L'archipel des secrets - Anne-Solen Kerbrat - E-Book

L'archipel des secrets E-Book

Anne-Solen Kerbrat

0,0

Beschreibung

Lorsqu'une importante tempête touche l'île de Bréhat, un huis clos angoissant se met en place...

« Chez Armance » est une maison d’hôtes installée sur l’île de Bréhat, exclusivement destinée à des auteurs en phase d’écriture. Ainsi, dix auteurs en devenir se sont-ils réunis pour quelques jours afin de mettre un point final à leurs ouvrages respectifs. Eux qui souhaitaient se couper du monde pour mieux se consacrer à l’écriture ne croyaient pas si bien dire… En effet, la tempête du siècle s’abat sur Bréhat, isolant totalement l’archipel et ses habitants du continent. Plus aucune communication n’est désormais possible avec l’extérieur, enfermant les îliens dans un huis clos inquiétant. Alors, lorsqu’un cadavre est découvert sur la plage, force est de croire que le coupable se trouve encore sur l’île… Hasard du calendrier professionnel, Perrot, nouvellement promu commissaire, et Jeanne Sixte, sa collègue dont il se rapproche doucement, sont également de passage à Bréhat. Pas d’autre choix pour ces derniers que de tenter de découvrir qui des « dix petits auteurs » est le coupable… Dans ce 13e roman, Anne-Solen Kerbrat nous embarque avec talent pour une mystérieuse virée chargée d’embruns et de suspense.

Qui, des dix auteurs venus s'isoler sur l'île, a pu commettre ce meurtre ? Suivez, dans ce polar breton captivant, le commissaire Perrot et son acolyte Jeanne, embarqués ensemble dans un mystère qui semble sans fond.

EXTRAIT

Soudain, elle prend conscience d’une présence dans son dos et sursaute en se retournant.
— Ah ! C’est vous…
— Désolé, je ne voulais pas vous effrayer.
Elle a un sourire un peu crispé tandis qu’elle se débarrasse de sa veste de quart Cotten bleu marine, trop grande pour elle.
— Vous vous êtes fait surprendre par la pluie ? prononce Longuédec pour se montrer poli.
— C’est ça, acquiesce-t-elle lapidairement.
Puis, comme pour couper court aux questions de son visiteur, elle se dirige vers le réfrigérateur afin d’en évaluer son contenu. Elle le referme sans rien y prendre et ouvre le lave-vaisselle qu’elle se met à vider.
— Je peux vous aider ?
— Non, merci Guillaume, ça va aller.
— Mais ça ne me dérange pas.
— Dans ce cas…
Elle s’écarte pour lui faire de la place, mais son visage demeure fermé, sous ses cheveux qui frisottent sous l’effet de la pluie. Longuédec a la nette impression qu’elle a accepté son aide à contrecœur et uniquement par courtoisie, aussi s’acquitte-t-il de sa tâche sans paroles inutiles, avant de s’échapper sous un prétexte fallacieux. Il n’en jurerait pas mais il devine qu’elle ne l’a même pas entendu s’excuser lorsqu’il est reparti par où il était venu. Il remonte dans sa chambre, avec la sensation désagréable d’avoir été le chien dans un jeu de quilles.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE 

J'ai beaucoup aimé le style d'écriture de l'auteur, les descriptions de la tempête et des personnages. L'enquête progresse doucement au fil des 330 pages du livre et le suspense nous tient jusqu'à la révélation finale.Une belle découverte pour moi. - chris89, Babelio

À PROPOS DE L'AUTEURE

Anne-Solen Kerbrat est née en 1970 à Brest, et a d’abord vécu entre Côtes d’Armor et Finistère sud. Professeur d’anglais dans le secondaire puis le supérieur, elle est passée par le Val d’Oise, la Charente-Maritime et le Bordelais avant de poser ses valises à Nantes. Elle se consacre aujourd’hui à l’éducation de ses quatre enfants, à la traduction et… à l’écriture. Son style féminin, à la fois sensible et incisif, et la qualité de ses intrigues sont régulièrement salués par la critique. Son premier roman a été récompensé par le Prix du Goéland Masqué en 2006.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 384

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Couverture

Page de titre

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

À J-R,

À Charles, Hugues, Blanche et Diane, mes enfants.

Au début était la honte. Inexpliquée, inexplicable, mais pourtant bien là, poisseuse comme un vêtement souillé qui adhère à la peau. Pourtant, nous n’avions pas grand-chose à nous reprocher. Rien, en fait. Victimes aveugles et muettes, écrasées par des lois qui nous dépassaient. Les jours qui passaient ne changeaient rien à l’affaire, le dégoût subsistait, de nous et des autres. Mais comment aurions-nous pu nous défaire de ce suaire qui entravait notre corps autant que notre pensée ? Nous étions si jeunes, si inexpérimentés.

Je m’interromps, incapable soudain d’écrire un mot de plus, comme si ma main refusait de m’obéir. Je réalise que j’ai écrit jusque-là de manière automatique, mes doigts guidant le stylo sans que je m’en rende vraiment compte. Mais mon cerveau s’est révolté, paralysant ma main, l’empêchant de tracer plus avant ces lignes auxquelles il ne croit pas.

Je me souviens du froid qui glissait sa langue humide sur la peau tendre du cou que peinait à protéger l’écharpe de laine roide. Je me souviens de mes pieds dont je ne sentais presque plus la vie dans leurs socques que j’avais secrètement garnies de trois brins de paille. Je me revois frappant du talon le sol gelé de la cour tandis que je battais les flancs de mes mains nues. Ainsi allait la vie, enfin, ma vie et celle de mes compagnons d’infortune.

Néanmoins, nous n’avions guère le loisir de nous apitoyer sur notre condition, déjà on nous appelait à quelque corvée ailleurs. Et les heures se poussaient du coude, un jour avalant l’autre dans une monotonie triste que rien ne venait jamais dérider. C’est peut-être à cette époque que s’est ourdi au coin de mon âme embrumée ce projet funeste, même si encore à ce jour je l’ignore. Mais ce serait peut-être accorder trop d’importance à ce qui ne fut, bon an mal an, rien de plus qu’une enfance ordinaire…

1

Le processus est toujours le même : je suis enfin parvenu à trouver le sommeil, non sans avoir, comme le plus souvent, succombé à la tentation d’une pilule miracle qui m’a soudain plongé dans les ténèbres, pour me laisser au réveil la tête lourde et la bouche pâteuse. Comme d’habitude, j’ai dormi tout au plus une poignée d’heures avant qu’un coup de vent ne m’arrache aux limbes. Car c’est bien ce que je ressens à chaque fois, une bourrasque froide et violente qui me force à ouvrir les yeux brutalement. Généralement aussi, ce coup de vent tempétueux s’accompagne d’un vacarme digne d’un ouragan tropical qui dévasterait tout sur son passage. Quelquefois, cependant, le souffle d’air ne s’accompagne d’aucun bruit, intrus silencieux qui s’introduit dans l’intimité de ma chambre. Et je crois bien que c’est cette tourmente-là que je redoute le plus, en ce qu’elle me désarçonne par son terrifiant effet de surprise. Invariablement, déjà trempé d’une sueur mauvaise, j’écarquille les yeux, tentant de trouer l’obscurité opaque assurée par les volets électriques dont je m’assure chaque soir qu’ils sont hermétiquement clos. Il m’est arrivé parfois de dormir en laissant entrouvertes des lamelles du store afin que quelques lueurs viennent éclairer le sépulcre de ma chambre. Mais je crois bien que c’était pire, c’était comme si, en plus de la tornade, les éclairs d’un orage mortel venaient zébrer les murs. Alors j’aime encore mieux – si tant est que ce verbe fasse toujours partie de mon triste lexique – dormir dans le noir le plus total, comme le fou condamné à sa cellule capitonnée. Ensuite, lorsque je suis complètement réveillé, hagard et transpirant, assis sur mon séant à scruter les ténèbres qui m’entourent, j’ai soudain l’impression que des boulets enflammés se précipitent sur moi, l’un après l’autre, à toute vitesse. L’impression est fugace, quelques secondes tout au plus (je le sais car j’ai un jour vérifié sur mon radio-réveil le temps qu’avait duré la « crise »), mais elle semble à chaque fois durer des heures. Et puis, aussi brutalement que l’avalanche de feu s’est abattue sur moi, elle reflue tandis que le silence se fait à nouveau.

2

— C’est d’une bien grande maison dont vous vous occupez, Armance, vous ne devez pas chômer entre le ménage, les lessives, et j’en passe, constate Guillaume Longuédec d’un ton uni, tandis qu’il vide sa deuxième tasse de café.

La maîtresse des lieux devine, sous le ton impersonnel de l’homme à la tignasse noire, une curiosité mal dissimulée. Bonne joueuse, elle fait pourtant mine de n’en rien voir.

— C’est vrai, j’ai du travail, mais quand votre métier vous plaît, vous oubliez votre propre fatigue, n’est-ce pas ?

— Tout de même, insiste l’écrivain, gérer seule cette propriété, ce n’est pas rien.

Cette fois, elle n’élude pas et répond d’un ton qu’elle aurait voulu un peu moins abrupt :

— Eh bien, oui, j’ai conçu ce projet de maison d’hôtes seule et l’ai mené de front seule.

Elle passe un coup d’éponge machinal sur la toile cirée à gros pois beiges qui recouvre la longue table de ferme.

— Vous avez l’air surpris…

— Surpris, admiratif, appelez ça comme vous voudrez, mais je dois avouer que je vous trouve culottée d’avoir ouvert cette maison toute seule sur ce bout de terre isolé.

Puis, comme s’il prenait conscience d’avoir outrepassé les limites de la bienséance, Guillaume Longuédec se lève brusquement, en bafouillant une excuse d’où surnage le mot « lunettes ». La femme aux cheveux noirs coupés au carré et aux yeux également noirs étouffe un sourire et hausse les épaules en murmurant à l’adresse de son reflet dans la vitre du four : « Mieux vaut être seule que mal accompagnée… »

Au même instant, le couple d’Angers fait son entrée, Yvan entourant les épaules de Perrine d’un geste enveloppant et protecteur. Celle-ci sourit, visiblement bien reposée après une bonne nuit de sommeil. « Ou d’amour ? » ne peut s’empêcher de se demander leur hôtesse au teint bistre en s’essuyant les mains sur le tablier ceignant sa taille fine.

— Bonjour, bien dormi ?

— Merveilleusement, merci, répond la jeune femme longue et blonde en s’asseyant à la table du petit-déjeuner. On n’entend pas un bruit ici, c’est extraordinaire, n’est-ce pas, chéri ? Cela nous change de notre appartement en plein carrefour où se croisent les bus et les voitures.

— Tu prêches un convaincu, opine son mari en s’asseyant à ses côtés, mais je te rappelle que c’est toi qui tenais à t’installer sur le boulevard…

Cela a été prononcé d’un ton neutre, pourtant la crispation du maxillaire de Perrine d’Angers n’a pas échappé à l’œil exercé d’Armance. Afin de prévenir tout début de dispute, elle s’empresse de demander :

— Thé pour tous les deux, ce matin ?

— Oui, merci, répond l’homme de taille moyenne et aux épaules carrées en dépliant le quotidien laissé sur la table par leur prédécesseur.

Sans répondre, la jeune femme regarde ostensiblement le paysage à travers l’unique fenêtre située au-dessus de l’évier. Elle plisse les yeux comme si elle cherchait à distinguer quelque élément du décor méritant son attention. Pourtant, Armance mettrait sa main à couper que Perrine n’a cure des pins qui se balancent au bout du jardin.

— Tenez, servez-vous, fait-elle en déposant la théière devant elle, c’est un thé fumé ce matin, j’espère qu’il vous plaira.

Perrine ramène son attention au centre de la pièce et, rattrapée par sa bonne éducation, répond courtoisement :

— Oui, bien sûr, Armance, je suis sûre qu’il est très bon.

Elle se verse une tasse et s’apprête à reposer la théière lorsqu’elle se ravise et sert son mari.

— Merci chérie, répond-il mécaniquement sans interrompre sa lecture.

Réalisant que son accès d’humeur est passé totalement inaperçu aux yeux de son époux, Perrine semble soudain soulagée, comme si elle préférait ne pas assombrir une journée qui s’annonçait sous de si beaux auspices. À présent détendue, elle attrape un yaourt nature, y glisse une cuillerée de miel de lavande et se met à manger lentement, à petites lapées précises, tout en buvant son orange pressée. Armance est occupée à vider le lave-vaisselle mais n’en oublie pas pour autant son rôle d’hôtesse.

— Vous avez des projets pour la journée ?

— Rien de précis, n’est-ce pas, Yvan ?

— Non, en effet, je suppose que nous irons faire une grande marche ce matin. Ensuite, nous verrons.

— N’oubliez pas vos devoirs ! les taquine Armance en les menaçant de l’index.

— N’ayez pas d’inquiétude, la rassure l’homme aux yeux gris bleu, nous nous attellerons à notre écriture, une fois que nos corps fatigués et ivres d’iode nous autoriseront à nous asseoir à notre bureau.

— J’aime mieux ça ! réplique Armance sur un ton léger tandis qu’elle referme d’un coup de pied la porte du lave-vaisselle.

Yvan d’Angers avale silencieusement et avec appétit trois belles tranches de pain complet grillé, nappées de beurre salé et confiture de fraise maison, avant de soupirer d’aise et de poser la main sur l’épaule de sa voisine.

— Tu as terminé ?

— Oui, allons-y, fait Perrine en repoussant sa chaise. Merci pour ce succulent petit-déjeuner et bonne journée !

— Bonne journée à vous, et n’oubliez pas de prendre un parapluie, j’ai comme l’impression qu’un grain se prépare.

— Entendu, à ce soir !

— Je servirai à vingt heures, comme d’habitude.

Le couple d’Angers était le dernier à descendre déjeuner ce matin, aussi s’empresse-t-elle de débarrasser la table et de passer un coup de balai sur le sol en tommettes cuivrées de la grande pièce au plafond étayé de poutres massives, patinées par presque deux siècles de feux de cheminée.

Elle aperçoit Maryse Duval, la dessinatrice de bandes dessinées qu’elle soupçonne être victime de surmenage professionnel. En effet, la grande femme aux manières plutôt masculines et aux yeux constamment abrités derrière des lunettes légèrement fumées, s’est peu épanchée sur sa vie privée ou professionnelle, se contentant d’évoquer les difficultés de satisfaire les exigences toujours croissantes de son éditeur. Elle est arrivée depuis à peine trois jours et passe le plus clair de son temps à arpenter les environs, pour ne rentrer qu’à la tombée du jour, les bottes en caoutchouc sableuses et le visage rougi par les embruns. « Encore une, sourit Armance pour elle-même, qui ne fera pas ses devoirs de vacances… »

Néanmoins, la propriétaire du gîte comprend que ses hôtes aient d’abord le désir de se fondre dans la nature sauvage pour se retrouver, avant de se mettre à plancher sur leur travail d’écriture. De fait, elle est persuadée que certains, et ce malgré leurs allégations contraires, n’écrivent pas deux lignes pendant leur séjour chez elle. Elle les soupçonne de se retirer dans leur chambre pour méditer, voire plus prosaïquement pour se reposer, et que leur sens de l’honneur les empêche d’avouer leur forfaiture.

« Mais est-ce si grave, au fond ? se dit-elle en terminant de ranger la cuisine, le plus important n’est-il pas le cheminement intérieur qu’ils auront accompli ici ? » De cela au moins, elle est sûre, elle qui doute beaucoup de manière générale, et surtout de sa propre valeur…

3

Se sentant presque un autre homme depuis qu’il est arrivé chez Armance, Guillaume Longuédec a décidé d’aller courir le long du sentier des douaniers, lui qui n’a pas chaussé de chaussures de sport depuis une période qui se perd dans la nuit des temps. Mais déjà, tandis qu’il s’engage sur la sente dont il n’avait pas soupçonné la légère déclivité, il regrette presque de s’être lancé un tel défi. Il sent que ses mollets ne vont pas tolérer longtemps ce traitement inhumain, non plus que son cœur et ses poumons qui ont oublié qu’ils étaient censés parfois fournir ce genre d’effort. Au bout de huit minutes, l’écrivain doit déclarer forfait et s’arrête sur le chemin bordé de fougères et d’ajoncs. Arc-bouté, les avant-bras en appui sur ses cuisses très minces, il essaie de reprendre son souffle. Il se maudit d’avoir ainsi présumé de ses forces, croyant qu’il suffisait de quelques jours au grand air vivifiant de Bretagne pour retrouver – ou plutôt trouver, en l’occurrence – une condition d’athlète.

Au loin, la mer déploie le platine de sa houle, telle un forgeron tournant le métal en fusion dans ses fourneaux à gueule noire. Le Parisien est tombé sous le charme de la région sitôt qu’il a posé le pied sur le quai de Saint-Brieuc, au-dessus duquel des mouettes piailleuses se disputaient quelque croûton de pain jeté à terre par un voyageur pressé. Il ne sait si c’est son imagination ou une sensibilité exacerbée qui lui a aussitôt fait ressentir que déjà, l’air y était différent, plus lourd, plus compact. De fait, cette sensation demeure, même après dix jours passés à Bréhat.

Dans le taxi au chauffeur duquel il avait demandé de le mener jusqu’à la Pointe de l’Arcouest où l’attendait la vedette en passant par les routes secondaires, il avait découvert avec un ravissement presque intimidé un monde rude où le minéral est roi et le végétal rebelle. En traversant certains villages reculés, il s’était cru soudain transporté au temps du Cheval d’Orgueil, lorsque l’on allait en sabots jusqu’à la grève récolter le goémon que l’on charrierait ensuite dans la carriole. Longuédec n’avait jusqu’alors comme connaissance de la Bretagne qu’un lointain séjour chez une grand-tante en pays léonard, alors qu’il venait d’avoir neuf ans. Et il doit bien avouer que si le site était beau, il avait été totalement hermétique à l’esthétique du paysage, l’esprit totalement occupé par le désir pressé de quitter la vieille dame aux joues rugueuses et à l’haleine de poisson mort. Il sent encore sur sa peau la roideur des draps de gros lin que ne venait réchauffer aucune courtepointe malgré la température plus que fraîche de ce début d’été. Il avait compté les jours, gravant de la pointe de son canif sur le tendre du bois au niveau du sommier les petits bâtonnets qui le rapprochaient de la capitale, où l’attendait sa douce mère. Il avait deviné, bien plus tard, que son séjour chez la parente âgée n’était pas né d’une volonté quelconque de sa mère de faire connaître au petit sa famille, mais plutôt de l’espoir — douché plus tard – de paraître en bonne place sur le testament de la vieille fille acariâtre. Il se souvient du baiser glacé que lui avait posé sur le front la vieille dame sur le quai de gare, en lui disant que non, décidément, il n’avait pas fait grand effort pour se faire à la vie de province, et qu’il devait être bien trop couvé par sa fofolle de mère… Autant dire que sa première et unique expérience bretonne n’avait pas été un franc succès. Cependant, il savait qu’il perdait quelque chose en évitant systématiquement de passer ses vacances dans le Nord-Ouest. C’est pourquoi cette année enfin, il s’était décidé à se confronter à nouveau à ce pays aux contours ciselés par la mer et érodés par le vent.

À l’horizon se dessinent les monticules sombres de l’île Lavrec qui semblent flotter sur l’océan anthracite que plombe un ciel aux nuages d’un gris de plus en plus menaçant. Il frissonne autant de froid, tandis que la transpiration fige sur son dos, que d’une atavique appréhension de la colère des cieux. Il trouve étrange que leur hôtesse ne l’ait pas mis en garde contre l’approche de la tempête avant qu’il ne s’élance pour ce jogging inconsidéré. « D’un autre côté, sourit-il intérieurement, elle n’est pas notre mère, cette chère Armance, elle n’en a ni l’âge ni l’attitude. »

Il se remet en route et se force à courir afin d’être rentré avant l’averse, mais rapidement, il est contraint de s’arrêter à nouveau, avec l’impression que des lames de feu s’amusent à lui lacérer gorge et poumons. Il opte donc pour une marche rapide, plus en accord avec sa piètre condition sportive.

La mer, sur sa gauche, forme des vagues de plus en plus hautes et pressées tel le linge que secouerait la lavandière avant de l’offrir à la bourrasque saline. Il presse encore le pas tandis qu’il sent la première grosse goutte de pluie venir s’écraser sur la pointe de son nez. Il n’est pas très loin de la maison, aussi devrait-il parvenir à échapper au plus gros de l’averse. Mais lorsqu’il parvient sur le seuil de la maison, il est trempé jusqu’aux os et le paysage n’est plus qu’un tableau au dessin flou et aux teintes décolorées. Il a à peine le temps de franchir le seuil qu’un coup de vent referme brutalement la porte derrière lui et le pousse presque à l’intérieur. Ne sachant trop que faire de son corps dégoulinant, il reste sur le paillasson de l’entrée, hésitant à traverser la cuisine dans ses vêtements à tordre. Cependant, ne voyant personne venir à sa rencontre avec une secourable serviette-éponge, il se résigne à gagner sa chambre à l’étage, non sans avoir, au préalable, ôté ses chaussures.

Tandis qu’il gravit les degrés du vieil escalier, il louche sur les vilaines empreintes que laissent ses chaussettes humides sur le parquet ancien, mais se rassure en se disant qu’il n’allait pas risquer la mort en restant sans bouger en bas à attendre de l’aide. Il se débarrasse vivement de ses vêtements qu’il laisse en boule au pied du lit et se jette dans la douche. Il s’étrille vigoureusement, sentant avec plaisir le sang circuler à nouveau dans ses veines. Enfin réchauffé, il s’emmitoufle dans le peignoir moelleux dont le dos s’orne d’un « C » et d’un « A » majuscules, brodés en longues lettres déliées. Il ne s’attendait pas à trouver ainsi mis à disposition des hôtes du linge de toilette aussi raffiné. En effet, ce peignoir et ces serviettes à l’effigie de la pension « Chez Armance » dénotent avec la simplicité rustique des lieux. Longuédec suppute qu’Armance Tell s’est occupée à broder ce linge de toilette durant les interminables soirées d’hiver qu’elle a souvent dû passer en solitaire. Il imagine, en effet, que sa maison d’auteurs ne fait pas souvent le plein au plus fort de cette saison, quand les frimas et la nuit précoce empêchent toute velléité de promenade en bord de mer. À moins, au contraire, que les écrivains en panne d’inspiration et de recueillement ne profitent du calme absolu de ce coin reculé de Bretagne pour enfin mener à bien un projet de roman toujours repoussé… Longuédec secoue la tête sans trop y croire, lui qui ne supporte pas les longues plages de solitude. En revanche, il aime l’idée qu’autour de sa chambre, même s’il ne les voit pas à l’œuvre, les autres affrontent également le vertige de la page à remplir.

Il passe un pantalon noir et un pull-over à col roulé assorti et enfile une paire de chaussettes bien chaudes, avant de s’asseoir à sa table de travail. S’il osait, il irait se préparer une tasse de thé à la cuisine, mais leur hôtesse ne leur a jamais réellement proposé de se servir eux-mêmes dans les placards, aussi doit-il se satisfaire d’une rasade d’eau minérale à même le goulot de la petite bouteille posée sur la table de nuit. Son roman est au point mort depuis de trop nombreuses semaines, mais il sent que son cerveau se remet lentement à fonctionner, comme si, paradoxalement, l’humidité ambiante contribuait à huiler les rouages grippés de son imaginaire.

Il attrape son stylo et son bloc-notes, et fronce le front sous l’effort de la réflexion tandis qu’il essaie de se rappeler l’idée qui lui a fugacement traversé l’esprit alors qu’il gravissait le raidillon en ahanant sous la pluie. Il lève les yeux sur le mur blanc où se dessinent quelques microscopiques lézardes, comme s’il espérait y déchiffrer quelque message codé qui lui ouvrirait la porte de sa mémoire. Mais le souvenir refuse de se laisser appréhender. Longuédec secoue la tête avec abattement, lui qui pensait que le processus de création était à nouveau enclenché…

Il laisse son regard divaguer à travers la fenêtre à petits carreaux qui n’offre qu’un chiche passage aux rayons du soleil. La pluie semble avoir trouvé son rythme de croisière, drue et régulière, telle la cotte de mailles d’une ancienne cuirasse. Il se demande où leur hôtesse a bien pu disparaître, même si, après tout, elle a tout de même le droit d’aller et venir comme bon lui semble. Simplement, il s’est habitué à toujours la trouver là lorsqu’il rentre de ses escapades au bord de l’eau, figure tutélaire du lieu que rien ne semble pouvoir déloger. Un peu comme la maîtresse d’école que le jeune écolier n’imagine pas une seule seconde ayant son propre chez-soi hors des murs de l’établissement. « Pourtant, se dit-il, en riant intérieurement de sa propre candeur, Armance est bien obligée d’aller se ravitailler de temps à autre si elle veut subvenir aux besoins de ses pensionnaires affamés par l’air du large. »

Il ramène les yeux sur son bloc-notes et s’astreint à griffonner quelques lignes, comme un gymnaste échauffant son corps avant l’épreuve. Cependant, il lui apparaît rapidement qu’aujourd’hui, il ne fera rien de bon, branche stérile condamnée à ne produire que des bourgeons vides. Dépité, il se lève de sa chaise avec le projet de descendre au rez-de-chaussée chercher quelqu’un avec qui papoter avant le dîner, quand il entend la porte d’entrée claquer. Il y voit le signal que c’est le moment de descendre. Avisant ses pieds simplement couverts de chaussettes, il enfile ses mocassins de peau et descend à la cuisine. Lorsqu’il parvient à la double porte, il se rend compte qu’Armance ne s’est pas aperçue de son apparition sur le seuil. En effet, l’homme au corps léger et aux pieds chaussés de mocassins à semelles de caoutchouc n’a pas fait grincer la moindre lame de parquet. Soudain, elle prend conscience d’une présence dans son dos et sursaute en se retournant.

— Ah ! C’est vous…

— Désolé, je ne voulais pas vous effrayer.

Elle a un sourire un peu crispé tandis qu’elle se débarrasse de sa veste de quart Cotten bleu marine, trop grande pour elle.

— Vous vous êtes fait surprendre par la pluie ? prononce Longuédec pour se montrer poli.

— C’est ça, acquiesce-t-elle lapidairement.

Puis, comme pour couper court aux questions de son visiteur, elle se dirige vers le réfrigérateur afin d’en évaluer son contenu. Elle le referme sans rien y prendre et ouvre le lave-vaisselle qu’elle se met à vider.

— Je peux vous aider ?

— Non, merci Guillaume, ça va aller.

— Mais ça ne me dérange pas.

— Dans ce cas…

Elle s’écarte pour lui faire de la place, mais son visage demeure fermé, sous ses cheveux qui frisottent sous l’effet de la pluie. Longuédec a la nette impression qu’elle a accepté son aide à contrecœur et uniquement par courtoisie, aussi s’acquitte-t-il de sa tâche sans paroles inutiles, avant de s’échapper sous un prétexte fallacieux. Il n’en jurerait pas mais il devine qu’elle ne l’a même pas entendu s’excuser lorsqu’il est reparti par où il était venu. Il remonte dans sa chambre, avec la sensation désagréable d’avoir été le chien dans un jeu de quilles.

4

— Alors, Longuédec, comment avancez-vous ?

L’écrivain prend le temps d’avaler sa bouchée de pâté en croûte avant de répondre à celui qui, malgré la règle édictée par Armance à l’attention de chaque arrivant, persiste à user de son nom de famille pour s’adresser à lui.

— Eh bien, pour être honnête, pas aussi vite que je le souhaiterais.

— D’un autre côté, la vitesse en écriture est l’ennemie de la qualité, non ? réagit Perrine en piochant un bout de pain dans la corbeille en osier.

— La précipitation, oui, corrige son mari, mais une certaine vivacité ne nuit certainement pas…

— Disons, dans ce cas, minaude la jeune femme, que nous ne sommes pas très vifs en ce moment, n’est ce pas, Yvan ?

— Parle pour toi, rétorque son mari, s’il ne tenait qu’à moi, j’aurais été bien plus efficace…

— Oh, chéri, nous sommes aussi là pour nous reposer et profiter de ce site extraordinaire !

Imperméable à l’enthousiasme de son épouse, Yvan d’Angers poursuit, toujours à l’adresse de Longuédec :

— Vous êtes auteur « à plein temps » ? s’enquiert-il en dessinant des guillemets de ses index repliés.

— J’ai cette chance… J’ai raté à un cheveu le Prix du Quai des Orfèvres l’an dernier, précise l’homme en se rengorgeant.

D’Angers repose la bouteille de vin dont il vient de faire le service, sans en proposer à son épouse. Armance jurerait que cette dernière semblait regarder la bouteille avec envie.

— Ouah, chapeau ! s’exclame Perrine en reposant son verre d’eau minérale. Et quel bonheur cela doit être de vivre de sa plume ! Vous êtes si rares, les auteurs à avoir ce privilège !

Longuédec esquisse un soupçon de sourire fat et avale une gorgée de vin rouge. S’il a prévu de répondre, d’Angers ne lui en laisse pas le loisir.

— Ça ne risque pas de t’arriver un jour, ma pauvre chérie !

— Merci de tes encouragements, mon chéri, cingle la jeune femme en appuyant bien sur le « mon chéri ». Ceci dit, poursuit-elle à la cantonade, je n’ai aucune prétention littéraire, si je suis ici, c’est pour bien autre chose…

Puis, peut-être pour que personne n’enchaîne, elle demande à Geoffroy Tanner qu’on entend généralement assez peu pendant les repas :

— Et vous, Geoffroy, à quoi avez-vous occupé cette journée maussade ?

Il hausse les épaules et avance une moue un peu désabusée.

— Je crains que cela ne revête que peu d’intérêt…

— Allons donc, s’amuse Perrine d’Angers, vous êtes sans doute trop modeste. Vous avez été absent presque tout le temps !

Aussitôt, elle se mord la lèvre inférieure, consciente de s’être montrée un peu trop curieuse. De gêne, elle tend son verre à Longuédec, occupé à faire le service de vin rouge, mais brusquement, elle se ravise. C’est ce moment que choisit la maîtresse de maison pour faire tourner le plat de gratin de chou-fleur. Geoffroy Tanner s’empare du plat avec un visible soulagement et complimente leur hôtesse sur le fumet que dégage le mets brûlant. Cette diversion a eu l’heur de faire changer le sujet de la discussion.

Tanner refuse le vin qu’on lui propose en arguant qu’il n’a jamais apprécié cela. À présent, Armance, Maryse, et Salomé Pleyben, une jeune femme originaire de Normandie, comparent les qualités de cuisson respectives d’une cocotte en fonte versus une cocotte en terre cuite. Suzanne et Bénédicte, les deux arrivantes du jour, s’extasient à leur tour devant le plat appétissant et semblent ravies d’avoir rejoint la table commune.

Après un voyage long et mouvementé à cause d’une nouvelle grève de la SNCF, les deux femmes, originaires de la côte méditerranéenne pour la première et de Provence pour la seconde, ont eu juste le temps de déposer leurs bagages dans leur chambre et de se rafraîchir avant qu’Armance annonce que le dîner était servi. Celle-ci les a succinctement présentées au groupe, expliquant que les deux femmes étaient là pour rédiger un guide de voyage sur la Bretagne. Bénédicte, la plus petite et probablement la plus jeune des deux, est toute en rondeurs avec le teint frais et les joues pleines. Elle porte un jeans boy-friend et un sweat-shirt rose poudré qui lui donnent l’allure d’une adolescente. Suzanne, quant à elle, a une petite trentaine d’années et affiche une silhouette longiligne que flattent le jeans noir et le pull-over à col roulé noir ajustés qu’elle porte. Elle a les cheveux coupés court et le teint mat de sa région.

La conversation roule tranquillement sur divers sujets aussi légers que la météo en Bretagne ou la recette du kouign amann. Au-dehors, la pluie s’est enfin calmée, laissant place à une brume ouatée qui disparaît peu à peu, happée par la nue sans étoiles. Le repas se termine par une tarte aux pommes accompagnée d’une crème anglaise. D’Angers refuse d’en prendre tandis que sa femme se sert une petite part en disant :

— Je ne sais pas si nous allons écrire l’œuvre de notre vie chez vous, Armance, mais en tout cas, je suis sûre que nous repartirons un peu plus lourds qu’à notre arrivée.

— Vous avez de la marge, commente Maryse en admirant la silhouette élancée de la jeune femme, mise en valeur par un pantalon slim et un pull-over près du corps. Moi, en revanche…

— Je crois également que notre passage ici marquera sans doute davantage notre pèse-personne que l’Académie française, commente Guillaume Longuédec en flattant son abdomen plat.

Le dîner terminé, l’hôtesse propose à ceux qui le désirent de se retirer au coin du feu dans le salon attenant, afin d’y prendre un café ou une tisane. Tous, à l’exception des rédactrices du guide de voyage qui ont demandé à être excusées, acceptent un dernier verre, mais à condition d’aider d’abord la maîtresse de maison à desservir. Celle-ci, peu habituée dans ses expériences antérieures à recevoir un coup de main de la part de ses hôtes, hésite un court instant avant d’accepter leur aide. Quelques minutes plus tard, elle sert un café au couple d’Angers et une infusion aux plantes bio aux autres.

Elle a glissé un CD de Bach dans la mini-chaîne placée sur le buffet bas à décor de joueurs de cornemuse de l’entrée. Le reste de la décoration est plus d’inspiration Louis XIII, avec ses lourds fauteuils à haut dossier et la desserte en bois sombre aux pieds torsadés.

Tanner s’est assis à gauche de la cheminée et feuillette distraitement un exemplaire passé du magazine Voiles et Voiliers, qu’un résident a dû laisser derrière lui. Perrine s’est placée dos au feu et apprécie visiblement la chaleur bienfaisante sur ses lombaires fragiles. Elle tient élégamment sa tasse à café en Limoges et en sirote le contenu à petites gorgées délicates. En face d’elle, un léger sourire flottant sur ses lèvres où subsiste une trace de rouge à lèvres, Maryse est plongée dans la lecture d’un livre d’art consacré à l’École de Pont-Aven. Armance se demande si la lecture à travers des verres fumés est bien confortable sous une lumière tamisée, mais elle ne se permet pas de se renseigner sur le pourquoi de ces verres verts. Restés debout, d’Angers, Tanner et Paul Pleyben sont en train d’examiner une poutre maîtresse au plafond, dont la propriétaire des lieux craint qu’elle soit attaquée par la mérule. Ils parlent en sourdine, comme s’ils retrouvaient les coutumes ancestrales de la veillée au coin du feu.

Le vent s’est à nouveau levé, faisant grincer les ramages du vieux chêne devant la fenêtre. Par instants, la pluie assène ses claques sonores sur les petits carreaux de la fenêtre à meneaux.

Bientôt, Perrine étouffe un bâillement de sa main aux ongles vernis de rose et annonce qu’elle monte se coucher. Son mari, à présent en grande conversation avec Longuédec, ne bronche pas lorsqu’elle prend congé. Mais celle-ci, toujours aimable, ne semble pas en prendre ombrage et s’éclipse en esquissant un petit signe de la main.

J’avais découvert dans un livre pour enfants – trouvé dans la maigre sélection des romans autorisés qui s’étalaient tristement sur l’étagère sombre – l’histoire de cette petite fille que sa maman réveillait chaque matin d’un baiser sur le front et d’une caresse sur la joue. Je crois bien que j’avais lu et relu ce passage jusqu’à ce que les lignes se mettent à danser sous mes yeux et perdent tout leur sens. Incrédule, j’imaginais la vie de cette enfant nourrie aux caresses et aux petits plats. Comment cela était-il possible ? Dans quel monde vivait-elle donc, était-elle de quelque planète inconnue perdue au milieu du firmament ? Je n’avais des astres et planètes qu’une connaissance sommaire voire fantasmée, pourtant, je me berçais de l’illusion qu’elle ne pouvait être une habitante de cette Terre, sans quoi, pourquoi aurait-elle eu ce traitement de faveur ? Je m’en ouvrais à Pélagie qui dormait dans le lit d’à côté du dortoir sans chauffage, mais elle comme moi pensait qu’il s’agissait là d’une fable écrite pour endormir les enfants. Enfin, avait-elle ajouté avec son air hardi, « ceux à qui on raconte une histoire avant de dormir, bien sûr ! ». Pélagie était aussi grande et carrée que j’étais petite et menue, mais aurait-elle été d’un gabarit inférieur qu’elle aurait, de toute manière, occupé tout l’espace. En effet, avec sa gouaille et son sens de l’à-propos piquant, rares étaient ceux qui osaient s’y frotter. Je pense qu’elle faisait un peu peur avec sa bouche qu’un rictus mauvais déviait légèrement lorsqu’une pensée maligne lui traversait l’esprit. Pourtant, je peux assurer que sous ses airs rosses et bravaches, Pélagie était la bonté incarnée, peut-être pas dans le sens où on l’entend d’habitude évidemment, mais je savais qu’elle aurait donné sa chemise pour ceux qu’elle aimait. À sa manière brusque, presque agressive, elle me protégeait des brimades en aboyant sur ceux qui me cherchaient des noises. Je revois sa grande carcasse un peu dégingandée dans son sarreau mal coupé et trop court pour ses pattes de sauterelle. Qu’elle me faisait rire lorsqu’elle s’amusait à sauter dans les flaques boueuses, juste au moment où passait notre ennemie jurée, cette fille aux tresses sages et à l’air soumis, qui remportait les suffrages des aînées. Pélagie savait qu’elle se ferait punir encore une fois, priver de repas et enfermer dans LA pièce. Mais c’était plus fort qu’elle, il fallait toujours qu’elle se moquât de ceux qui monnayaient, de leur silence obséquieux, un traitement de faveur. J’ignore ce que la vie a fait d’elle, nos chemins se sont brusquement séparés, lorsque les portes se sont enfin ouvertes, poussées par des fonctionnaires serviles et un peu honteux. Qu’est-elle devenue ? Où est-elle allée, elle qui n’avait pas l’âge de s’occuper encore d’elle-même ? D’après le peu qu’elle avait bien voulu dire de son histoire, elle n’avait pas de famille à proprement parler, et c’était paradoxalement ce manque fondamental qui lui faisait mieux supporter l’existence recluse qui nous avait été brutalement imposée. Elle parlait parfois de « l’Autre », sans que je susse jamais avec certitude de qui il s’agissait. Évoquait-elle la figure paternelle ou celle d’un autre membre de sa famille ? J’avais une fois essayé de lui tirer les vers du nez mais je m’étais vite ravisée, face au regard assassin qui avait accueilli mes paroles. Elle était Pélagie. Point. Dont acte. Portrait sépia d’un temps reculé que je voudrais à jamais oublié mais qui s’obstine à se rappeler à mon souvenir, toujours au moment où je m’y attends le moins, me cueillant brusquement sur le chemin de mes activités quotidiennes.

5

La pluie a cessé un peu avant l’aube, laissant place à un paysage délavé semblable à quelque aquarelle qui n’aurait puisé que dans la palette des gris. Lorsque Armance s’est levée, tôt comme à son habitude, elle a eu la surprise de voir que le loquet de la porte de cuisine donnant directement sur le jardin était en position ouverte. Aurait-elle oublié hier soir de vérifier la fermeture de toutes les issues ? Cela lui semble plus qu’improbable car, autant elle se montre légère sur la sécurité lorsqu’elle est seule chez elle, autant elle veut parer à toute éventualité quand elle accueille des hôtes. Non pas tant qu’elle craigne l’intrusion de criminels dans sa maison d’écrivains mais elle s’en voudrait si un cambrioleur venait dépouiller un pensionnaire de son bagage ou, pis encore, de son manuscrit. « Autre hypothèse, se dit-elle en sortant du buffet les bols vieillots en faïence de Digoin, quelque vacancier aura souhaité aller se promener au petit matin… » Elle a allumé la cafetière et dispose un assortiment de confitures maison et de miels sur la grande table de ferme. Elle n’attend pas nécessairement ses hôtes pour prendre le petit-déjeuner, tout d’abord parce qu’ils ont tous des horaires de lever différents et ensuite, parce qu’elle aime secrètement être tranquille pour avaler son café et ses tartines. Il n’en a pas toujours été ainsi, elle se souvient d’un temps où, au contraire, prendre le petit-déjeuner en compagnie était un plaisir. Mais cette période a fait long feu et se perd dans les méandres de sa mémoire.

Elle ne laisse pas ce genre de réminiscences lui assombrir l’âme et préfère penser à la douce soirée de la veille. Le mélange des gens et des genres ne fonctionne pas toujours, elle est bien placée pour le savoir, elle qui accueille sous son toit des individus d’absolument tous horizons. Mais cette dizaine de jours promet d’être plaisante avec ces personnes bien élevées, soucieuses de faire en sorte que tout se passe bien.

*

Il frissonne dans le vent chargé d’humidité qui se glisse sous ses manches par les poignets mal serrés de son caban bleu marine. Pourtant, il est habitué à des températures bien plus froides, de celles qui vous gèlent sur place si vous avez le malheur d’avoir défié Mère nature. Il n’empêche, il a du mal à se défaire de cette sensation d’humidité poisseuse qui vous colle aux basques, s’immisce sous les vêtements et se glisse sous l’édredon. Il n’a clairement pas de sang breton dans les veines, se dit-il en hâtant le pas pour conjurer le froid, voilà au moins une certitude dans l’océan de ses doutes… Il est seul au monde sur ce chemin de douaniers qui s’élance à flanc de falaise. Le jour n’est encore qu’une promesse, là-bas sur la ligne d’horizon où se devinent les rondeurs fondues des îles que seuls osent arpenter goélands et cormorans. Il trébuche sur le chemin semé d’ornières boueuses qu’il n’a pas eu le temps d’apprivoiser en si peu de temps passé ici. Des ajoncs et genêts qui bordent le chemin, on ne devine que le foisonnement des massifs agrippés à la terre pour mieux la retenir. Erwan croit déjà sentir les effluves sucrées de l’ajonc, rappelant la noix de coco, qui ne se révéleront qu’avec les premières chaleurs.

« Et merde ! » lâche le jeune homme en manquant tomber de tout son long sur la sente caillouteuse. Comme tous les résidents, il a annoncé aux autres le sujet de son manuscrit. Il s’est borné à parler d’un texte « plus ou moins autobiographique », ce qui a surpris certains convives, considérant sans doute qu’un si jeune homme ne pouvait avoir de matière pour un tel ouvrage… Il n’a pas cherché à les convaincre de l’intérêt de son travail, ce n’est pas son genre de fanfaronner avant d’avoir réussi quelque chose. En outre, il est convaincu que l’écriture est un travail solitaire qui requiert un minimum de mystère, sans quoi, personne ne songerait à ouvrir votre livre…

6

Armance, la femme qui ouvre ses portes aux auteurs en mal d’inspiration ou au contraire submergés par un foisonnement d’idées qui les égare, est une hôtesse prévenante sans être envahissante. Elle sait doser ses interventions et commentaires, en veillant à n’importuner personne. Du moins, c’est l’idée que Geoffroy Tanner s’en fait, mais il n’est pas sûr que tous s’accordent sur ce point. En effet, il a parfois cru noter des mouvements d’impatience chez certains des pensionnaires, petits gestes énervés qui disent mieux que les mots. Mais encore une fois, il ne jurerait pas d’avoir tout à fait raison, après tout, cela fait si longtemps qu’il a quitté la société de ses semblables… Peut-être ne sait-il plus aujourd’hui jauger le comportement des hommes, leurs faiblesses et petites esquives… Ou alors, est-il tout simplement en train de projeter sur ses compagnons de gîte, ses propres réticences et agacements ? Si seulement il était en mesure de répondre à ces interrogations, lui dont le cerveau fait parfois des ratés, courts-circuits impromptus qui le laissent l’esprit confus… Ce matin cependant, il s’est réveillé les idées claires, enfin, aussi claires qu’elles puissent l’être… Il a pris son petit-déjeuner peu de temps après Armance, car celle-ci était en train de terminer sa tasse de thé lorsqu’il est apparu sur le seuil de la cuisine. Elle était déjà affairée au-dessus de l’évier mais elle s’est retournée avec un sourire en l’entendant entrer.

— Bien dormi, Geoffroy ?

— Et vous ? a-t-il demandé en guise de réponse.

— Je crois que je dors toujours bien, a-t-elle répliqué avec comme une note d’excuse dans la voix.

Il a hoché la tête sans répondre et ce silence a interpellé son interlocutrice qui s’attendait à entendre la sempiternelle : « Vous avez de la chance ! Moi je dors si mal… » Cependant, elle n’est pas vraiment surprise car, de ce qu’elle a pu constater,  l’homme est peu enclin à la confidence.

— Thé ? Café ?

— Chocolat ?

— Ah ? Oui bien sûr, ça doit pouvoir se trouver,  fait-elle en ouvrant une porte de placard à la recherche du chocolat en poudre.

— Sinon, ce n’est pas grave, s’excuse-t-il déjà, un jus d’orange m’ira très bien.

— Tenez, voilà la boîte ! Je savais bien que j’en avais quelque part !

Et Armance de verser un peu de lait de ferme dans une petite casserole qu’elle met sur le feu. Pour se donner une contenance, Tanner étale du beurre sur une tranche de pain grillé prélevée dans une corbeille en osier. Il n’ose rompre le silence qui est descendu sur la vaste cuisine qu’éclaire faiblement l’abat-jour en pâte de verre suspendu au plafond. Il soupçonne leur hôtesse d’avoir réglé la luminosité à un niveau bas afin de créer une atmosphère chaleureuse dans la pièce aux dimensions impressionnantes.

Avec un brin de soulagement, il voit débarquer Paul et Salomé, le couple originaire de Normandie, dont il a cru comprendre qu’ils étaient là pour écrire chacun son propre ouvrage. Livre de management et ressources humaines pour lui, livre jeunesse pour elle. Salomé est de taille moyenne, avec le bassin large et le buste menu. Ses cheveux mi-longs et ondulés, d’un blond foncé, encadrent un visage aux traits réguliers, au teint pâle et aux yeux d’un joli bleu. Elle porte un pantalon noir fluide et un pullover rose framboise près du corps, rehaussé par un petit foulard en camaïeu de roses noué autour du cou. Paul est petit, trapu, avec des cheveux fournis poivre et sel et de perçants yeux noirs. Il est habillé tout de sombre.

Ces derniers saluent et s’installent aussitôt. Sans se faire prier, ils attaquent la brioche fraîche et avalent un verre d’orange pressée.

— J’ai l’impression que le temps est en train de changer, lance d’un ton badin la femme d’une petite quarantaine d’années à l’adresse de la maîtresse de maison occupée à éplucher des pommes pour la tarte du soir. Nous sommes partis pour avoir une belle journée ensoleillée…

— Détrompez-vous, répond Armance en essuyant ses mains pleines de farine sur son demi-tablier pour s’emparer du lait chaud et le verser dans le bol de Tanner, ce genre d’accalmie n’annonce en général rien de bon sur cette île.

— Vous m’intriguez…

— Je dis pourtant vrai, explique l’îlienne, par quelque phénomène propre à Bréhat, l’arrêt brutal du vent fort laisse souvent redouter un redoublement de la tempête. Un peu comme le second souffle, si vous voyez ce que je veux dire…

— Ah ! Je l’ignorais, répond Salomé. J’espère néanmoins que ce ne sera pas la tempête du siècle qui va s’abattre sur nous !

— Si un tsunami devait déferler sur cette île, nous en aurions été avisés, la taquine son mari en secouant la tête devant tant de naïveté.

— C’est vrai qu’avec nos applis météo de téléphone, plus aucun caprice météorologique ne peut nous surprendre, renchérit sa femme en croquant dans une petite pomme rouge.

— Sauf que nous n’avons pas beaucoup de réseau ici, corrige Tanner en regrettant aussitôt de s’être immiscé dans une conversation qui ne lui était probablement pas ouverte.

Ce n’est apparemment pas ce que semble considérer la femme se tenant à deux chaises de lui, qui lui répond gentiment :

— C’est vrai ce que vous dites, Geoffroy, il y aurait une attaque nucléaire sur la France que nous en serions les derniers avisés.

— Et c’est tant mieux ! commente Paul en se levant de table. N’est-ce pas ce sentiment d’être coupés du monde que nous sommes tous venus chercher en nous retirant sur une île presque déserte ?

— N’exagérons rien, tout de même, ironise doucement Armance, je ne suis pas Robinson Crusoé et vous n’êtes pas mes Vendredi !

— Ne jamais dire jamais ! rétorque Paul avec un mouvement de bras théâtral.

Avec un bon rire, l’hôtesse regarde le couple s’éloigner en se chamaillant gentiment. On entend Salomé reprocher à son mari ses visions cataclysmiques, lui disant qu’elles risquent de leur porter malheur.

— Souhaitons nous qu’il ne soit pas un oiseau de mauvais augure ! commente joyeusement la maîtresse de maison en se mettant à pétrir la pâte à larges mouvements assurés. Un peu plus de lait, Geoffroy ?

— Non, merci, ça ira. D’ailleurs, je vais également y aller…

— Je ne vous chasse pas, j’espère ?

— Non, j’ai envie de prendre l’air, marmonne l’homme plus brusquement qu’il ne l’aurait souhaité, en repoussant sa chaise.

— Bonne balade, alors !

Armance retourne à ses fourneaux avec l’impression récurrente de ne pas parvenir à fendre la carapace de celui qui vient de prendre congé. Même si, évidemment, rien ne l’oblige à forcer le contact avec ses hôtes. Après tout, se rassure-t-elle en haussant légèrement les épaules, elle n’est ni psy ni monitrice de colonie de vacances, alors ceux qui préfèrent rester sur leur quant-à-soi, libre à eux, elle n’ira pas les chercher !

En entendant claquer une porte à l’étage, elle se rappelle celle donnant sur le jardin qu’elle a trouvée déverrouillée ce matin, et se promet d’en parler à la table du dîner. Non qu’elle veuille exercer un quelconque contrôle sur les résidents mais elle doit bien admettre qu’elle déteste l’idée d’intrusions intempestives sous son toit.