À la croisée des suicides - Manon Lilaas - E-Book

À la croisée des suicides E-Book

Manon Lilaas

0,0

Beschreibung

Minhwan était un étudiant rejeté par son entourage, il s'envolait pour le Japon avec un coeur brisé et une valise presque vide. Il avait pris un aller simple. Jungsu était compositeur. Plutôt doué, mais pas reconnu. Il s'ennuyait. Plus rien ne l'intéressait. Pas même la musique. Peut-être une dépression. Il n'était pas sûr. Il s'ennuyait. Aokigahara était une forêt située dans la préfecture japonaise de Yamanashi où advenaient chaque année de nombreux suicides par pendaison. C'était ici qu'une nuit de mai, deux âmes perdues allaient se trouver et, sur un coup de tête, s'accorder une seconde chance.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 241

Veröffentlichungsjahr: 2021

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



À mes élèves de 2nd 11, qui bien que bavards

m’ont apporté énormément et resteront mes élèves préférés

(ils m’ont obligée à écrire ça).

À chacun de mes abonnés.

À ma famille, mes amis, tous ceux qui me soutiennent.

Et à celle à qui je tiens le plus,

ma petite sœur.

Du même auteur…

Sonate (mai 2021)

Du bout des doigts T1 (août 2021)

Sommaire

Dédicace

Du même auteur…

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Notes

Page de copyright

Chapitre 1

Minhwan observait la terre s’éloigner de lui sans le moindre intérêt. Il arborait un regard impénétrable mais des yeux encore marqués par les larmes. La valise avec laquelle il voyageait était remplie de photos et de regrets. Il y voyait des souvenirs oubliés et qu’il tirait désormais derrière lui sans rien ressentir. Il ne pouvait plus ressentir quoi que ce soit, son cœur était vide, désespérément vide, car on l’avait dit sale, son cœur. On le lui avait arraché. Ses parents, ses amis, son meilleur ami, même. Ils avaient tous piétiné son être sans aucune pitié.

Il savait au fond de lui que c’était de cette façon qu’ils réagiraient, mais il avait naïvement désiré se tromper. Sa famille, ses proches les plus agréables, tous ils l’avaient abandonné. Comment avait-il pu imaginer leur faire confiance ? C’était la question qu’il se posait tandis qu’il essuyait avec véhémence et rage la larme qui ne demandait qu’à rouler le long de son visage.

De son regard sombre, il fixait le ciel dégagé de ce plaisant mois de mai. Belle saison pour mourir…

À qui manquerait-il ? Qu’avait-il de plus à gâcher dans sa vie ? Il avait cru pouvoir se raccrocher à ceux qu’il aimait quand tout s’était écroulé, mais même eux lui avaient tourné le dos. Minhwan ne voyait plus rien dans ce bas monde, plus rien susceptible de l’inciter à reconsidérer sa décision. Ses études s'étaient achevées sur un échec, il incarnait la honte de la famille, personne ne voulait de lui, personne n’était décidé à lui donner sa chance. Aucun avenir ne se présentait à lui, autant ne pas souffrir plus longtemps.

Il préférait encore crever. Même si ça pouvait sembler effrayant – il était effrayé.

Il se souvenait de celui qu’il chérissait, de son sourire, de sa bonté, de toutes ses qualités – qualités qui avaient finalement fait chavirer son cœur innocent. Puis il se rappela son regard à la fois gêné et écœuré. Il se rappela chacun de ses mots, chacune de ses absences, chacun des messages auquel il n’avait pas dénié répondre. Il l’avait abandonné, rejeté quand Minhwan avait osé croire que leur amitié serait plus forte que le mépris.

Il l’avait abandonné, rejeté quand Minhwan avait osé lui avouer qu’il était profondément amoureux de lui.

~~~

Jungsu poussa un soupir. Les yeux rivés sur l’écran de son ordinateur, il attendait. Il ne savait pas trop ce qu’il attendait. C’était beaucoup, vingt-quatre heures, dans une journée. Dormir lui permettait de voir le temps passer plus vite. Et s’il allait dormir ? Il avait une musique à terminer. Il n’avait pas envie de terminer sa musique. Il avait envie de dormir. Non, en fait il s’ennuyait. Dormir lui permettait de tromper l’ennui. Parfois, il rêvait. Ça, c’était cool. Ça l’inspirait, avant. Aujourd’hui, il n’était plus très inspiré.

Rien ne l’intéressait, il s’ennuyait. Il s’ennuyait vraiment. C’était vraiment beaucoup, vingt-quatre heures, dans une journée. Jungsu se sentait en dehors de son corps. C’était bizarre, dit comme ça. Comment se sentait-il ? Difficile à dire. Il s’ennuyait. Disons qu’il se sentait ennuyé. Toute la journée, du matin au soir, du soir au matin. Ennuyé.

Et s’il allait dormir ? Pourquoi pas. Mais sa musique ? Elle n’allait pas s’écrire toute seule. Ce serait bien si elle le pouvait. Pouf, une chanson. Pas de métro, pas de boulot, juste le dodo. C’était sympa de dormir. Dormir lui permettait de tromper l’ennui.

Bref, où en était-il, déjà ? Ah oui, sa musique. Non, décidément, rien ne l’intéressait. Il n’allait quand même pas composer une chanson sur l’ennui. Ridicule. Alors il attendait, les yeux rivés sur l’écran de son ordinateur.

Parfois, il se demandait s’il était en dépression. Il n’était pas triste, lui, simplement las. Rien n’avait de couleur. Rien n’avait de goût. Rien n’avait de sens. La vie n’avait… rien. Il faisait beau aujourd’hui, à Tokyo. Grand soleil. C’était si laid. Lui, il préférait la pluie. C’était beau, la pluie. Le corps humain était essentiellement composé d’eau. L’eau, c’était la vie. Jungsu était de l’eau, donc Jungsu était vivant, et Jungsu aimait la pluie. Il trouvait que ça avait quelque chose de rassurant. Il aimait la nuit, aussi, parce qu’il aimait le calme. Et puis, il aimait dormir. Dormir lui permettait de tromper l’ennui. Il dormait beaucoup.

Souvent, il s’était imaginé fermer les yeux pour ne jamais les rouvrir.

Il avait trouvé ça rassurant, comme la pluie. Mais la pluie, c’était la vie. Le repos éternel, c’était la mort. Incompatibles, non ?

Souvent, il s’était demandé ce qu’il ressentirait à mourir sous la pluie. L’eau, et le sommeil.

Il avait trouvé ça vraiment très rassurant.

~~~

Minhwan était perdu dans l’immense fourmilière qui s’agitait autour de lui. Le temps dans lequel il était piégé lui semblait passer moins vite que celui des insectes ici. L’aéroport… Il n’aimait pas les endroits peuplés, car alors il se sentait vulnérable. Les regards, les jugements, il les craignait comme la peste.

Le garçon leva les yeux au ciel, un ciel dont il savait qu’il le gagnerait tôt ou tard – enfin, tôt, en vérité. Une larme coula, une larme de verre. Elle paraissait lui taillader les joues, il haïssait la sensation qu’elle abandonnait. Il avait pourtant passé un long moment dans l’avion, au-dessus des nuages, mais il ne s’était pas trouvé plus serein. Il avait éprouvé l'impression de dépasser la terre céleste à laquelle il aspirait, et l’appareil lui était apparu comme une cage qui l’empêchait de tendre la main vers le repos éternel.

Fermer les yeux pour oublier la fourmilière, fermer les yeux pour oublier l’abandon, fermer les yeux pour oublier le monde, fermer les yeux pour rencontrer l’éternité. Et l’éternité, si elle n’existait pas, le néant valait malgré tout mieux que ce qu’il vivait. Parce qu’il vivait, pénible châtiment tombé sur lui avant même qu’il n’ouvre les paupières pour la première fois. Vivre, c’était mourir. Il comptait simplement précipiter les choses. Il n'agissait pas mal, c’était lui seul qu’il faisait souffrir. Personne ne le regretterait.

La vie lui semblait une douloureuse humiliation, abjection, abomination. Une condamnation. Elle était une obscure lumière dans un monde illuminé d’un vain espoir. Minhwan se sentait ici-bas pareil à un aveugle égaré. Il zigzaguait le long d’un sentier perdu, et cette lueur tamisée qui guidait ceux qui s’y fiaient, il ne voulait pas même y jeter un regard. C’était à se demander s’il luttait pour vivre ou pour mourir. N’était-il lui-même qu’une ombre ? Ombre parmi les ombres, il y voyait comme en plein jour dans ce qui n’était en vérité que la nuit noire.

Minhwan monta dans un taxi au chauffeur duquel il indiqua sa destination. L’homme le dévisagea un instant à travers son rétroviseur ; il sut qu’il observait un condamné. Il demeura silencieux et conduisit. Et la tombe avançait, et la mort approchait. Le jeune garçon gardait son regard fixé sur l’extérieur, songeant qu’il se trouvait dans un pays où il avait toujours rêvé d’aller. Il avait espéré y venir un jour avec celui qui partagerait sa vie. Il venait seul, tragique destin.

Le voyage fut long… ou bien court, Minhwan était devenu bien incapable d’en évaluer la durée. Lorsqu’il s’abandonnait à ses pensées, des heures pouvaient filer et lui apparaître comme de maigres minutes. Quand il lui fallait faire face à la réalité et vivre avec son monde, en revanche, les minutes représentaient autant d’éternités qu’il devait supporter en attendant que tout cesse. Alors le temps passait, mais son chagrin restait. D’une certaine manière, c’était inéluctable : le lien entre le temps, la vie et la mort était étroit.

Bientôt, la ville disparut pour laisser place à la nature. Les collines devinrent montagnes, Tokyo était loin derrière. Le taxi se gara alors que le soleil entamait une lente descente à l’horizon. Des nuages s’amoncelaient, l’orage n’allait plus tarder. À quelle heure l’avion avait-il atterri, déjà ? Ils devaient rouler depuis longtemps, non ? Peut-être bien, oui, mais Minhwan s’était noyé dans ses souvenirs. Il ne se rappelait rien de leur trajet sinon qu’ils avaient traversé des paysages bucoliques.

Cette forêt aussi était bucolique, mais Minhwan savait ce qu’elle dissimulait derrière cette apparence tranquille. Ainsi, lorsqu’il descendit du taxi, il régla la note et l’homme répondit par un simple « adieu » solennel.

Aokigahara…

Chapitre 2

Jungsu soupira. Il soupirait beaucoup, ces temps-ci. Il soupirait trop. Ça voulait tout dire. Pour une fois, il avait envie de quelque chose. Il avait envie de laisser tomber. Aujourd’hui, il avait fait plutôt beau. Or, maintenant que la nuit approchait, Jungsu voyait venir l’orage. Des nuages, une humidité élevée. Il allait pleuvoir.

La pluie… Il aimait la pluie. Ça devait être agréable de partir sous la pluie.

D’un geste mécanique, il attrapa son manteau. Il quitta son appartement. Il monta dans sa voiture. Il ne portait que son manteau. Il l’enlèverait sans doute. Il aimait la pluie, il voulait la sentir sur sa peau. Il ne pleuvait pas encore. Bientôt.

Il faisait nuit noire quand il arriva. Il avait roulé si longtemps. Presque deux heures, c’était long. Conduire avait trompé l’ennui. Ça avait été agréable. Il s’était dirigé vers la forêt comme vers la mort, de manière mécanique et insensible. La forêt était froide, la mort était verdoyante. Jungsu était déjà mort, ce soir il allait vivre.

Il se stoppa devant de hauts arbres. La pluie battait le feuillage. La nature s’affolait sous l’orage. Et Jungsu était là. Debout. Il regardait la pluie. Il la trouvait rassurante. Il voyait le monde vivre autour de lui, misérable cadavre maintenu par de fragiles ficelles.

Le vent hurlait, la pluie crépitait. Ce qui n’était qu’un banal crachin s’était changé en une averse. Jungsu était heureux. C’était agréable, ça aussi, le bonheur. Il avait presque oublié. Il avait oublié son cœur qui se soulevait. Son âme qui se réchauffait. Son sourire qui se révélait. Il avait oublié. Pourtant, à présent qu’il allait vivre, il était heureux. Les éléments étaient déchaînés. Jungsu les sentait tenter de s’acharner sur lui comme sur les frondaisons. Il aimait bien.

Ici, il faisait froid. La nuit, la pluie et le vent. C’était froid. Jungsu avait retiré son manteau, il frissonnait. Il ne remettrait pas son manteau. Il se sentait sur le point de vivre. Toutes ces sensations en lui, c’était incroyable. Le bonheur, et maintenant le froid. Il ressentait tant de choses… Tellement plus que ces derniers mois.

L’eau glissait sur sa peau. Elle laissait un sillon envoûtant. Jungsu se plaisait à le suivre du regard. C’était beau. Vraiment beau. Et sa peau couverte de chair de poule…

Le vent chargeait avec lui le vacarme de la forêt suppliée. C’était un brouhaha obsédant. Des branches qui craquaient. Des feuilles qui se heurtaient les unes aux autres. La pluie qui fouettait les arbres. Tant de bruits… Le monde vivait.

Dans son studio, Jungsu ne voyait pas le monde vivre. Il y était seul. Pas un bruit, pas un mouvement. Le temps passait, mais Jungsu ne le voyait pas passer. Sans doute passait-il, oui. C’était perturbant que tout passe sans passer, et que Jungsu vive sans vivre.

Il s’enfonça entre les arbres. Il y avait un large chemin rendu boueux par le déluge. La nuit, la pluie. Le repos et l’eau.

Jungsu trouvait ça vraiment rassurant.

Belle soirée pour s’endormir.

~~~

Minhwan errait depuis plusieurs heures déjà. L’orage avait éclaté, comme ses sanglots : le ciel et lui versaient des larmes intarissables. Le jeune garçon se laissait balloter par la rage de la tempête, ployant sous les efforts qu’elle fournissait pour balayer la forêt. Il était fatigué, pourtant il marchait. La nuit était noire, l’obscurité n’était percée que par le faisceau de la lampe torche que Minhwan tenait d’une main tremblante.

Il cherchait l’endroit parfait. Autour de lui, tout lui évoquait la destruction, le chaos, la fin d’un monde. C’était comme si les éléments déchaînés avaient décidé d’illustrer ce qui se produisait dans son cœur brisé par la trahison et la peine.

Minhwan se passa l'avant-bras sur le visage sans savoir s’il enlevait des larmes ou des gouttes de pluie. Elles se ressemblaient tant, à vrai dire…

C’était sa lampe et son destin qu’il tenait d’une poigne de fer, d’une main déterminée à accomplir un ultime geste de désespoir. Était-il prêt à franchir un tel gouffre ? Il ne parvenait pas à répondre alors même que la réponse paraissait évidente.

Non, il ne se sentait pas prêt. Il ne déambulerait pas ici depuis des heures, sinon. Peut-être attendait-il d’être sauvé. Son unique présence à cet endroit traduisait ce besoin de ne plus se sentir si isolé et mélancolique : il avait songé à mourir là où tant d’autres avaient décidé de s’éteindre avant lui, pour ne pas partir oublié, pour se perdre au milieu des âmes comme la sienne. Sans se l’avouer, ce qui l’effrayait le plus, c’était finalement l’abandon. Il ne voulait plus être seul, mais il n’avait plus la force d’appeler à l’aide, car il savait que son appel demeurerait vain et qu’il en souffrirait.

Il n’en pouvait plus de souffrir, ça l’épuisait et il se haïssait de donner au monde un tel pouvoir sur ses émotions. Malheureusement, que pouvait-il y changer ? Il avait toujours été doué d’une grande émotivité ; il se révélait si faible, pointé par des regards acérés qui le visaient sans le lâcher. Les autres lui semblaient contrôler sa vie, mais il n’arrivait pas à répliquer, il se laissait malmener, marionnette qu’il était.

À force de mépriser ceux qui l’avaient fait souffrir, il avait fini par se mépriser lui-même. Il se sentait minable, il n’avait pas même cherché à lutter, mieux valait abandonner. Tant pis. Qu’il abandonne, ça réjouirait sans doute ses proches – ou plutôt ceux qu’il avait considérés ainsi, jadis.

Plutôt que se maudire, il préférait mourir.

Minhwan poussa un piteux gémissement quand une branche, animée par les vents, le heurta sournoisement. À croire que la nature se dressait contre lui – pour l’empêcher d’agir ou bien parce qu’elle le détestait aussi ?

Le faisceau de la lampe que tenait toujours le jeune garçon se mit à grésiller, clignotant de manière inquiétante. Alors c’était ainsi ? Ce misérable objet allait s’éteindre avant lui ?

« Allume-toi, » râla tout haut Minhwan en frappant le manche de sa lampe torche.

Or, plutôt que de stabiliser enfin la lumière, il ne fit qu’en précipiter la chute : après quelques instants, il fut plongé dans la plus parfaite pénombre. Un juron dépité lui échappa, juron qui, loin d’être prononcé sur le ton de la colère, fut lâché d’une voix étranglée par la peine. Il se sentait tout à coup beaucoup plus seul, complètement abandonné cette fois-ci. Il ne possédait plus rien que sa mélancolie et ses tourments.

Les arbres autour de lui formaient autant de silhouettes d’un noir de tourbe, ils se dressaient contre lui comme autant de soldats prêts à l’empêcher d’avancer. Le vent hurlait, l’averse faisait rage, les branches s’agitaient, prises de folie. Le printemps s’était métamorphosé en cauchemar. Minhwan se sentait perdu au milieu d’un infernal paradis. Son corps tremblait, son âme lui paraissait tout aussi dénuée de chaleur, et il n’espérait plus rien.

Plus d’aide, plus de gardien qui le trouverait là, plus de signe miraculeux pour l’épargner.

Il avait amené le nécessaire, tout était rangé dans la valise qu’il traînait derrière lui et qu’il devinait désormais couverte de boue – sans compter que l’eau avait probablement réussi à se glisser à l’intérieur.

Minhwan se montrait rarement vulgaire, mais…

« Quelle nuit de merde, » sanglota-t-il en balançant d’un geste rageur son bagage sur le sol détrempé.

Malgré ses airs souvent matures et calmes, Minhwan était resté le petit garçon qu’il avait été : il aimait les jeux vidéos, les câlins, passer du temps avec ceux à qui il tenait, etc. En revanche, il avait conservé de son enfance une peur presque panique du noir. Il détestait ignorer ce qui l’entourait, même lorsqu’il était simplement endormi dans sa chambre. Alors que dire de sa situation présente, perdu au beau milieu de ce bois sinistre ?

Il aurait tant souhaité quelqu’un pour le guider. N’importe qui. Il voulait rentrer chez lui et effacer les dernières semaines pour retrouver sa vie banale…

Sans y voir, il s’enfonça dans l’inquiétante forêt. Il erra de longues minutes durant avant que ses jambes ne refusent d’exécuter le moindre pas supplémentaire. Désespéré, Minhwan s’assit contre un tronc et, accompagnant de ses pleurs la douloureuse litanie des feuillages torturés, il se mit à sangloter.

Il en avait marre, mais il ne trouvait décidément pas le courage de mettre fin à ses jours.

Parmi les ténèbres de la nuit et les silhouettes des arbres qui s’agitaient autour de lui qui avait enfoui la tête entre ses bras, le jeune homme ne remarqua pas l’ombre malingre qui s’avançait lentement.

Chapitre 3

Jungsu se régalait. Tout était si beau. La tempête, vraiment, c’était beau. Ça créait des sons si mélodieux.

Il marchait, déterminé, sans savoir où. Il marchait, tout simplement. Il finirait par trouver un endroit. Il fallait marcher encore un peu. Il n’avait rien pris pour s’éclairer. Peu importait. Pas besoin de lumière, il aimait tellement la nuit. Ses yeux n’y voyaient rien, son cœur, lui, le guidait.

Son cœur vit juste. Après quelques minutes de plus, Jungsu entendit en dépit de l’orage déchaîné des pleurs étouffés. Oui, quelqu’un pleurait. Qui ? Aucune idée, comment le saurait-il ? Mais quelqu’un pleurait. Il pleurait beaucoup. Il pleurait fort, plus fort que grondait la tempête.

Jungsu suivit instinctivement les sanglots. Il n’y voyait rien. Il faillit tomber à plusieurs reprises. Chaque fois, il se rattrapait de justesse. Plus il cherchait à joindre les pleurs, plus la nature semblait tout à coup se dresser contre lui. Ce n’était plus aussi beau qu’avant.

Jungsu parvint à proximité de celui qui se lamentait. Sa voix était trop grave pour qu’il s’agisse d’une femme, c’était un homme. Les yeux habitués à l’obscurité, il discerna malgré la pénombre une silhouette recroquevillée contre un arbre. Un enfant ? Qu’est-ce qu’il foutait là ? Non, la voix était trop grave. Un ado, peut-être. Ouais, sans doute.

« Vous allez bien ? » lança-t-il sans oser approcher l’inconnu.

Ce dernier sursauta brusquement. Il voulut reculer par réflexe. Il s’aperçut que, contre son arbre, il s’était coincé seul. Jungsu, sans voir son visage, devina sa peur. Le garçon ne l’avait peut-être pas compris : ils étaient au Japon, mais par habitude il s’était exprimé en coréen.

« T’as rien à craindre, dit-il en japonais. T’es venu faire quoi ici ?

— La même chose que toi, j’imagine, » murmura finalement l’étranger après un court silence.

Il avait parlé coréen.

« Tu viens d’où ? s’enquit-il.

— Corée du Sud. Toi aussi ?

— Ouais. Tu voulais mourir ?

— Ouais. Toi aussi ?

— Ouais. »

Le silence se fit entre eux. L’inconnu se passa la main devant les yeux. Il renifla bruyamment.

« Quitte à crever, autant faire une dernière rencontre, dit Jungsu d’un ton détaché. Pourquoi tu veux mourir ?

— Je suis une merde, personne ne m’aime, j’ai aucun avenir.

— C'est-à-dire ? »

L’inconnu poussa un soupir. Il prit une longue inspiration. Il conta son histoire. La pluie n’avait pas cessé. Jungsu l’écouta quand même. Il n’entendait plus la pluie, quand le garçon à la voix grave parlait. Minhwan, c’était comme ça qu’il s’appelait, le garçon. Joli, ça lui allait bien. Enfin… Jungsu ne l’avait pas vu, il ne pouvait donc pas l’affirmer. Mais ça avait l’air de lui aller bien.

Minhwan lui expliqua sa vie paisible. Son échec à l’école Puis, alors qu’il avait besoin de soutien, la révélation de son amour à son meilleur ami. Le mépris, la haine, et l’abandon. Ah ça, Jungsu connaissait. Bof, la vie, quoi. Fallait pas se laisser démonter.

« Un de perdu, dix de retrouvés, dit Jungsu. Quant à ta famille, envoie-la se faire foutre s’ils t’aiment pas pour ce que t’es mais pour tes notes et ta sexualité. Ils méritent pas que tu veuilles te pendre pour eux, c’est totalement stupide. Si tu veux crever, fais-le pour toi.

— Dans ce cas, raconte-moi ton histoire, répliqua Minhwan auprès de qui Jungsu s’était assis. Dis-moi ce qui t’a conduit ici. »

Jungsu raconta. Un gamin de Daegu, une enfance cool. Ouais, c’était cool. Pas de soucis, du repos, tranquille. L’école ? La flemme. Il s’en sortait, il ne cherchait pas à être le meilleur. Et puis il avait voulu se lancer dans la musique. Ah, les rêves de gosse… Idiots. Il avait voyagé de désillusion en désillusion avant de voyager ici, à Tokyo où il tentait de se faire connaître. Vain, totalement vain. Ça ne servait à rien. De bonnes paroles, un bon son, bah ! Il fallait un nom. Dur de se faire un nom, quand on partait de rien.

« Alors t’es désespéré ? demanda Minhwan d’une voix timide.

— Non, pas vraiment.

— Tu veux en finir parce que t’as la sensation d’avoir échoué ?

— Bof, pas vraiment.

— Pourquoi, alors ?

— Je m’ennuie. »

Minhwan demeura muet. Jungsu… s’ennuyait ? Ouais, c’était ce qu’il devait se dire. Pourquoi un type pouvait décider de mourir d’ennui au sens propre du terme ? Pas besoin d’être devin pour savoir que c’était ce que pensait Minhwan.

~~~

C’était bel et bien cette réflexion que Minhwan, ahuri, se répétait : ce garçon qui errait à la manière d’un fantôme dans cette forêt maléfique… il voulait en finir parce qu’il s’ennuyait ? C’était parfaitement absurde !

« Tu peux pas mourir juste pour ça ! s’emporta-t-il. T’as encore plein de choses à vivre ! Et si ta musique finissait par être écoutée, appréciée et connue ? Tu pourrais passer à côté de ça ? Juste parce que tu t’ennuies ? C’est ridicule, ça a aucun sens !

— Ma vie a aucun sens.

— C’est pas pour ça qu’il faut mourir !

— Je pense la même chose de ta situation, répliqua Jungsu en haussant les épaules.

— M-Mais… toi, t’as un avenir ! Je suis sûr que t’es super doué, il suffit que tu t’accroches !

— Flemme.

— Alors tu mourrais parce que t’as la flemme de vivre ?

— Tu veux bien mourir parce que t’as pas le courage de vivre. Chacun sa merde.

— C’est… non, tu te trompes ! C’est pas ça du tout ! clama Minhwan – il marqua une courte pause avant de reprendre, plus bas. J’ai plus rien ni personne, moi. Toi, t’as une famille, un avenir.

— J’ai jamais l’occasion de voir ni l’un ni l’autre.

— Ils existent quand même.

— Le désespoir ne justifie pas la mort, rétorqua Jungsu. Je comprends ce que tu peux ressentir, mais t’es pas au pied du mur. Si t’avais un peu plus de volonté, tu t’en sortirais. T’as peur de vivre, tu choisis la simplicité. »

Minhwan se sentit sincèrement heurté par ces mots qu’il trouva atrocement difficiles à entendre, même venant d’un parfait inconnu. De quel droit le jugeait-il alors qu’il ne connaissait rien de son histoire ? Comment pouvait-il affirmer cela sans savoir les souffrances que son cœur et son corps fragiles avaient endurées ? C’était d’une telle impolitesse ! Il mériterait une bonne gifle pour lui remettre les idées en place ! On n’avait pas idée de s’adresser à quelqu’un de brisé de cette façon !

Jungsu était-il stupide au point de penser que pour un banal chagrin d’amour d’ado, quiconque pourrait en venir à de telles extrémités ? Un acte pareil cachait une souffrance indescriptible, un mal-être si profondément ancré que le seul moyen de s’en débarrasser, c’était de se débarrasser de la vie. Ça n’avait rien – strictement rien – d’anodin. Prendre ça à la légère constituait une véritable insulte à ses yeux.

« Pardon ? Tu sais rien de ce que j’ai vécu ! s’agaça donc Minhwan. Tu sais rien de ce que j’ai éprouvé ! Et si je choisis la simplicité, que dire de toi ?

— Je nie pas chercher la simplicité. Je sais que je vais passer ma vie à me faire chier, ça a fini par me rendre insensible à l’idée de mourir. Au contraire, j’ai même envie d’en finir au plus vite.

— Ça n’a aucun putain de sens…

— Gamin, j’écris, compose et arrange des chansons depuis six ans. Personne me connaît. Moi non plus, je suis rien. J’ai pas de vrai salaire, parfois j’ai dû arrondir les fins de mois en bossant dans une épicerie. La galère, je connais. Mais ça m’a jamais touché. J’aurais pas voulu me crever juste pour ça, juste parce que la société m’accorde pas l’attention que mon égo aimerait recevoir. On est tous différents, faut l’accepter. Mourir, c’est toujours chercher la simplicité, parce que ça implique de fuir ses responsabilités.

— Qu’est-ce que t’en sais ? Parle pas comme si tu savais tout, c’est super vexant !

— Je sais pas tout, effectivement, mais je sais ce que je ressens. Ça me permet d’en savoir déjà assez. J’ai toujours eu la flemme de tout, aujourd’hui j’ai la flemme de vivre. T’as toujours accordé de l’importance au regard des autres, aujourd’hui il est sur le point de t’assassiner. Je te dis : chacun sa merde.

— C’est moche d’insulter quelqu’un qui s’est fait massacrer par la vie au point de vouloir en crever, lui reprocha Minhwan.

— Crever, c’est moche. Crève avec tes illusions, si tu veux, mais moi je dis que c’est lâche. Si ça te révolte autant, c’est peut-être parce que c’est vrai. T’as cru que te suicider, ça t’offrirait une quelconque grandeur ? C’est pour ça que tu veux mourir ici ? Pour qu’enfin on te remarque ? Pour qu’on fasse attention à toi ? »

Minhwan se sentit révolté par ces affirmations hasardeuses : de quel droit Jungsu se permettait-il de telles réflexions sans même le connaître ? Parler ainsi revenait à faire preuve d’une indélicatesse telle que le jeune garçon ne parvenait toujours pas à croire que son aîné ait pu lui tenir un tel discours. Cherchait-il à se moquer de lui et de sa douleur, ou bien s’avérait-il aussi insensible que sa voix neutre le laissait paraître ? Se rendait-il compte qu’il enfonçait plus encore quelqu’un qui se sentait déjà au plus profond des abysses de la douleur ?

« Et toi ? riposta-t-il donc. Froid et insensible, c’est quel genre de regard que tu portes sur la vie ? Tu t’ennuies ? Merde, mais t’as la chance de pouvoir faire un métier artistique et réussir à t’en sortir quand même ! De quoi tu te plains ? Qu’est-ce qui t’ennuie autant, dans la vie ? Peut-être que toi aussi, t’as peur, peur d’essayer vraiment. C’est pour ça que tu décolles pas, que tu restes cantonné à ton studio et ton ennui. Si t’avais un peu plus de courage, je suis sûr qu’il y aurait eu moyen pour que tu sois une star !

— Ouais, possible. »

Minhwan demeura coi devant cette réponse plus qu’honnête. Désarçonné, il ne sut pas quoi ajouter. Il ne trouva pas le temps de tourner en boucle dans son esprit les mots – peut-être vrais mais assurément blessants – de Jungsu que déjà ce dernier reprenait la parole.

« Minhwan… ?

— Ouais ?

— Je crois que ta raison de mourir est stupide.

— Merci, ça fait plaisir…

— Et tu crois que ma raison de mourir est stupide.

— Je confirme.

— J’ai un truc à te proposer.

— Comment ça ?

— Une semaine. On se donne encore une semaine à vivre, une semaine pendant laquelle on essaie de voir si on aurait pas tort de vouloir mourir pour ça.

— Hein ?

— Ça marche ? »

C’était ridicule ! Minhwan se tourna vers celui qu’il savait un peu plus âgé que lui. Assis auprès de lui, Jungsu le fixait également. Les regards se croisèrent, ils gardaient le silence. Rien ne se révélait dans leurs prunelles obscures. Minhwan leva les yeux aux cieux déchaînés : que lui fallait-il faire et que répondre à ça ? Il n’avait rien à prouver, ça semblait parfaitement absurde. Il voulait dire non, quand ses lèvres s’ouvrirent :

« D’accord, acquiesça-t-il sous l’effet d’une pulsion inconnue. Ça marche. Une semaine. »

Une semaine pour décider s’il devait vivre ou mourir…

Chapitre 4