U.S. Marines - Intégrale - Arria Romano - E-Book

U.S. Marines - Intégrale E-Book

Arria Romano

0,0

Beschreibung

DÉCOUVREZ L'INTÉGRALE DE LA CÉLÈBRE SAGA U.S. MARINES !

Alors qu'elle a quitté Londres pour s'installer en Caroline du Sud, Livia fait la rencontre d'un militaire américain en permission.

Livia décide de quitter Londres et ses mondanités pour vivre l’aventure en Caroline du Sud, à Beaufort. Pour la blonde sophistiquée et citadine, c’est le dépaysement total et la quête frénétique de la nouveauté. Le séjour américain devient une passionnante odyssée le soir où elle fait la rencontre fortuite de Hudson Rowe, un impétueux capitaine au regard de jade, en permission d’un mois avant le retour au front…

Découvrez le premier tome de la saga à succès U.S. Marines et plongez dans une histoire d'amour unique et sensuelle !

EXTRAIT
— Mesure tes paroles, Lawrence. Ce n’est pas parce que tu as cinquante-cinq ans que je te permets d’employer ce ton caustique lorsque tu parles de moi. Je reste ta mère, celle qui t’a porté dans mon ventre. Sans moi, tu ne serais rien. Et je te rappelle que ce trou perdu, comme tu aimes à le surnommer, est le pays d’où je viens. Je ne l’aurais jamais quitté si ton père n’était pas venu pour y faire du tourisme, avant de me rencontrer et de me demander de l’épouser. Tu devrais être fier de Beaufort. Et si ta fille décide d’y vivre un temps, tu n’as aucun droit de l’en empêcher. Livia habitera dans la magnifique demeure que j’occupais autrefois avec mes parents à Old Point, dans le quartier historique. Aujourd’hui, c’est Scarlett, la petite-fille de ma défunte sœur qui l’occupe toute seule. Ce sera l’occasion pour ces deux jeunes cousines de faire connaissance… Depuis le temps !

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE 

"Un roman facilement addictif, intrigant, frais et pétillant avec une bonne dose de romance pour nous faire rêver un peu." - Fear The World
"Je vous recommande sans surprise ce premier tome qui vous donnera envie de connaître ces charmants Marines." - Les Plumes Ensorceleuses
"Arria Romano, une auteure à suivre pour les amatrices de sexy militaires et de jeunes femmes qui souhaitent prendre leur vie en main." - missnefer13500, Babelio
"L'intrigue est prenante et j'ai très envie de connaître la suite. Je file lire le tome 2 !" - merlin63, BookNode
"Une belle histoire, rapide tout en restant crédible. Les personnages sont très attachants, surtout Hudson le capitaine à couper le souffle...On espère une fin heureuse !" - raphMK, BookNode

À PROPOS DE L'AUTEURE

Arria Romano étudie l’histoire militaire à la Sorbonne et est passionnée de littérature et d’art. Elle écrit depuis quelques années des romans historiques et des romances, qu’elles se vivent au passé, au présent ou même nimbées d’un voile de magie… Tant que l’amour et la passion restent le fil rouge de l’intrigue.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 2506

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Couverture

Tome 1 : Le temps d'une permission

1

Belgravia, Londres

Juin 2007

Par-dessus le rebord de sa tasse de thé, Lawrence Cartmell, un richissime quinquagénaire au verbe fleuri, connu pour sa carrière politique brillante et son caractère léonin, observait attentivement sa fille, la cadette de ses deux enfants. Il plissa ses yeux couleur myosotis, farouches et perçants, les seuls traits génétiques qu’elle avait hérités de lui, puis émit avec la nonchalance de ceux qui savent toujours tout par avance :

— Je sais que tu as quelque chose d’important à me dire, Livia.

La dénommée Livia releva lentement la tête de son plat de scones, regarda son père un long instant, l’air hésitant, puis prit une profonde inspiration. Effectivement, elle avait quelque chose à révéler, mais cela devait se faire dans les règles de l’art, avec autant de sérénité qu’une personne déterminée à réaliser ses projets jusqu’au bout, quoiqu’il advienne. Aussi, pour se donner le temps nécessaire de puiser assez de calme en elle, Livia entreprit d’abord de tartiner la moitié d’un scone de clotted cream et de marmelade à la fraise.

Lawrence s’impatientait, il n’était pas d’humeur à perdre son temps vu la montagne de travail qui l’attendait dans son bureau, mais les bonnes manières lui interdisaient de le manifester. Chez les gens parfaitement éduqués et les hommes politiques les plus retors, la patience et la dissimulation étaient de rigueur.

— En effet, avoua enfin Livia. Veux-tu un scone ? poursuivit-elle en lui présentant ce qu’elle venait de garnir généreusement, espérant adoucir les remarques que son père ne manquerait pas de lui jeter à la figure une fois les aveux faits.

— Non merci. J’espère que c’est quelque chose de concret cette fois-ci, dit Lawrence en reposant silencieusement la tasse qu’il tenait sur sa soucoupe.

Livia devinait que son père espérait un mariage prochain avec Miles Wharton, fils d’un homme d’affaires britannique et le très affectueux poulain de Lawrence, l’homme sur lequel il misait toutes ses espérances politiques.

Hélas, ce n’était pas le sujet. On en était même loin.

— On ne peut plus concret.

Livia croqua gracieusement dans son scone, essayant ainsi de stimuler son courage et son éloquence, car la boule au ventre qui la tenaillait depuis la matinée semblait lier sa langue. Assisse au milieu du somptueux salon de la demeure familiale, que sa mère aimait orner de nouvelles antiquités acquises dans les plus prestigieuses ventes aux enchères du monde, la jeune femme rappelait ces charmantes ladies du siècle dernier.

Blonde pâle, teint de porcelaine, l’expression digne et douce, habillée avec une recherche soignée, elle était à l’image des héritières qui peuplaient les quartiers les plus huppés de Londres et s’imposait comme le sosie de sa mère, Irene, assise aux côtés de Lawrence sur une méridienne bleu azur, avec la distinction d’une reine consort aux côtés de son roi.

De ses yeux brun clair, Irene épiait sa fille avec curiosité. Sa nervosité ne présageait rien de bon, elle le flairait.

— Nous t’écoutons, Livia.

— Je ne travaillerai pas à King’s College cette année, car j’ai été mutée dans une autre université pour un an, confia-t-elle après avoir posé la moitié du scone dans son assiette.

— Cambridge ? Oxford ?

— Non, à l’étranger.

— La Sorbonne, à Paris ?

— Non. Ce n’est pas en Europe.

— Pas en Europe ? répéta Irene en écarquillant les yeux. Mais où alors ?

— En Caroline du Sud. À Beaufort pour être plus précise.

— Beaufort ? Tu veux parler de ce trou perdu où ma mère est née ? manqua de s’étrangler Lawrence.

— Si je peux me le permettre, Beaufort n’est pas un coin perdu. C’est une ville pittoresque, animée et riche en attractions culturelles et naturelles.

— Ce n’est ni Londres, ni Oxford, ni Paris, ni même toutes les autres villes européennes, rétorqua Lawrence, la moue dédaigneuse. Pourquoi t’a-t-on envoyée là-bas ? Aurais-tu déçu King’s College ?

— Non, papa, c’est moi qui ai demandé cette mutation.

— Mais quelle folie t’a traversé l’esprit ?

— J’ai besoin de changer d’air, de découvrir un autre univers…

— De changer d’air et découvrir un autre univers ? Combien de temps cela va-t-il durer ? la coupa Lawrence, agacé. Tu explores le monde en notre compagnie, nous t’avons fait voir les plus beaux endroits de cette planète, et tu veux encore découvrir un autre univers ?

Le quinquagénaire se carra davantage contre le dossier de la méridienne et grommela en direction de son épouse :

— C’est certainement ma mère qui lui a mis en tête de partir là-bas, soi-disant pour découvrir une part de ses origines.

— Papa, j’aimerais sortir de ma zone de confort, m’émanciper et me confronter à moi-même dans un lieu que je ne connais pas, où je suis une étrangère pour tout le monde. J’ai besoin de devenir autonome.

— Tu es incapable d’être autonome, Livia, répliqua sèchement Lawrence, l’air austère. En vingt-six ans d’existence, tu as toujours été inapte à te prendre en charge toi-même.

— À qui la faute ? Vous m’avez toujours surprotégée, maman et toi !

— Parce que tu as toujours été une enfant fragile et influençable, lâcha-t-il impitoyablement.

— C’est ce que tu crois. Je peux te prouver que j’ai moi aussi mes propres idées sur mon avenir.

— En partant t’installer un an en Caroline du Sud, en pleine campagne américaine, loin de Londres et de toutes les opportunités qu’elle peut t’offrir ? Si Mimi est partie de Beaufort en 1951, c’est bien parce qu’il n’y avait rien là-bas ! Tu gâcheras une année de ta vie pour du vent.

— Au contraire, je reviendrai épanouie et enrichie de nouvelles expériences. Et puis, en plus de cinquante ans, la ville s’est métamorphosée.

— Métamorphosée ? Tu parles. Tout ce que tu peux y trouver sont des alligators, des crevettes, des ploucs et des U.S marines. Rien de bien avantageux pour toi.

— Le Monde ne gravite pas autour de Londres, papa. Cesse d’être aussi méprisant. La Caroline du Sud est aussi une part de toi.

Lawrence darda sur sa fille un regard glacial, mais cette dernière ne se laissa pas impressionner et lui tint tête, sans insolence, seulement avec conviction et fermeté.

— Et que pense Miles de tout ça ? Crois-tu qu’il va laisser sa fiancée partir à l’autre bout du monde ?

Livia soupira, dissimulant mal son exaspération, mêlée à un profond embarras.

— Miles est justement l’autre sujet dont j’aimerais vous parler.

— Je n’apprécie pas ta première révélation et à la manière dont tu évoques Miles, je suppose qu’il s’agit de la pire des deux mauvaises nouvelles, marmonna l’homme politique.

— Je ne peux rien te cacher.

Lawrence fusilla Livia des yeux alors qu’elle voulait continuer ses propos, mais l’intervention inopinée d’une septuagénaire à la crinière blanche, habillée d’un kimono japonais aussi bleu que son regard de biche, la réduisit quelques secondes au silence.

— Mes chéris, j’ai une excellente nouvelle à vous annoncer ! s’exclama cette dernière en se dressant au centre du salon, l’œil irradiant d’une joie inaltérable.

— Quoi donc, maman ? Vas-tu également t’installer à l’autre bout du monde, comme ton insensée de petite-fille ?

Lawrence se fit sarcastique, altérant un peu l’allégresse de la septuagénaire, qui reporta aussitôt son attention sur Livia.

— Tu t’es enfin décidée à leur dire ?

— Tu étais au courant de ce projet fou, maman ?

— Oui, mais je lui avais promis de ne pas vous en parler avant elle.

— Tu l’as encouragée, avoue-le !

— Livia voulait voyager et je l’ai conseillée pour la destination. Personnellement, si tu me le permets, Lawry, c’est une excellente chose qu’elle parte à la découverte de la Caroline du Sud, le berceau qui a vu naître plusieurs de tes ancêtres… surtout après une rupture désastreuse.

— Une rupture désastreuse ? répéta le couple Cartmell en écartant les yeux, interloqué.

La matriarche de la famille, Millicent Swanson-Cartmell, célèbre dans le quartier pour ses extravagances romanesques, comprit sa bévue quand elle vit sa petite-fille se mordiller la lèvre inférieure, accablée et nerveuse sous les regards fulminants de ses parents.

— Oups… tu ne leur avais pas encore dit, c’est ça ?

— Tu m’as épargné cette peine, Mimi.

— Quelle est cette histoire de rupture ? Est-ce que… est-ce que ça concerne Miles ?

— Cela ne peut que concerner Miles. Nous avons rompu il y a trois semaines. Je ne vous l’ai pas annoncé tout de suite parce que j’avais honte…, commença-t-elle avant de marquer une pause, nécessaire pour poursuivre ses révélations. J’ai… j’ai découvert qu’il avait une double liaison avec un mannequin russe. Un homme. Miles est homosexuel. Il ne pensait pas l’être lorsque nous nous sommes mis ensemble, puis les années passant, il s’est rendu compte qu’il était irrémédiablement attiré par les hommes… il m’a assuré que ce n’était pas de ma faute, que c’était seulement dans sa nature.

— J’ai vu Miles avant-hier et il ne m’en a pas touché un mot !

— Je l’ai supplié de me laisser vous l’annoncer moi-même.

— Il me faut du whisky, lâcha Irene dans un souffle, au bord de l’évanouissement.

Irene était sensible des nerfs et une seule contrariété s’imposait comme un prétexte à consommer de l’alcool fort. Dans un mouvement brusque, elle se redressa de la méridienne et s’éloigna vers une armoire à liqueurs en bois d’olivier, afin d’en sortir une bouteille d’Old Pulteney. Millicent profita de son éloignement pour prendre sa place aux côtés de Lawrence.

Après un silence qui parut interminable à Livia, ce dernier continua sur un ton enroué, comprimé par une émotion que sa fille identifia à un mélange de consternation et de colère sourde :

— Pourquoi ne l’as-tu pas dit plus tôt ?

— Je te le répète, papa, j’avais honte. Honte d’avoir été avec un homme que j’aimais et que je n’ai pas su garder. Même s’il dit que c’est dans sa nature, je considère cette relation comme un échec personnel. Pendant trois semaines, je me suis demandé ce qui clochait chez moi, ce qui n’allait pas pour qu’un homme préfère me cocufier avec un autre…

Irene revint avec un verre de cristal et la bouteille de whisky, émue de voir son unique fille aussi pétrie de douleur, les yeux embués pendant qu’elle poursuivait ses éclaircissements :

— J’ai demandé une mutation loin d’ici, dans un environnement différent de ce que je connais depuis toujours, avec l’espoir de me guérir, de recommencer sans lui. J’ai besoin d’un éloignement physique pour éviter de sombrer dans la dépression, pour me sentir libre… je n’en peux plus de Londres, des cercles que nous côtoyons et de le voir à chaque fois que je sors de chez nous… Tu sais que j’ai toujours voulu vivre une expérience personnelle en Caroline du Sud, là où Mimi a grandi. J’ai donc considéré cette infortune comme le déclic.

Irene but une lampée de whisky, le regard dans le vague, totalement hébétée par la bombe détonante qu’avait lancée sa fille. Miles Wharton, le gendre que toutes les mères rêvaient d’avoir, l’un des plus beaux partis du pays, nanti comme un prince, ambitieux et aussi magnifique qu’Adonis, était en réalité gay ?

Non, ce devait être un cauchemar.

Elle but une autre gorgée, le palais désormais envahi par la chaleur agressive du whisky, puis murmura, les yeux pleins de cendres, l’esprit vidé de ses rêves de grandeur :

— Impossible… Vous alliez si bien ensemble… Vous étiez destinés à représenter la jeunesse et l’avenir dans le parti de ton père…

Le projet matrimonial entre Livia et Miles avait commencé sur des intérêts financiers et politiques, où deux grandes fortunes s’associaient pour bâtir l’une des plus influentes puissances du pays. Les années écoulées avaient attisé de l’affection entre les deux fiancés et rendu mûr le fruit que leurs parents respectifs s’apprêtaient à déguster.

Mais le plan délectable qu’ils avaient fomenté venait de se solder par une explosion imprévisible, détonante, qui réduisait en poussière un labeur de longue haleine.

La déception était indicible.

— Pourquoi faut-il que ce genre de choses tombe sur toi, Livia ? Qu’avons-nous fait pour mériter ça ? Miles semblait si parfait… oh mon Dieu, quel déshonneur pour nous…

La gorge comprimée de larmes, Livia écoutait sa mère en se jurant de ne plus pleurer. Pas maintenant, en public, devant les personnes qu’elle respectait le plus au monde. Non, trop d’eau avait déjà été versée pour Miles, ce traître qui se disait empreint de valeurs, mais qui l’avait allègrement dupée. Même s’il jurait que c’était à son corps défendant.

— Trop parfait pour ne pas cacher un lourd secret. Heureusement que nous n’étions pas encore mariés.

— Au moins, tu aurais été indemnisée au moment du divorce, répondit du tac au tac Lawrence, amer.

— Pourquoi faut-il toujours que tu voies l’aspect financier ? s’immisça Millicent.

— Parce que c’est la seule chose de vraie, maman. Si les femmes ne peuvent pas parier sur les sentiments réels des hommes qu’elles aiment, au moins peuvent-elles compter sur leur argent.

— Tu es si cynique…

— Réaliste, rectifia sèchement Lawrence en se levant de son siège, afin de commencer à faire les cent pas dans le salon.

Livia savait qu’elle décevait ses parents avec ses déboires amoureux et leur causait de l’inquiétude par son nouveau projet, mais c’était l’occasion de s’affirmer, de leur montrer qu’elle pouvait s’émanciper de leur ascendance, partir à l’aventure et à la quête d’une liberté qu’elle n’avait encore jamais goûtée.

Instinctivement, la jeune femme chercha du réconfort auprès de la boule de poil allongée à ses côtés, sur l’un des fauteuils Louis XV de la pièce. Il s’agissait de Brünhild, sa vaillante chienne, un King Charles Spaniel à la robe Spanheim, à peine âgée de quatre mois mais déjà dotée d’un caractère bien trempé. Délicatement, elle saisit l’animal à deux mains et le posa sur ses genoux pour le cajoler.

— À Beaufort, nous n’allons pas pouvoir veiller sur toi comme ici.

— J’ai vingt-six ans aujourd’hui, je peux bien veiller sur moi-même. 

Lawrence eut un sourire sardonique qui la pétrifia d’exaspération.

— Tu n’as jamais mis les pieds là-bas. Sais-tu au moins à quoi ressemble cette université douteuse où tu travailleras ? Et où diable vas-tu habiter ?

— Mimi m’a aidée à trouver un logement. Chez une personne digne de confiance.

Lawrence et Irene enveloppèrent Millicent d’un regard aigu, rancunier.

— Bien sûr, Mimi est toujours la complice de tes desseins loufoques.

— Mesure tes paroles, Lawrence. Ce n’est pas parce que tu as cinquante-cinq ans que je te permets d’employer ce ton caustique lorsque tu parles de moi. Je reste ta mère, celle qui t’a porté dans mon ventre. Sans moi, tu ne serais rien. Et je te rappelle que ce trou perdu, comme tu aimes à le surnommer, est le pays d’où je viens. Je ne l’aurais jamais quitté si ton père n’était pas venu pour y faire du tourisme, avant de me rencontrer et de me demander de l’épouser. Tu devrais être fier de Beaufort. Et si ta fille décide d’y vivre un temps, tu n’as aucun droit de l’en empêcher. Livia habitera dans la magnifique demeure que j’occupais autrefois avec mes parents à Old Point, dans le quartier historique. Aujourd’hui, c’est Scarlett, la petite-fille de ma défunte sœur qui l’occupe toute seule. Ce sera l’occasion pour ces deux jeunes cousines de faire connaissance… Depuis le temps !

— J’ignorais que tu avais repris contact avec les Swanson, observa Lawrence sans dissimuler sa surprise.

— C’est la petite Scarlett qui m’a recontactée l’année dernière, lorsqu’elle a appris de la bouche de sa grand-mère qu’elle avait de la famille à Londres. Cette enfant est, depuis la mort de ma sœur, la dernière représentante des Swanson. Avec moi, bien sûr. La mettre en contact avec Livia est une excellente chose, aussi bien pour l’une que pour l’autre.

Un éclair passa soudain dans les yeux myosotis de Lawrence, qui s’arrêta aussitôt de marcher pour porter sur sa mère un regard luisant de clairvoyance.

— Je viens de comprendre, maman. C’est toi qui as soufflé l’idée à Livia de partir vivre à Beaufort pour s’occuper de cette cousine dont on ne connaît presque rien.

— Allons, qu’est-ce que tu me chantes-là ? soupira Millicent, agacée par le discernement de son fils.

— Tu culpabilises d’avoir laissé ta sœur dans les moments les plus douloureux de sa vie et maintenant, tu essaies de te faire pardonner en envoyant Livia jouer les dames de compagnie avec sa petite-fille. Ce serait une manière pour toi de soulager ta culpabilité, n’est-ce pas ?

— Je veux seulement que Livia et Scarlett apprennent à se connaître. Elles ont à peu près le même âge et ont besoin l’une de l’autre.

— En quoi Livia aurait-elle besoin de cette inconnue, dis-moi ?

— Cette inconnue fait partie de sa famille. Livia a besoin de se retrouver, de faire de nouvelles expériences et quoi de mieux que d’aller à la rencontre d’une jeune femme et d’une terre qui font partie de son histoire familiale ? En plus, ce séjour là-bas serait également l’occasion d’aider Scarlett à garder la maison. Si je n’ai pas su soutenir ma sœur par le passé, au moins je peux essayer avec sa dernière descendante…

— Et pourquoi n’y vas-tu pas toi-même, maman ? s’emporta Lawrence.

Celui-ci se retint de fracasser le joli vase chinois posé sur le guéridon à proximité et prit une profonde inspiration. Sa sophrologue lui avait inculqué une méthode respiratoire pour ne pas succomber à la crise nerveuse.

— Mais je vais accompagner Livia pour son immersion là-bas. Les premières semaines.

— Mais pourquoi l’as-tu encouragée à y rester une année ? Plein de choses peuvent se passer en une année, surtout à Londres !

Livia, qui avait jusqu’ici laissé son père et sa grand-mère guerroyer verbalement, intervint :

— Au début, Mimi m’a seulement demandé d’y aller pour un mois ou deux. C’est la rupture avec Miles qui m’a incitée à y rester plus longtemps.

— Je suis certaine qu’il y a un moyen d’annuler ce projet, marmonna Irene en faisant mine de réfléchir.

— Il en est hors de question, maman. Je partirai avec Mimi là-bas la semaine prochaine, que vous soyez contents ou non, protesta fermement Livia avant de s’adoucir. Je sais que vous nous en voulez, mais c’est une expérience nécessaire et un devoir envers la mémoire des Swanson. Il me tarde de rencontrer ma cousine.

— Vous avez monté une véritable cabale.

Et pour souligner son exacerbation, Lawrence passa devant son épouse, lui arracha la bouteille d’Old Pulteney des mains, puis se mit à boire au goulot.

— Ne comptez pas sur mon aide financière pour vos sottises.

— Oh, nous pourrons nous en passer, Lawrence, répliqua Millicent sur un ton nonchalant qui ne fit qu’accroître le déplaisir de son fils.

Peu désireux de rester une seconde de plus dans ce salon où sa mère et sa fille le défiaient, il s’empressa de déserter la pièce sans un mot, ni même un regard en arrière, la bouteille de whisky toujours en main. Bien évidemment, avant de disparaître, il s’assura de claquer la porte avec violence, faisant tressauter les trois femmes et les pampilles en cristal du lustre vissé au plafond.

Livia émit un soupir.

Le plus corsé était passé.

2

En plein cœur de la Caroline du Sud

Juillet 2007

La joie au cœur, Livia et Millicent se retinrent de courir à travers l’aéroport de Charleston pour se ruer dans les bras de Scarlett Swanson. Il ne leur avait fallu qu’une poignée de secondes pour reconnaître, entre toutes les personnes qui attendaient l’apparition des passagers de leur vol, leur parente américaine. Cette dernière avait soigneusement confectionné une pancarte en carton, où apparaissaient en caractères gras leurs deux noms.

— Livia, Mimi !

Scarlett se fichait comme d’une guigne de paraître séante en public, et sans la moindre hésitation, serpenta vivement entre les gens qui obstruaient son chemin pour les rejoindre. L’instant d’après, elle poussait leur chariot de valises sur le côté afin de les serrer successivement entre ses bras, chaleureusement.

Quelques minutes plus tôt, les deux jeunes femmes ne se connaissaient que virtuellement, grâce à l’entremise de Millicent, mais à regarder leur étreinte affectueuse, nul n’aurait pu le soupçonner. Après trois mois de correspondance au téléphone, elles se comportaient telles deux cousines ayant grandi ensemble, qu’un mois de vacances aurait seulement séparées.

— Je suis tellement heureuse de vous voir ! De te rencontrer enfin, Livia, en chair et en os, avoua Scarlett, un sourire étiré jusqu’aux oreilles.

— Moi aussi, Scarlett. Depuis le temps que je rêve de rencontrer ma cousine américaine.

— Oh, ton accent si britannique ! s’exclama Scarlett, la voix gorgée de ravissement. J’en suis amoureuse. Et toi, tu es tellement belle.

Scarlett accompagna son compliment d’un coup d’œil appréciateur, admirant de ses grands yeux verts la silhouette apprêtée, pleine de sveltesse, de son amie. Qu’elle était mince et aérienne dans sa ravissante tenue de voyage chic et confortable, composée d’une robe blanche en coton fin, cintrée à la taille par une épaisse ceinture marron, en parfait accord avec une paire de compensés en daim cacao. Et que dire de son maquillage impeccable, de sa chevelure digne d’Anita Ekberg, de ses spacieuses valises Louis Vuitton et de son King Charles Spaniel, tranquillement endormi au sein d’un sac en cuir de qualité, signé d’un nom dont Scarlett n’avait jamais entendu parler en Caroline du Sud.

Livia ressemblait à une femme de diplomate en voyage officiel et Scarlett adorait cette sophistication incarnée qui se déployait devant elle, même si sa propre apparence était d’un tout autre registre. Tout d’abord, Scarlett ne jouissait pas d’une silhouette de sylphide comme Livia, mais plutôt de formes généreuses, pleines, qui excluaient les vêtements trop moulants, au risque de lui donner un genre vulgaire. Ensuite, avec sa très longue natte rousse, ses bottes d’équitation, son jeans, sa veste indienne en daim miel, son absence de maquillage et — ô malheur — les petites taches de rousseur qui constellaient ses pommettes et son petit nez rosis par le soleil, elle s’imposait telle l’héritière moderne de Calamity Jane.

— Tu es également ravissante, Scarlett.

La concernée libéra un rire musical, si authentique et gai.

— Absolument ! Tu ressembles beaucoup à ta grand-mère, renchérit Millicent en adoptant son accent de sudiste américaine, qu’elle avait dû lustrer par le passé sous l’instance de son mari britannique.

Millicent était habillée d’un tailleur pantalon mauve et d’un bibi de la même teinte, aussi délicieux qu’un macaron des grandes enseignes françaises. À son âge, elle avait gardé sa ligne et dégageait une pétulance que beaucoup de jeunettes pourraient lui envier.

— Comme vous êtes polies ! Je ressemble à une fermière à côté de vous. J’aurais aimé me changer pour vous accueillir, mais j’ai pris plus de temps que prévu à aider un ami dans son centre d’équitation, à Kiawah Island. Je lui ai parlé de toi, Livia, en disant que tu étais une adepte de l’équitation et que tu rêverais de faire de longues promenades équestres sur la plage. Il adorerait te rencontrer et mettre à ta disposition l’une de ses bêtes.

— L’idée m’enchante ! J’ai hâte de découvrir la Caroline du Sud et de faire toutes les activités que tu me proposeras. Si tu savais comme j’étais impatiente de venir… ça fait un bien fou de quitter Londres.

— Tu verras, mon ange, tu tomberas follement amoureuse de ce pays, intervint Millicent.

Les minutes suivantes, le trio quittait le Terminal d’où étaient sorties Livia et Millicent pour atteindre le parking souterrain. Ce fut le moment pour elles de découvrir, non sans une exclamation d’émerveillement, la très reluisante et vintage Coccinelle bleu marine de Scarlett, identique à l’automobile star du film Un amour de Coccinelle, sorti au cinéma en 1968.

— Tu ne plaisantais pas en disant que tu conduisais la voiture de collection de ton père ! s’exclama Millicent.

— Je vous présente Blue Coco, le bijou de mon papa.

— Ton père était un adepte des automobiles, comme votre arrière-grand-père.

— Oui. Après avoir vu le modèle au cinéma, il a tout fait pour s’en procurer un. Avant de mourir, il m’a fait jurer de ne jamais m’en séparer et d’y veiller comme à la prunelle de mes yeux, pour vous dire combien cette bagnole lui était précieuse. Alors, comment vous la trouvez ?

— Magnifique. J’adorerais avoir un modèle pareil, avoua Livia.

— Tu pourras la conduire si tu le souhaites, dit Scarlett en ouvrant le coffre pour y ranger leurs valises, aidée de sa cousine.

— Livia n’est pas particulièrement à l’aise au volant. La dernière fois que je l’ai entraînée à conduire sur une route de campagne, nous avons fini dans une mare. Heureusement, il y a eu peu de dommages ! raconta Millicent avec une joyeuse moquerie.

— Je suis un vrai danger ambulant au volant.

Scarlett rit une nouvelle fois, de ce rire si mélodieux et contagieux, qui préfaçait déjà la joyeuse colocation qui s’ensuivrait entre les jeunes femmes.

— Quel personnage fantasque.

Le trio s’installa ensuite à l’intérieur de la Coccinelle.

— Mimi, j’ai mis à ta disposition l’ancienne chambre de grand-mère. Quant à toi, Livia, tu auras celle de ma mère, qui vit depuis plus de dix ans avec son nouveau mari à San Francisco. Les deux chambres seront parfaites pour vous. Spacieuses, décorées avec goût, chacune ayant un lit à baldaquin, un grand dressing et une salle de bains privative.

— Tu es adorable, Scarlett, dit Livia en la gratifiant d’un sourire de reconnaissance.

— C’est moi qui te remercie de vivre ici pendant une année ! Depuis que papa et grand-mère sont morts, je me sens terriblement seule à la maison, expliqua-t-elle en s’assombrissant un peu. C’était une vraie spirale infernale… quand papa est parti il y a deux ans, à cause de son cancer, grand-mère est tombée dans la dépression et l’a suivi l’année suivante… ça va me faire du bien d’avoir de la compagnie.

— Ne t’inquiète pas, Scarlett, nous sommes là désormais, assura Millicent depuis le siège passager en posant sa main sur l’épaule de la rouquine, afin de lui communiquer sa compassion. Nous allons renouer les liens et je vais t’aider financièrement pour entretenir la maison. Quant à Livia, tu pourras compter sur son soutien, sa présence et son amitié. Je veux que vous soyez aussi proches que des sœurs toutes les deux.

À travers le miroir de son rétroviseur, les yeux vert péridot de Scarlett étudièrent Livia, installée sur la banquette arrière avec sa chienne.

— Je vous remercie tellement d’être présentes et je serai également là pour Livia.

La dénommée lui décocha un sourire et se pencha vers l’avant pour lui toucher à son tour l’épaule, dans un geste aussi chaleureux que celui de Millicent.

— Est-ce que tu vois souvent ta mère, Scarlett ? voulut savoir leur aînée.

— J’essaie de partir une fois par an à San Francisco, notamment pour le mois d’août. Parfois pour Noël. Mais je dois vous avouer que j’ai toujours été plus proche de mon père. J’aime ma mère, cependant, plus nous sommes éloignées l’une de l’autre, mieux nous nous portons. Je ne pourrais pas l’expliquer, mais ça a toujours été comme ça.

Une chanson de rock celtique emplit l’habitacle du véhicule lorsque Scarlett alluma le moteur et Millicent la supplia de mettre du swing. L’instant d’après, le trio sortait du parking et s’éloignait progressivement de l’aéroport de Charleston, direction la petite ville de Beaufort, située à deux heures de route de là.

Le trajet se fit dans la jovialité et les rires. En même temps qu’elle découvrait le paysage estival, exotique et typique de la Caroline du Sud, celui où avait grandi Millicent, Livia appréciait l’exubérance de sa cousine, son charme inné, sa ravissante simplicité et son humour. Elle buvait ses paroles, enregistrant scrupuleusement toutes les informations à savoir sur la région, les activités qu’on y trouvait et le voisinage qu’elle côtoierait pendant une année.

— Oh, c’est magnifique ! s’exclama Livia lorsqu’elles atteignirent le centre-ville de Charleston, le regard scintillant d’éblouissement.

Se déployait sous ses yeux une ville pleine de merveilles, riche en couleurs vives sous un soleil de plomb, au rythme serein et langoureux. Charleston était l’inverse de Londres. Petite, à cheval entre la terre et la mer, unique avec ses maisons bigarrées, ses single houses si typiques de l’héritage colonial, ses monuments historiques, ses palmiers emblématiques et les calèches qui circulaient tranquillement aux côtés des voitures, tractés par de sublimes chevaux, elle s’imposait comme la perle de la Caroline du Sud.

Au-delà de Charleston, se profilait une campagne luxuriante, au climat subtropical humide, où les chênes séculaires côtoyaient les marécages, les Grands Lacs, les vestiges d’anciennes plantations et l’atmosphère un peu mystique d’un pays qui fut, par le passé, le théâtre d’une histoire mouvementée.

Après deux heures de circulation, le trio arriva enfin dans Old Point, le centre historique de Beaufort, cette petite ville d’environ douze mille habitants, charmante à souhait et identique à Charleston dans une moindre superficie.

— Retour aux sources ! se réjouit Millicent lorsque la voiture longea Craven Street, cette rue si familière qui avait nourri les souvenirs de son enfance et de son adolescence.

Scarlett gara Blue Coco sur la place de garage extérieure d’une maison en bois, à deux étages, construite à l’image des vieilles maisons de style victorien propre au Sud du pays, très spacieuse, entièrement peinte en blanc mais pourvue d’une porte d’entrée et de volets bleu ciel. L’association des deux couleurs adoucissait la charpente solide et extrêmement carrée de la demeure, que des colonnades décoratives pavoisaient à la façade. Cette maison était d’un ravissement sans nom, bien différente de l’hôtel particulier de style géorgien où Livia avait toujours vécu à Londres, massif et intimidant dans son armature de briques.

— Regarde, Livia, c’est la maison de mes parents !

Millicent bondit de la voiture pour se hâter de gravir les escaliers menant au porche de la maison, vaste, décoré avec soin, où deux rocking-chairs étaient disposés dans l’attente d’être langoureusement balancés.

— Elle est encore plus accueillante en vrai que sur les photos que tu m’as montrées. Et les fleurs qui poussent tout autour… un ravissement ! En plus, il y a des fenêtres en baie, s’extasia Livia en remarquant lesdites fenêtres sur le flanc gauche de la maison.

— Attends de voir le jardin. C’est mon havre de paix et l’endroit où j’aime dépenser mon temps quand je ne travaille pas, lui apprit Scarlett.

Livia admira les balustrades et les colonnades blanches qui cloisonnaient en soutenant le porche et le balcon à l’étage supérieur de la maison, sans parler du majestueux drapeau américain que l’on avait fièrement planté à la balustrade supérieure en témoignage de patriotisme.

La jeune femme promena naturellement ses yeux sur les autres maisons du quartier et découvrit une harmonie de style pittoresque. D’ailleurs, la maison voisine qui s’érigeait sur la gauche avait été construite à l’identique, avec pour seule différence d’être bleue aux volets blancs, tous fermés. Elle paraissait inoccupée et à la vue de sa peinture défraîchie, les personnes qui l’habitaient ne se souciaient guère de son entretien.

— C’est la maison de Hudson Rowe, l’informa Scarlett. C’est l’un de mes amis proches. Si les volets sont fermés, c’est qu’il n’est pas encore revenu de mission.

— De mission ? répéta Livia en arquant l’un de ses fins sourcils blonds.

— Oui. Il est capitaine dans la U.S Marine Corps et plus particulièrement, chez les FORECON.

— Les FORECON ?

— Force Reconnaissance. Une unité d’élite chez les marines, spécialisée dans les opérations spéciales, particulièrement dangereuses. Il est parfois amené à partir des mois entiers sur les terrains d’opérations... ça peut aussi durer plus d’un an !

Impressionnée, Livia accusa l’information en essayant de s’imaginer le dénommé Hudson Rowe.

— Leur credo en latin est : Celer, Silens, Mortalis.

— Rapide, silencieux, mortel, traduisit Livia comme si elle découvrait une épigraphie romaine, le corps parcouru d’un petit frisson.

— Ça résume bien le caractère de leur unité. Mais je te rassure, tous les types de la FORECON que je connais sont des gens sympas au quotidien. Tu vas peut-être rencontrer Hudson un de ces quatre et je l’espère bien, parce que c’est un homme en or. Je le connais depuis toujours et je le considère comme mon grand frère.

— Comment ça se fait que personne n’habite ici en sa présence ?

— Son père est mort il y a deux ans et ce vieux garçon n’a pas encore été fichu de se trouver une femme. Crois-moi, s’il y en avait une, sa maison ne ressemblerait pas à un lieu hanté. Il faut vraiment que je lui en touche deux mots !

Toujours debout sous le porche, Millicent intercepta des bribes de leur conversation et ajouta :

— J’ignorais que Paul Rowe avait un petit-fils. Décidément, aucun des hommes de cette famille ne veut sortir du monde martial !

— Tu connaissais les Rowe, Mimi ?

— Tout le monde se connaissait dans le quartier, un peu comme maintenant. Je me souviens que Paul, le grand-père et le héros de guerre, était un type plutôt sévère, mais qui savait avoir bon cœur et de l’humour. J’ai ensuite été la baby-sitter de son fils, Max. Il devait avoir sept ans quand j’ai quitté le pays. Je n’aurais pas imaginé qu’il mourrait avant moi. En tout cas, c’est bien de savoir qu’il a eu un fils et que tu as un militaire pour voisin.

— Tu sais, Mimi, il y a des militaires presque partout dans cette ville. On est en sécurité si quelqu’un nous déclarait la guerre, plaisanta Scarlett.

Puis, toujours animée d’un sentiment d’allégresse, Scarlett saisit Livia par la main et l’invita à la suivre jusqu’à l’entrée de la demeure.

— Viens découvrir ta maison familiale.

Millicent et Livia furent frappées par la décoration extravagante de l’intérieur, entre les lustres de cristaux multicolores qui ornaient chaque plafond des pièces, les meubles anciens, pour certains précieusement entretenus, pour d’autres raccommodés avec les moyens du bord, comme cette délicieuse table de jeu ancienne, en bois de rose, disposée dans une encoignure du salon, soutenue par trois pieds de biche Régence et une pile de vieux livres en guise de quatrième béquille. Sans oublier la méridienne en velours pourpre, qui s’assemblait à la ribambelle de poufs marocains de teintes vives, dispersés un peu partout sur un tapis persan de belle facture. Ce n’était pas le seul tapis qui trônait dans la pièce, mais assurément le plus imposant et beau de tous. Les murs étaient quant à eux peints en ivoire et décorés de tableaux bucoliques, aux cadres ciselés et recouverts de dorure, alors que tout l’étage inférieur fleurait bon l’odeur des iris. Les fleurs semblaient l’emblème de cette maison charmante, fantaisiste, aux airs de caravansérail occidentalisé.

— Doux Jésus, on se croirait dans une taverne féerique ou quelque chose comme ça, murmura Millicent.

— C’est l’effet recherché. Je trouve que ce mélange de style dégage un truc de…

Et comme Scarlett cherchait le mot adéquat, Livia finit pour elle :

— De personnel.

— C’est exact.

— Je sens que je vais m’y sentir tellement bien pendant mon petit séjour. Ce sera une manière agréable de préfacer mon immersion spirituelle au Japon, déclara Millicent en s’affalant sur la méridienne.

— Une immersion spirituelle au Japon ?

— Mimi a décidé de se convertir au shintoïsme. C’est la grande nouvelle de l’année, ajouta Livia sur un ton badin.

3

Marine Corps Recruit Depot, Parris Island

Un mois plus tard

Personne ne l’attendait.

Planté au beau milieu de la base militaire, mêlé à tout un régiment de frères d’armes, Hudson Rowe considérait de ses iris vertes l’affluence des femmes, des sœurs, des mères, des frères, des pères et des enfants qui, fébriles d’impatience et d’émotion, se précipitaient à la rencontre de leurs militaires bien-aimés. Pour la plupart d’entre eux, l’absence avait duré près de seize mois. Seize mois en territoire inconnu, à mener une vie dangereuse et incertaine dans les steppes arides et impénétrables de l’Afghanistan.

Hudson était dans la U.S Marine Corps depuis quinze ans et cela faisait la sixième fois qu’il revenait d’une mission aussi infernale. Et comme d’habitude, parmi cette vibrante assemblée de personnes émues, aucune d’entre elles n’était venue spécifiquement pour lui.

Il ne se sentait jamais aussi orphelin qu’en ces instants de bonheur infini. Jamais aussi libre également. Cette liberté était enivrante, mais laissait parfois un arrière-goût doux-amer, un peu comme l’alcool. Il était bon de s’en abreuver, sans jamais en abuser. Être ivre de liberté ? Était-ce trop dangereux ? Un leurre ? Un piège dans lequel les hommes aimaient se terrer avant de comprendre, toujours trop tard, qu’il menait vers la route d’une solitude mortelle ?

Il décocha des coups d’œil autour de lui. Une centaine de drapeaux des États-Unis claquaient dans l’air pour saluer les militaires, qui ne retenaient plus leurs larmes de joie dans les bras de leurs familles. C’était partout des baisers tendres et passionnés, des rires et des chants joyeux.

Ce n’était qu’allégresse, béatitude, amour et tendresse. Hudson connaissait la solidarité, la fraternité, l’amitié, l’empathie, la pitié, la tristesse, la colère, la haine et le désir, mais la tendresse, la douceur et l’amour, ce sentiment capable d’aliéner le corps, le cœur et l’âme d’un homme, de le nourrir autant que de l’abattre, lui étaient complètement étrangers… ces émotions restaient des idées abstraites.

Seigneur… voilà qu’il venait de fêter ses trente-trois ans et qu’il se faisait déjà vieux ! Du moins, assez vieux pour songer à avoir une famille, la sienne, celle qu’il bâtirait avec une femme, la femme que la fortune devait lui destiner depuis la nuit des temps, mais qu’il n’avait encore jamais croisée.

— Alors, Rowe, toujours pas décidé à m’accompagner en Écosse ?

Hudson posa son regard sur l’un de ses plus proches amis, un blond lourdement charpenté, du même âge et rang que lui, un peu plus petit de taille, surnommé Scarface pour la grande cicatrice qui estampillait, tel un sceau de bravoure et de hardiesse, la totalité de sa joue droite en descendant jusqu’au menton. Souvenir d’une empoignade haletante avec un taliban particulièrement acharné. Mais au regard de l’État civil, il s’agissait de Keir Dalglish, un pur produit écossais qui avait été conçu à Fort Williams pour naître à Édimbourg, avant de migrer à l’âge de trois ans en Caroline du Sud.

— Tu sais bien que je dois retaper ma baraque.

— Tu as quatre semaines de repos et la seule chose que tu trouves à faire, c’est de retaper ta baraque ? Tu ne peux pas t’en charger à la prochaine permission ? s’offusqua Keir.

— Lorsque j’aurai retrouvé ma maison en morceaux ?

— Tu exagères, elle n’est pas en si mauvais état.

— Elle a tout de même besoin d’un ravalement de surface. D’après Scarlett, c’est une affaire urgente.

— Scarlett ? La petite sorcière qui te sert de voisine a tendance à tout exagérer.

Un sourire narquois fleurit sur les lèvres de Hudson.

— Je vois, tu lui en veux toujours pour le coup de bouteille. À bien réfléchir, la fille que tu pelotais criait si fort qu’elle pensait que tu étais en train de l’agresser. Elle a juste voulu la défendre d’un grand type comme toi. Et vu ta gueule, on pourrait croire que tu viens de t’échapper de taule, le taquina-t-il.

— Ma gueule ? Si tu essaies encore de me complexer, je t’en mets une et on verra à quoi ressemblera la tienne, le menaça Keir, l’air si renfrogné que Hudson ne put s’empêcher de rire.

— On sait que je resterai toujours le plus beau.

— Sale gosse ! Tu fais bien de ne pas venir avec moi en Écosse. Va rejoindre ta maison délabrée, ta voisine hystérique et continue à dresser ton mandarin sans moi.

— C’est un capucin.

Comme s’il savait que l’on parlait de lui, un petit singe à face blanche sortit soudain de la poche du sac à dos que portait Hudson, puis sautilla jusqu’à atterrir sur l’épaule de ce dernier, l’homme qui était devenu son maître depuis quelques semaines. L’homme et la bête s’étaient rencontrés dans une grotte afghane, celle où se tapissaient depuis plusieurs heures Hudson et Keir, alors qu’ils tentaient d’échapper à un groupe ennemi. Grâce au singe, les deux hommes étaient parvenus à déjouer le danger et depuis, Hudson l’avait baptisé Kismet. Un mot qui s’était imposé telle une évidence dans son esprit et qui signifiait « destin » en turc.

Par pure provocation, Kismet tira sa petite langue en direction de Keir, qui lui répondit par un sourire carnassier, destiné à l’apeurer. Et cela fonctionna puisque le singe se hâta de se cacher dans l’une des poches du pantalon treillis de Hudson.

— Un ours mal léché, voilà ce que tu es, Dalglish.

— Et toi, tu n’es qu’un vieux plouc, Rowe. On a échappé une fois de plus à la mort et tu ne sais toujours pas jouir de la vie. Franchement, l’Écosse, ça ne se refuse pas ! renchérit Keir en lui administrant un coup léger sur l’épaule, l’espoir chevillé au corps. Pubs à volonté, randonnées spectaculaires dans les Highlands, pêches au saumon, soirées au son de lyre et de cornemuse, nuits torrides avec des belles rouquines à l’accent guttural… le paradis quoi ! Il y aura même des ruines à étudier là-bas, toi qui aimes ça.

— La prochaine fois, Dalglish.

— Si on est encore en vie !

Hudson leva les yeux au ciel. Son frère d’armes était d’un naturel beaucoup plus spontané, hédoniste et dynamique que lui. Il avait le diable au corps, toujours à vouloir bouger, voyager, croquer la vie à pleines dents, jouir de l’instant présent. La notion du « carpe diem » était une philosophie de vie pour lui, son mantra, sa devise, si bien qu’il se l’était fait tatouer sur son avant-bras gauche, afin que chaque matin, en se réveillant, il se souvienne du caractère éphémère de la vie et de la préciosité de l’instant.

Hudson était d’un tempérament plus stoïque, plus réfléchi et plus organisé aussi. Adepte des emplois du temps et des listes d’objectifs, il se démarquait comme un organisateur hors pair, qui analysait une situation et établissait un plan en déployant tous ses talents de stratège avant d’agir. Keir était son opposé, le roi de l’improvisation, la victime de ses propres pulsions et le type le plus aventureux qu’il connaissait. Seuls, ils étaient d’excellents militaires, illustres pour leur bravoure et leur témérité, mais ensemble, leurs différences de personnalités s’assemblaient et donnaient lieu à un duo extrêmement compétent, également indissociable de la petite équipe qu’ils composaient avec leurs deux autres acolytes : John Arlington et Alexeï Lenkov.

— Capitaine Rowe, capitaine Dalglish, quels sont vos projets pour ces quatre semaines de vacances ?

Hudson et Keir se tournèrent d’un même mouvement vers l’une des infirmières de la U.S.M.C, Katharine Nguyen, dite Kitty, une jolie Américano-Vietnamienne, douce et aimable en apparence, qui se transformait en véritable Lara Croft sur les zones de conflits. Ceinture noire de ju-jitsu, cordon bleu affirmé, polyglotte, avec une maîtrise réelle du vietnamien, du pachto et du russe, cette femme était dangereusement intelligente. Elle attirait ses camarades autant qu’elle les effrayait par toutes ses compétences. La plupart des gradés comme des non-gradés lui couraient après, mais il était de notoriété publique qu’elle en pinçait pour Keir. Ce dernier l’appréciait en retour, mais il devait s’avouer que Kitty l’effrayait un peu, certainement à cause de ses grands yeux noisette, pénétrants, inquisiteurs, qui semblaient disséquer tout ce qu’ils voyaient.

Un peu par sadisme, Hudson se divertissait toujours du malaise qu’elle créait chez son ami.

— Je vais passer vingt jours idylliques en Écosse pendant que le capitaine Rowe jouera les pantouflards chez lui. Et toi, Kitty ?

— Oh, l’Écosse, j’ai toujours rêvé d’y aller !

— Ah, ça tombe bien, Keir cherche quelqu’un pour l’accompagner…, commença Hudson.

— Non, cette fois-ci je pars en solitaire. Je vais rejoindre mes cousins. Tu as oublié, Rowe ? le coupa son ami en le menaçant de ses longs yeux gris anthracite, dessinés en pointe de lame sous d’épais sourcils blond foncé.

— C’est dommage, si tu m’avais prévenue plus tôt, je serais venue avec toi, mais je suis déjà occupée pour le mois à venir, répondit Kitty, déçue.

— En effet, quel dommage ! soupira Hudson, nullement impressionné par la menace des yeux gris sur sa personne. La prochaine fois, vous vous organiserez ensemble.

— Bien sûr ! Je ne peux manquer une occasion de visiter l’Écosse avec toi, Keir. En attendant, reposez-vous bien, messieurs.

Kitty ponctua sa phrase d’un clin d’œil à l’adresse de Hudson, avant de s’approcher de Keir pour l’embrasser sur sa joue balafrée. Plutôt grande de taille, elle n’eut aucun mal à atteindre cette parcelle de peau, si douce et rêche à la fois.

— Pense à moi durant ces vacances, lui souffla-t-elle ensuite, assez fort tout de même pour que Hudson l’entende.

— Tu ne quitteras pas ses pensées.

Kitty s’écarta d’un Keir silencieux et décontenancé, les lèvres retroussées sur un sourire de ravissement, et disparut aussi vite qu’elle était apparue, se fondant d’un pas guilleret entre les groupes d’uniformes et de civils pour rejoindre sa famille.

Keir se tourna à nouveau vers son compagnon et murmura fortement en le pointant d’un doigt accusateur :

— Si elle avait dit oui pour l’Écosse, je t’aurais tué.

— Arrête, elle est pas mal du tout.

— Elle est flippante tu veux dire.

— Je pensais que tu aimais bien les belles brunes entreprenantes.

— Et depuis quand tu joues aux entremetteurs ? Occupe-toi d’abord de ton cas désespéré avant de vouloir me trouver une fille.

— Mon cas n’a rien de désespéré.

— Tu n’as pas touché à une femme depuis un an et demi ! Si ce n’est pas un cas désespéré ça ! Crois-moi, t’es bon pour le monastère, rétorqua Keir, fataliste.

— Petit con.

— Franchement, je ne sais pas comment tu fais.

— Le mental. Notre première arme. Et puis, contrairement à toi, ce n’est pas mon genre de sauter sur toutes les infirmières et les journalistes de guerre qui passent sous mon nez.

— Tu parles ! Je suis sûr que tu as des problèmes érectiles mais que tu me le caches. Tu sais, ça se traite.

Keir était passé maître dans l’art de charrier ses camarades, en particulier Hudson. L’une des activités qu’il préférait dans la vie.

— Je n’ai aucun problème avec ça.

— Au lieu de jouer au bricolage, je te conseillerais plutôt de te trouver une maîtresse. Tu reviendras moins irascible.

Hudson hocha la tête, faisant mine d’être excédé en premier lieu, avant d’éclater de rire. Bientôt, les deux frères d’armes se donnaient l’accolade.

— Tu rentres comment, Dalglish ?

— Je prends un taxi pour retourner à Charleston. Une fois à la maison, je me douche, je mange et je dors jusqu’à demain midi avant de reprendre l’avion pour l’Écosse. Et toi ?

— Je prends aussi un taxi pour retourner à Craven Street.

— O.K. Je peux crécher chez toi à mon retour ? On pourra alors organiser une soirée avec Lenkov et Arlington. Qu’est-ce que tu en penses ?

— Je suis partant.

— Aux dernières nouvelles, Lenkov continue de martyriser les nouvelles recrues à Parris Island et Arlington passe ses journées à piloter au-dessus de la Caroline du Sud. J’ai vraiment hâte d’entendre leurs aventures depuis le temps !

— Avant ça, n’oublie pas de faire plein de photos. Je veux voir les Highlands, les saumons et les rouquines à l’accent guttural, plaisanta-t-il en passant un bras autour du cou de son ami pour lui frotter le crâne de son poing, affectueusement.

— En ton nom, je coucherai avec une blonde. Je sais que ce sont celles que tu préfères.

— Que c’est touchant de ta part, Dalglish, mais je peux le faire moi-même.

— À la bonne heure !

Et les deux hommes de rire ensemble, évacuant ainsi la fatigue et la tension qui les garrottaient depuis le début de leur long voyage jusqu’ici.

Certes, ni l’un ni l’autre n’avait de famille pour les accueillir à leur retour de guerre, mais ils s’en accommodaient. Leur fraternité comblait l’absence de proches.

4

Craven Street, The Old Point

Beaufort

In the Mood. Glenn Miller.

Les notes jazzy et gaies de la mélodie s’élevèrent dans la chambre de Livia au moment où elle quittait la salle de bain, le corps recouvert d’un peignoir rose et les cheveux enveloppés d’une serviette blanche, disposée à la manière d’un turban sur son crâne. D’humeur joyeuse, elle se dandina avec rythme, entraînée par cette musique vintage, qu’un gramophone de style antique, au magnifique pavillon en laiton doré, diffusait depuis une encoignure de sa chambre. Il planait dans l’air une délicieuse ambiance 30’s, propre au Sud des États-Unis.

Tout en fredonnant, Livia se dirigea en direction de sa coiffeuse pour peaufiner sa toilette du soir. Elle prit place sur son tabouret capitonné, commença par enduire son visage d’une crème hydratante, avant d’appliquer quelques gouttes d’eau de Cologne sur son cou, derrière les oreilles et dans le creux de ses poignets. Elle n’avait certes plus d’homme à séduire dans la nuit, mais cela ne l’empêchait en rien de se parfumer pour son seul plaisir.

— Brünhild ! appela-t-elle en cherchant du regard la petite silhouette de sa chienne. Brünhild !

Ne voyant son animal nulle part, la jeune femme allait vérifier sa présence dans son dressing, que sa petite compagne adorait pour les innombrables cachettes qu’il offrait, lorsqu’elle entendit des aboiements en provenance de l’étage inférieur. Intriguée, elle s’empressa de relever l’aiguille du gramophone pour cesser la musique, puis tendit l’oreille vers les glapissements de sa chienne, lesquels trahissaient une certaine agressivité, si ce n’était de la peur…

Cela ne présageait rien de bon.

Soudain nerveuse, Livia se chaussa de pantoufles et s’arma de la première chose qu’elle trouva à portée de main, à savoir une bombe de laque maxi format. Selon elle, le fixateur capillaire pouvait être un moyen d’autodéfense imparable, parfait pour asphyxier un agresseur. Au moins, la laque pourrait le déstabiliser en attendant de trouver une autre issue.

Les aboiements devinrent plus stridents à mesure que Livia dévalait les escaliers, mais ce qui l’effraya réellement fut le bruit d’un objet en porcelaine qui se fracasse au sol.

La jeune femme tressaillit et s’arrêta en chemin, en plein escalier, une main agrippée à la rampe en bois et l’autre tenant fermement la bombe de laque. Désormais, les bruits provenaient distinctement de la cuisine et leur portée ne fit qu’accroître l’angoisse de la jeune femme.

Un autre éclat de vaisselle brisée explosa dans la cuisine, entremêlé aux jappements de Brünhild et à d’autres cris bestiaux que la jeune femme ne sut définir.

Un autre animal ?

Nerveuse et horrifiée, Livia lâcha d’une voix qu’elle voulut assurée et menaçante :

— Je vous préviens, je suis armée ! Et… je viens d’appeler la police !

Elle mentait, mais personne n’aurait pu la contredire. Il lui fallait désormais remonter dans sa chambre et récupérer son portable pour lancer l’alerte, mais le troisième éclat de céramique la paralysa. Aussitôt, l’impensable traversa son esprit ; elle imagina sa théière en porcelaine de Sèvres, un bijou de haute valeur, hérité du XVIIIe siècle français, brisé en mille morceaux sur le carrelage.

Cette image suffit à la rendre aussi forcenée qu’un taureau excité à la vue de la muleta.

— Je vous aurais prévenus !

Investie d’un élan de bravoure, elle dévala les dernières marches de l’escalier et attrapa l’un des immenses parapluies londoniens qu’elle conservait à l’entrée, sans omettre de décocher des coups d’œil dans toutes les pièces visibles. Elle s’apprêta à pénétrer dans la cuisine quand deux minuscules silhouettes glissèrent entre ses pieds en lui arrachant des cris d’effroi.

Brünhild et une petite bête qu’elle identifia comme un singe.

Livia n’en crut pas ses yeux, mais il s’agissait bien d’un singe, plus exactement d’un capucin, une espèce de petite taille et plutôt malicieuse si elle se référait aux films et aux documentaires animaliers qu’elle avait visionnés. Jamais elle n’avait vu cet animal de près et jamais elle ne l’avait souhaité, mais sa bonne étoile semblait l’avoir quelque peu oubliée ce soir, car ce qu’elle découvrit ensuite dans sa cuisine la stupéfia d’indignation.

Mais d’où venait donc ce diable de singe ?

Livia se risqua à baisser la garde quand elle ne perçut aucune trace d’homme, toutefois, des soupirs de désespoir la quittèrent une fois qu’elle prit la mesure des dégâts laissés par la poursuite de sa chienne et du minuscule primate. Le ménage serait on ne peut plus fastidieux entre les assiettes brisées, le saladier renversé sur son contenu juteux et la carafe de limonade éparpillée en gros morceaux au sol, telle une épave baignant dans un lac sucré et collant, où flottaient les restes de citrons dépouillés.

Heureusement, il n’y avait aucune trace de théière précieuse pulvérisée.

— Brünhild !

Les aboiements et les cris firent le tour du salon, sur lequel Livia avait une vue partielle depuis la cuisine. Sans parcourir la pièce où le crime avait déjà été commis, elle traversa le vestibule à vive allure et entra en trombe dans la salle de séjour.

— Arrêtez ! cria Livia, qui hoqueta de peur au moment où le capucin atteignit le lustre en cristal de Scarlett, afin de s’en servir comme d’une balançoire. Descends de là !

Provocateur dans l’âme, il lui adressa un sourire taquin, révélant à ses yeux une rangée de petites dents pointues. Livia sursauta et leva son parapluie pour le menacer, mais il n’en fut nullement intimidé. Au contraire, il poursuivit ses frasques en sautant de meuble en meuble, se rapprochant une fois de plus de la cuisine et, ô malheur, d’un vase en verre comblé d’eau et d’iris fraîches.

— N’y touche pas !

Elle lâcha promptement sa bombe de laque et son parapluie pour se précipiter en direction de l’objet, qu’elle saisit à pleines mains avant que le singe n’en fasse son jouet.

— Sors de ma maison ! ordonna la jeune femme à l’adresse de l’acrobate, mais il dédaigna son injonction et entreprit de suivre un autre chemin, celui de l’étage supérieur.

En pestant, Livia remit le vase d’iris à sa place, réordonna la serviette sur son crâne et, Brünhild sur les talons, se hâta de poursuivre le capucin, atterrissant cette fois-ci dans sa propre chambre à coucher, où le dressing ouvert offrait à n’importe quel garnement matière à créer un désordre spectaculaire.

Livia gémit de douleur en voyant le singe s’y enfoncer avec un cri qu’elle assimila à un rire d’excitation, suivie par sa valeureuse Brünhild, en proie à une hystérie jusqu’ici inégalée.

— Non, non, non, supplia-t-elle en investissant le dressing afin de limiter les dégâts.

Le spectacle qui suivit fut digne d’un sketch de Charlie Chaplin, risible à en pleurer, du moins pour le singe. Car, en ce qui concernait Livia, ce spectacle était un véritable drame.

— Je vous en prie, cessez tous les deux !

Elle réussit à capturer Brünhild, mais n’eut pas le même succès avec le capucin, qui lui échappa à plusieurs reprises, saccagea l’ordonnancement de sa lingerie en fourrageant allègrement dans ses tiroirs, avant de s’enfuir par l’entrebâillement de la fenêtre, non sans oublier d’emporter l’une de ses culottes en dentelle pêche pour trophée.

— Voleur ! s’exclama-t-elle en se précipitant derrière la fenêtre, qui donnait une vue directe sur Craven Street.

Elle vit le singe s’orienter vers la grande maison bleue et blanche qui s’érigeait à la gauche de la sienne, d’où sortaient, à son grand étonnement, des rayons lumineux. Ainsi, le voisin militaire dont lui avait parlé Scarlett venait de réinvestir sa demeure et peut être avait-il entraîné dans son sillage cet ignoble animal…

— Ce n’est pas vrai !

D’un mouvement sec, elle referma la fenêtre avant de s’élancer dans les escaliers pour atteindre la porte d’entrée, Brünhild toujours couchée dans ses bras. Elle l’ouvrit et à peine fit-elle quelques pas à l’extérieur qu’un obstacle aussi grand qu’imposant se dressa sur son passage en lui arrachant un cri de stupéfaction.

— Bonsoir, Ma’am.

Livia recula de deux pas en resserrant son étreinte sur sa chienne, alors que son regard parcourait suspicieusement la silhouette colossale qui lui faisait désormais face. De son interlocuteur, son cerveau retint les informations que ses sens perçurent au premier abord : voix de cuivre, bottes crasseuses, uniforme à treillis, un mètre quatre-vingt-dix de muscles, yeux verts incrustés dans un visage hâlé et cheveux noirs, coupés courts.

Un militaire. Le premier qu’elle rencontrait officiellement dans cette ville militarisée, un mois après son arrivée.

— Désolé, je ne voulais pas vous effrayer.

Elle secoua légèrement sa tête, comme pour se réveiller de sa surprise, avant de reconsidérer la montagne de virilité qui s’érigeait sous le porche. Son regard perçant, dessiné sous une paire d’épais sourcils noirs, la scrutait avec un professionnalisme déroutant, comme s’il épiait au loin une colline à prendre d’assaut. Sans conteste, cet inconnu était l’homme le plus intimidant qu’elle voyait depuis son arrivée en Caroline du Sud, et son attitude pontifiante soulignait son caractère inaccessible, un peu effrayant.

Livia eut du mal à déglutir et s’aperçut uniquement de l’inconvenance de sa tenue lorsqu’une brise vespérale effleura ses jambes et sembla accentuer la fraîcheur de ses cheveux humides sous sa serviette.

Elle rougit et bredouilla, tout en se maudissant de paraître aussi fatalement niaise :

— Monsieur… puis-je vous aider ?

— Je suis Hudson Rowe, votre voisin.

Les mots se bousculèrent dans l’esprit de Livia. Hudson Rowe. Monsieur-Sentinelle-Infranchissable était Hudson Rowe. Bien évidemment.

Elle demeura silencieuse en attendant la suite des événements. Les codes de savoir-vivre intimaient pourtant de se présenter en retour, mais cet homme la déstabilisait trop pour respecter à la lettre les règles de politesse.

— Je suppose que vous êtes la nouvelle colocataire de Scarlett ?

Livia se contenta d’acquiescer de la tête, trop affairée à analyser son interlocuteur.

Hudson Rowe, le voisin de Scarlett. Son voisin. Elle n’avait pas imaginé qu’il serait aussi… aussi quoi ? Déstabilisant ? Après tout, Scarlett ne lui avait jamais montré de photo de lui.

— Je crois être en possession d’une chose qui vous appartient.

Comme par magie, Hudson sortit un petit singe de la poche de son pantalon. Prisonnier dans le poing gigantesque du militaire, il ne daignait pas gigoter, mais tenait amoureusement entre ses petits bras la culotte en dentelle qu’il venait de chaparder.

Frappée d’étonnement, Livia écarquilla les yeux et Brünhild se remit à aboyer énergiquement.

— Vous avez attrapé ce petit voyou !

Immobile comme un piquet, son singe pendant au bout de son bras tendu, Hudson savourait le charmant spectacle qu’offrait sa nouvelle voisine. Il savait que cela était ouvertement grossier, mais s’en empêcher aurait été un grand péché. Cette femme était une création bénie de Dieu, la réplique d’une pin-up de Gil Elvgren dans son peignoir rose, toute en courbes et grâce sensuelle, avec une bouche à damner un saint et des yeux bleu myosotis, qui semblaient pouvoir sonder l’âme d’un homme comme la lumière infrarouge perçait l’obscurité. Sans oublier son accent racé, snob et irrésistible, digne d’une Anglaise du terroir, certainement éduquée au sein d’un pensionnat privé pour les membres de l’aristocratie britannique.

Avec regret, il n’apercevait qu’une parcelle de ses cheveux mouillés sous la serviette blanche, mais au regard de son teint de lys et de ses sourcils clairs, elle ne pouvait qu’être blonde. Comme les blés en période de moisson.

Cette femme se nommait Livia Cartmell. Deux minutes auparavant, il avait découvert son nom sur la boîte aux lettres de Scarlett. Bien sûr, il lui seyait à merveille, mélodieux et sophistiqué, autant que le petit chiot de salon enrubanné qui gesticulait dans ses bras.

— Ce singe est à vous ?

L’accent princier caressa de nouveau ses tympans. Ce n’était pas courant dans le coin et l’espace d’une seconde, il crut être propulsé au XVIIIe siècle, lorsque des natifs d’Angleterre venaient encore dans les nouvelles colonies américaines pour s’y établir.

— Oui. Ce garnement a échappé à ma surveillance et semble m’avoir précédé pour une visite de courtoisie.

— Suffit, Brünhild ! intima-t-elle à son King Charles Spaniel pour le réduire au silence, avant de poursuivre, ses grands yeux plissés. Une visite de courtoisie ? répéta-t-elle, caustique. Monsieur, je crois que votre singe n’a pas intégré le sens du mot « courtoisie » ou que son maître a omis de le lui inculquer.

Elle avait perdu son ton hésitant et ses joues rosissaient désormais sous la montée d’un certain mécontentement. Hudson ne tiqua pas, mais posa sur son petit compagnon un regard impénétrable. Sans l’ombre d’un doute, ce turbulent Kismet s’était laissé tenter par des bouffonneries bien plus graves qu’il ne l’aurait pensé, ce qui expliquerait l’éclat sévère luisant dans les prunelles bleues.

— Je dois avouer que Kismet est quelque peu indiscipliné.

— Quelque peu indiscipliné ? Sauvage, vous voulez dire ! J’aurais pensé qu’un militaire saurait éduquer un singe, rétorqua-t-elle en plantant ses yeux dans les iris verts de son grand et robuste interlocuteur, qui devait bien faire le double de son poids et mesurer trente centimètres de plus qu’elle.

Il pourrait la briser en deux s’il le désirait, mais elle n’était pas en état de songer à cette différence de taille et de force. Elle était trop outrée pour cela.