Un simple grain de sable - Anne-Solen Kerbrat - E-Book

Un simple grain de sable E-Book

Anne-Solen Kerbrat

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Beschreibung

Une mort pas si naturelle...

Madame Dubreil est décédée dans son sommeil. Quoi de plus naturel, me direz-vous, à son âge avancé… Sauf que dans le proche entourage de la vieille dame fortunée, on s'interroge sur les circonstances de sa "belle mort".
Perrot et son acolyte Lefèvre, appelés en renfort sur la côte vendéenne, ne vont guère profiter des plaisirs qu'offrent Les Sables-d'Olonne. En effet, c'est sous une chaleur accablante qu'ils vont s'attacher à démêler l'écheveau d'une intrigue placée sous le signe de l'injustice à bien des niveaux…

Avec beaucoup de finesse, Anne-Solen Kerbrat dresse une analyse sociologique très juste. Le suspense de l'intrigue est toujours aussi bien mené.

EXTRAIT

— Tu sens bon, ma chère Cécilia.
— Merci, je craignais pourtant de sentir le chien mouillé avec cette averse que je viens de prendre.
— Tu es venue à pied par ce temps ?
— Oui, fait la visiteuse en tirant un fauteuil près de celui de sa vieille amie, c’est trop difficile de se garer dans ton quartier, et puis, c’est bon pour ma silhouette.
Gabrielle rit en enveloppant Cécilia du regard. C’est vrai qu’elle aurait tendance à s’empâter, si elle n’y prêtait pas garde. Avec ses attaches un peu lourdes, il vaut mieux pour elle qu’elle ne prenne pas trop de poids, songe la plus âgée sans indulgence.
CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE
L'enquête est bien ficelée, les personnages sont attachants, le style est agréable, ça se lit bien, bref je suis ravie de cette découverte. - coquinette1974, Babelio


À PROPOS DE L'AUTEURE

Anne-Solen Kerbrat est née en 1970 à Brest, et a d’abord vécu entre Côtes d’Armor et Finistère sud. Professeur d’anglais dans le secondaire puis le supérieur, elle est passée par le Val-d’Oise, la Charente-Maritime et le Bordelais avant de poser ses valises à Nantes.
Son style féminin, à la fois sensible et incisif, et la qualité de ses intrigues sont régulièrement salués par la critique. Son premier roman a été récompensé par le Prix du Goéland Masqué en 2006.

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ANNE-SOLEN KERBRAT

Un simple

DU MÊME AUTEUR

n°1 - Dernier tour de manège à Cergy

n°2 - Mi amor à Rochefort

n°3 - Jour maudit à l’Île-Tudy

n°4 - Bordeaux voit rouge

n°5 - Saint-Quay s’inquiète

n°6 - Cure fatale à Nantes

n°7 - Par-delà les grilles

n°8 - Là où tout a commencé

n°9 - Évaporé

n°10 - Un simple grain de sable

Retrouvez ces ouvrages surwww.palemon.fr

À mon mari,

à Charles, Hugues, Blanche et Diane mes enfants, toujours.

Mention spéciale à Diane,

compagne de mon escapade buissonnière aux Sables…

Merci à Martine

pour la jolie photographie de couverture

Il est grand temps que j’y aille, je vais finir par arriver en retard et elle déteste qu’on la fasse attendre. Ce cannelé bien croustillant va la ravir, même si ses gencives fragiles risquent de moins apprécier… Un petit sourire étire ses lèvres fines légèrement peintes en rouge sombre, tandis qu’elle se regarde dans le miroir de l’entrée. Mes cheveux sont impeccablement coiffés, Gabrielle va me le faire remarquer. Je lui dirai que c’est Marisa qui m’a coiffée, ça lui rappellera des souvenirs. Elle rentre le ventre pour ajuster la ceinture de son trench et passe la lanière de son sac à main en diagonale sur son buste. Elle sort sur le palier, méprise l’ascenseur qui vient d’apparaître derrière ses grilles de fer, et entreprend de descendre les quatre étages à pied, en serrant ses muscles fessiers. La chaleur humide lui saute au visage, à peine rafraîchie par la pluie d’orage qui commence à tomber. Elle se maudit d’avoir oublié son parapluie chez elle, hésite, puis décide de ne pas remonter le chercher. Hors de question d’agacer sa vieille amie qui l’attend. Heureusement, elle a dans son sac un petit fichu de plastique qui lui évitera de ressembler à un mouton défrisé en arrivant chez Gabrielle. Elle déteste lorsque sa vieille amie lui adresse un regard critique. Non pas que celle-ci le fasse à dessein, d’ailleurs, elle n’est pas du genre à vouloir blesser les autres. Non, c’est simplement qu’elle aime les belles choses, elle aime que rien ne dépasse du cadre fixé par ses critères esthétiques. N’empêche qu’avec ses principes, on a vite fait de ne pas se sentir à la hauteur, comme si on avait encore du chocolat au coin de la bouche ou un malencontreux faux pli à notre chemise. Mais bon, c’est comme ça, ce n’est pas maintenant qu’on va la changer, cette brave Gabrielle ! Et puis elle a un bon fond, c’est ça le plus important. « Tatillonne, certes, mais disponible et généreuse. Je ne vais pas me plaindre… »

*

Gabrielle du Breil ouvre un œil paresseux, serait-ce Cécilia qui arrive enfin ? Elle soupire en déroulant précautionneusement son dos rouillé. Elle ne s’est pas complètement assoupie, elle est restée tout le temps de sa sieste consciente des allers et retours silencieux de Candida, cette jeune Portugaise que Cécilia lui a fait embaucher. « Je sens sa présence autour de moi, malgré ses efforts pour ne pas me déranger. Et puis j’ai toujours été sensible aux déplacements d’air et aux odeurs que ceux-ci révèlent. Je reconnais celle de Candida, un mélange de crème Nivéa et de transpiration discrète. Je ne suis pas incommodée par ses effluves, elles attestent juste de ses efforts physiques. Et puis cela me rappelle ma nourrice qui proclamait devant ma mère, dubitative, qu’elle devait sa peau dénuée de rides à cet onguent banal. Ma mère qui dépensait sans compter en cosmétiques chez Helena Rubinstein, laissait échapper un petit ricanement incrédule avant de flatter d’une main mécanique sa taille trop fine. Maman était une belle femme, c’est certain, pas vraiment jolie, mais racée, c’est ainsi qu’on la qualifiait. Tiens, cette fois, je crois bien que j’ai entendu sonner. » Elle se redresse doucement et tapote sa permanente de ses doigts à la peau fine, que l’arthrose commence à plier. Candida apparaît, suivie de Cécilia. La plus jeune prend congé, rappelle qu’elle reviendra demain. L’arrivante frôle de sa joue celle de son amie, d’un aller-retour rapide, à peine perceptible. Ses cheveux sont humides sur la peau ridée qu’ils effleurent. No 5 flotte dans l’air, un intemporel élégant.

— Tu sens bon, ma chère Cécilia.

— Merci, je craignais pourtant de sentir le chien mouillé avec cette averse que je viens de prendre.

— Tu es venue à pied par ce temps ?

— Oui, fait la visiteuse en tirant un fauteuil près de celui de sa vieille amie, c’est trop difficile de se garer dans ton quartier, et puis, c’est bon pour ma silhouette.

Gabrielle rit en enveloppant Cécilia du regard. C’est vrai qu’elle aurait tendance à s’empâter, si elle n’y prêtait pas garde. Avec ses attaches un peu lourdes, il vaut mieux pour elle qu’elle ne prenne pas trop de poids, songe la plus âgée sans indulgence.

— Tu es très bien comme tu es, rassure-toi.

Cécilia observe le visage impénétrable, pas vraiment sûre que sa vieille amie soit totalement sincère, elle qui ne laisse rien passer, autant chez elle que chez les autres. Elle se relève, écarte les rideaux.

— Tu permets que je laisse entrer la lumière ? Le soleil ne donne plus directement sur ton appartement.

— Oui oui, bien sûr, ouvre en grand même, avec la pluie qui vient de tomber, l’air doit être plus respirable.

Cécilia ouvre les deux battants de la porte-fenêtre et sort sur le balcon orné de lauriers roses. La terrasse court le long de l’appartement qui occupe tout le troisième et dernier étage, avec une vue imprenable, au loin, sur l’océan. Les pneus des voitures émettent leur chuintement sur l’asphalte mouillé, la touffeur épaisse coupe le souffle.

— Candida te donne satisfaction ? s’inquiète la plus jeune en s’adossant au balcon.

— Oui, elle est très discrète, très efficace. Ceci dit, j’aimais autant Nathalie, tu sais…

— À condition de ne pas trop regarder dans les coins !

— Peut-être… admet la vieille dame en laissant son regard se perdre au-delà de la rampe, sur les immeubles cossus de l’autre côté de l’avenue.

« Pourtant, ajoute-t-elle pour elle-même, je l’aimais bien cette Nathalie. Elle était peut-être un peu moins soigneuse que Candida, mais elle était autrement plus intéressante. Elle était curieuse de tout et elle aimait que je lui prête les livres que j’avais aimés. Alors qu’avec Candida, c’est le niveau zéro de la culture. Que c’est difficile de lancer une conversation avec elle ! Enfin, Cécilia a sans doute fait pour le mieux… »

— … En tout cas, elle est meilleure cuisinière que Nathalie, sur ce point au moins, j’ai gagné au change, conclut-elle avec un rien d’amertume dans la voix.

Cécilia décide de ne pas relever et se dirige vers la cuisine, au fond de l’appartement. C’est Rodolphe qui avait noté que le ménage laissait à désirer chez Gabrielle et c’est encore lui qui avait pris l’initiative de licencier Nathalie et d’embaucher la jeune Portugaise. Cécilia revient quelques minutes plus tard, avec un plateau qu’elle pose sur un guéridon devant le fauteuil de Gabrielle.

— Je t’ai acheté un cannelé, bien croustillant comme tu les aimes.

— C’est gentil, merci. J’espère seulement que mes gencives ne se plaindront pas.

Cécilia étouffe un rictus tandis qu’elle tend le gâteau posé sur une coupelle à son amie. Puis elle verse le thé dans les tasses en porcelaine fine.

— Tu n’as pas acheté de cannelé pour toi ? Attends, prends la moitié du mien, propose Gabrielle en s’apprêtant à fendre le biscuit en deux.

— Non, je t’en prie, je n’en ai pas envie.

— Bon…

Gabrielle porte le gâteau à sa bouche et plante délicatement ses dents dans la croûte caramélisée avant qu’elles s’enfoncent dans la pâte à crêpes légèrement parfumée au rhum. Elle sait parfaitement que sa visiteuse ne fait jamais d’entorse à son régime, mais c’est plus fort qu’elle, Gabrielle ne peut s’empêcher de la soumettre à la tentation. Petite perfidie de celle qui a toujours gardé une ligne irréprochable. « Mais Cécilia ne voit là aucun mal, s’amuse intérieurement la vieille dame qui avale une gorgée de thé. Elle n’imagine pas une seule seconde que je me moque gentiment d’elle en lui proposant de prendre un en-cas. »

— Mmm… fort bon, ce cannelé ! Merci encore pour cette petite attention.

— De rien, je voulais te faire plaisir. Je t’ai aussi apporté une bouteille de porto, il ne t’en restait plus, je crois…

— C’est gentil d’y avoir pensé, Cécilia, tu prendras un billet dans mon porte-monnaie pour te rembourser.

— Penses-tu !

— Mais si, j’y tiens, les bons comptes font les bons amis.

—  Dans ce cas…

— Et Rodolphe, comment va-t-il ?

— Très bien, il a beaucoup de travail en ce moment, mais c’est mieux comme ça, n’est-ce pas ?

— Sans doute, oui. Pensons à ceux qui n’en ont pas. En tout cas, rappelle-lui qu’il est le bienvenu ici.

— Il le sait, Gabrielle, ne t’en fais pas, mais ces temps derniers, il a tant à faire que je ne fais que le croiser…

La vieille dame observe son amie sans un mot. On sent qu’elle se retient de lâcher une remarque que Cécilia pourrait mal interpréter, aussi se contente-t-elle de hocher la tête silencieusement. Après tout qu’y connaît-elle encore aux relations amoureuses, elle, la presque nonagénaire ? Elle a l’impression que ses émois appartiennent à un autre siècle. « Mais c’est la vérité, songe-t-elle en souriant intérieurement, c’est bien au siècle passé que j’ai vécu les transports de l’amour ! »

— Bon, et si nous sortions ? propose-t-elle afin d’endiguer la vague de mélancolie qui ne demande qu’à s’abattre sur elle. J’irais bien faire quelques pas, à présent que la pluie a cessé…

— Allons-y.

— Tu n’es pas obligée de m’accompagner, tu sais, tu as sans doute d’autres choses bien plus importantes à faire…

— J’ai un rendez-vous à dix-huit heures, mais d’ici là, je suis libre comme l’air.

— Très bien.

Cécilia va chercher le sac à main de son amie ainsi qu’un cardigan léger qu’elle l’aide à enfiler. Puis elle lui tient les portes grillagées de l’ascenseur enfermé dans la cage en bois sombre. En bas, Cécilia lui tient à nouveau la porte, puis elles s’engagent sur le trottoir que les piétons en vacances ont repris d’assaut. Gabrielle demeure au troisième étage d’un immeuble cossu datant du siècle dernier, place du Palais de Justice. Sur sa droite, elle a vue sur ce superbe édifice qui offre son pignon aux bourrasques venues de l’océan. Il doit être l’un des très rares exemples de tribunaux ainsi construits à deux pas du rivage. De ses fenêtres, elle a une vue imprenable sur la mer que borde le Remblai, longue promenade initialement construite pour endiguer les assauts d’une mer souvent déchaînée. La place, avec ses larges marches centrales descendant vers la mer, est agrémentée d’une enfilade d’immenses pots de terre accueillant des palmiers. Plus bas, un tapis de jets d’eau verticaux constitue un lointain écho de la fontaine démontée il y a quelques années, lors de la réhabilitation de l’esplanade rendue aux piétons. Gabrielle a une prédilection pour le bord de mer hors saison, lorsque les hordes de touristes armés de leur perche à selfies ont quitté la région. Elle n’a rien d’une sauvage mais elle a toujours l’impression d’être dépossédée de quelque chose lorsqu’arrive la saison estivale. D’ailleurs, pendant de nombreuses années, elle quittait les Sables pendant l’été, pour se réfugier dans la maison de campagne qu’elle possédait au milieu des vignes girondines. Il y faisait certes plus chaud, mais elle y avait l’assurance de ne croiser qu’un vieux vigneron au bout du chemin. Son mari et elle y avaient fait creuser une piscine toute en longueur, qui leur permettait de se rafraîchir et de faire du sport en même temps. Mais aujourd’hui, à son âge avancé, elle ne quitte plus les Sables. L’atmosphère est à nouveau lourde, en dépit de l’averse qui s’est abattue sur la ville, il y a moins d’une heure. Le soleil insolent est de retour, cuisant, derrière les nuages floconneux. Cécilia sent sa voisine qui halète légèrement tandis qu’elle avance à petits pas prudents. Cette chaleur exceptionnelle pour les côtes vendéennes est éprouvante pour un organisme vieillissant et la promenade aurait dû être reportée plus tard dans la soirée, au moment du soleil déclinant. « Mais Gabrielle n’en fait qu’à sa tête, songe sa voisine en se calquant sur le rythme poussif de la plus âgée. Elle voulait sortir à cette heure, grand bien lui fasse. Si elle attrape un coup de chaud, elle l’aura bien cherché ! » Obéissant au désir de l’ancienne, les deux femmes quittent la place du Palais de Justice envahie de badauds en tongs, pour emprunter la rue des Halles, sur la droite. Il fait légèrement meilleur dans la rue avec ses hautes façades formant un rempart contre les ardeurs du soleil. Une infime brise se lève, à peine perceptible, qui fait soupirer d’aise la plus âgée. Elles marchent sans parler, à tous petits pas, goûtant la vie invisible qui bruisse autour d’elles. Mais au bout d’une petite demi-heure, Gabrielle demande à rentrer et Cécilia la raccompagne chez elle du même pas lent. Elle l’escorte jusqu’à son appartement et s’assure qu’elle est bien installée dans son fauteuil devant la croisée ouverte, avant de prendre congé. Elle allume le poste de télévision, effleure les joues de son amie et s’en va. Elle n’a pas de scrupule à laisser la vieille dame seule car celle-ci est parfaitement capable de réchauffer au micro-ondes le plat laissé par Candida dans le réfrigérateur. Elle est ralentie dans ses mouvements mais encore tout à fait autonome. Cécilia aperçoit le sac à main de Gabrielle posé sur la bergère de l’entrée. Elle se rappelle qu’elle doit se rembourser la bouteille de porto. Elle ouvre le porte-monnaie et se sert, avant de claquer la porte derrière elle. Elle repassera sans tarder…

*

— Je viens juste de rentrer.

— …

— Oui, comme d’habitude. On a fait quelques pas dans le quartier. Hi hi hi, à un rythme de sénateur.

— …

— Je ne te le fais pas dire ! Mais bon, la pauvre, elle a besoin de sortir de temps en temps…

— …

— Au fait, la nouvelle femme de ménage que tu as choisie m’a l’air parfaite. Elle est très propre, très ordonnée. Très discrète, surtout. Une vraie perle !

— …

— Oui, elle a émis quelques réserves. Elle m’a dit qu’elle appréciait beaucoup son ancienne employée et qu’elle ne comprenait pas pourquoi elle avait dû en changer. Je lui ai expliqué que Nathalie n’était pas assez méticuleuse et qu’elle profitait certainement du grand âge de Gabrielle pour ne pas trop se fatiguer.

— …

— Candida.

— …

— Comme tu dis, un prénom prédestiné ! Quoi qu’il en soit, elle me convient bien, cette jeune femme. Elle fait son travail consciencieusement, en veillant à ne pas déranger Gabrielle pendant sa sieste.

— …

— Exactement ! Elle a tout intérêt à donner satisfaction, les temps sont durs, je ne t’apprends rien…

— …

— Cosette peut-être pas, non, mais je suis comme tout le monde, je ne suis pas décidée à rogner sur mon train de vie.

— …

— Quand tu veux, je ne bouge pas. On peut dîner en terrasse quelque part ?

— …

— Très bien, on avisera tout à l’heure. Je t’embrasse.

La femme se débarrasse de ses sandales à talons d’un coup de pied et foule avec bonheur l’épais tapis de laine crème. « Je n’aurais pas dû porter ces chaussures neuves toute la journée, c’est vraiment stupide de ma part. Surtout pour aller rendre visite à Gabrielle qui ne les a même pas remarquées. Quoique si, peut-être, rien ne lui échappe à ma vieille amie ! Toujours l’œil vif et la critique acérée. Elle ne dit plus grand-chose, mais on lit dans son regard, à livre ouvert. Un battement de cils et tout est dit. Et on se retrouve là comme une gamine morveuse qui a oublié de se munir d’un mouchoir. » Cécilia hausse les épaules avec dédain. Pourquoi prêter attention aux petites exigences de Gabrielle ? La vieille dame n’a pas un sort très enviable, à présent qu’elle est peu ou prou prisonnière des quatre murs de son appartement. Appartement de luxe, ceci étant dit… qui ferait l’ordinaire de bien des gens ! Mais cela remplace-t-il la liberté de mouvement ? Cécilia fait rouler ses épaules en arrière et tend les bras loin au-dessus de sa tête. Que c’est bon d’aller et venir à sa guise, sans demander l’aide de quiconque. Ses pieds malmenés se rappellent à son souvenir, elle décide donc d’aller prendre une douche fraîche pour apaiser la douleur. Elle laisse le jet envelopper ses pieds et agite ses orteils en soupirant d’aise. Puis elle s’essuie, se passe de la crème hydratante sur le corps et se masse les pieds avec un baume au menthol, avant de quitter la salle de bains. Rodolphe ne va plus tarder à présent, il a promis qu’il serait bientôt là. Enveloppée dans son peignoir, Cécilia se met à chantonner doucement tandis qu’elle ouvre les fenêtres du salon que le soleil a cessé d’inonder. Des particules de poussière dansent dans la lumière retrouvée et la clameur de la rue monte, à peine assourdie.

Elle entend qu’on sonne à la porte d’entrée. Elle n’a pas eu le temps de s’habiller, aussi c’est en peignoir qu’elle va ouvrir. Rodolphe Distang sourit en l’apercevant ainsi vêtue, ou plutôt dévêtue. Il pose un baiser sur sa bouche, ne peut s’empêcher de glisser une main entre les plis du peignoir qui couvrent sa poitrine. Elle frémit doucement, se rapproche un peu plus de lui. Mais il feint de ne pas remarquer son émoi et la repousse doucement à l’intérieur de l’appartement. Elle se reprend vite, annonce qu’elle va passer une « tenue décente ». Lorsqu’elle revient, vêtue d’une robe blanche à bretelles et de sandales à talons compensés, il est assis dans un fauteuil du salon, un verre à la main.

— Tu aurais dû aller prendre de la glace dans le congélateur…

— J’attendais que tu t’en charges, répond placidement l’homme aux cheveux poivre et sel.

— Je m’en occupe, obtempère Cécilia en repartant dans l’autre sens.

De la cuisine située sur l’arrière de l’appartement parvient le bruit des glaçons qu’on sort de leur moule d’un coup sec. Cécilia revient avec un seau de glace et s’empresse de rafraîchir le whisky de Rodolphe. Il remercie distraitement et demande :

— Tu as passé une bonne journée ?

— Bof, j’ai fait quelques visites intéressantes, mais à l’arrivée, je n’ai obtenu qu’une seule exclusivité.

— Et qui vaut le coup au moins ?

— Oui, c’est une jolie maison fin XIXe située en plein centre, avec la maison du gardien attenante.

— Il y a un marché pour ce type de produits ?

— Oui, bien sûr, la vieille pierre plaira toujours.

— Espérons, murmure Rodolphe en faisant danser ses glaçons dans son verre de scotch.

— Et toi ?

— Pas mal. J’ai décroché le contrat pour Deauville 2017.

— C’est une excellente nouvelle !

— Je ne suis pas mécontent, réplique l’homme faussement modeste. Pour une fois j’organise tout de A à Z, la soirée d’ouverture, le gala, la soirée de fermeture… Un gros chantier en perspective. Seul souci : ça ne rapportera pas avant, au mieux, un an.

— Peut-être, mais pense aux retombées en termes de publicité, d’image, se réjouit Cécilia en ouvrant deux mains enthousiastes.

— Naturellement, c’est juste que j’aurais bien apprécié une petite avance.

— Je comprends. L’argent ne tombe pas du ciel, ça se saurait. Mais ça vaut le coup de patienter, j’en suis sûre. Tu veux sortir dîner quelque part ?

— Je n’ai pas très faim, je crois que je ne vais pas traîner, annonce l’homme en prenant appui sur ses mains pour se relever.

— Mais tu viens d’arriver ! proteste Cécilia en se redressant dans son fauteuil. Tu as des soucis ? Tu peux m’en parler, tu le sais…

Il relâche la pression de ses mains et s’enfonce dans son fauteuil en fermant à demi les yeux. Puis il glisse une main dans la poche de son pantalon de toile et en sort un paquet de cigarettes. Il en allume une, sans se soucier du léger froncement de narines de son hôtesse. Il aspire la première bouffée en regardant les moulures au plafond. La rosace centrale a un peu grisé au fil du temps. Mais qui penserait à repeindre un si haut plafond ? Il tire une deuxième bouffée avant de répondre, les yeux toujours rivés au plafond :

— J’ai fait un placement un peu hasardeux, alors je m’inquiète un peu.

— Hasardeux comment ?

— Je t’épargnerai les détails mais je risque de perdre pas mal.

— Mais tu peux te refaire, sans doute ? s’enquiert Cécilia avec une note d’espoir dans la voix.

— Évidemment, mais, je ne t’apprends rien, dans le monde des affaires, le temps ne s’écoule pas à la même vitesse que dans la vie de monsieur Tout-le-monde.

Cécilia s’est levée, afin de calmer les fourmillements qu’elle sent monter dans ses jambes. Elle se met à faire les cent pas, réveillant ainsi la douleur de ses pieds échauffés. Elle se refuse cependant à ôter ses sandales, car elle sait que les talons hauts lui allongent la jambe. En outre, et c’est là la raison essentielle, elle sait comme Rodolphe apprécie l’allure des femmes en jupe juchées sur des escarpins à talons hauts. Elle s’arrête, revient vers le fauteuil de son ami, appuie la hanche au dossier, caresse le haut de ses cheveux brillants. Il se laisse faire, l’air un peu bougon.

— Ne t’inquiète donc pas, l’enjoint-elle sur un ton enjôleur, je suis sûre que tout va rentrer dans l’ordre rapidement, fais-moi confiance…

Il la saisit alors par le poignet et l’attire vers lui. Elle cède volontiers.

*

— Excusez-moi de vous déranger…

— Oui, bonjour… répond Candida en suspendant son geste de sonner à la porte de l’appartement.

— Votre maman est-elle là ?

— Ma maman ? répète la jeune femme de ménage en levant un sourcil surpris.

Puis elle comprend et laisse échapper un petit rire amusé :

— Oh, je ne suis pas la fille de madame du Breil ! Je fais juste le ménage chez elle.

— Excusez la méprise.

— Il n’y a pas de quoi, répond Candida en se retournant vers la porte.

— Encore un instant, insiste l’homme avec un sourire presque timide.

— Oui ?

— Je croyais pourtant que madame du Breil – qui était une grande amie de ma défunte mère, ajoute-t-il avec une note de tristesse dans la voix – avait une fille…

— Vous devez certainement parler de madame Cécilia qui vient très souvent lui rendre visite, réplique Candida en tournant ostensiblement le dos à l’homme pour mettre un terme à la conversation.

— J’aurais juré qu’elle s’appelait Clara.

— Non, Cécilia, Cécilia Beaupus.

— Je ne comprends pas, fait l’homme en écartant les mains en signe d’ignorance, on m’avait pourtant parlé d’une Clara. Qui travaillait dans la mode, si je me souviens bien…

— Oh non, madame Beaupus travaille dans une agence immobilière.

— J’ai vraiment faux sur toute la ligne alors. Mais bon, je ne vais pas vous retenir plus longtemps, remercie l’homme d’un hochement de tête, avant de tourner les talons et de se diriger vers l’ascenseur.

Candida opine mécaniquement, l’esprit déjà occupé par le dépoussiérage qui l’attend dans l’appartement. Elle n’a plus un regard pour l’homme qui a disparu dans la cage vitrée et qui a le temps de voir, avant d’appuyer sur le bouton d’appel, que la jeune femme entre dans l’appartement sans avoir besoin d’en déverrouiller la porte.

Elle a fait ses trois heures de ménage et est passée à la boulangerie, avant de récupérer son fils à la garderie. Elle laisse le plat mijoter pendant qu’elle va donner le bain au petit dans la salle de bains exiguë, carrelée de blanc et bleu. Deux carreaux sont fêlés sur le mur et la salle d’eau n’est aérée que grâce à un système de VMC un peu bruyant. Chaque centimètre carré de la pièce étincelante de propreté a été exploité, cependant les objets de toilette ne trouvent pas tous leur place sur les étagères. On a l’impression que flacons et brosses diverses tiennent en équilibre par l’opération du Saint-Esprit.

— Déshabille-toi tout seul, Pedro, tu es grand maintenant.

Elle fait tomber les petits bateaux en plastique multicolore dans l’eau, s’assure que la température est bonne et installe le garçonnet au fond de la baignoire. Hilare, le petit s’amuse à éclabousser sa mère qui proteste pour la forme.

— Allez, Pedro, arrête de mettre de l’eau partout, on va te laver les cheveux…

— Non, maman, pas besoin ‘ampooing, pas besoin !

— Si, mon chéri, ferme les yeux, ça ne piquera pas.

L’enfant proteste à nouveau en secouant vigoureusement la tête, mais Candida le maintient fermement et lui verse de l’eau sur la tête. Rapidement, elle verse le shampooing et frictionne le crâne de l’enfant.

— Ça pique, ça pique !

— Évidemment que ça pique, puisque tu te débats comme un diable ! Arrête donc de bouger, et je te sors…

Une fois hors du bain, le petit a oublié sa colère et affiche le sourire le plus ingénu de la Création. Candida lui enfile un léger pyjama short et passe un coup de peigne dans les cheveux bruns aussi doux que la soie. Puis elle l’installe sur le tapis de sa petite chambre avec ses jouets. Son mari entre au même instant. Il apparaît dans l’embrasure de la porte. Il embrasse Candida puis s’agenouille auprès du bambin. Il a le front moite et son tee-shirt lui colle au dos. Il échange deux mots avec le petit puis se relève. Il enlève son tee-shirt et laisse apparaître un torse buriné où se dessinent les muscles noueux, marqués de quelques cicatrices rosées.

— Je vais prendre une douche, annonce-t-il en ouvrant la porte voisine.

— J’ai l’impression que tu en as bien besoin… sourit sa femme.

Peu après, ils sont installés à la table de la cuisine tout juste assez grande pour eux trois. Si Candida tombait enceinte, ils seraient contraints de déménager. « Or, réfléchit la jeune femme en englobant la pièce du regard, je ne vois pas comment on pourrait se le permettre. » Sa nouvelle patronne paie bien, c’est vrai, mais Candida vient d’être embauchée, alors elle n’a pas encore pu mettre d’argent de côté. Madame du Breil est une bonne patronne, un peu autoritaire parfois, mais c’est sans doute parce qu’elle a l’habitude de diriger, songe Candida en écrasant un peu de poisson à l’aide d’une fourchette. C’est Cécilia Beaupus, une amie de madame du Breil, qui l’a contactée grâce à sa petite annonce sur Le Bon Coin. Elle a vérifié ses références et elles se sont rencontrées en compagnie d’un ami de la dame, autour d’un café dans un bistrot voisin. Madame Beaupus et son ami lui ont expliqué en quoi consisterait son travail, à savoir faire le ménage, les courses et un brin de cuisine pour la vieille dame. Madame Beaupus a précisé que son amie était un peu diminuée et que, de ce fait, elle pourrait parfois avoir des réactions inattendues. Candida s’est un peu effrayée en entendant ce détail, mais Cécilia Beaupus l’a rassurée en riant : non, Gabrielle du Breil n’était nullement caractérielle et, encore moins, violente ! Simplement, c’était une femme vieillissante qu’il fallait traiter avec le respect dû à son âge, ce que, avait ajouté Cécilia Beaupus, en plantant son regard au fond de celui de Candida, ferait parfaitement la nouvelle recrue, elle en était sûre. Respect et grande discrétion, voilà sur quoi avait insisté la femme bien maquillée, en fixant la jeune femme de ménage comme si elle voulait lire en elle. Candida avait acquiescé, bien décidée à obtenir ce nouvel emploi si bien rémunéré. On lui demandait de passer outre les fantaisies de sa patronne en échange d’un salaire presque deux fois plus élevé que le SMIG ? Eh bien, avec plaisir ! avait-elle pensé en se promettant d’être aussi discrète que le souhaitait l’intermédiaire. Elle aide le petit à attraper une cuillerée de purée, avant de s’adresser à son mari dont les biceps tannés tranchent avec la blancheur immaculée du débardeur de coton :

— Tu n’as pas eu trop chaud aujourd’hui ?

— Si.

Luis n’est pas du genre à gaspiller sa salive. C’est un homme de peu de mots, qui garde ses longues phrases pour des sujets qui en valent la peine. Comme celui de l’argent, par exemple.

Il ajoute cependant :

— Ces temps orageux, c’est les pires. On est trempé même sans bouger.

— Surtout toi qui passes ton temps sur les toits…

Il hausse les épaules, fataliste. Il est couvreur, comme son père l’était avant lui. Un métier comme un autre. Avec ses inconvénients, bien sûr, le risque de tomber du toit, le corps perclus de douleurs, la pluie qui vous transperce jusqu’aux os, le soleil qui change la peau en cuir. Mais il aime le travail en plein air, il n’aurait pas supporté de rester dans un bureau. De toute manière, réfléchit-il en avalant une bouchée de morue à l’aïoli, ça ne risquait pas d’arriver, étant donné le peu d’efforts qu’il avait fournis à l’école… Par association d’idées, il se tourne vers le petit, un bavoir autour du cou, occupé à avaler un yaourt.

— Et toi, mon Pedro, tu aimes l’école ?

Le petit hoche la tête avec enthousiasme.

— Tu sais que c’est important de bien apprendre à l’école, hein Pedro ?

— Oui, papa. Pour le cravail.

— C’est ça, sourit le père en se versant un nouveau verre de vin rouge, pour le travail.

Il regarde Candida qui s’affaire déjà devant le petit évier. Elle passe le dessus de sa main sur son front moite où collent quelques cheveux, puis continue à récurer le plat.

— Si au moins, on avait une petite fenêtre dans la cuisine pour faire un appel d’air… fait remarquer le père en vidant son verre.

— C’est sûr qu’on étoufferait moins. L’été, c’est irrespirable chez nous. C’est pas comme chez ma patronne, ajoute-t-elle en se retournant, l’éponge à la main, chez elle, on dirait qu’il y a la clim’ même si je sais qu’il n’y en a pas. Mais avec ces plafonds si hauts et toutes ces grandes fenêtres partout, l’air circule.

— Y en a qui ont d’la chance… murmure Luis en s’approchant du petit pour le sortir de sa chaise haute.

Il accompagne l’enfant dans la salle de bains, l’aide à se brosser les dents et le couche. Comme chaque soir, Luis raconte une histoire au petit. Même épuisé, jamais il ne déroge au rituel, car il a entendu quelqu’un — il ne sait plus qui, mais quelqu’un qui avait l’air de savoir ce qu’il disait — expliquer au journal télévisé que c’était important de lire des histoires aux petits. Le couvreur ne se souvient pas des mots exacts de ce monsieur bien savant, mais il a compris qu’il fallait le faire. Ce n’est pas une corvée, cependant, il est content de partager ces quelques minutes en tête à tête avec son fils. Et puis si ça peut permettre au petit de bien apprendre à l’école, alors ma foi, on peut faire un petit effort, n’est-ce pas ? Il éteint la lumière, le petit s’est endormi avant même la fin du conte. Luis rejoint sa femme au salon. Elle est installée dans le canapé en cuir fauve, un peu affaissé et éraflé. Elle a posé les pieds sur la table basse qu’ils ont héritée de la grand-mère de Luis, une table rectangulaire avec un plateau en carrelage blanc cassé. À force de la voir, il n’y fait plus attention, ni à aucun autre meuble autour de lui, d’ailleurs. Candida, en revanche, fait des comparaisons. Tout à l’heure, pendant qu’ils dégustaient le plat de morue, elle a évoqué l’intérieur bourgeois dans lequel elle fait le ménage :

— Tu verrais les meubles, les objets, la vaisselle, tout ! Tout est beau, c’est le luxe, tu sais, le luxe…

Elle a immobilisé sa fourchette en plein vol, comme pour ne pas parasiter, par des gestes prosaïques, les images du bel appartement cossu de sa patronne. Il la regarde se repaître du souvenir de ces beautés accumulées. L’amertume le gagne, le sentiment d’avoir raté quelque chose à un moment donné. Il a tout à coup envie de secouer Candida, d’enlever cette étincelle dans ses yeux, qui ne lui doit rien. Cette délectation par procuration lui soulève le cœur. Pourquoi se réjouit-elle de cette opulence qui s’affiche chez les autres ? Quelles retombées en espère-t-elle ? Des miettes qu’on lui jettera en détournant les yeux, comme on donne son sandwich entamé au clochard des boulevards ? Mais il s’en veut tout aussitôt de ses pensées mesquines. De quel droit juger sa femme et ses émerveillements de petite fille pauvre ? À qui fait-elle du mal au fond ? À personne, n’est-ce pas ? Enfin, si, à son orgueil à lui, l’homme qui aimerait couvrir sa femme de parures. Ou du moins, s’autoriser parfois le superflu, car n’est-ce pas là, au fond, le secret du bonheur ? Avoir un petit peu plus que le nécessaire, juste pour pouvoir se dire : « Cette chose, je n’en ai pas viscéralement besoin, je peux continuer à vivre sans, mais si je pouvais la posséder, j’en serais heureux… » Comme nous ravirait un rayon de soleil qui ne brillerait que pour nous, juste quelques secondes, le temps de réchauffer nos doigts gourds…

*

Elle n’a pas réussi à le convaincre d’aller dîner à quelque terrasse de restaurant. Ils sont donc restés dans son appartement sis au premier étage d’une maison bourgeoise, rue Nationale, place du Grand Canton. Il semblait soucieux, tendu. Il ne s’est même pas occupé de son plaisir lorsqu’ils ont fait l’amour. Il s’est même montré presque brutal, comme s’il voulait se prouver quelque chose ou comme s’il avait un trop-plein d’énergie à évacuer. Elle n’aurait rien trouvé à redire à cette démonstration de force s’il s’était montré tendre après l’acte. Mais Rodolphe a directement filé sous la douche, avant de lui claquer un baiser rapide sur le front et de prendre la porte. Elle doit bien reconnaître, même si ce n’est pas à son avantage, que ce n’est pas la première fois que les choses se passent ainsi. Rodolphe a tendance à se montrer un peu impulsif lorsqu’il est contrarié. Mais il faut le comprendre, l’excuse Cécilia, c’est un financier audacieux qui a le courage de prendre des risques. Alors, forcément, il hérite des soucis qui vont avec, il ne faut pas lui en vouloir pour ça. Elle n’a plus faim, elle non plus à présent. Elle a surtout envie de se rafraîchir, de calmer la douleur lancinante qu’il a causée au creux de ses cuisses. Elle frissonne sous l’eau froide dont elle s’asperge le corps et déjà, sa peau rougie proteste, s’irrite davantage. Elle se dit que Rodolphe aurait peut-être pu se montrer moins brusque, elle n’aurait pas l’impression d’avoir enduré une course de fond. Peu à peu, l’échauffement de sa peau s’apaise, l’épiderme s’anesthésie. Alors, elle sort enfin de sa douche, se sèche en se tapotant délicatement la peau à l’aide d’une serviette moelleuse et passe un déshabillé. Elle va à la cuisine, allume la radio en sourdine et sort du réfrigérateur la bouteille de vin blanc qu’elle a débouchée pour son dîner solitaire d’hier soir. Elle décroche un verre à pied du râtelier désuet fixé au mur et le remplit du liquide doré. Elle hésite, puis cède à la tentation et décide d’ouvrir un sachet de pistaches salées. Rodolphe ferait les gros yeux s’il la voyait picorer ces bombes caloriques, mais elle a envie de se faire plaisir, ce soir. Tant pis pour ses hanches ! Et puis il faut bien qu’elle se nourrisse un peu, n’est-ce pas ? En outre, il paraît que les fruits à coques sont de véritables trésors de bienfaits, alors la faute n’est pas si grande… Elle sirote son vin en planifiant mentalement sa journée du lendemain. Elle a une visite à dix heures et une autre à onze. Pourvu que cela débouche sur du concret. Elle exerce le métier de négociatrice en immobilier depuis seulement trois ans, depuis en fait qu’elle a été licenciée de la société d’affichage publicitaire pour laquelle elle travaillait depuis de nombreuses années. L’entreprise, quoique réalisant des bénéfices, avait choisi de dégraisser afin – avait-elle proclamé via l’intervention de son cauteleux DRH – de « dynamiser la stratégie commerciale de l’entreprise, de manière à pouvoir défier les enjeux de la concurrence mondiale ». Pour résumer, ils avaient viré un vingtième des effectifs. Dont Cécilia, entrée par la petite porte – ou plutôt la petite arrière-salle du bureau du chef du personnel – mais évacuée comme les autres par la porte principale. Elle secoue la tête pour chasser ce qu’elle a ressenti comme une humiliation. C’est vrai qu’elle avait usé de ses charmes pour intégrer la société – après tout, chacun doit utiliser ses atouts, n’est-ce pas ? – mais elle s’était montrée une employée efficace et consciencieuse. D’ailleurs, elle avait gravi les échelons pour se retrouver assistante du chef de projet, une femme acariâtre, jalouse de l’assurance de son bras droit. Cécilia est convaincue que Jocelyne a tout fait pour que son assistante fasse partie du contingent des licenciés. Impossible à prouver bien sûr, mais ce qui est certain c’est que Jocelyne n’avait pas fait mine d’être affectée par le départ de Cécilia. Néanmoins, cette dernière avait de la ressource et avait su rebondir. Trois mois plus tard, elle était prise à l’essai dans une succursale d’un gros groupe immobilier. Son CDD s’était vu transformé en CDI et un salaire de base fixe était venu s’ajouter aux intéressements perçus sur la vente de chaque bien immobilier. Et cette fois, pouvait-elle se rengorger, elle n’avait compté que sur son talent, même si, d’une certaine manière, son charme et son élégance n’étaient pas pour rien dans ses performances de négociatrice. Mais, aime-t-elle se rappeler lors de ses moments de doute, ses pouvoirs de séduction n’ont jamais outrepassé le cadre de la bienséance. Cependant, les temps sont durs, se dit-elle en écoutant le présentateur de BFM évoquer la situation de grosses entreprises du CAC 40. Rien n’est jamais gagné, surtout dans le commerce. Et peut-être encore plus dans l’immobilier où l’on est toujours à la merci du désistement d’un client capricieux. « Bonjour Madame, après mûre réflexion, mon mari et moi-même avons décidé de ne pas donner suite à notre proposition. La maison ne remplissait pas tous nos critères de sélection. Avec toutes nos excuses. » Et bla bla bla, et bla bla bla… Elle étouffe un rire aigre tandis qu’elle se sert un nouveau verre.

*

Il raccroche avec un soupir de lassitude. Voilà que son client fait la fine bouche et refuse qu’on rogne sur le feu d’artifice. « Mais je ne suis pas magicien, moi, se récrie intérieurement l’organisateur d’événementiel en allumant une cigarette d’une main nerveuse. Ils ont un budget plus limité que prévu, alors s’il faut réduire les coûts, c’est le feu d’artifice qu’il faut supprimer, un point c’est tout ! » Il tire une bouffée de sa cigarette en inhalant profondément. Il se retient de rejeter la fumée par les narines, se rappelant comme cela dégoûte Cécilia. « On dirait un taureau en colère, quand tu fais ça, Rodolphe, c’est vraiment repoussant ! » Pris d’impatience, il repousse son profond fauteuil de bureau et va à la fenêtre dont il ouvre les battants en grand. Lydie, sa secrétaire, va protester et lui répéter qu’ouvrir la fenêtre annule les effets de l’air conditionné, mais il n’en a que faire, il a besoin de respirer l’air du dehors. Pourtant, la vue n’a rien de particulièrement agréable avec ses tours à perte de vue et ses carrés de verdure trop réguliers. Mais Rodolphe aime assez ce paysage qui traduit à ses yeux une certaine idée de la réussite. Car ces immeubles ne sont pas de vulgaires collectifs d’habitation pour locataires démunis, mais un complexe d’affaires neuf tout de verre et d’acier. Le bureau de Rodolphe, situé au douzième étage, est à l’instar des autres, lumineux et spacieux. Au rez-de-chaussée, on trouve une brasserie pour hommes d’affaires pressés ainsi qu’une crèche réservée aux enfants du personnel du complexe, un pressing, une maison de la presse-dépôt de tabac et une supérette ouverte jusqu’à vingt-deux heures. Rodolphe a parfois l’impression de travailler outre-Atlantique quand il voit le modernisme des tours et des commodités alentour. Il se souvient d’un stage de fin d’études qui l’a emmené dans le Financial District à la pointe sud de Manhattan. Il avait alors eu le sentiment euphorisant d’avoir réussi sa vie. Il traversait à grandes enjambées décidées l’esplanade bordée de gratte-ciel où se bousculaient, pressés, des hommes portant costume trois-pièces et attaché-case. Il se faisait l’illusion d’avoir traversé la toile de ces films américains dont il raffolait, peuplés d’acteurs sportifs et bronzés et de fausses blondes tout aussi hâlées. Il incarnait le nouveau Loup de Wall Street et New York n’avait qu’à bien se tenir ! Après coup, cependant, il avait dû déchanter et redescendre de son nuage. À son retour, la France n’avait pas déroulé le tapis rouge au petit requin parti faire ses armes aux States. Fils de simples employés des Postes, il n’avait pu compter sur un réseau de relations familiales. Comme les autres, il avait dû faire ses preuves, passer des entretiens, séduire, convaincre, éluder un peu, mentir beaucoup. Au bout du compte, il s’était fait embaucher dans une entreprise française spécialisée dans l’export d’antiquités vers les États-Unis, un pays auquel son histoire trop courte n’avait pas permis d’engranger le capital mobilier d’un vieux pays comme la France. Au bout de seize ans, il avait eu l’impression d’avoir fait le tour de la question et avait décidé de se retirer de la direction de l’entreprise qu’il avait rachetée à la mort de son patron, cinq ans auparavant. Il en restait l’actionnaire majoritaire mais n’était plus aux commandes. Il s’était alors tourné vers l’événementiel. En effet, à force de côtoyer tant de riches amateurs d’art américains, il avait compris qu’il y avait des choses à leur emprunter, dont leur manière grandiose d’organiser des évènements. Il s’était beaucoup inspiré des manières de faire de Bobby, un gars du Middle West venu faire fortune à New York, qui orchestrait de superbes réceptions pour les plus grands du pays. Chaque fois que Rodolphe Distang se rendait à New York, il ne manquait pas d’aller saluer son riche client à qui il réservait toujours quelque pièce unique, chinée dans une succession ou à une vente aux enchères. Au fil du temps s’était créé un lien d’amitié qui avait permis à Rodolphe d’apprendre les ficelles du nouveau métier qu’il souhaitait exercer. Rodolphe écrase sa cigarette dans le cendrier sphérique sur pied posé près de la fenêtre. Parti de rien, il a finalement réussi sa vie, se dit-il en posant ses mains sur ses hanches. Mais cela ne s’est pas fait pas sans nuits blanches et douleurs gastriques… Et Steiner qui, aujourd’hui, se permet de contester son projet ! « Il ne manquait plus que ça ! », rage Rodolphe en retournant s’asseoir derrière son Mac, posé au centre de son vaste bureau. « Non seulement le client ne compte pas faire d’avance substantielle, mais en plus, il ne veut faire aucune concession sur ses choix ! Il croit quoi, ce gars, que l’argent tombe du ciel ? Que j’ai une trésorerie illimitée ? Évidemment, songe l’organisateur en déboutonnant le col de sa chemise blanche, Steiner ne peut pas se douter que j’ai fait des placements un peu risqués récemment et que j’ai donc des liquidités, disons un peu limitées… Il va vraiment falloir que je me refasse la cerise d’une manière ou d’une autre ! se répète Rodolphe en consultant le cours de la Bourse d’un œil désabusé. Car ce n’est pas Cécilia qui pourra renflouer mes caisses. Elle le ferait volontiers, la pauvre, mais elle n’en a pas les moyens. Ou plutôt, elle ne s’en donne pas les moyens… ».

*

La visite s’est plutôt bien passée. Le couple a semblé très intéressé par la grande bâtisse qu’elle leur a fait visiter. Elle espère bien qu’ils vont faire une proposition rapidement. Elle touche un fixe à l’agence, mais celui-ci ne dépasse guère le montant du SMIG, aussi a-t-elle vraiment besoin de vendre une ou deux belles propriétés par mois.

Assise sous un parasol à la table de café, place du Poilu de France, où elle attend son prochain rendez-vous, elle boit son Perrier en repensant à hier soir. Rodolphe ne s’est pas montré sous son meilleur jour, c’est le moins qu’on puisse dire ! Il avait les nerfs à fleur de peau et a très peu parlé. En outre, se remémore-t-elle avec amertume, la sieste crapuleuse ne lui a même pas redonné un semblant de sourire. À elle encore moins, d’ailleurs. Elle avale une gorgée d’eau, laisse les bulles glacées exploser contre son palais. Il fait très chaud et son débardeur de lin lui colle au dos. Elle se détache du dossier, soucieuse de paraître à son avantage lorsqu’elle accueillera le visiteur, tout à l’heure. Derrière ses lunettes de soleil à large monture, elle regarde les badauds en espadrilles et tenue d’été, qui marchent d’un pas nonchalant sur les pavés clairs.

Les touristes flânent, casquette vissée sur la tête et cornet de glace à la main. Une future maman en tunique ample s’est réfugiée à l’ombre d’un gros palmier et boit de l’eau directement au goulot d’une petite bouteille. Deux enfants en nage échappent à leurs parents pour aller plonger la main sous les jets d’eau qui retombent dans le bassin de forme hexagonale. Les parents rouspètent pour la forme, sans continuer de discuter.

Elle envie soudain leur légèreté, leur ouverture à l’inconnu. Quand aura-t-elle le loisir de prendre de vraies vacances ? Ou plutôt : quand aura-t-elle le bonheur de partager de vraies vacances avec Rodolphe ? Elle a l’impression que, dès qu’elle aborde le sujet, il se défausse, arguant d’un dossier en cours ou d’une société d’événementiel à courtiser. Jusqu’au divorce de Rodolphe, il y a un an, elle s’est satisfaite de ses dérobades, en se convainquant que son amant avait des choses importantes à régler avant de pouvoir jouir pleinement de la vie avec elle. Mais depuis qu’il a recouvré sa liberté, il ne s’est pas rendu beaucoup plus disponible. Elle peut compter sur les doigts d’une main les nuits entières passées ensemble. Toujours chez elle. Il dit qu’il aime dormir seul, sans entrave, qu’il a le sommeil léger. Elle fait mine de comprendre, mais crève d’envie qu’il lui propose de venir s’installer chez elle. « Après tout, se secoue-t-elle, c’est peut-être lui a qui a raison : quel meilleur moyen d’entretenir la flamme que de se voir de manière épisodique ? Que c’est bon de se préparer à sa venue, de se pomponner, se parfumer ! » Elle sent un frisson électriser le bas de son ventre en pensant à son impatience lorsqu’elle entend l’ascenseur antique ahaner jusqu’à son étage. La cage s’immobilise dans un cliquètement assourdi. La grille qu’on pousse et qui se referme en gémissant à peine. Le martèlement du talon de ses mocassins sur le marbre du palier. Sa main qui se lève lentement pour atteindre la sonnette, comme s’il retardait à dessein son entrée. Pour la faire languir ou parce que, finalement, il n’a plus très envie d’entrer ? Mais non, qu’elle est sotte de se faire ainsi du mal ! Elle devrait savoir que Rodolphe est un jouisseur, un sensuel, amoureux de la vie. Et s’il diffère de quelques secondes son entrée chez elle, c’est, au contraire, pour se ménager un petit sas d’attente propre à faire monter son désir d’elle. Elle se sent tout émoustillée tout à coup, seule à sa terrasse de café. Elle laisse un sourire étirer ses lèvres maquillées de rose et redresse le buste, sa confiance retrouvée. Elle va passer une bonne journée, elle le sent. Elle va convaincre ses clients de ce matin d’acheter cette jolie maison fin XIXe et elle va toucher une coquette commission. Et qu’il le veuille ou non, elle emmènera Rodolphe quelque part en week-end avec elle. Lorsque son nouveau client, un homme affable d’une quarantaine d’années, arrive, elle a retrouvé tout son aplomb.

*

— Comment vas-tu Gabrielle ? s’enquiert Cécilia en jetant un regard désapprobateur vers les épaisses tentures toujours tirées.

Il fait très chaud dans l’appartement et une vague odeur un peu aigre imprègne l’atmosphère. D’un geste décidé, Cécilia ouvre les rideaux qui retombent lourdement jusqu’au sol, faisant entrer la lumière à flots. Gabrielle ne peut retenir un gémissement tandis qu’elle porte sa main tavelée à son visage.

— Que c’est éblouissant ! s’exclame la vieille dame en plissant les yeux.

— Oui, Gabrielle, mais il faut laisser entrer la lumière, tu vas devenir neurasthénique si tu restes ainsi dans l’obscurité.

— Mais c’est toi-même qui m’as conseillé de garder les rideaux tirés au plus fort de la chaleur, geint Gabrielle en regardant son amie s’asseoir en face d’elle.

— Oui, Gabrielle, mais à dix-huit heures, le soleil a tourné.

— Dix-huit heures, tu dis… Mon Dieu, il est si tard ? J’ai dû m’assoupir… déduit la vieille dame avec une légère perplexité dans la voix.

— Candida n’est pas passée aujourd’hui ?

— Il me semble bien que si, réfléchit la plus âgée en plissant le front, mais je n’en suis pas très sûre.

Cécilia la dévisage avec un soupçon d’inquiétude. À bien y réfléchir, ce n’est pas la première fois que son amie semble avoir l’esprit un peu confus et on dirait que les choses s’accélèrent. Mais elle décide de ne pas l’alarmer inutilement en lui faisant remarquer que Candida est forcément passée faire le ménage puisque les fleurs qui commençaient à flétrir hier sur le guéridon de l’entrée, ont été jetées et le vase, lavé.

— Tu as besoin de quelque chose, Gabrielle ? Veux-tu aller faire quelques pas ?

La vieille dame, vêtue d’un chemisier blanc sous un cardigan rose pâle orné d’une broche sertie d’émeraudes, réfléchit quelques secondes avant de décliner d’un geste lent de la tête.

— Non, merci, je crois bien que je manque d’énergie aujourd’hui. La chaleur, sans doute…

— Je te sers quelque chose ?

— Ma foi, oui, ce n’est pas de refus. Un petit porto me redonnera des forces.

— Sans doute, approuve Cécilia en se dirigeant vers la desserte en laque de Chine. Mais dis-moi, on dirait que tu es presque sur les cailloux !

— Tu as raison, je me souviens à présent que je me suis dit hier que je devais te demander de m’acheter du porto. Deux bouteilles même, car je préfère avoir de l’avance.

Cécilia retient le commentaire qui lui monte aux lèvres, lorsqu’elle comprend soudain pourquoi sa vieille amie semblait si affaiblie à son arrivée. Il flottait dans l’appartement une odeur un peu sure qu’elle a attribuée à la chaleur lourde et au manque d’aération. Mais une sensation lui revient : l’haleine un peu aigre que le capiteux L’Heure Bleue ne parvenait à camoufler. Et avec ce souvenir, la certitude renforcée que son amie n’est plus tout à fait elle-même. En effet, si Gabrielle était consciente qu’elle abusait de l’alcool, elle tenterait de camoufler son vice en suçotant une pastille à la menthe ou en se vaporisant un désinfectant buccal avant l’arrivée d’un visiteur. Cécilia hésite un instant à servir à son amie un verre de porto. N’en a-t-elle pas suffisamment bu pour la journée ? Mais un regard en direction de la vieille dame, à présent bien droite dans son fauteuil et le programme télé dans la main, la rassure. Elle revient vers Gabrielle, le verre à la main, et le lui tend. La vieille dame s’en empare en tremblant un peu et en avale une lampée rapide.

— Tu ne bois rien ? s’inquiète-t-elle en voyant Cécilia, restée debout.

— Si, je me suis servi un whisky, je vais aller chercher de la glace dans la cuisine…

Elle joint le geste à la parole et traverse le vaste salon au parquet recouvert de multiples tapis persans. La cuisine est parfaitement rangée, ce qui atteste, s’il en était besoin, que Candida est bien venue faire le ménage.

Cécilia ouvre le réfrigérateur américain, bien trop grand pour les besoins de sa propriétaire. Elle se souvient qu’il y a quelques mois, l’ancien réfrigérateur était tombé en panne et Gabrielle avait craqué pour ce bel appareil ultra moderne. « Quel gâchis, songe Cécilia en regardant les clayettes aux trois quarts vides. Gabrielle n’a que faire de ce frigo ultra sophistiqué, d’autant qu’elle ne prend jamais de glace dans ses boissons. Un porto frappé, ce ne serait pas bien fameux ! », conclut-elle dans un rictus. Elle referme le réfrigérateur et regarde autour d’elle. Sur les étagères s’étalent tous les appareils dernier cri : machine à expresso, robot de cuisine, centrifugeuse. Contre le mur du fond est fixée une cave à vin réfrigérée, dont la température est réglée de manière optimale et qui renferme quelques grands crus classés. Cécilia a soudain envie de voir ce qui se cache derrière la porte hermétiquement fermée. Un léger bruit de ventouse et la porte se déverrouille, laissant apparaître quelques bouteilles et magnums : Saint-Estèphe, Smith Haut Laffitte, Ruinart… Elle a du mal à détacher ses yeux de ces petits trésors dont elle se demande tout à coup si Gabrielle en a encore quelquefois l’usage. Elle tend une main hésitante, caresse un flacon dont le verre à peine humide lui refroidit la paume comme une caresse. Elle fait glisser ses doigts sur les bouteilles comme si elle faisait ses gammes. Puis elle en saisit une au hasard. Un coup d’œil furtif derrière son épaule et elle referme la cave.

En allant rejoindre Gabrielle, elle pose la bouteille près de l’entrée. Elle la récupérera en partant, Rodolphe sera content.

— Tu en as mis du temps ! reproche Gabrielle en voyant revenir son amie.

— Excuse-moi, j’ai eu besoin de me rafraîchir un petit peu. Au fait, s’entend-elle prononcer, je confirme que Candida est effectivement venue faire ses heures aujourd’hui.

Gabrielle vacille légèrement, comme si elle se sentait prise en faute. Mais très vite, elle réplique :

— Naturellement qu’elle est passée aujourd’hui, c’est d’ailleurs elle qui a fermé les rideaux, précise la vieille dame en désignant du menton la porte-fenêtre.

— Ah ? Très bien. Tu veux qu’on fasse un scrabble ?

— Ma foi, oui, avec plaisir. Mais tu es sûre que tu as le temps ?

— Mais oui, ne t’inquiète pas. Je vais chercher le jeu…

Elle revient et dispose le plateau de jeu sur le guéridon, devant Gabrielle, et lui donne ses lettres. La vieille dame les dispose sur son chevalet d’une main un peu tremblante et se met à réfléchir. Mais rapidement, Cécilia se rend compte que son adversaire s’est déconcentrée. Elle a toujours les yeux rivés sur le plateau, mais son regard est un peu vague, comme endormi. La plus jeune ose une question :

— Dis-moi, Gabrielle, tu as rencontré le docteur Petiau dont Rodolphe t’a parlé ?

Cécilia ne connaît pas encore ce médecin conseillé par Rodolphe lorsque le généraliste de Gabrielle est parti brutalement s’installer dans le Sud, mais il se charge déjà du renouvellement des ordonnances de la vieille dame.

— Pas encore, non, réplique la vieille dame, la bouche pincée. Après tout, je ne suis pas malade, n’est-ce pas ?

— Non, bien sûr, je touche du bois, répond la plus jeune qui a posé sa paume sur l’acajou de son fauteuil. Simplement, tu aurais pu le rencontrer, histoire de faire connaissance…

— Il sera bien temps de le faire venir lorsque je serai mal en point ! se récrie Gabrielle en reposant sa tasse. Je regretterai le docteur Étienne…

— Eh oui, mais il a changé de région, lui rappelle Cécilia en avalant une lampée de whisky. Il voulait se rapprocher de ses enfants installés dans le Sud. Mais tu verras, tu te feras très bien à ton nouveau médecin. Il est, paraît-il, attentif, prévenant et ponctuel.

— N’empêche que le docteur Étienne aurait tout de même pu me prévenir qu’il déménageait. Ce sont des choses qui se font, non ?

— C’est vrai, mais les bonnes manières, tu sais comment c’est, ma pauvre Gabrielle…

Gabrielle acquiesce dans un soupir. Elle se souvient d’un temps pas si lointain où l’on savait ce que le respect signifiait. Elle revoit sa mère, une mondaine courtisée, qui tenait salon dans ses appartements de Saint-Germain-en-Laye. La petite Gabrielle n’avait pas droit de cité parmi les invités qui se pressaient pour obtenir les faveurs de l’hôtesse. À peine était-elle autorisée, engoncée dans sa robe trop bien repassée, à venir saluer d’un bref hochement de tête les convives indifférents. Les plus concernés s’extasiaient quelques secondes sur sa beauté, manière probable de s’attirer les bonnes grâces de sa mère. Mais Gabrielle saisissait déjà son regard las, alors elle repartait, aussi discrètement qu’elle était apparue. Tandis qu’elle gagnait l’office où s’agitait la bonne, elle sentait enfin le carcan se relâcher autour de sa poitrine. Elle trempait le doigt dans les crèmes fouettées, attrapait un chou léger sous son manteau de glaçage, autant par gourmandise que pour se faire gentiment houspiller par Irène. Celle-ci brandissait un balai dans sa direction en la menaçant, sans y croire, de la dénoncer à ses parents. Gabrielle s’enfuyait alors dans sa chambre ou dans le parc auprès de son poney. Elle ne garde pas un bon souvenir de son enfance, malgré l’existence dorée qui lui était offerte. Car elle a toujours eu l’impression d’être en trop : inutile lorsqu’elle était enfant, écrasante lorsqu’elle devint jeune fille. Quand la petite fille atteignit ses seize ans, sa mère vit tout à coup en elle une rivale vers laquelle commençaient à converger les regards concupiscents de ces messieurs jusqu’alors uniquement subjugués par elle. Il était temps d’éloigner Gabrielle, pour son bien naturellement, avait argué la mère. Elle avait expliqué à son mari que la pension pour jeunes filles était ce qu’il y avait de mieux pour une petite un peu retorse comme elle. Joseph, s’il y avait trouvé à redire, ne l’avait en tout cas pas exprimé clairement, choisissant par commodité de ne pas hérisser son impulsive épouse.