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Extrait : "Ce livre peut-être sérieux, comme il peut être frivole. De toutes façons, il ne saurait être banal. Le public lecteur ne demande au livre qu'il achète que trois choses : 1° Que le titre ne soit pas une supercherie ; 2° Qu'il l'instruise, l'amuse ou l'intéresse ; 3° Qu'il soit décemment écrit. (Le mot décemment est ici employé au double point de vue de la langue et des mœurs.) L'auteur croit avoir rempli ces trois conditions".
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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
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Seitenzahl: 246
Veröffentlichungsjahr: 2016
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Ce livre peut être sérieux, comme il peut être frivole.
De toute façon, il ne saurait être banal.
Le public lecteur ne demande au livre qu’il achète que trois choses :
1° Que le titre ne soit pas une supercherie ;
2° Qu’il l’instruise, l’amuse ou l’intéresse ;
3° Qu’il soit décemment écrit.
(Le mot décemment est ici employé au double point de vue de la langue et des mœurs.)
L’auteur croit avoir rempli ces trois conditions.
À la critique, si la critique daigne s’occuper de lui, l’auteur répondra :
– Un livre, quel qu’il soit, est commandé ou inspiré.
Dans le premier cas, l’auteur, les bras liés, les yeux bandés, se borne à satisfaire ses éditeurs et serre les freins sans cesse à son imagination, afin de ne pas dépasser le cadre indiqué ; la critique peut l’atteindre sans le blesser ; – cela est triste à dire, – mais il ne se porte pas partie civile.
Dans le second cas, l’auteur joue sa partie, argent sur table, et il ne sait pas, s’il la perd, quand il lui sera permis de prendre sa revanche.
Ce livre appartient à cette seconde classe.
Un soir d’été, l’auteur se promenait sur les boulevards et remarquait, avec surprise, le nombre croissant des courtisanes libres ou patentées ; il observa leur démarche, leur costume, leur allure ; il surprit leurs conversations, la tournure de leur esprit ; il étudia leurs sympathies, leurs préférences pour ne pas dire leurs amours ; il interrogea et la femme, et le livre, et le journal ; en un mot, pendant un laps de temps nécessaire à l’étude, il s’immisça dans le monde courtisane.
Il vit alors que ceux qui semblaient le connaître le plus ne le connaissaient pas du tout.
Dans notre siècle, où nos libertés sont régies, où notre cœur est dirigé par la loi, où la famille est prépondérante, où l’argent est rare, où les gueux sont nombreux, où le costume est uniforme, où il n’y a ni noblesse, ni roture, où l’on rougit d’être vertueux, où l’on n’ose pas se vanter d’être libertin, où l’on rit des femmes d’esprit qu’on appelle bas-bleu, où l’on raille les mères de famille, qu’on nomme pot-au-feu, où l’on ne croit pas à la religion, où l’on ne croit pas à l’honneur, où l’on se tâte, on se lorgne, on se guette, on se recherche, on se quitte, on se reprend, avec le doute, sans savoir pourquoi, par besoin d’être deux, par peur de l’isolement ; dans ce siècle, disons-nous, que voulez-vous que fassent et que voulez-vous que soient les courtisanes ?
Dégoûté, l’auteur de ce livre a voulu rechercher dans le passé pour excuser le présent.
Ce sont ses notes qui composent ce livre.
C’est à vous, lecteurs, de comparer et de conclure.
Paris, novembre 1863.
L. DE N.
Ce nom ne réveille-t-il pas tout un monde de souvenirs ? Avec lui ne voit-on pas se dresser Périclès, l’Olympien, ce grand homme d’État qui sut à la fois être citoyen et roi d’une république ; Socrate, le sage des sages ; Alcibiade, Phidias et cent autres aussi illustres ? Ne voit-on pas se dessiner à l’horizon Athènes, la patrie des arts, avec sa poésie, avec sa corruption, mais aussi avec tout son prestige amoureux qui, du Céramique jusqu’au Pirée, éclatait sur les beaux visages des Hétaïres et des Pallaques ?
Nous voudrions pouvoir remonter le cours des âges pour peindre d’une façon plus fidèle ces mœurs primitives, et donner ainsi à notre narration une couleur vraiment locale ; mais, à défaut de documents exacts et surtout de l’impression visuelle et morale indispensable à tout récit historique, nous tâcherons d’être aussi complet que possible dans la peinture des sentiments amoureux ; car si, depuis la création du monde, les mœurs, les coutumes, les idiomes, les villes, les hommes et les femmes ont changé, seul l’amour est resté le même. Un baiser d’Aspasie ne fut pas plus puissant qu’un baiser de Ninon !
Aspasie naquit à Milet, colonie ionienne de l’Asie Mineure. Elle était fille d’Axiochus. Milet, comme Lesbos, patrie de Sapho, était renommé par la beauté de ses femmes, qui toutes devenaient à Athènes des courtisanes très recherchées.
Pour qu’on ne s’étonne point de ce honteux privilège qu’avaient ces deux colonies grecques, il faut qu’on sache que, dans les lois athéniennes, les enfants légitimes d’une étrangère ne pouvaient être considérés comme tels. Il n’est donc pas étonnant de voir ces femmes si peu protégées par les lois s’affranchir des entraves matrimoniales et se créer par leur beauté et leur esprit une position qu’elles n’auraient pu trouver dans l’intérieur de leur ménage.
À cette époque, à Athènes, les femmes légitimes recevaient une éducation assez bornée. On leur apprenait à filer de la laine et à distribuer leur tâche aux servantes. La jeune fille sortait du gynécée pour entrer dans la maison de l’époux. Ici comme là, elle était esclave et vivait ignorée.
La femme légitime était donc une créature entièrement passive ; c’était un pot-au-feu, qu’on nous pardonne cette expression triviale ; ses fonctions se bornaient à travailler pour le ménage et à faire des enfants. C’était une marchandise vivante qu’on prenait avec sa dot, à laquelle on demandait de la fidélité et de la soumission, mais à laquelle on ne se croyait pas obligé de donner d’amour.
Sur le tombeau de la femme de ménage, on sculptait une bride, un bâillon et un hibou, symbole d’économie, de silence et de vigilance.
Avant Aspasie, il y eut à Milet une autre femme célèbre aussi par sa beauté, et nommée Thargélie. Cette femme, qui joignait aux grâces de sa personne un rare esprit diplomatique, se servait de ses charmes pour faire des partisans à Xerxès, roi de Perse. Aspasie la prit pour modèle, non point pour détourner les Grecs de leur cause, mais bien pour leur donner au contraire ces hautes leçons d’économie politique et d’éloquence qui lui firent s’attacher Périclès. L’union intime qu’il y eut entre cet illustre homme d’État et la courtisane est assez célèbre pour qu’on s’appesantisse dessus.
Périclès était marié ; l’histoire, qui ne dit rien de sa femme, laisse à supposer qu’elle était comme toutes les ménagères d’Athènes : précieuse dans la vie matérielle, nulle dans la vie intellectuelle. À un homme comme Périclès, il fallait autre chose. Que lui importait la vie animale, à cet homme public dont la tête seule travaillait !
Il connut Aspasie.
Ce qui l’attira d’abord vers elle, ce fut sa beauté.
Cet attrait, qui paraîtrait peut-être puéril aux diplomates sérieux de nos jours, avait plus d’importance dans l’antiquité.
On adorait la beauté.
Vénus avait mille temples.
Il y avait des concours de beauté, destinés à perpétuer la race.
Lycurgue, dans l’organisation de sa république, ordonnait de jeter dans un gouffre les enfants mal conformés.
Platon était du même avis.
Il ne faut donc pas s’étonner qu’un homme sérieux comme Périclès fût d’abord attiré vers Aspasie par sa beauté plastique, avant d’être retenu près d’elle par le charme de sa conversation et la profondeur de son esprit. À cette époque on était essentiellement artiste, aujourd’hui on se fait gloire de ne pas l’être. Périclès, dit l’histoire, dut à Aspasie ses premières leçons d’éloquence.
De nos jours on admettrait facilement que Rachel ou mademoiselle Georges eût donné des leçons de déclamation à quelques-uns de nos avocats distingués ou à quelque député éloquent, – si toutefois on voyait un jour l’avocat ou le député quitter la tribune pour enjamber les planches du théâtre et échanger la robe noire contre la robe prétexte ou le manteau consulaire ; mais il serait plus difficile de faire accroire que l’Aspasie de chacun de ces Périclès eût changé de robe et leur eût donné des leçons d’éloquence.
Mais Aspasie n’était pas une femme ordinaire. Quoique destinée par sa beauté, par sa conduite et par sa position, à être une vulgaire hétaïre, c’est-à-dire, pour parler le langage actuel, une femme galante, Aspasie, par ses relations avec ce que la Grèce avait d’hommes distingués, par sa haute intelligence, par son crédit immense, s’était placée sur un piédestal tellement élevé qu’à la distance à laquelle il était permis d’admirer la statue, on n’en voyait que les beautés.
Elle n’avait pas arrêté son esprit aux connaissances superficielles de la femme aimable, elle avait au contraire cherché à réunir dans sa personne une perfection qui ne s’est plus rencontrée depuis ; et ses études, toutes portées vers l’éloquence et la politique, ne nuisirent jamais à sa grâce ni à ses charmes. Les sciences physiques ne lui étaient pas même étrangères, puisque Anaxagoras, l’homme le plus célèbre, à cette époque, dans cette partie de l’instruction, ne lui était pas comparé.
Elle connaissait, aussi parfaitement que les hommes d’État les plus habiles, la constitution des divers États de la Grèce, et distinguait avec la même pénétration toutes les circonstances imprévues d’où dépendaient souvent leurs intérêts respectifs.
Les historiens, tout en rendant justice aux mérites d’Aspasie, se sont complu à la taxer de dépravation et l’ont reléguée dans un certain milieu d’avilissement hors duquel, nous l’avouons, nous aurons beaucoup de peine à la faire sortir. Cependant, après les recherches nombreuses que nous avons faites sur cette illustre courtisane, nous sommes disposé à être moins sévère que nos devanciers, non par une indulgence, – coupable chez un historien, – mais par les réflexions que les actes de sa vie nous ont suggérées et les comparaisons que cette étude nous a permis de faire.
Nous ferons donc deux portraits de cette femme célèbre :
L’un sera celui d’Aspasie la courtisane, la maîtresse de Périclès, de Socrate (si toutefois ce sage a oublié de l’être un jour !), de Lysiclès, le marchand de bestiaux, et de tous les autres Grecs dont l’histoire a eu la complaisante pudeur de ne pas nous léguer les noms.
L’autre portrait sera celui d’Aspasie la femme d’esprit, enseignant la politique à Périclès, la rhétorique à Socrate, et ayant assez de mérite pour faire de Lysiclès, le maquignon, un homme qui, après la mort de Périclès, fut un des plus considérables d’Athènes.
La première Aspasie était le type de la beauté antique : ses cheveux, blonds comme une gerbe d’épis mûrs, étaient ondulés et couvraient ses tempes ; un voile blanc et de tissu léger étalait ses plis gracieux sur le sommet et la partie postérieure de sa tête ; ses yeux, grands et clairs, étaient ombragés par des sourcils noirs, teints avec la symnie (poudre faite avec une préparation composée de plomb et d’antimoine) ; sa bouche, ni trop grande ni trop petite, avait des lèvres pleines de sensualité ; son menton était rond et son cou parfaitement dégagé ; ses joues, pleines et fraîches, étaient légèrement enduites d’œsipon bien qu’elle n’en eût pas besoin, mais c’était le cold-cream de ce temps-là. Ses doigts étaient effilés et arrondis vers le bout, et ses ongles, colorés d’un doux incarnat, étaient sans cesse soignés par ses esclaves qui les égalisaient avec de petits couteaux très acérés. Quant au reste du corps, c’est le dépeindre que de dire qu’elle a pu être le modèle des Vénus antiques qui sont parvenues jusqu’à nous. Son costume était fort simple : une crocata (tunique couleur de safran) couvrait ses épaules et un strophion (ceinture riche) lui serrait la poitrine en faisant ressortir sous son vêtement deux seins d’un galbe parfait. Des crépides (bottines) ensevelissaient ses pieds mignons lorsqu’elle sortait ; autrement, dans l’intérieur de sa maison, elle ne portait que des pantoufles garnies d’une épaisse semelle de liège.
Telle était Aspasie la courtisane !
Que le lecteur nous permette de l’introduire dans la demeure de cette femme illustre.
Non loin du temple de Minerve se trouvait une habitation d’apparence modeste, comme toutes celles des Grecs de cette époque, qui réservaient le luxe pour l’intérieur de leurs maisons ou l’extérieur de leurs temples. L’entrée en était étroite. Lorsqu’on en franchissait le seuil, on trouvait à droite les écuries et à gauche la loge du portier, qui était un eunuque.
En sortant de ce vestibule, on entrait dans une cour dont trois des côtés avaient des portiques. Au midi se trouvaient deux pilastres sur lesquels reposaient les poutres destinées à soutenir le plancher. La saillie qu’ils faisaient formait le prostas ou parstas, espèce de galerie dont les murs et les plafonds étaient ornés avec goût.
Autour des portiques se trouvaient les salles à manger et quelques autres pièces destinées aux usages communs de la maison. Plus loin, on voyait une seconde construction avec des cours très spacieuses. Chacune de ces cours était entourée de quatre portiques avec des galeries et des portes particulières qui conduisaient aux appartements des hôtes d’Aspasie.
La chambre où la courtisane se trouvait le plus souvent et où elle recevait ses admirateurs-adorateurs était petite ; le plafond, en forme de voûte, était fait de roseaux fendus revêtus de stuc. Sur ce revêtement inaltérable un peintre habile avait représenté la naissance de Vénus. Les murs étaient également décorés de sujets érotiques, mais nullement licencieux. Le pavé était en mosaïque.
Aspasie était couchée sur un lit d’ivoire sur lequel étaient étalées de riches draperies de pourpre ; d’une main elle tenait un miroir de Brindes en cuivre mêlé d’étain, de l’autre elle jouait au penthalite avec cinq osselets qu’elle jetait en l’air pour les recevoir sur le dos de la main.
Autour d’elle, groupées d’une façon voluptueuse, étaient une dizaine de jeunes filles, toutes jolies et bien faites, écoutant avec attention les conseils d’Aspasie, qui semblait, avec son doux langage lesbien, répandre autour d’elle des perles et des pierres précieuses.
Vers le milieu du jour, des esclaves apportaient au milieu de cette chambre une table en bois poli, ayant la forme d’un parallélogramme dont les pieds, travaillés en ivoire, représentaient des lions ; les lits, recouverts d’étoffes précieuses, étaient alors rapprochés de la table autour de laquelle les femmes prenaient place. C’était le seul repas de la journée ; le peuple et les soldats seuls faisant deux repas. Les gens riches ne s’asseyaient qu’une fois par jour à table après avoir pris quelque chose le matin.
On servit alors dans des plats carrés plusieurs espèces de coquillages, les uns tels qu’ils sortent de la mer, d’autres cuits sous la cendre ou frits dans la poêle, la plupart assaisonnés de poivre et de cumin. On présenta ensuite des choux-fleurs et des œufs de poule et de paon, – ces derniers étaient plus estimés ; – puis des andouilles, des pieds de cochon, un foie de sanglier, une tête d’agneau, une fraise de veau, le ventre d’une truie assaisonné de cumin, de vinaigre et de silphion. Un instant après on servit des petits oiseaux sur lesquels on répandit un coulis tout chaud, composé de fromage râpé, d’huile, de vinaigre et de silphion.
Au second service, on apporta des filets de chevreuil, des cuisses de cerf, une hure de sanglier, des anguilles préparées avec des betteraves et une foule de salaisons maritimes.
Des fruits et des confitures composèrent le dessert.
Tout le temps du repas, des jeunes filles, d’une beauté parfaite, versaient dans les coupes, qui suivant leurs formes s’appelaient rhyton, cylix, amphores et canthares, du vin de Maronée dont, suivant Homère, la vertu était telle qu’il pouvait porter vingt doses égales d’eau sans perdre beaucoup de sa force.
Alors Périclès, Socrate et l’élite des artistes et des jeunes gens d’Athènes venaient voir l’illustre Aspasie au milieu de sa cour.
Certes il fallait autre chose, à ces grands hommes, qu’une belle courtisane entourée de jeunes filles lascives ; toute autre qu’Aspasie eût pu à cette époque séduire par sa beauté Périclès, Alcibiade et tant d’autres ; mais aucune, nous le pensons du moins, n’eut pu enchaîner le sage Socrate au point que le poète élégiaque Hermésianax nous le fait voir :
« Vénus, dit-il, se vengea sur lui de son austère sagesse en l’enflammant pour Aspasie ; son esprit profond n’était plus occupé que des frivoles inquiétudes de l’amour. Toujours il inventait de nouveaux prétextes pour retourner chez Aspasie, et lui, qui avait démêlé la vérité dans les sophismes les plus tortueux, ne pouvait trouver d’issues aux détours de son propre cœur. »
On dit aussi qu’Aspasie elle-même adressa des vers à Socrate pour le consoler de l’amour malheureux qu’il ressentait ; mais il est permis de penser qu’elle s’enorgueillissait un peu d’un empire dont Socrate pouvait toujours se dégager à son gré.
Quoi qu’il en soit, si Aspasie n’a pu avoir ou n’a pas voulu avoir Socrate pour amant, il est certain toutefois qu’elle l’a eu pour élève : soit qu’elle lui apprit l’art de la controverse, qu’une femme comme elle devait posséder à fond, soit que ses mœurs dépravées lui servissent d’enseignement pour diriger sa conduite et fortifiassent sa vertu.
Périclès entrait chez elle comme en pays conquis. En effet, il était aimé d’Aspasie et l’aimait beaucoup. Lorsqu’il entrait chez elle, il l’embrassait deux fois, et cette caresse était encore deux fois répétée lorsqu’il la quittait.
Mais ces baisers amoureux ne prouveraient rien si Alcibiade n’avait montré publiquement que son affection pour Aspasie était réellement sincère.
Voici dans quelle occasion.
Autrefois, comme aujourd’hui, le mérite ou la faveur était entouré d’ennemis ; les ennemis de Périclès, ne pouvant l’attaquer lui-même, s’en prirent à ses amis, et avec un raffinement de cruauté, ils le frappèrent à la fois dans son cœur, dans son esprit et dans ses principes. Anaxagore, Phidias et Aspasie furent accusés d’impiété.
Anaxagore de Clazomène révélait une doctrine nouvelle en annonçant un esprit divin, existant et vivifié par lui-même, comme la cause et le moteur unique du monde matériel.
Selon lui, l’intelligence créatrice et souveraine était particulièrement distinguée de l’âme du monde, expression qu’il employait pour désigner les lois que l’Éternel a imprimées à ses ouvrages.
Dieu n’animait pas la matière, il lui donnait l’impulsion ; il ne pouvait pas être renfermé dans les entraves d’une substance qui s’altère et change de modifications ; sa nature était pure, spirituelle et incapable d’être souillée par aucun mélange corporel.
Socrate, élève d’Anaxagore, développa et compléta ensuite ce système.
Tel était l’homme qu’on accusait d’impiété !
Quant à Phidias, il avait fait le Parthénon avec les architectes Ictinos et Callicratides ; le temple d’Éleusis avec Coroebos, Métagène et Cholarge, l’Odéon avec les conseils de Périclès, les Propylées avec Mnésiclès, et quant à la statue d’or de Minerve, il s’était réservé la gloire de la créer tout entière de ses mains.
Cet édificateur des temples des dieux fut aussi accusé d’impiété.
Pour Aspasie, nous la connaissons.
Périclès plaida la cause de ses amis. Son éloquence fut stérile pour Anaxagore et Phidias.
Le premier prit la fuite, le second périt dans les fers ; mais lorsque Périclès entendit Hermippus accuser Aspasie d’avoir outragé la religion par ses discours et les mœurs par sa conduite, il ne put retenir ses larmes, et ce moment de sensibilité de la part du premier homme de la république pour une courtisane méprisée désarma les juges qui venaient d’être inflexibles pour la vertu et le talent.
L’accusation d’impiété portée contre Aspasie, à côté de Phidias et d’Anaxagore, nous semble être, – à nous et avec nos mœurs, – une puérilité ou plutôt un prétexte ; mais il est une autre accusation faite par l’histoire et qui, ce nous semble, a une haute portée.
Quelques poètes comiques du temps ont accusé Aspasie de tenir une école de mauvaises mœurs et d’en donner à la fois l’exemple et les préceptes ; ils ont dit qu’elle entretenait des courtisanes chez elle, et d’autres ont ajouté que c’était pour servir aux plaisirs de Périclès.
Cette imputation nous semble peu vraisemblable, et, quoi qu’en ait dit Plutarque, il faut supposer que ce biographe a confondu notre héroïne avec une autre Aspasie dont l’histoire ne parle que pour la flétrir.
Lorsque Périclès connut à fond tous les mérites d’Aspasie, il sentit qu’elle lui était devenue indispensable ; il répudia sa femme et épousa la courtisane.
Il en eut un fils auquel les Athéniens accordèrent le titre de citoyen.
Voici quelle était la femme d’amour :
Elle était belle, elle aimait Périclès et en était aimée ; elle avait une cour de gens d’esprit, de philosophes et de gens riches, et elle vivait des présents de ses adorateurs.
Maintenant, quelle était la femme philosophe ?
Il doit sembler étonnant de voir Socrate venant chercher des leçons de sagesse chez Aspasie, et Périclès y venant étudier la politique ; mais cette femme vraiment hors ligne avait tant observé, tant appris dans ses relations journalières avec ce que la Grèce avait de plus illustre qu’il lui était facile de donner des conseils.
Elle acquit ainsi une grande influence.
D’après Aristophane, elle fut cause de la guerre du Péloponèse.
De jeunes Athéniens ivres enlevèrent de Mégare une courtisane de cette ville ; les Mégariens, pour se venger, enlevèrent à leur tour deux des compagnes d’Aspasie. Périclès prit fait et cause pour sa maîtresse, Mégare fut maltraitée si durement qu’elle demanda du secours à Sparte, – inde iræ !
On l’accusa encore d’avoir été cause de la guerre entre les Athéniens et les Samiens.
Ces accusations n’empêchèrent pas cependant les historiens de se souvenir de ses bonnes actions.
Tout le monde connaît Xénophon, le célèbre historien-capitaine de la retraite des Dix Mille ; tout le monde sait ses disputes de ménage, mais tout le monde devrait se souvenir que c’est à Aspasie qu’il dut d’en voir la fin, car la philosophie et l’éloquence de la courtisane eurent assez de pouvoir sur la femme mariée pour la rendre soumise, affectueuse et dévouée à son mari.
Périclès mourut la troisième année de la guerre du Péloponèse.
Aspasie épousa par la suite un nommé Lysiclès, marchand de bestiaux, et le métamorphosa en homme puissant et considéré dans Athènes.
Nous avons rapporté tous les jugements des historiens sur Aspasie. Qu’on nous permette, après eux, d’émettre le nôtre.
Aspasie était une femme d’esprit, mais non une femme de cœur.
Aspasie n’aima jamais.
Les débauches d’Aspasie devaient être calculées. Tout chez cette femme était ambition et vanité ; jusqu’à son mariage avec Lysiclès : elle voulut montrer qu’elle avait su faire un homme d’une brute.
Aspasie n’est pas une courtisane, c’est le maître de Périclès et de Socrate.
Laïs naquit à Hyccara, en Sicile. Elle fut transportée en Grèce lorsque Nicias, général athénien, ravagea sa patrie. Corinthe eut les prémices de sa lubricité.
Un mot sur Corinthe.
Corinthe était une ville excessivement débauchée. Les femmes s’y distinguaient par leur beauté, les hommes par leur avidité pour l’or et les plaisirs.
Chez ces derniers, l’amour n’était plus que de la licence. Pâle et efféminé, on voyait le Corinthien le front ceint d’une couronne de roses, se lever de table en trébuchant, ayant à peine la force de se rendre au lit parfumé où l’attendait l’hétaïre préférée.
Les Corinthiens portèrent la dissolution et l’amour des femmes à un tel excès, qu’ils consacrèrent les plus monstrueuses infamies sous les dehors de la religion. Ils ne rougirent pas d’employer dans leurs fêtes, et dans les cérémonies publiques, le ministère des courtisanes. Ils avaient même des formules de prières pour intéresser le ciel dans leurs débauches. Les vœux qu’ils adressaient à leurs divinités se bornaient souvent à leur promettre d’augmenter le nombre des courtisanes.
De tels débordements donnèrent lieu à l’expression de Corinthiar, pour désigner un libertinage outré.
L’Asie, mère patrie de la volupté, produisit ces courtisanes dangereuses, dont les gestes lascifs et les occupations impudiques s’accordaient avec la morale relâchée des Ioniens et se trouvaient même excités et encouragés par la corruption de la superstition païenne.
Dans la plupart des colonies grecques d’Asie, on avait érigé des temples à la Vénus terrestre, où les courtisanes n’étaient pas simplement tolérées, mais honorées comme prêtresses de cette divinité complaisante.
Qui le croirait ? Ce fut Solon qui, le premier, importa à Corinthe cette innovation de l’Orient. Ce fut lui qui, d’après Nicandre, de Colophon, bâtit, le premier, un temple à Vénus courtisane, de l’argent que les matrones, qui présidaient aux débauches publiques, avaient amassé.
Cet établissement une fois fait, les courtisanes les plus distinguées par leur beauté, l’art de la faire valoir et d’autres talents naturels, ne tardèrent pas à acquérir de la célébrité et à jouir de la considération que pouvait accorder à cette sorte de mérite un peuple très voluptueux.
Voici ce que dit Philémon à ce sujet dans ses Delphes :
« Solon, tu as vraiment été le bienfaiteur du genre humain ! Car on dit que c’est toi qui as, le premier, pensé à une chose bien avantageuse au peuple, ou plutôt au salut public. – Oui, c’est avec raison que je dis ceci, lorsque je considère notre ville pleine de jeunes gens d’un tempérament bouillant et qui, en conséquence, se porteraient à des excès punissables. – C’est pourquoi tu as acheté des femmes et les as placées dans des lieux où, pourvues de tout ce qui leur est nécessaire, elles deviennent communes à tous ceux qui en veulent.
Les voici dans la simple nature, vous dit-on ; pas de surprise, voyez tout. N’avez-vous pas de quoi vous féliciter ? La porte va s’ouvrir si vous voulez, il ne faut qu’une obole. Allons, faites un saut : entrez ! On ne fera pas de façons ; point de minauderies ; on ne se sauvera pas ! »
Décidément Solon est un grand homme, car ses institutions ont traversé les âges sans se détériorer !
Comme nous l’avons dit, les courtisanes étaient préférées pour présenter des vœux à Vénus.
C’était un usage ancien à Corinthe, de prendre toutes les courtisanes qu’on pouvait réunir pour présenter à Vénus les vœux de la ville, lorsqu’on la priait pour des choses importantes ; et lorsqu’elles avaient présenté les vœux à la divinité, elles se retiraient du temple les dernières de toute l’assemblée.
Ce furent aussi les courtisanes de Corinthe qui allèrent présenter, dans le temple de Vénus, les vœux des Grecs pour le salut commun, lorsque le roi des Perses, Xerxès, envahit la Grèce avec son armée. C’est pourquoi les Corinthiens offrirent à la déesse un tableau dans lequel on voyait chacune des courtisanes qui avaient fait les prières et qui étaient demeurées dans le temple.
Lorsque des particuliers faisaient des vœux à cette divinité, ils lui amenaient un nombre déterminé de courtisanes, lorsqu’ils croyaient avoir obtenu ce qu’ils demandaient. Xénophon, de Corinthe, partant pour les Jeux olympiques, fit vœu d’amener à Vénus un certain nombre de courtisanes, quand il aurait vaincu.
Bien plus ! on craignait tellement à Corinthe que les courtisanes n’y manquassent, qu’on faisait acheter dans les pays voisins, dans les îles de l’Archipel surtout et jusqu’en Sicile, des jeunes filles que l’on élevait pour les prostituer lorsqu’elles auraient atteint un âge convenable pour répondre aux désirs du public. On les voyait croître, on jugeait par leurs traits naissants de la réputation qu’elles devaient se faire un jour.
Revenons à Laïs.
Laïs était admirablement belle. Les peintres venaient la visiter pour dessiner l’ensemble de sa gorge et ses seins, dont la perfection était extrême.
Phryné, qui avait les mêmes qualités physiques, lui inspira une profonde jalousie :
« Ah ! dit-elle, les artistes me quittent pour aller la voir, eh bien ! ils ne jouiront plus désormais de ce privilège exclusif. »
En effet, depuis lors elle reçut chez elle une foule d’adorateurs, sans distinction du riche ou du pauvre, ni même de ceux qui en usaient mal avec elle.
Laïs avait un faible pour les philosophes.
On cite parmi ceux-ci : Diogène le Cynique, et Aristippe, l’Épicurien.
Le premier fut aimé avec passion.
Un jour les deux philosophes se rencontrèrent. Aucun d’eux n’ignorait les amours de l’autre.
« Quoi ! Aristippe ! dit Diogène, tu as des relations avec Laïs ? Termines-en bien vite, ou sois cynique comme moi !
– Mais, répond Aristippe, crois-tu donc, Diogène, qu’on ne doive pas habiter une maison parce que d’autres y ont demeuré auparavant ?
– Non, dit Diogène.
– N’en est-il pas de même d’un vaisseau où d’autres ont navigué ? poursuit Aristippe.
– Oui certes ! répond Diogène.
– Eh bien ! ajoute Aristippe, il en est de même d’une femme que d’autres ont possédée. »
À cela Diogène n’eut rien à répondre.
« D’ailleurs, poursuivit Aristippe, je possède Laïs, mais elle ne me possède pas !
– Cependant, dit un disciple de Diogène qui avait écouté l’entretien, Laïs se vend à vous, tandis qu’elle se donne à Diogène !
– Que m’importe ! répondit Aristippe, je l’achète pour m’en servir, et non pour empêcher qu’un autre ne s’en serve.
– Mais elle ne vous aime pas, dit le disciple.
– Bah ! répliqua Aristippe, je ne pense pas que le vin et les poissons m’aiment ; et cependant je m’en nourris avec beaucoup de plaisir ! »
Si philosophe qu’il fût, Aristippe n’en dépensa pas moins une bonne partie de son patrimoine avec Laïs.
La courtisane le raillait elle-même ainsi que Diogène.
« Je ne sais ce qu’on entend, disait-elle, par l’austérité des philosophes ; mais avec ce beau nom ils ne sont pas moins souvent à ma porte que les autres Athéniens. »
La renommée de Laïs se répandit dans toute la Grèce. Le célèbre Démosthène voulut la voir et fit exprès le voyage de Corinthe. Laïs, comme prix de ses faveurs, lui demanda environ la valeur de quatre mille francs de notre monnaie.
« Adieu, lui dit-il, en partant aussitôt, je n’achète pas si cher un repentir. »
De là sans doute est venu ce proverbe cité par Horace :
Non licet omnibus adire Corinthum.
(Il n’est pas permis à tout le monde d’aller à Corinthe.)
Laïs était capricieuse. Si Démosthène et Aristippe étaient tarifés à la porte de son cœur, Diogène ne l’était pas. D’autres même, à prix d’or, ne purent obtenir ses faveurs.