. Bornons-nous donc à quelques observations. Bien que des bylines aient été recueillies, notamment par l’illustre P. Kiriéevski, sur toute l’étendue des territoires grand-russes, les régions de l’extrême Nord ont été privilégiées à cet égard et c’est là que la floraison épique s’est montrée la plus abondante et la plus durable. Les longs mois d’hiver, où l’on doit vivre confiné dans l’izba, où l’on se réunit plus volontiers pour les veillées, étaient éminemment favorables à ces manifestations d’art populaire. Les exécutants étaient pour la plupart des paysans aisés ou des gens gagnant leur vie dans des métiers divers : pêcheurs, raccommodeurs de filets, tailleurs. Ils pratiquaient leur art avec désintéressement et se trouvaient assez payés de leur peine par l’agrément qu’ils y trouvaient et l’empressement de leur auditoire. Naturellement il se forma des maîtres et des élèves. Certains maîtres en possession d’un bagage épique considérable ont eu toute une série d’élèves et exercé une grande influence. Et aussi, malgré les traditions religieusement observées, malgré les formes immuables des œuvres conservées, une originalité se dégage peu à peu des écoles et aussi des individus. À la lecture, on reconnaît facilement à certains mots, à certaines tournures, que l’on a affaire à tel skazitel (diseur). Chacun a ses tics, ses formules finales aussi qui équivalent presque à des signatures. Nous verrons, dans notre recueil, plusieurs exemples de la mémoire imperturbable des artistes. Mais quelquefois la mémoire tout de même bronche, et c’est étonnant, au témoignage d’Hilferding, comment l’artiste sait arranger son texte, remplir les vides. Certains récitants font vraiment preuve d’une intelligence extraordinaire, qui surprend d’autant plus qu’à part de très rares exceptions, ils sont totalement illettrés.

Comment étaient débitées les bylines ? Rybnikov nous informe que les récitants savaient prendre des tons fort différents suivant les sujets, que tantôt ils étaient solennels, tantôt ils avaient le ton joyeux, tantôt la voix traînante. Il semble avoir noté une sorte de mélopée dans le débit, assez monotone, que seul l’art de l’exécutant savait couper par certaines intonations spéciales. Il ajoute avoir essayé vainement de mettre en musique ce chant particulier. Hilferding, venant dix ans après lui, réussit où son devancier avait échoué, il obtint un véritable chant, dont il donne, en notation musicale, deux exemples. L’un d’eux, le début de la byline de Volga et Mikoula, est fort curieux. Ce sont des mesures à quatre temps, d’une allure lente et monotone, s’éveillant à la fin de la phrase musicale, sur trois ou quatre notes seulement, avec la fin du vers fortement ponctuée par la répétition de la même note. Naturellement ce récitatif s’adaptait au sens et à l’allure des récits et était différent selon le genre traité. De plus, le savant dont nous parlons, pour préciser ce que Rybnikov appelait le ton différent des artistes, parvint à saisir le rythme des vers et à le noter métriquement. Sans entrer dans le détail de tout ce qu’il expose à ce sujet, disons qu’il constata que le mètre des bylines est composé habituellement de quatre à cinq trochées ( — υ) suivis d’un dactyle ( — υυ) ; dans les sujets plus particulièrement gais, les bylines de Tchourilo ou de Stavière par exemple, les trochées sont mêlés plus abondamment de dactyles. Il faut indiquer enfin que chaque vers forme un tout, sans qu’aucun enjambement soit admis.

L’organisme poétique dont nous venons de parler avait dû avoir, avant l’époque où il fut recueilli, une vie déjà longue dans la mémoire des populations grand-russiennes. Plusieurs monuments écrits de l’ancienne littérature conservent des traces manifestes des chants épiques populaires. Le Dit d’Igor, qu’on rapporte au XIIe siècle, bien qu’écrit en prose, a des comparaisons, des descriptions, des répétitions, des tours qui sont empruntés à la byline. La Zadonchtchina, qui relate la défaite de Mamaï en 1380, dans ses deux rédactions, rappelle en plus d’un endroit le Dit d’Igor et aussi notre épopée. L’Histoire du siège dans Azov des cosaques du Don, qui date de temps plus modernes, puisqu’elle se rapporte à un événement de 1611, dans son style grandiloquent, nous fait souvenir également des poèmes populaires. Enfin, avant que les bylines elles-mêmes fussent recueillies ou dès le début de leur « découverte », il y eut des imitations écrites de celles ci, faites généralement dans un but d’édification, comme le Récit sur Chagrin-Malchance, sur Volot Volotovitch ou tous les stikhi (vers) du Goloubinaia Kniga (Livre du Pigeon ou de l’Esprit-Saint. Sans doute tout n’est pas populaire dans ces morceaux composites, mais les sujets, les détails viennent de la byline.

Et ceci nous amène à tracer un rapide historique de la recherche et de la découverte des poèmes populaires.

Le premier qui en recueillit fut un Anglais, attaché comme aumônier à l’ambassade de son pays en Russie, Richard James, qui en 1619 et 1620 transcrivit des bylines et d’autres chants. Il emporta son manuscrit en Angleterre et actuellement il est conservé à la bibliothèque d’Oxford. Les morceaux épiques du recueil de James se rattachent surtout à des événements tout à fait contemporains. Au XVIIIe siècle la littérature populaire intéressa vivement le public lettré. En 1780-83 parut à Moscou un vaste recueil de dix volumes, contenant, entre autres chants oraux, plusieurs bylines sur Dobrynia Nikititch, Tchourilo Plenkovitch, Aliocha Popovitch. L’auteur anonyme de cette publication donne, détail intéressant, la musique de certains morceaux. Sans avoir eu, semble-t-il, un très grand retentissement, ce recueil ne passa pas inaperçu et l’on trouve des traces manifestes, dans les œuvres de Catherine II par exemple et dans Radichtchev, des œuvres populaires alors révélées. En 1804, sous le nom de Kircha Danilov, fut publié ce qu’on a appelé le manuscrit Demidov, c’est-à-dire le recueil de chants réunis parmi les ouvriers des établissements Demidov du gouvernement de Perm. Cette collection, formée dès le milieu du XVIIIe