Les Louves de Rome - Tome 1 - Arria Romano - E-Book

Les Louves de Rome - Tome 1 E-Book

Arria Romano

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Beschreibung

Dans un monde où règnent le pouvoir et l'honneur, il n'y a guère de place pour l'amour...

34 après J.-C. Fille d’un puissant sénateur romain, Laelia voit son destin étroitement lié à celui de sa famille. Elle devra suivre les directives de ses aînés dans une Rome peuplée par l’ambition, où la trahison et les complots sont monnaie courante. Toutes ses actions seront guidées par l’honneur familial. Mais son monde s’écroule lors de sa rencontre avec Kaeso Tellus Aquila, guerrier romain assurant la sécurité de l’empereur. Dès leur premier regard, un amour sans précédent se déclare. Une passion tragique, puisqu’ils ne pourront la vivre au grand jour, sous peine de mort...

Des personnages hauts en couleur, une intrigue romanesque maîtrisée avec brio, une précision historique surprenante... Un premier tome passionnant qui fait rêver !

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

''Le meilleur livre de l'auteure" -  Les plumes ensorceleuses sur  Instagram

"Ce roman est un appel au voyage, une petite bulle spatio-temporelle divertissante." -  Marine Bookine sur  Instagram

"Sans surprise, je vous conseille fortement cette histoire. Ce titre est mon préféré de l’auteure pour l’instant. Dépêchez-vous de succomber aux charmes du guerrier romain." Alaïne sur Goodreads

EXTRAIT

Aurait-elle le courage de lui dire maintenant que son destin était scellé à un autre depuis la veille ? Qu’elle ne devrait pas être ici, blottie contre lui à six heures de la matinée, mais sagement confinée chez elle en attendant la célébration des noces ?
Non, elle n’en avait pas le courage. Elle ne pouvait se résoudre à briser d’une seule révélation la cage de bonheur flottante qu’ils construisaient ensemble, à chaque rendez-vous secret.
— Kaeso ?
— Oui ?
Elle hésita un instant, se troubla devant sa beauté sauvage et balaya toutes ses honnêtes résolutions. L’annonce de son mariage prochain éclaterait un jour autre, dans un contexte où les beautés de cet homme et du paysage environnant seraient moins aveuglantes.
— Le bonheur m’étouffe quand je suis avec toi.
Un sourire ravageur retroussa les lèvres sensuelles du garde impérial.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Arria Romano étudie l’histoire militaire à la Sorbonne et est passionnée de littérature et d’art. Elle écrit depuis quelques années des romans historiques et des romances, qu’elles se vivent au passé, au présent ou même nimbées d’un voile de magie… Tant que l’amour et la passion restent le fil rouge de l’intrigue. Elle est l'auteure des sagas U.S. Marines, Autumn et L'amant de Pénélope.

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PERSONNAGES

* Indique les personnages qui ont réellement existé.

** Aquila, le compère de Chaerea et Sabinus, est relevé dans les sources historiques, mais nous ne connaissons pratiquement rien de son existence. Je l’ai donc librement travaillé selon mon imagination.

NOTA BENE : Les tria nomina à Rome sont de rigueur, notamment pour un citoyen romain. Ils se composent du praenomen (le prénom), du gentile nomen (le gentilice qui rattache à une gens) et le cognomen (le surnom, parfois personnel mais souvent héréditaire). Au fil du roman, un même personnage, notamment masculin, peut être nommé de différentes manières, soit par son praenomen, soit par son cognomen.

Pour ce qui est de l’onomastique, j’ai choisi de garder la version latine des noms de personnages, afin d’apprécier la musicalité et les émotions qui s’en dégagent. Toutefois, les noms des divinités ont été écrits sous leurs formes françaises pour limiter les confusions.

FAMILLE IMPÉRIALE

* Tiberius Claudius Nero, dit Tiberius, empereur romain du 18 septembre 14 apr. J.-C au 16 mars 37 apr. J.-C.

* Caius Iulius Caesar Augustus Germanicus, dit Caligula, empereur romain du 16 mars 37 apr. J-C au 24 janvier 41 apr. J.-C.

* Tiberius Iulius Caesar Nero Gemellus, dit Gemellus, petit-fils de Tiberius et prétendant au trône avec Caligula.

* Iulius Agrippina ou Agrippina Minor, sœur de Caligula.

* Iulia Drusilla, sœur de Caligula.

* Iulia Livilla, sœur de Caligula.

* Lollia Paulina, troisième épouse de Caligula.

* Caesonia Milonia, quatrième épouse de Caligula.

GENTES PATRICIENNES DE ROME

Les gentes patriciennes (familles aristocratiques) ci-dessous ont véritablement existé, mais je n’ai utilisé que leurs noms pour ensuite créer mes personnages.

• GENS CONSTANTIA ou LES CONSTANTII

Marcus Constantius Salvianus, sénateur romain, occupant l’une des plus hautes fonctions dans la hiérarchie des institutions romaines.

Marcus Constantius Salvianus Minor, dit Marcus Minor, fils aîné du sénateur.

Quintus Constantius Salvianus, second fils du sénateur.

Laelia Constantia, fille cadette du sénateur.

Lepida, mère du sénateur.

Sabina, épouse de Marcus Minor.

Fausta Balba, épouse défunte du sénateur et mère de ses trois enfants.

• GENS CORNELIA ou LES CORNELII

Octavius Cornelius Cinnae, sénateur romain.

Marius Cornelius Cinnae Septimus, fils du sénateur et curateur romain, chargé de la gestion d'un service public à Rome ou dans l'empire.

Decimus Cornelius Cinnae, cousin de Marius.

Cnaeus Cornelius Cethegus et son frère Servius, sénateurs romains et oncles de Marius.

SOLDATS ROMAINS

** Kaeso Tellus Aquila, tribun de la garde prétorienne.

* Cassius Chaerea, tribun de la garde prétorienne.

* Cornelius Sabinus, tribun de la garde prétorienne.

* Quintus Naevius Cordus Sutorius Macro, dit Macro, préfet du Prétoire.

Publius Salvius Galeo, prétorien.

Drusus, centurion de la garde prétorienne.

PRINCIPAUX CITOYENS ROMAINS, SUJETS DE ROME ET ESCLAVES

Selena, fille de Laelia.

* Ennia Naevia, épouse du préfet du Prétoire Macro.

Volusia, nièce d’Ennia Naevia.

Flavia, cousine de Laelia.

Drusilla Plotina, patricienne.

Iulia, patricienne.

* Marcus Iulius Agrippa, alias Hérode Agrippa Ier, Roi de Batanée, de Césarée, de Pérée et de Judée.

Elie Ben Elazar, notable juif.

Anat, sœur d’Elie.

Gaius Tellus Aquila, père de Kaeso.

Silvia et Veia, sœurs de Kaeso.

Les Germains, gardes personnels de Caligula.

* Apicius, célèbre gastronome romain du Ier siècle.

* Thrasylle de Mendès, savant grec du Ier siècle.

Skopas, sculpteur.

Denys, médecin macédonien.

Mégara, vieille dame grecque.

Clytemnestre, esclave personnelle de Laelia.

Ajax, esclave des Constantii.

Brenn, esclave gaulois à la solde d’Aquila.

Chapitre I

Rome, Italie

Mars de l’an 34 après J.-C

La nuit était d’un noir d’encre, l’air humide, le sol boueux et glissant. L’atmosphère était pesante, chargée d’un parfum âcre de transpiration et alourdie par l’odeur de vin que l’on s’échangeait gaillardement autour d’une arène de fortune. Les yeux devaient percer la pénombre brumeuse pour voir, les narines se plissaient sous l’effluve agressif et acide des bas-fonds de Rome, tandis que les bouches se tordaient sur des clameurs d’encouragements, des insultes et des cris guerriers.

Mâchoire serrée, muscles tendus à l’extrême et poings levés, Marcus Minor, l’aîné du sénateur Marcus Constantius Salvianus, observait son adversaire à travers les gouttes de sueur qui perlaient à son front, puis glissaient sur ses yeux voilés de défi. Debout face à lui, au centre d’un cercle délimité par une multitude de spectateurs, le type impressionnait par sa taille et sa lourde charpente. Il arborait une longue tignasse, dont le style sauvage et la rousseur rappelaient la chevelure des Wisigoths. Ses lèvres minces se retroussaient sur des dents carnassières, alors que son regard dardait sur lui des feux meurtriers. Ce colosse voulait l’occire.

— Approche, ma p’tite dame, qu’on en finisse ! le provoqua-t-il de sa voix éraillée.

Un peu plus tôt dans la soirée, tandis que Marcus faisait découvrir à son cadet les réalités d’une taverne de fortune dans l’un des quartiers les plus malfamés de la capitale, le rouquin s’était donné comme objectif d’écraser du noble avant l’aube. Face à un aplomb aussi déplacé, le jeune homme n’avait pas su résister à l’appel d’une rixe, étant lui-même assez contrarié par un problème personnel pour vouloir en découdre avec n’importe quel soudard.

Devant l’insulte de son opposant, Marcus ne cilla pas. Initié aux combats depuis qu’il savait se servir de ses poings et de ses pieds, le jeune homme de vingt-trois ans avait déjà été mêlé à des empoignades plus périlleuses et combattu des hommes plus féroces. En un seul coup d’œil, il savait que le présent mastodonte ne possédait ni l’agilité d’un félin ni la ruse d’un renard. Aussi, malgré une corpulence dominante, le patricien en avait déjà conclu que le duel serait une défaite pour son adversaire.

Un sourire narquois se nicha à la courbe de sa bouche. Il lui suffisait de déstabiliser son rival par une feinte, de lui administrer quelques coups au torse, aux jambes et aux bras pour l’épuiser, avant de l’assommer par une robuste manœuvre, apprise auprès d’un ancien gladiateur désormais affranchi.

— Aristos Achaion ! s’exclama la voix de son cadet depuis l’amas de spectateurs agités.

« Le meilleur des Achéens » en grec ancien. Cette appellation est attribuée à Achille dans les chants de l’Iliade, un ouvrage de référence que les fils de patriciens étudiaient durant leur enfance, auprès de précepteurs brillants, dont la plupart avaient leurs racines ancrées en Grèce. D’ailleurs, l’on reconnaissait aisément le statut social d’un Romain à la langue qu’il employait. Un quidam parlait un latin plus ou moins correct selon son niveau d’éloquence, tandis qu’un noble aimait se démarquer dans la langue pure et chantante d’Homère, surtout lorsqu’il conversait avec l’un de ses semblables.

Sans conteste, par leur accent raffiné, leur maintien impérial et le parfum onéreux qui imbibait leurs vêtements élégants quoique, très simples, Marcus et son frère Quintus étaient nés dans la soie et nourris à la cuillère d’argent dans l’une des villas somptueuses du Palatin.

Cette évidence ne faisait que redoubler les ressentiments des gens du commun qui les encerclaient.

Loin d’être écrasé par cette populace qui n’attendait que de le voir humilié, Marcus aimait lui montrer combien un patricien lui était supérieur en tout, particulièrement dans les arts du combat.

Ragaillardi par le surnom que venait de lui attribuer Quintus, il se tourna vers ce dernier, remarqua sa belle tête juvénile parmi les autres plébéiens, et lui décocha un clin d’œil. L’instant d’après, il désorientait le rouquin en le taquinant des poings.

Légèrement en retrait par rapport à la masse avinée, Kaeso Tellus Aquila étudiait les mouvements lestes et adroits du jeune belliqueux. Haut de taille et musclé, cet inconscient semblait toutefois frêle à côté du géant hirsute, ostensiblement agacé par les manœuvres destinées à le lasser. D’un bond menaçant, la brute rousse se précipita vers le jeune homme et l’entraîna au sol dans un heurt sonore. Une série d’injures s’éleva dans les airs, en même temps que les paris s’amplifiaient en faveur du plus âgé. Les secondes suivantes, on misait sur l’astucieux et solide aristocrate, lequel venait de se redresser et d’administrer un coup magistral à son opposant.

— Ce type est doué, observa le borgne qui accompagnait Kaeso.

— Un poil arrogant. Il provoque son adversaire comme il exciterait un taureau, sans craindre d’être pris à son propre jeu. Il a de la chance que son adversaire soit éméché, rétorqua-t-il en suivant visuellement la trajectoire de Marcus, qui, piégé par un croche-patte, s’écroula au sol dans un grognement de douleur.

Cette humiliation attisa sa soif de victoire et l’exhorta à remobiliser sa force et sa vigilance.

— Il est téméraire et plein d’énergie. J’ai l’impression de te revoir à Émèse lorsque tu bottais le derrière de Crispus, poursuivit son compagnon, un soupçon taquin.

Le concerné haussa les épaules sans jamais quitter Marcus des yeux.

— Ce jeune patricien ne tiendrait pas la comparaison contre l’un de mes légionnaires.

La lutte se poursuivit durant de longues minutes, gagnant toujours en intensité, et tint en haleine un public nerveux, anxieux et enthousiasmé par la violence incarnée qui se déployait pour leur seul divertissement. Cette joute physique de poings et de coups tonitruants prenait une tournure épique, digne d’être retranscrite à l’écrit, mais s’acheva finalement par la reddition de l’ogre roux. Il s’étala de tout son corps au sol dans un rugissement vaincu.

— Marcus ! Marcus ! Marcus ! scandèrent les admirateurs déchaînés en faisant clinquer les pièces qu’ils recevaient des parieurs malavisés.

Le nez ensanglanté et le corps endolori par la chute de coups qu’il venait d’encaisser, Marcus se redressa difficilement sur ses deux jambes et défia son public de ses yeux verts, avec l’air superbe qu’arboraient les gladiateurs adulés par le Sénat et le peuple de Rome.

— Cela fait beaucoup de sesterces ! s’écria Quintus, cet adolescent svelte à la chevelure d’or, qui se fraya un chemin jusqu’à son aîné pour lui montrer sa besace alourdie de pièces. Félicitations, Marcus, tu t’es encore surpassé ! Mais je crois que tu en as eu pour ton compte ce soir, poursuivit-il en décelant son épuisement. On devrait rentrer maintenant.

— Oh, je pourrais encore engager une autre… commença-t-il avant d’interrompre sa phrase par un grognement plaintif.

Marcus porta sa main au flanc gauche de son abdomen, soudain en proie à une douleur assaillante, aiguë et brûlante, comme il n’en avait jamais ressenti jusqu’à présent. Il se sentit vaciller et blêmir.

— Quintus !

Marcus héla son frère en chancelant malgré lui, les mains ruisselantes d’un sang qu’il comprit être le sien avant de chuter lourdement sur le sol fangeux. Sa tête humide heurta violemment la terre et bientôt, tout ce qui se déroula autour de lui parut indistinct et lointain. Ses oreilles bourdonnèrent, ses yeux ne virent plus que l’image trouble et affolée de Quintus, alors qu’un liquide chaud et poisseux s’étendait progressivement sur son ventre en même temps que son souffle s’emballait.

En définitive, il avait mal jugé son adversaire. Celui-ci s’était montré bien plus félon qu’il ne l’aurait pensé, le prenant par surprise avec une arme blanche dissimulée dans son poing.

— Traître ! siffla-t-il avant de sombrer dans l’inconscience, entre les bras d’un cadet effaré par la perspective de perdre son frère, et celle d’affronter la colère jupitérienne des membres de leur famille.

— Il faut un médecin ! hurla Quintus aux abois, ses grands yeux bleus fixés sur la plaie béante. Marcus, réveille-toi ! Marcus !

Il déchira un pan de sa tunique brune et s’en servit comme d’une compresse dans l’espoir de diminuer l’afflux de sang qui semblait ne jamais se tarir. Puis, il fusilla le rouquin du regard, son visage encore juvénile empreint d’une haine indescriptible.

— S’il meurt, je jure de te traquer jusqu’aux confins de l’Empire, et même de la Terre, pour t’expédier dans le Royaume de Pluton ! vociféra-t-il désormais en latin, sans se soucier de l’agitation qui régnait autour d’eux.

L’adversaire de Marcus se moqua comme d’une guigne de cette menace et se releva cahin-caha pour disparaître dans l’ombre, suivi de la quasi-totalité des témoins. À n’en pas douter, des fantassins de la cohorte urbaine avaient été alertés par le remue-ménage et aucun d’eux ne voulait être pris autour d’un combat illégal, qui prenait désormais l’allure d’une scène de crime. Quelle serait la condamnation d’un individu suspecté d’avoir voulu tuer un fils de sénateur ? Assurément, il risquait sa tête. Mais qu’adviendrait-il pour des patriciens pris en pleine activité frauduleuse ? La réputation des Constantii s’entacherait, ce qui exposerait leur père aux pires humiliations.

Damnation ! Ils étaient perdus ! Et Marcus qui menaçait d’expirer d’un instant à l’autre…

Quintus en était à ces élucubrations au moment où une main puissante s’abattit sur son épaule. L’adolescent sursauta, persuadé qu’un garde le tenait, et détourna le visage pour s’élancer dans un discours persuasif quant à leur présence dans ce quartier insalubre. Toutefois, il ne s’agissait pas d’un soldat urbain. Non sans stupeur, le cadet des Constantii découvrit un homme très grand et impressionnant, qu’un œil invalide et une barbe brune faisaient ressembler au portrait qu’il se faisait de Philippe II, jadis roi de Macédoine.

— Lève-toi, jeune homme, on va le conduire chez un médecin au plus vite.

— Nous en avons un chez nous.

— Qui êtes-vous ? Et que font des jeunes gens comme vous dans le quartier de Subure1 ? questionna une seconde voix, modulée dans du cuivre et de la soie, parfaite pour haranguer des troupes ou encore pour caresser les tympans des rois.

L’adolescent découvrit, la boule au ventre, un homme encore plus imposant que le borgne et l’angoisse s’ajouta à sa colère, ainsi qu’à son sentiment d’égarement. Dans la semi-pénombre, l’étranger lui faisait penser à un général du dieu des Enfers, mais dans le fond de ses yeux, si lumineux à l’ombre de la nuit, brillaient le feu des âmes anciennes et la rectitude d’un caractère bâti sur l’honneur et la justice.

Quintus avait le flair d’un chien quand il s’agissait de sentir l’essence d’une personne et son instinct l’incita à croire en cet homme. Sans l’ombre d’une hésitation, il déclina son identité :

— Quintus, fils du sénateur Marcus Constantius Salvianus. Et lui, c’est mon grand frère, Marcus Minor. Nous voulions nous amuser un peu…

— Vous êtes dénués de bons sens pour rechercher vos divertissements ici.

À l’instant où les deux hommes soulevèrent son aîné, Quintus s’enquit :

— Et vous, qui êtes-vous ?

À voir leurs mises décontractées, les deux hommes s’apparentaient à deux citoyens ordinaires, venus dans le quartier pour les tavernes, les jeux ou les lupanars.

— Tribuns militaires de la Legio III Gallica, déclara Kaeso d’une voix ferme.

Quintus pâlit à cette révélation. Ils représentaient tout autant l’ordre et l’autorité que les cohortes urbaines, même s’ils n’étaient pas en service.

— N’aie crainte, petit, nous n’allons pas vous dénoncer.

1. Quartier populaire de Rome, réputé malfamé.

Chapitre II

La lune était toujours haute dans le ciel lorsque Laelia se réveilla en sursaut, alertée par l’agitation inhabituelle qui régnait dans la domus2 . Des bruissements s’élevaient de l’autre côté de la porte close de sa chambre, éveillant progressivement tous les habitants de la demeure.

— Par les Ténèbres d’Orcus ! Que se passe-t-il ici ? entendit-elle une femme – sa belle-sœur Sabina, à en juger par la voix portante et théâtrale – clamer depuis les corridors.

Laelia perçut ensuite la voix de Quintus, sans pour autant distinguer toutes ses paroles. Puis soudain, il y eut des cris horrifiés, l’éclat d’un vase qui se brise, suivi du tohu-bohu provoqué par une circulation haletante. Tout cela s’enchaîna à une vitesse telle que la patricienne se demanda s’il s’agissait de la réalité ou d’un rêve.

Elle reçut une réponse quand la porte de sa chambre s’ouvrit à la volée sur l’une de ses esclaves.

— Domina, ton frère Marcus est blessé !

La servante disparut ensuite vers une autre pièce, là où l’on déposait l’accidenté, et Laelia sauta de son lit pour emprunter le chemin qu’elle venait de lui tracer.

— S’il n’était pas à moitié mort sur ce lit, je jure que j’aurais pris un malin plaisir à l’envoyer rejoindre sa mère ! Et toi aussi, Quintus ! vitupéra Sabina à l’autre bout du couloir, sans nulle pitié pour le Marcus gémissant qui ne souhaitait qu’un instant de paix. Pourquoi vous êtes-vous aventurés dans les bas-fonds de Rome ? Qu’y faisiez-vous ? Vous étiez avec des lupulae3 ? demanda-t-elle, les poings sur les hanches, ses yeux sombres étincelants de rage et d’inquiétude mêlées. Vous êtes tellement las de votre oisiveté qu’il vous faut désormais chercher quelques distractions en traînant notre nom dans la boue de Subure ?

— Dame Sabina, je crois que tu devrais sortir…, suggéra un quadragénaire à l’expression neutre et professionnelle. Cela vaudrait mieux pour l’enfant que tu portes et ton époux. Il en va de même pour toi, Dame Lepida. Mon patient a besoin de repos, continua-t-il à l’adresse de la matriarche des Constantii.

Froissée, Sabina tourna les talons et agrippa au passage Quintus au col de sa tunique tachetée de sang pour le tirer hors de la pièce. L’air coupable, l’adolescent de dix-sept ans la suivit en silence, sachant pertinemment qu’il n’était pas en mesure de se défendre. Néanmoins, il trouvait insupportable que sa harpie de belle-sœur le traitât comme le dernier des écervelés devant des témoins.

— Sabina, je te prierai d’être plus correcte avec moi en présence de ces tribuns, murmura-t-il en observant les concernés, l’air confus.

— Plus correcte ? répéta-t-elle, sardonique. Eh bien, voyons si cela t’aidera à te comporter comme un homme de ton rang !

Quintus n’eut guère le temps de cligner des yeux que la main de son aînée s’abattit sèchement sur sa joue, avec une violence qui lui coupa le souffle. Choqué, il tituba en reculant de quelques pas, puis la dévisagea, les yeux écarquillés.

Lepida porta tout d’abord ses mains à sa bouche, interloquée par cette dispute qui prenait une tournure plus qu’inconvenante, et s’élança ensuite vers eux pour retenir la main agile de Sabina.

— Le moment est mal choisi.

— On ne peut plus propice !

— Il n’est pas digne pour une dame de se donner en spectacle, observa froidement Quintus, protégé par la sentinelle qu’était sa grand-mère.

— Penses-tu peut-être qu’il est digne pour des fils de sénateur de rôder la nuit dans les rues de Subure, telles de vulgaires canailles ? répliqua-t-elle en haussant le ton.

— Il suffit !

Décidément, derrière son apparence de nymphe brune et vulnérable, cette Dame Sabina était aussi tempétueuse qu’une terre volcanique. Kaeso n’aurait jamais imaginé que sous cette petite silhouette parfumée, enrubannée et arrondie par une grossesse avancée se cachait un véritable lion de Némée, capable d’une force étonnante pour déstabiliser un jeune homme deux fois plus haut qu’elle. Il comprenait mieux pourquoi le patricien appréhendait d’affronter l’épouse de son frère pendant le trajet à cheval.

— Je suis certain qu’elle n’aurait fait qu’une bouchée du rouquin, plaisanta discrètement son compagnon, lorsqu’une voix impérieuse s’éleva dans la pièce.

D’un même mouvement, ils tournèrent la tête en direction de cet ordre, et sans s’y préparer, s’immobilisèrent devant la personne qui s’offrait désormais à leurs yeux. Le port de tête altier, la démarche feutrée et le visage digne d’être l’œuvre de Vénus en personne, cette inconnue possédait assez de charme pour statufier les gens d’émerveillement. Dans la semi-pénombre des corridors, les deux tribuns ne distinguaient pas réellement la teinte de ses yeux, mais pouvaient s’attarder sur la densité de ses cheveux mordorés, si longs qu’ils formaient un rideau de boucles jusqu’à ses reins, tandis qu’une mèche ou deux pendaient sur son front délicat.

— Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’employer la violence, Sabina, poursuivit la nouvelle venue sur un ton mesuré qui contrebalançait l’ardeur de la concernée.

— Pourtant, il le mérite.

— Où est Marcus ?

Cette fois-ci, une ombre d’appréhension voila le ravissant faciès de l’inconnue.

— Entre de bonnes mains. Cadmos lui prodigue des soins.

— Que lui est-il arrivé ?

— Il a reçu un coup de lame au niveau de l’abdomen. Ne t’inquiète pas, sa vie n’est plus en danger.

— Par Junon ! Et toi, Quintus, comment vas-tu ? Tu n’as rien ?

On subodorait l’agitation interne que couvait son ton maternel, doux comme le plus pur des miels.

Soulagé par l’intervention de sa cadette, Quintus lui adressa un mince sourire de reconnaissance.

— Je vais bien, Laelia, et cela en partie grâce à ces hommes. Laisse-moi te les présenter.

Cette fois-ci, la jeune fille s’attarda sur les deux hommes restés en retrait et Kaeso sentit, sous l’énergie de son regard clair, tous les poils de son corps se dresser comme sous la caresse stupéfiante d’un vent hivernal. L’instantanéité de cette réaction l’étonna intimement et peut-être Quintus fut-il sensible à la nouvelle énergie qu’il émanait, car ce dernier porta sur lui un regard clairvoyant, souligné d’un demi-sourire qu’il rêvait d’effacer d’une gifle.

Kaeso n’aimait pas montrer signe de faiblesse face à une femme, car ils les savaient dangereuses et pourvues de charmes assez puissants pour détruire un homme, mais cette dénommée Laelia semblait dotée d’un don rare pour lui couper le souffle avant même qu’il n’atteigne sa trachée. Sa respiration d’ordinaire si rythmique s’emballait toute seule et il aurait aimé fuir à toutes jambes cette maison à l’ambiance soudain étouffante.

— Ma sœur, voici les tribuns Aquila et Galeo. Sans eux, Marcus serait peut-être mort et Sabina m’aurait enfermé dans un sac de toile cousu, avant de me jeter dans le Tibre.

— L’idée n’est pas mauvaise, maugréa leur belle-sœur en croisant ses bras sur sa poitrine, l’œil assassin.

Kaeso vit Laelia couler un regard d’avertissement à son aînée, avant de se rapprocher davantage de lui. Si on le comparait d’ordinaire à un pilier de marbre, sa solidité, sa hauteur et sa discipline lui donnant souvent l’air peu engageant, le tribun se sentit soudain d’argile et crut qu’un seul souffle de cette créature le réduirait à l’état de poussière. Elle donnait l’impression d’être aussi dévastatrice qu’une catastrophe naturelle, alors même qu’elle était si petite et délicate en face de lui, enveloppée tel un bouquet de fleurs fraîches dans quelques morceaux de tissus…

Mais quel regard ! Maintenant, à la faveur des lampes à huile, il pouvait en déceler toutes les nuances. C’était un océan de bleu azur, strié de vert aussi dense que celui des algues de la mer Scythique4. Un regard pers, semblable à celui d’Athéna.

Si le borgne avait l’air tranquille et nonchalant d’un félin repu, son compagnon, au maintien raide et au faciès un peu froncé, préoccupa Laelia. Il paraissait sur sa défensive, mais en même temps, ses yeux, posés sur fond nacré tels deux ambres de la mer Baltique, ne pouvaient s’empêcher de la dévisager.

Cet homme l’écrasait par son physique viril autant qu’il lui donnait l’air d’un adversaire sur le point de capituler. De prime abord, il avait l’air farouche, et peut-être qu’un sourire étiolerait son masque de fer ?

Désireuse d’éteindre cette tension qu’elle sentait vibrer entre elle et lui, Laelia ébaucha un sourire avenant et remarqua aussitôt des grains d’or scintiller dans les deux ambres vivantes. Cette nouvelle lumière l’ébranla et à son expression chaleureuse se substitua une fascination spontanée, presque candide. Un peu hébétée, elle ne put détourner son regard de ce nouveau visage masculin, de cette harmonie de traits rudes, dessinés au burin sur un visage aux lignes fortes, comme coupées à la serpe.

Cet homme jouissait d’une beauté bestiale, taillée dans une pierre brute avec un mélange de sècheresse et de minutie, heureusement surplombée d’une noblesse propre à un roi. Un roi barbare, qui aurait pu être originaire du massif montagneux de l’Épire, région des Molosses d’où venait la renommée Olympias, la mère d’Alexandre le Grand, ou encore un chef né au cœur des forêts brumeuses et septentrionales de la Germanie.

Depuis toujours, Laelia s’était émerveillée devant la beauté apollinienne de ses frères et des jeunes patriciens qu’elle côtoyait, nourrissant ainsi une préférence pour les éphèbes aux traits policés et aux corps aussi sveltes et agiles que des roseaux. Jamais elle n’avait eu l’envie ou plutôt le courage d’observer, les yeux dans les yeux, un homme à l’aube de la trentaine, au parfum de sang et de poussière, d’une vigueur aussi écrasante que celle du tribun Aquila.

Cet homme devait être aussi féroce que les éléphants qu’avait conduits Hannibal jusqu’en Italie, mais la jeune fille ne pouvait s’empêcher de se demander si Énée, ce Troyen issu d’Aphrodite et fondateur originel de Rome, avait pu avoir le portrait de ce guerrier dont elle ne connaissait rien, son regard de feu, son allure de sentinelle et ses cheveux aussi obscurs que le Styx ?

Impossible… Dans son imagination, Énée avait les cheveux longs et bouclés, le teint hâlé et lisse, le corps fort aux courbes gracieuses, beau à l’image de sa divine mère. Il ne pouvait pas ressembler à ce loup sauvage, dont seuls le statut de tribun, les vêtements de bonne qualité, bien que souillés, et l’apparente sérénité lui donnaient l’air d’un être civilisé.

Cet homme aurait pu prêter ses traits et son corps à Mars, le dieu de la guerre, à la fois menaçant et attractif. Laelia n’aurait pas dû lui accorder tant d’intérêt, mais cela dépassait sa propre volonté. Elle était obligée de contempler l’inconnu aux yeux d’or, si chauds et intenses que leur simple caresse la consumait entière comme si la paille et la poix avaient remplacé la chair et le sang de son enveloppe charnelle.

Un incendie brûlait en elle, dans le creux de ses entrailles, provoquant un sentiment fourbe d’ivresse et d’irritation.

La jeune fille se gifla mentalement et se racla la gorge dans l’espoir de dissiper son trouble, puis à la suite d’un long silence, émit ces paroles d’un ton à peine voilé :

— Mes mots peuvent paraître vains dans pareille situation, mais sachez que nous vous sommes profondément redevables de les avoir secourus. Notre père est absent cette nuit, néanmoins il saura vous récompenser comme il se doit.

— Dame Laelia, si cela était à refaire cent fois, nous n’agirions pas différemment, répondit Galeo en arborant son plus beau sourire, visiblement sous le charme de la patricienne.

Elle lui retourna un sourire encore plus radieux, admirant en même temps la large cicatrice qui barrait son œil gauche. C’était un trait de son physique qui séduisait la gent féminine, vraisemblablement sensible à tout ce qui évoquait l’aventure, la virilité et le danger. Selon Kaeso, il ne serait pas étonnant si Laelia succombait à la beauté romanesque de Galeo, d’autant plus qu’elle paraissait impressionnable du haut de ses quinze, seize ans ?

— Nous n’avons fait qu’obéir à notre sens du devoir. Sois assurée que nous n’attendrons rien de la part de ton père. Bien sûr, il est évident que nous demeurerons discrets sur cette affaire.

Ce timbre vibrant et profond la réchauffa. Derechef, son regard bleu-vert accrocha les prunelles ambrées.

Il semblait qu’un feu de camp, chaud, réconfortant mais toutefois brûlant crépitait dans ces yeux uniques. Le roi barbare de Laelia semblait moins crispé, bien que toujours sur ses gardes vis-à-vis d’elle, un peu comme s’il s’attendait à la voir cracher des flammes d’un moment à l’autre.

Fallait-il qu’elle eût l’air d’un succube avec sa mise de nuit et ses cheveux hirsutes ?

— Tribuns, je me rends compte que notre accueil ne fut pas des plus exemplaires jusqu’à présent, s’immisça Lepida, cette respectable matrone à la soixantaine florissante. Voudriez-vous nous suivre dans le triclinium5 pour un verre de mulsum6 ou toute autre boisson plus corsée ? Nous avons un excellent vin d’Albe de neuf ans d’âge.

— Nous sommes honorés par l’invitation, mais nous ne voudrions pas abuser de votre hospitalité. Il se fait tard et je pense qu’il serait l’heure pour nous de nous éclipser, n’est-ce pas, Galeo ?

— Vraiment ?

— Mais enfin, vous ne nous importunez pas. Après tout, vous venez de sauver mes petits-enfants. En plus de cela, vous ne pouvez pas partir sans vous être débarbouillés, insista Lepida en appuyant son regard sur leurs mains souillées de sang séché. Ah, Clytemnestre, Arsinoé ! lança-t-elle en direction de deux esclaves, tenues éveillées comme tous les domestiques de la maisonnée et prêtes à répondre au moindre ordre. Apportez-nous des bassins d’eau pour que ces hommes et mon petit-fils puissent laver leurs mains.

Les esclaves s’exécutèrent sur-le-champ.

Quand les deux soldats remercièrent la vieille dame, elle les gratifia d’un sourire lumineux. À son âge, Dame Lepida jouissait encore de ce charme qui l’avait rendue si célèbre du temps de sa jeunesse.

— C’est le moins que nous puissions faire.

— Je n’en reviens toujours pas de la chance que nous avons eue de vous avoir sur notre route ! Par la barbe, j’aurais eu à tirer mon frère par les pieds jusqu’ici si j’avais été seul ! Nous ne voulions pas prendre d’escorte avec nous.

— Une chance que vous étiez là au bon moment, au bon endroit. Dites-moi, tribuns, d’où venez-vous et de qui êtes-vous les fils ?

— Je suis Publius Silvius Galeo, le petit-fils du chevalier Lucius Silvius Galeo, de la tribu Esquilina. Mon grand-père et mon père ont succombé durant la bataille de Teutoburg7.

— Que Jupiter veille sur eux. Mon deuxième fils a également laissé sa vie là-bas alors qu’il n’avait pas même vingt-cinq ans… nos hommes sont des héros.

Les grands yeux noirs de Lepida brillèrent de mélancolie.

— Et toi, tribun Aquila ?

— Je viens de Lugdunum8 et me prénomme Kaeso Tellus Aquila. Je suis l’aîné du chevalier Gaius Tellus Aquila, répondit Kaeso en se frictionnant lentement les mains, conscient de l’intérêt que portait Laelia à ses faits et gestes.

La jeune fille remarqua la tache de naissance ocre, en forme de croissant de lune, dont son poignet gauche était timbré, ainsi que l’anneau d’or des chevaliers à son majeur droit.

— Mon père est originaire de Tarracina et a été centurion primipile dans la Legio II Augusta, sous le commandement de Germanicus. Il s’est établi en Gaule au cours de son service militaire et passe désormais ses dernières années sur nos terres gallo-romaines, à élever des chevaux. Peu de personnes le connaissent à Rome.

À la fin de sa phrase, Kaeso suspendit ses mains humides au-dessus du récipient, et quand l'une des servantes voulut lui présenter une serviette, Laelia la devança en la lui arrachant discrètement des mains, puis s’enquit de le faire à sa place. Elle se rapprocha un peu plus de lui, de telle manière qu’il put désormais sentir son parfum frais de roses orientales.

— Merci, souffla-t-il en s’emparant du linge.

— Grand-mère, c’est vraiment charmant de vouloir faire connaissance, mais je crois que ces hommes ont d’autres priorités, observa Sabina dès qu'elle vit l’aïeule ouvrir la bouche pour approfondir la conversation. Car je suppose que vous n’aviez pas envisagé de rester ici toute la soirée, n'est-ce pas ? poursuivit-elle en les regardant à tour de rôle.

— Personnellement, je n’ai aucun engagement ailleurs, répondit Galeo, tout mielleux. Par contre, Aquila, tu ne devrais pas déjà être sur le chemin de Capri ?

— Nous devrions y être ensemble, corrigea ce dernier.

— Capri ? Pour rejoindre Tiberius ? les questionna Lepida, curieuse.

— Tiberius ne m’a pas convoqué, le problème, c’est qu’Aquila ne peut pas se passer de ma présence. C’est pourquoi, je suis dans l'obligation de l’accompagner jusqu’à Capri ce soir, expliqua Galeo, taquin. Mais si cela ne tenait qu’à moi, je serais volontiers resté vous tenir compagnie.

Kaeso lui décocha un coup d’œil sombre.

— Capri n'est pas si éloignée d'ici !

— Deux jours à cheval, précisa Quintus.

— Vous pouvez tout de même vous arrêter une heure ou deux pour vous désaltérer un peu.

— Grand-mère, ne comprends-tu pas qu’ils ont des choses plus importantes à faire ? dit Laelia en se retenant de rire devant la mine désappointée de sa parente. De toute évidence, je suppose que vous reviendrez bientôt à Rome, n'est-ce pas ?

— Dès que nous en aurons l’occasion, répliqua Kaeso, sans détacher ses yeux de cette bouche pulpeuse qu'il rêvait de goûter.

Elle comprit la teneur de son regard et déglutit avec difficulté, captive d'une chaleur subite qui colora ses joues. Heureusement que la faible luminosité était sa complice.

— C'est vraiment dommage que vous deviez partir maintenant ! Et mon fils ? Comment peut-il vous remercier  ?

— Vous l’avez déjà fait pour lui.

Kaeso s’adressa à Quintus sur un ton moralisateur qui ne pouvait qu’être respecté :

— À l’avenir, évite Subure et ses bas-fonds. Ces endroits ne sont pas encore pour toi et je doute qu’ils le soient un jour.

— Entendu, tribun.

— J’espère qu’il t’écoutera, car je suis lasse de lui tenir un discours semblable, confia Sabina.

Puis, comme il s’apprêtait à partir, Kaeso reporta une fois encore son attention sur la naïade qu’était Laelia, si tentatrice et vulnérable dans sa simple tunique ivoirine, visiblement trop large puisqu’elle retombait sur son épaule exquise en dévoilant sa rondeur.

— Laelia, veux-tu raccompagner ces hommes jusqu’à la porte, s’il te plaît ? proposa Lepida.

Cette dernière ne se fit pas prier et ouvrit le chemin aux deux chevaliers jusqu’à l’entrée. Quand ils traversèrent l’atrium9 nimbé de la lumière lunaire, l’éclairage révéla plus nettement le corps de la patricienne sous son habit de nuit, si bien qu’elle paraissait uniquement vêtue d’un voile arachnéen.

Les deux hommes en eurent le souffle coupé.

— Par le con de Vénus… marmonna Galeo dans sa barbe, s’attirant une brève claque sur la nuque.

— Pose tes yeux ailleurs, le réprimanda Kaeso à voix basse.

— Elle n’est pas à toi.

— Tout va bien, tribuns ?

Intriguée par le bruit sec qu’elle venait de percevoir dans son dos, Laelia s’était retournée pour les considérer. Ils acquiescèrent, Galeo affichant un sourire faussement innocent.

— Nos routes se séparent ici, tribuns. Faites un bon voyage et… encore merci pour l’aide que vous avez apportée à mes frères.

— Nous n’avons fait que notre devoir. Bonne nuit, belle patricienne, lui souhaita joyeusement Galeo en descendant les marches menant à l’entrée de la domus.

— Que les dieux vous protègent.

— Vale10, Dame Laelia, la salua bien plus solennellement Kaeso en passant près d’elle, à la suite de son camarade.

Il ne put s’empêcher de l’envelopper d’un ultime coup d’œil, brûlant et insaisissable à la fois, alors qu’elle-même ne sut résister à l’envie de le toucher. Avec délicatesse, Laelia le retint en l’attrapant par la main gauche, l’étreignit entre ses doigts racés et lui murmura à l’abri des oreilles du portier, somnolant contre la paroi du mur sur lequel il était adossé :

— Ce sera un honneur pour ma famille de te compter parmi ses hôtes lorsque tu seras de retour à Rome, tribun Aquila.

— L’honneur sera mien. J’espère que nos chemins se recroiseront bientôt, lui assura-t-il en refermant chaudement sa main sur la sienne, avec la sensation que sa paume sèche, semblable à du granit, épousait une surface de soie tiède. Bonne nuit.

Kaeso libéra à contrecœur sa main et s’exhorta à dévaler les escaliers avant de commettre un acte que la bienséance réprimerait violemment, mais que ses lèvres brûlaient de faire : goûter la saveur de cette bouche rose et ourlée.

Des yeux, la jeune fille suivit les mouvements de sa silhouette dans l’obscurité, la gorge comprimée sur une interpellation qu’elle n’osait exprimer. Dans combien de temps allait-elle revoir le tribun Aquila, cet étranger à la beauté ténébreuse qui venait d’ébranler son être comme l’eût fait la foudre de Jupiter ?

Âme écorchée par le regard pers de la patricienne, Kaeso s’enfonçait dans les ruelles de Rome, pestant intérieurement contre la faiblesse de ses sens. En vingt-huit ans d’existence, avait-il déjà été la proie d’un désarroi aussi intense face à une femme, à peine sortie de l’enfance qui plus est ? Aucun exemple ne lui vint à l’esprit et, tout en gardant en mémoire le souvenir de celle qu’il pensait ne jamais plus revoir, le soldat retrouva sa monture pour rejoindre son destin à Capri.

2.Maison patricienne.

3.Lupula, ae : petite catin (latin).

4. L’une des anciennes appellations de la mer Noire.

5. Salle de repas ou banquet dans la domus romaine/

6. Vin miellé de l’Antiquité.

7. En l’an 9 de notre ère.

8. Lyan antique, en Gaule Lyonnaise.

9. Pièce centrale de la domus, ouverte aux hôtes, clients et visiteurs.

10. Au revoir (latin).

Chapitre III

Rome, Italie

Avril de l’an 35 après J.-C

— Allez, Flavia, ne joue pas les timorées et raconte-nous ta nuit de noces ! Comment Silvius s’est-il montré avec toi ?

Celle que l’on nommait Flavia devint aussi rose que les pivoines garnissant l’atrium où elle se tenait, entourée d’une petite assemblée de patriciennes. En l’occurrence, ces dernières étaient en manque d’anecdotes sulfureuses et ne lui accorderaient de répit qu’une fois les détails de son dépucelage révélés. Cependant, très embarrassée par la question, la nouvelle épousée regarda dans la direction de Laelia et la pria tacitement de l’aider.

Compatissante, la concernée intervint en sa faveur :

— Sincèrement, ne préféreriez-vous pas discuter des derniers ouvrages que vous avez lus au lieu d’assaillir ma pauvre cousine de vos indiscrétions ?

— Ne sois pas vexée, Laelia, mais nous sommes plus disposées à connaître Silvius dans l’intimité qu’à commenter les poèmes d’Ovidius ou d’Euphorion, rétorqua Agrippina, celle qui était hôtesse en ces lieux. Ne crains pas de parler, Flavia, tout ce que tu nous révèleras sera tenu sous le sceau du secret.

Laelia ne put réprimer un rictus. Dans l’imaginaire populaire, ces dames de haut rang avaient la réputation d’être honorables et discrètes. Seulement, au cœur de leur cercle privé, elles démontraient une incapacité à brider leur curiosité souvent incongrue.

Après avoir survolé son auditoire d’un œil anxieux, Flavia soupira de résignation, puis déclara en triturant nerveusement sa stola11 de ses doigts :

— Eh bien, je crois que Silvius s’est montré… comment dire ? Correct ?

Excepté Laelia, les patriciennes rirent à gorge déployée. Submergée par la honte, la jeune mariée piqua un fard et préféra porter son attention sur la corbeille de fruits disposée non loin d’elle. Ses joues avaient désormais la couleur des graines de grenade qu’engloutissait de façon compulsive une matrone plantureuse, dénommée Drusilla Plotina.

— Correct ? répéta Agrippina en arquant un sourcil brun. D’après les rumeurs qui circulent sur lui, il serait aussi insipide et inutile au lit qu’au Sénat. Mais après tout, qui peut le vérifier à part toi ? Dis-nous, a-t-il voulu garder la lumière éteinte ou allumée ?

— Éteinte, cela va de soi. Il dit que… faire l’amour en pleine lumière est considéré comme un libertinage éhonté, seulement réservé aux courtisanes.

— C’est tout d’abord le poète Horatius qui l’a dit, mais cela n’a aucune importance, intervint Laelia en voulant limiter les déclarations de sa cousine. Mes chères dames, si vous tenez absolument à converser sur les prouesses sexuelles du patriciat romain, vous n’avez qu’à faire part de vos expériences au lieu d’indisposer Flavia. Je pense qu’elle ne dira rien de plus.

La cadette du groupe lui décocha un sourire de gratitude qui illumina son visage encore juvénile, qu’une masse de cheveux noirs surplombait en prenant la forme d’un ravissant chignon bouclé.

Enjouées à cette idée, les quatre autres femmes se lancèrent un coup d’œil identique pour savoir laquelle d’entre elles se confesserait la première. Ce fut Drusilla Plotina qui précéda ses semblables, un fier sourire retroussant ses lèvres gourmandes :

— En ce qui me concerne, Linus voulait garder toutes les lampes allumées. Il s’est montré très fougueux et passionné.

Son air arrogant céda aussitôt à une mine désappointée.

— Malheureusement, sa fougue et sa passion datent du combat entre les Horatii et les Curiatii12 ! Maintenant, il n’est pratiquement plus capable d’honorer ses devoirs maritaux. J’ai eu recours à plusieurs artifices pratiqués par Êléktra, la courtisane grecque, mais rien n’y fait. Je crois qu’il est devenu trop vieux pour ça.

— Après tout, ce ne sont que de simples mortels. Ils finissent tous par perdre leurs ardeurs d’antan. Toi aussi, non ? la nargua une seconde Drusilla, d’une vingtaine d’années plus jeune et sœur cadette d’Agrippina.

— Tu exagères ! J’ai à peine quarante-quatre ans ! Et puis, à ta place, j’éviterais de faire la maligne avec un époux comme le tien. Tu as beau être fraîche et séduisante, cela ne l’empêche pas de te préférer ses mignons.

Soudain froissée, la jeune Drusilla eut des difficultés à avaler l’olive qu’elle venait d’enfouir dans sa bouche. Son teint devint livide et son regard d’ordinaire si doux se voila de ressentiment.

Redoutant une tournure impétueuse de situation, Agrippina préféra prendre la parole, tout en invitant sa cadette à adoucir le fiel qui emplissait son gosier avec un verre de mulsum :

— Quels que soient ses goûts, mon beau-frère est l’une des personnes les plus honnêtes que je connaisse. De même, nul ne peut reprocher à Drusilla et son époux d’être de bons citoyens romains. Ensemble, ils ont un merveilleux garçon qui perpétuera glorieusement le nom des Cassii.

— C’est à voir, maugréa la plantureuse Drusilla Plotina.

— Cela te va bien de complimenter les autres, mais toi, belle et talentueuse Agrippina, quand t’efforceras-tu de donner une descendance à ton mari ? Voilà sept ans que vous êtes mariés et que ton ventre demeure aussi stérile qu’un désert, observa une trentenaire, dont les boucles colorées en rouge formaient un joyeux contraste avec sa robe violette.

Sous la fine laine blanche de sa tenue, Agrippina se crispa, mais conserva un masque d’amabilité et de sérénité qui ne trahissait en rien son exaspération. Même si son époux, le consul Gnaeus Domitius Ahenobarbus, ne lui avait jamais reproché l’absence d’héritier, la patricienne devinait ce qui se disait dans son dos. Elle était, de l’avis de certains, un arbre sans fruit, un puits sans eau, une charge inutile.

— Le consul a déjà un héritier pour lui succéder.

— Cet héritier est le fils d’une parente, pas le tien, ce qui rend ton statut fragile, observa la rouquine.

— Iulia, s’immisça la plus âgée des Drusilla, aurais-tu oublié que notre Agrippina préfère travailler dans son tablinum13 en compagnie de quelques affranchis, plutôt que de remplir ses devoirs conjugaux ?

— Excuse-moi, Drusilla, de préférer exalter ma fertilité intellectuelle que d’user mon corps à pondre des marmots insolents, ne put s’empêcher de lâcher l’hôtesse, cette fois-ci irritée.

Les yeux plissés, son interlocutrice s’apprêta à riposter, mais n’en eut guère le temps puisqu’une voix enfantine s’élevait déjà jusqu’à elles en criant :

— Mère ! Mère ! Regarde qui est là !

Les patriciennes tournèrent leurs têtes à l’unisson et découvrirent un garçonnet d’à peine cinq années, qui, juché sur les épaules d’un jeune homme au corps délié, maintenait une diaule grecque dans laquelle il souffla énergiquement en produisant un son disharmonieux. Les fins tympans de l’auditoire en furent violentés.

Face aux grimaces des femmes, l’homme éclata d’un rire franc.

— Par les feux d’Apollon ! lança-t-il en reposant soigneusement l’enfant au sol. Tu n’es décidément pas fait pour être musicien, Lucius. Tant mieux, la prochaine fois, je t’offrirai un poignard pour commencer l’apprentissage des armes.

— Oui, oui, oui ! s’égosilla le gamin en se précipitant vers Iulia.

Un sourire radieux à la commissure des lèvres, la matrone accueillit son petit Lucius sur ses genoux.

— Caius ! Mon cher frère, comment est-ce possible que tu sois à Rome ?

Agrippina scruta le faciès glabre et familier d’un grand brun à peine plus âgé qu’elle, dont l’œil sombre luisait d’une étincelle indéchiffrable.

Caius Iulius Caesar Germanicus, surnommé Caligula en référence aux petites bottes qu’il portait lors des campagnes militaires de son glorieux père.

— Justement, Tiberius m’envoie haranguer le Sénat. Sous bonne escorte, souligna-t-il en se référant aux deux prétoriens qui ne le lâchaient pas d’une semelle. Marcus Iulius Agrippa est également avec moi, mais il me précède auprès des sénateurs. Je voulais d’abord me détendre avec l’une des plus belles muses de notre ville, rétorqua-t-il en couvant de son regard perçant Agrippina, puis leur sœur Drusilla, d’une manière que beaucoup auraient jugée incestueuse. Et grâce aux dieux, j’ai la surprise de découvrir un raout de beautés.

Il destina aux compagnes de ses cadettes un compliment distinctif, félicitant Iulia pour sa nouvelle couleur de cheveux, l’autre Drusilla pour les exploits de son fils désormais majeur et Flavia pour ses noces récentes, cependant, quand vint le tour de Laelia, son esprit s’embrouilla. Il perdit peu à peu son air confiant et marqua une brève pause, comme si contempler la joliesse de la jeune femme suffisait à le rendre muet. Pourtant, il la connaissait depuis son enfance et s’était nourri de ses charmes durant des années entières, mais rien n’y faisait, cette créature parvenait toujours à le rendre niais de béatitude.

Sans conteste, elle méritait sa réputation, car d’après la majorité des mâles, la fille unique du sénateur Salvianus était l’un des plus précieux trésors de Rome. La peau douce et laiteuse, les lèvres gourmandes, au rose naturellement prononcé, et les traits nobles, d’une finesse que l’on pourrait attribuer à la virtuosité d’un sculpteur amoureux, Laelia étourdissait les esprits des hommes qui croisaient son chemin. Mais la Romaine se distinguait surtout par ses yeux de néréide, dessinés selon la forme de délicieuses amandes et reluisants d’un éclat bleuté incomparable. Les contempler était comme se jeter dans la mer Égée.

Face au mutisme de cet homme à la conversation d’ordinaire si naturelle, Laelia décida de prendre la parole. En parlant, sa voix se para d’inflexions légèrement ironiques, mais dépourvues d’animosité :

— Suis-je à ce point peu inspirante pour mériter ce silence, Caius ?

Les fines lèvres s’arquèrent sur un sourire indéfinissable et lorsqu’il s’exprima, son ton se fit énigmatique :

— Au contraire, Laelia Constantia, tu m’inspires tellement de choses que mon vocabulaire peu étoffé ne suffirait pas à les décrire.

Étonnées, les témoins de la scène s’interrogèrent du regard, partagées entre la jalousie, l’espièglerie ou l’incrédulité. Quant à Laelia, elle pâlit sous la montée de l’embarras, redoutant à l’avance les verbiages qu’elles pourraient propager.

— Ne reste donc pas debout, Caius, et assieds-toi près de moi, l’invita Drusilla, la favorite de ses trois sœurs.

Une fois installé, un esclave averti se présenta au patricien pour lui offrir un verre de vin. Ce dernier l’accepta avec plaisir et savoura la liqueur sous les prunelles admiratives de ses parentes.

— Des bruits circulent sur la santé de l’empereur, Caius. Penses-tu revêtir la pourpre prochainement ?

— Ta question manque de décence, Iulia.

— Ne sois pas hypocrite, Laelia, tout Rome espère l’arrivée d’un prochain princeps14 . Ton ascension à la tête de l’Empire est attendue avec fébrilité, Caius. Si tu devenais empereur, tu ressusciterais le souvenir et la gloire de ton père Germanicus.

Du revers de la main, le concerné essuya sa bouche humide d’alcool, puis déclara avec nonchalance :

— Tiberius a une santé de fer et je ne suis pas pressé de jouer les césars.

Agrippina ancra ses yeux dans les siens, au fond desquels on pouvait deviner le mot menteur.

— Je suis certaine que tu seras l’un des plus grands princes que l’Histoire aura donnés. Avec le sang de Germanicus et d’Agrippa dans les veines, cela ne peut en être autrement.

— N’oublie pas, Iulia, que Marcus Antonius est également l’un de mes aïeuls. Peut-être tomberai-je moi-même dans les extrêmes, esclave de mes vices et d’une femme au pouvoir infernal ? rétorqua-t-il de cette voix pateline qui caractérisait sa personnalité insaisissable, l’œil volontairement rivé au visage de Laelia.

Consciente du poids de son regard sur elle, la jeune femme le dévisagea à son tour, se voulant peu intimidée par l’intérêt qu’il lui portait.

— Si j’hérite du pouvoir, voudrais-tu être mon impératrice, Laelia ? Maintenant que Iunia Claudilla est morte, la place est vacante.

Un sourire flottait sur ses lèvres en dévoilant une rangée de dents blanches et parfaitement alignées, que des incisives dominantes rendaient carnassier.

La seule pensée de les imaginer ensemble la fit frémir de dégoût. Depuis l’enfance, elle avait été contrainte de fréquenter la gens Iulio-Claudia, puis avait fini par s’accommoder à la présence de Caius, qu’un caractère spécifique rendait pour le moins original. Pourvu d’une grande vivacité d’esprit et d’un humour à la limite de l’excentricité, il était impossible de s’ennuyer avec un tel compagnon de jeu, mais son instinct de survie l’avait souvent poussée à garder ses distances. Car, malgré sa nonchalance et sa sympathie apparentes, ce jeune homme était au plus profond de lui-même un être aussi froid et venimeux qu’un cobra égyptien.

— J’envierai toujours ton humour, rétorqua-t-elle sur un ton léger, destiné à ôter tout sérieux au sujet. Mais j’ai le regret de te rappeler que nous sommes incompatibles.

— Une fois de plus, tu me brises le cœur.

— Si tu me le demandais à moi, intervint Iulia, j’accepterais sans la moindre hésitation.

— Ton époux ne voudrait jamais te répudier et je serais forcé de le contraindre à se suicider. Ce n’est pas ce que tu veux, Iulia, hein ? lança-t-il, pince-sans-rire, conscient du froid qu’il venait de jeter dans la conversation. Mais voyons, tu sais bien que je plaisante !

Il eut son rire inimitable, alors que la matrone se forçait à sourire.

— Pour revenir à Marcus Antonius, c’était un homme exceptionnel avant qu’il ne rencontre l’Égyptienne, continua Drusilla Plotina. Tu as pris toutes les qualités de tes ancêtres, Caius.

Hormis leur beauté, ne put souligner Laelia en esprit.

Sans être laid, le jeune homme ne pouvait se targuer de briller par son physique. Il était plutôt commun et se fondait dans la masse sans craindre d’être remarqué. Assez grand, mince, le teint olivâtre et le visage émacié, il n’avait pas hérité de la carrure athlétique d’Antonius, d’Agrippa ou de Germanicus. Seuls ses yeux, d’un bleu si condensé qu’ils paraissaient noirs selon la luminosité et son humeur, possédaient l’éclat intense de l’intelligence, si ce n’était de la malice.

— Je pense, mesdames, qu’il faudrait consulter les haruspices15 pour être plus éclairés, mais en attendant, je ne suis qu’un Romain désireux de passer d’agréables moments en votre compagnie. Oh, saviez-vous que Thrasylle de Mendès, l’astrologue de Tiberius, m’a appris l’art de la chiromancie ?

— La chiromancie ? Qu’est-ce ? De la magie noire ?