Aimer au-delà des étoiles - Marie Helen Chabbert Bidault - E-Book

Aimer au-delà des étoiles E-Book

Marie Helen Chabbert Bidault

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Beschreibung

"Aimer au-delà des étoiles" aborde avec profondeur les grandes questions de l’existence. À travers des récits poignants et variés, chaque intrigue se distingue par une richesse d’émotion et une rare originalité. L’amour, la quête de sens et les relations familiales sont traités avec une finesse remarquable, tout en soulevant des réflexions sur la condition humaine et la place des croyances dans le monde. Animée par des personnages saisissants, cette saga conjugue habilement questionnement et suspense, vous entraînant dans un voyage où émotions et destinées se croisent. Elle invite à une méditation profonde sur les liens et les choix qui façonnent nos vies.

  À PROPOS DE L'AUTRICE

Après une carrière professionnelle brillante et une vie familiale marquée par de nombreux bouleversements, Marie Helen Chabbert Bidault a choisi de se consacrer à l’écriture. À travers cet art, elle exprime ses émotions les plus profondes et explore des mondes illimités, où l’imaginaire déploie toute sa richesse.

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Seitenzahl: 782

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Couverture

Titre

Marie Helen Chabbert Bidault

Aimer au-delà des étoiles

Copyright

© Lys Bleu Éditions – Marie Helen Chabbert Bidault

ISBN : 979-10-422-4922-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Je dédie ce livre à ma fille Marie-Anne

qui a su si bien m’encourager à coucher sur ce papier

les péripéties de cette femme nommée Alphonsine

qui a traversé ce siècle exceptionnel

par ses rebondissements de toutes sortes,

dans lesquels chacun peut se retrouver

à un moment donné de son existence

Prologue

12 juillet 2051

La chaleur de l’été écrase la ville. Les habitants restent cloîtrés chez eux dans leurs villas climatisées.

Dans l’une d’elles, une femme très âgée, couchée dans son lit qu’elle affectionne tant, les jambes réchauffées par un plaid, regarde vaguement son robot Yan lui installer son gâteau d’anniversaire.

Elle a 106 ans. Il y a une grosse bougie et six petites.

Son visage parcheminé de rides reste d’une beauté surprenante. Ses yeux ont gardé ce bleu qui faisait rêver, cependant elle ne voit pas bien les visages de ses arrière-arrière-petits-enfants.

Sa bouche aux lèvres affinées et rosées laisse échapper une petite voix encore un peu chantante. Ah ! Ses mains… Ces mains, si elles pouvaient parler, vous raconteraient tous les gestes qu’elles ont faits tout au long de leur vie. Les veines qui sillonnent la peau si fine, si fragile retracent les parcours de plus de cent années d’une vie bien remplie. Elle sait que, bientôt, elle ne fera plus partie du monde des vivants.

Elle n’a aucune crainte, car elle se souvient… Il y a bien longtemps, au cours de l’un de ses voyages, cette mort, elle l’a déjà rencontrée ; c’est pour elle presque une amie. Elle sait que le moment arrive et qu’elle doit patienter encore un peu. Elle fermera ses beaux yeux fatigués et retrouvera tous ses amours lorsque ce corps épuisé aura fait son dernier tour de piste. Une valise vide est prête au pied de son lit comme un symbole. Aujourd’hui, elle sait que ce sera le dernier adieu à cette petite famille qu’elle devine à travers sa vue affaiblie et dont elle entend mal le son de la voix.

Charles est là, près d’elle. Elle le sait, elle le sent, il ne la quittera pas. Il a traversé les étoiles et les galaxies en lui tenant la main, il ne la lâchera pas pour le dernier voyage.

1

12 octobre 1944

Par un soir particulièrement doux, un couple sort d’une séance de cinéma. Serrés l’un contre l’autre, ils rejoignent leur maison. La guerre est finie. Le ciel piqueté d’étoiles brille dans cette nuit de pleine lune. Ils parlent et repensent à ce film qu’ils viennent de voir, Le Chant du Missouri de Vicente Minnelli, dans lequel ils ont pu admirer la beauté de Judy Garland et le jeu de Tom Drake, stars de l’époque. Comme ils apprécient cette balade ! Sans couvre-feu, sans peur de rencontrer les Allemands ou la milice pour contrôle d’identité. Enfin, plus de bruit de bombardements, plus de fuite dans les abris, plus de contraintes d’aucune sorte. En fait, le bonheur de ne pas avoir été privé l’un de l’autre, de ne pas avoir été arrêté, de ne pas avoir été tué. A-t-il fallu tant de malheurs pour savoir apprécier le bonheur ?

Et c’est lors de cette douce nuit qu’un enfant fut conçu…

12 juillet 1945

C’est au cours de cet été caniculaire que naît une petite fille nommée Alphonsine – Marie-Justine.

C’est moi… Je viens d’ouvrir mon premier regard sur le monde. Accouchement difficile qui a lieu à la maison entre médecin et sage-femme, sous le regard attentif de l’époux. Mes parents appartiennent à la bourgeoisie de la ville, dans la belle banlieue nantaise, à Saint-Germain-de-Concelles.

Mon père, Eugène Duchemin, possède une grosse usine de chaussures employant plus de huit cents ouvriers.

Propriétaire d’un adorable petit château de famille du XVIe siècle, cette chambre dans laquelle je viens de voir le jour est spacieuse et claire. Aux murs, une toile tendue rose poudré, des doubles rideaux de chintz à grosses fleurs aux tons pastel.

Ma mère, Yolande, fille d’un ambassadeur, grande, mince, d’une santé délicate, est d’une beauté à couper le souffle. Des yeux d’un bleu intense qui incitent au romantisme et à la passion, de longs cheveux blonds et bouclés. Douce, calme, un caractère souple, elle est habituée à obéir. Élevée dans un pensionnat pour jeunes filles de bonne famille, elle n’est pas bien à l’aise face aux difficultés de l’existence. Cultivée, musicienne, sensible, romantique, artiste à ses heures, elle aime peindre et lire. Elle fut présentée un soir de bal à Eugène. L’amour pour elle n’était pas au rendez-vous. Superbe dans sa longue robe de soie verte, parsemée de perles, sa chevelure relevée en un chignon adorable, elle ne fait aucun effort pour séduire, à son insu, ce futur époux. Les familles ayant programmé cette union sans leur demander leur avis, ils se marièrent le 14 décembre 1936 à la cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Nantes.

Avec le temps, Yolande commença à apprécier son époux. La sécurité aidant, elle finit par l’aimer tant et si bien qu’elle ne pouvait plus envisager de vivre sans être auprès de lui.

Cet enfant est l’espoir pour ce père qui pense qu’un garçon assurera la relève de la direction de son entreprise.

Oh ! Déception, je ne suis qu’une fille !

C’est une gouvernante qui me donnera mes premières notions de lecture, de mathématiques et autres matières. Peu de camarades de jeu, excepté Jean-Paul. Fils du jardinier, brun bouclé, de magnifiques yeux noirs, calme, doux, intelligent, rêveur, avec lequel je passe des après-midi à construire des cabanes en forêt. Nous observons la nature et collectionnons des papillons quand nous arrivons à les attraper. L’été, de longues baignades dans le grand lac sous la surveillance de la mère du petit garçon ou de ma gouvernante nous permettent de nous rafraîchir lorsque les températures atteignent plus de 35 °C.

Récemment, un poste de télévision vient d’être livré au domaine. Nous sommes médusés par ce petit écran noir et blanc. Véritable voix officielle du gouvernement, qui s’invite chaque soir dans quelques salons français. Nous sommes autorisés à regarder quelques dessins animés les jours de froid ou de pluie.

Puis, nous grandissons et nous nous rencontrons de moins en moins. Je sais qu’un de ces jours je vais partir dans un pensionnat. Ma gouvernante a commencé à établir des listes, énumérant le matériel scolaire, livres, cahiers, et un trousseau. Il est prévu un uniforme bleu marine et blanc.

1er octobre 1956

Aujourd’hui, c’est la rentrée. Ma mère m’accompagne.

À l’arrivée, je suis prise en charge par une personne au regard bienveillant qui se présente comme maîtresse d’internat.

Je rejoins ma minuscule chambre dotée d’une fenêtre donnant sur le parc. Un petit lit en bois, une chaise, un bureau, un cabinet de toilette attenant et c’est tout. Ma mère, ayant fait toutes les formalités, m’embrasse tendrement et se retire. Je sens mon cœur se serrer. Je regarde partir cette dame qui ne se retourne pas pour me jeter un dernier regard. Je ne peux m’empêcher de laisser rouler quelques larmes sur mes joues.

Quelques instants plus tard, je me retrouve seule. J’ai onze ans. Cette institution se nomme lycée Blanche-de-Castille, tenue par des Ursulines, boulevard Jules-Verne à Nantes. Je rentre dans la classe de 6e. Anglais et latin sont au programme.

C’est un magnifique château dont l’environnement est fort agréable. Dans cet établissement, pas de télévision. Une certaine discipline est imposée, mais peu de punitions. La directrice, très humaine, est à l’écoute de chaque élève pouvant présenter des difficultés scolaires ou d’adaptation. Je sais que désormais je vais rester ici toute ma scolarité. Je sortirai avec mon baccalauréat en poche. Je sympathise avec des élèves, me fais des amies. Certaines viennent passer quelques jours pendant les vacances chez moi. Nous parlons, nous amusons, lisons beaucoup et jouons également du piano. Nous avons chacune notre chambre, mais parfois nous nous réunissons dans la mienne quand mes parents sont censés dormir. Nous parlons et refaisons le monde.

Nous restons amies toute la période à Blanche-de-Castille. L’enseignement est bon, les professeurs aimables, assez compréhensifs. Je suis une élève moyenne, bien intégrée dans ce collège-lycée où je me lie d’amitié avec plusieurs jeunes filles qui ont des idées totalement différentes des miennes, mais sur le fond, nous finissons toujours par tomber d’accord. Je suis passionnée par les sciences, surtout par l’étude du corps humain.

Chaque année, je passe dans la classe supérieure et l’enseignement que je reçois m’ouvre au mystère de la vie. La philosophie m’interpelle. Avec mes camarades, nous débattons de beaucoup de sujets.

Le jour de l’examen, je suis assez inquiète, car mes parents ne semblent pas vouloir que je continue mes études. Pour eux, cet examen met un terme à ma vie d’étudiante.

1963 – Année du baccalauréat

Après mon succès à cet examen de fin d’études, je reste quelque temps dans la maison familiale et je retrouve de temps en temps mes amis de lycée à Nantes.

Pour mes dix-huit ans, une soirée est organisée dans la belle demeure où une superbe salle est réservée à cet effet. Mes parents souhaitent me présenter de jeunes hommes en vue d’un beau mariage. J’ai un niveau d’études suffisant pour me marier, me laissent-ils entendre. Ce soir-là, je précise mes souhaits qui ne sont pas du tout les leurs.

— Père, merci d’organiser ce bal, mais sache que mon objectif n’est pas de convoler. Je veux soigner des malades. Mon bac me permet maintenant d’accéder à cette formation dès la rentrée d’octobre. Je rêve de faire carrière dans un centre hospitalier. Il y a une école d’infirmières au CHU Hôtel-Dieu de Nantes, ce sera très facile. Je m’y vois déjà.

— Non, non et non ! Je m’y oppose, répond mon père. Tu n’embrasseras pas cette profession qui ne correspond ni à toi, ni à mes projets, ni à notre milieu. Je t’ai offert cet alezan pour te distraire en attendant.

Je ne réponds pas. Je me lève, sors du salon, claque la porte. Ce qui n’est pas dans mes habitudes. Je suis très contrariée. Je vais à l’écurie, enfourche ma jument, me dirige vers la sombre forêt de Gâvre, sous les grands chênes où je peux entendre le cerf bramant à la période de ses amours. Je suis bien décidée à ne pas céder devant cette autorité. Mais mon père semble déterminé et ma mère n’a pas l’habitude de le contrarier dans ses décisions. En attendant, j’évite de me retrouver seule avec mon père qui, je le sais, ne changera pas d’avis.

Malgré mon manque d’enthousiasme, les préparatifs s’organisent. Le soir, ma mère me fait descendre dans le salon d’essayage et c’est à contrecœur que je me laisse habiller pour cette réception. Une robe longue en mousseline bleue assortie à la couleur de mes yeux, dont le décolleté est trop prétentieux à mon goût. La robe coupée à la taille met en valeur mon buste et la finesse de ma silhouette. Ma gorge permet d’apprécier au premier regard un double rang de perles fines. Des dormeuses se cachent un peu sous les boucles brunes de ma chevelure répandue harmonieusement sur mes épaules à la peau laiteuse. Je porte des escarpins en soie bleue, confectionnés uniquement pour moi à l’usine.

La salle a été décorée. Le plancher invite à la danse. Les quatre lustres de cristal scintillent de mille feux et se reflètent dans les glaces fixées sur les boiseries. Je reconnais la magnificence du lieu. Dans le salon attenant, boissons, petits fours régalent les invités. Pour l’occasion, j’ai invité mes quatre meilleures amies du lycée Blanche-de-Castille, qui se réjouissent à l’idée de faire des rencontres intéressantes. La gent masculine choisie par mon père, je ne la connais pas. J’ai la sensation d’être mise en vente. Je repense à mes lectures sur l’esclavage où les plus jolies filles étaient exposées et vendues. Voilà ce que je suis. Offerte et sacrifiée par mon propre père !

Je suis très courtisée, je me trouve vraiment très belle dans le reflet des glaces de la salle de bal, mais cela me laisse indifférente.

Je veux que rien ne vienne perturber mon projet. C’est décidé, ce soir, aucun garçon ne retiendra mon attention.

La soirée s’écoule, mais, effectivement, pas un seul jeune homme ne me séduit. Par contre, ils dansent tous, avec moi. Chacun me flatte à sa façon. Je leur plais, c’est certain, mais le projet qui m’accompagne également. Je n’aime pas cela, j’ai l’impression d’être une marchandise exposée sur un étal, luxueux, certes, mais un étal tout de même.

Un homme d’une trentaine d’années me confie au cours d’une danse que ce « manège » ne lui plaît guère. Il est venu uniquement pour faire plaisir à l’industriel. Il m’ajoute dans le creux de mon oreille :

— Ne vous mariez surtout pas sans amour. Vous êtes trop douce, trop jeune, trop jolie pour laisser votre père choisir votre époux.

Sa phrase reste gravée dans mon esprit, mais saurai-je résister à l’autorité paternelle ?

Le lendemain, en famille, nous faisons le point sur la soirée. Aucun prétendant n’a été retenu. Par contre, chacune de mes invitées ont des rendez-vous. Pour elles, le mariage est un de leur objectif. Je suis heureuse pour elles.

Mes parents sont déçus. Mais que s’imaginaient-ils ?

Novembre 1963

Alphonsine, fille de salle à l’hôpital1

J’ai pris une décision pour mon avenir et ce n’est pas le mariage. Je me sens trop jeune pour emprisonner ma vie maintenant sous le joug d’un homme. Les temps changent et la condition féminine ne doit pas forcément être dépendante de celle de son mari. La femme a le droit de se réaliser, elle aussi. Nous ne sommes pas là que pour faire des enfants. Nous pouvons mener les deux choses de front.

Après de longues négociations avec mes parents, c’est toujours non ! Je ne peux m’inscrire dans cette école, la majorité étant à vingt et un ans, je me dois d’obéir.

Pour me dégoûter à jamais de ce métier, mon père fait des démarches afin que je sois fille de salle dans l’hôpital de notre ville. J’accepte bien volontiers, et c’est ainsi que je me retrouve un beau matin d’automne à faire le ménage dans ces grands dortoirs où gémissent des hommes de tous âges. Les tâches subalternes ne me rebutent pas. Je vais leur montrer où se trouve ma voie !

Au bout d’une semaine, mes parents attendent avec impatience ma démission. Il n’en est rien, bien entendu ! Je me sens à ma place dans ce service de chirurgie où ne sont regroupés que des hommes de tous âges. Le chef de service est une religieuse au tempérament draconien aussi bien avec le personnel qu’avec les patients. Cela me surprend, car je me faisais une idée totalement différente des bonnes sœurs. Quelle inhumanité !

Mes parents ont capitulé et compris qu’il était inutile de revenir sur ma décision. Je me sens forte, j’ai gagné ma première bataille.

Je vais passer trois mois dans ce service, à découvrir la détresse, la souffrance, la mort aussi… mais aussi le bonheur de les voir guérir et quitter le service pour rentrer chez eux. Une période très riche pour moi. Je ne soigne personne, mais je participe par ma présence. Je suis attentive à tout ce qui se passe, même si j’ai dans les mains un seau, un balai, de la vaisselle, ou du linge souillé.

Je sais que ma mère, au fond d’elle-même, me comprend. Un soir, à table, elle a répliqué face à mon père dont le regard restait gris de colère.

— Il faut lui faire confiance, elle est suffisamment adulte, ce métier fera d’elle rapidement une vraie femme, utile au monde. Quoi de plus gratifiant que d’essayer de soulager la misère humaine ? Elle a ce désir depuis qu’elle était enfant. Elle nous l’a caché, car elle savait que tu t’y opposerais avec force.

Son mari rétorque :

— Tu as sûrement raison… mais je suis tellement déçu ! Contrarié à un point que tu ne soupçonnes pas.

1964 – Septembre

Ma vie d’étudiante à l’hôpital

Enfin ! Je quitte ce service. Je me prépare à rentrer dans cette école d’infirmières. Toute à ma joie, je loue un studio proche du centre hospitalier. Je commande mon uniforme : tailleur bleu marine, chemisier blanc, sans oublier le petit béret avec la croix rouge, emblème de notre institution où règne la rigueur. Je vérifie ma tenue de stage, coiffe et col impeccablement amidonnés. Je plonge les deux mains dans le tablier blanc dont les bretelles sont croisées dans le dos et je me prends pour Florence Nightingale la Dame à la lampe2. Je trépigne d’impatience. Je me sens vivante, indépendante, sûre de moi, motivée ! Les cours me passionnent autant que les stages qui se succèdent, nombreux et variés, hommes, femmes, enfants, maternité…

Lors de mon stage en chirurgie hommes, je raconte aux élèves une anecdote qui m’est arrivée mardi dernier. J’ai fêté mon anniversaire et avais confectionné un gâteau pour l’équipe A seize heures, nous nous rassemblons dans l’office autour de quelques assiettes et verres en carton qui sont alignés sur la table en bois. Un paquet est posé devant la place qui me revient, accompagné d’un bouton de rose jaune cueilli dans les jardins de l’établissement où une roseraie fait l’admiration des visiteurs.

— Oh ! Vous m’avez fait un cadeau, comme c’est sympa !

Je suis émue et mes doigts tremblent un peu lorsque je dénoue le ruban doré qui entoure joliment le papier cadeau fleuri. Je libère la boîte, ôte le couvercle et pousse un cri d’épouvante en dépliant une compresse légèrement imprégnée de sang ! C’est un index qui arrive tout droit de la salle d’opération.

Grands éclats de rire, bien évidemment !

Stage au bloc opératoire

Puis un autre sujet m’interpelle qui n’est pas une plaisanterie que je vais essayer de débattre avec nos enseignants.

Parfois, nous recevons au bloc des nouveau-nés atteints principalement de sténose du pylore ou de malformations cardiaques. Évidemment, seul un geste chirurgical peut rétablir l’anomalie. J’étais stupéfaite ; ce jour-là, terrorisée, effrayée de voir le bébé Manuel, âgé de cinq jours, ligoté, amarré sur la table d’opération sans aucune anesthésie. Je me suis précipitée vers la table, j’ai crié, m’adressant au chirurgien que je venais d’habiller :

— Mais ? Il n’a pas été endormi ! Attendez, il n’est pas prêt… ! Voyons ! Enfin ! Mais…

— Ma petite demoiselle, un petit enfant n’a pas besoin d’anesthésie, c’est trop dangereux. On n’endort pas les bébés, encore moins un nouveau-né. Il ne souffre pas de toute façon, le cerveau n’est pas fini. Quand un enfant crie, c’est de colère, qu’il a faim ou soif, ou pour rien.

— Monsieur, je ne comprends pas ce que j’entends. Mais ce n’est pas vrai ! Vous n’allez pas inciser tout de même ! Regardez-le, il fait un semblant de sourire à l’infirmière qui lui pose un champ opératoire sur son minuscule thorax.

Là-dessus, le chirurgien se penche, le scialytique descend fixant de son éclat le minuscule abdomen. Le bistouri incisé, les deux lèvres s’ouvrent rougies par le sang épongé aussitôt. Le chirurgien commence son travail d’anastomose. L’estomac est là béant, prêt à être raccordé au pylore. Je regarde le nourrisson, je recule, je ne me sens pas bien du tout. Je m’éloigne du champ opératoire, fais deux pas en arrière, recule à nouveau jusqu’à la porte à galandage que j’ouvre à l’aide de mon pied et me retire dans la coursive où je me précipite vers les toilettes pour aller vomir. Au réfectoire, c’est le grand sujet avec les élèves.

Cet après-midi-là, nous n’avions pas stage. Je suis allée fouiller dans la bibliothèque pour faire le point sur cette histoire d’anesthésie générale chez le nourrisson. Il faut absolument que j’en parle en cours, cela ne peut plus durer. Pourquoi un bébé ne ressentirait-il pas la douleur ? Je pense à la dernière guerre où les médecins allemands exploraient les corps sans endormir les gens qui supportaient, ventre ouvert, l’insupportable !3

Je me saisis d’un volume traitant le sujet, je lis :

Le système nerveux de l’enfant est immature, donc il ne ressent pas de douleurs. Les cris, les raideurs pendant une chirurgie invasive sont interprétés comme des réflexes et l’atonie (inertie psychomotrice) du bébé est une preuve supplémentaire de son insensibilité à la douleur.

J’écarquille les yeux. Une élève, Marie-José, passe dans le couloir. Je sors, l’interpelle :

— Marie-José, rentre. Viens lire avec moi ce qui se passe dans les blocs opératoires lors des interventions sur les nourrissons.

Elle prend place à côté de moi sur la grande table ronde où sont étalées un tas de revues médicales. Je relis à voix haute ce que j’ai lu précédemment. Elle est interloquée.

— Je ne suis pas encore passée en stage au bloc. Mais je n’aurais pas la force d’assister à ça, d’autant que j’ai une petite sœur qui a deux mois.

Je poursuis ma lecture sur la Revue du Praticien :

En 1938, le docteur Dupin écrit : Le système nerveux du petit enfant est imparfait. Il a sans aucun doute une sensibilité générale bien difficile à préciser. Si bien que pendant les premiers jours de la vie on peut opérer sans anesthésie. La douleur n’existe chez le tout-petit que si elle est reconnue par les adultes ou les soignants qui savent si le petit souffre ou pas.

— Mais c’est une histoire de fous ! me dit Marie-José.

Nous découvrons un article qui nous sidère sur la douleur nociceptive : Cette douleur est provoquée par une lésion tissulaire. Elle est intense, aiguë, transfixiante, mais elle peut être sourde. Donc chez le bébé, il donne l’impression de ne pas la réceptionner. Donc, conclusion : il ne la ressent pas !

— Nous en parlerons en cours demain. Il faut que cela se sache ! Pour moi, il souffre le martyre !

— Pour moi aussi. C’est impossible autrement, pourquoi n’aurait-il pas de douleur ? me dit Marie-José en pleurant.

Le lendemain, nous abordons le sujet en cours avec le docteur Argilard qui doit justement nous faire un cours sur l’anesthésie générale. J’ai apporté ma documentation. Je raconte mon expérience vécue récemment au bloc. Voici ce que nous explique notre professeur :

Actuellement, en 1969, nous n’endormons pas les petits. Voici ce que nous avons observé : l’immaturité fonctionnelle du système nerveux ne prend pas en charge la douleur. Si par hasard il y a douleur durant l’opération, il n’en souffrira pas durant sa vie d’adulte, car il aura oublié. Nous mettons souvent une tétine dans la bouche du nourrisson. Il tète, donc il n’a pas mal. Nous opérons des pieds bots sans anesthésie et des malformations de tous ordres. Maintenant, nous allons étudier justement les produits anesthésiants chez l’adulte.

À la sortie du cours, nous discutons entre nous du fait qu’effectivement nous avons remarqué avec effarement que les petits ne dormaient pas durant les interventions. Que pouvons-nous faire ? Nous, des élèves infirmiers ? Ce médecin a l’air si sûr de lui ! Moi, je me demande quels sont vraiment les critères pour nier la souffrance d’un bébé dans de telles conditions.

Stage en pédiatrie

En février dernier, je me trouvais en pédiatrie, j’ai vu arriver une mère au comble du désespoir, tenant son bébé mort serré contre elle, hurlant et suppliant dans l’entrée du service.

— Sauvez-le ! Il n’est pas mort ! Sauvez-le ! Sauvez-le ! À ses cris, le personnel est accouru ! Une infirmière a pris le bébé des bras de sa mort qui ne voulait pas le lâcher. Il a fallu insister. Elle nous a suivis dans la salle de soins. Cette pauvre femme était complètement anéantie comme on peut facilement l’imaginer. Défigurée par les larmes et l’horreur de voir son enfant silencieux, bleu et mort étendu dans ses langes sur cette grande table de soins.

Nous avons fait semblant de le réanimer. Il était glacé ! C’est désespérée qu’elle a bien été obligée de se rendre à l’évidence. Elle est repartie écrasée de détresse ! Son bébé serré contre son cœur saignant. Je me suis mise à pleurer, me réfugiant dans un coin de la pièce cachée derrière un vieux paravent qui sert à protéger la pudeur de quelques-uns.

Le pédiatre est venu vers moi et m’a dit avec gentillesse :

— Mademoiselle la stagiaire, vous ne devez pas laisser voir vos émotions ou vos sentiments. Écouter, comprendre, oui, mais on ne pleure pas avec la famille. Cela s’appelle être thérapeutique. Vous ne pourrez pas sinon faire ce métier. Au début, c’est dur, très dur, mais vous verrez, vous saurez gérer votre labilité émotionnelle, c’est indispensable dans cette profession, sinon vous ne pourrez pas soigner. Ce n’est pas de l’indifférence, sachez que nous aussi nous sommes dans l’empathie.

Je suis repartie vers mes activités. Tout au long de la journée, je n’ai fait que penser à cette maman dont le cœur doit être déchiré.

Pendant la période de cours, je traîne dans la bibliothèque dont je suis responsable. Je lis et relis les Cahiers Laennec, La Revue du Praticien, Soins, La Revue de l’Infirmière, et d’autres ouvrages. Je prends des notes, je ne vois pas les heures passer.

Durant les vacances et les week-ends, certains étudiants en profitent pour voir leur petit(e) ami(e) ou bien ils vont danser. Moi, je préfère rester dans mon studio ou bien je fais un saut à la maison où je retrouve mes parents à l’humeur contrariée. J’en profite pour étudier en me promenant dans la forêt. Relire mes cours précédents est un véritable plaisir.

Nouvelle rentrée

Deux étudiants intègrent notre promotion. Tous les regards se tournent vers eux. Il est rare de voir des garçons dans ces écoles. De surcroît, ils sont charmants et je dirais presque beaux. Il va y avoir des « dégâts » ! Ils ont entre vingt et vingt-cinq ans, grands, bruns aux yeux espiègles noyés au milieu de toutes ces jolies jeunes filles.

L’enseignement repart de plus belle, nous sommes motivés pour cette année de travail et de découvertes.

Le premier trimestre s’écoule d’une façon très studieuse. Nouveau stage, pour moi, dans le centre pénitentiaire de Nantes. C’est très particulier avec ces détenus ! Très manipulateurs, ils me font les yeux doux, me font croire qu’ils sont malades, des somnifères, des anxiolytiques. Mais je ne suis jamais seule avec eux à l’infirmerie, le règlement exige de ne jamais laisser une élève seule face à un prisonnier.

En cours, nous avons des exposés sur la contraception et l’avortement. À la bibliothèque, des romans sont dévorés par les élèves : André Soubiran, Journal d’une femme en blanc, L’Île aux fous, Franck Slaughter, Afin que nul ne meure, Hôpital général, etc., et bien d’autres qui traitent ces sujets qui enflamment les conversations.

Au programme d’obstétrique, il est précisé que la loi actuelle interdit toute contraception orale, l’avortement est passible d’emprisonnement et de la cour d’assises. Aussi, les faiseuses d’ange fleurissent dans les villes et campagnes, se faisant grassement payer pour cet acte pratiqué à la sauvette, sans asepsie, bien souvent sur la table de la cuisine, chacune prenant de très gros risques. Le médecin nous rappelle que Marie-Louise Giraud, avorteuse, fut condamnée à mort et guillotinée en 1943, cela étant considéré comme crime d’État. Cette longue période répressive qui cause la mort ou la mutilation de bien des femmes va sûrement bientôt prendre fin, le sujet est débattu en ce moment à l’Assemblée nationale. Malheureusement, les députés sont en majorité des hommes ! D’autre part, l’Église catholique reste intransigeante sur le sujet, prévoyant l’excommunication, sauf raison médicale grave. Elle interdit également toute méthode contraceptive faisant basculer le couple dans le péché. L’acte sexuel ne doit servir qu’à la procréation.

Nous vivons au quotidien ces drames dont les femmes sont victimes entre religion et politique. Nous qui voyons ces patientes arriver en hémorragie ou atteintes de septicémie, mourantes, avortées à l’aide d’aiguille à tricoter ou de branche de persil, que ceux qui font les lois n’ont pas à les appliquer pour eux-mêmes. Le chirurgien bien souvent est contraint de terminer le travail. Fœtus au crâne perforé, ou autre agression surajoutée à l’état lamentable de la mère qui bien souvent se meurt.

Parmi nous, une étudiante qui arrive de Suède, Vivéka, explique pendant le cours que la contraception orale est pratiquée dans son pays, très en avance par rapport à la France. La pilule contraceptive est monnaie courante.

— Moi-même, dit-elle, je la prends depuis deux ans. Les Suédoises en sont satisfaites, les enfants qui naissent sont désirés et les avortements ont terriblement diminué.

C’est alors que je prends la parole :

— Je vais vous raconter ce que j’ai vécu il y a quinze jours en chirurgie femmes au 5e étage, chez le professeur Lainey. Jeudi, j’arrive à vingt et une heures comme d’habitude :

Passage des consignes avec l’équipe de jour.

Une fois ce travail terminé, avant de s’en aller, la collègue ajoute : Il y a sur le radiateur qui est tiède, dans ce plateau, un fœtus de quatre mois qui est vivant. Inutile de s’en occuper, il va mourir de toute façon. Il est là, car le chirurgien veut le montrer à la mère demain matin afin de la punir, pour qu’elle s’en souvienne ! Elle nous dit bonne nuit et quitte le bureau. L’enfant nous tiendra compagnie toute notre nuit de garde ! Imaginez le malaise avec ce petit être qui se battant pour sa survie.

Ce jour-là, en rentrant chez moi, je ne peux trouver le sommeil. J’ai cette image sans cesse devant les yeux.

Le soir suivant, je suis à nouveau de garde au même étage. J’arrive à l’heure habituelle. Je le vois, il est encore là ! Vivant ! Il n’est plus nu, dans son plateau, mais enveloppé dans un champ de tétra bleu. L’insupportable me submerge. Je pousse un cri, me saisis de la cape noire de laine bouillie qui est accrochée à une patère derrière la porte, saisis le plateau et son contenant, quitte mon service, décale les deux étages et me dirige vers le service de prématurés situé à l’extérieur. Je traverse le jardin, je me dépêche, le vent hivernal nous fouette ! Je me dépêche, les arbres gémissent sous le vent. Les gouttes de pluie ruissellent sur mon visage. Je cours, j’ai froid, je serre mon « bien » contre moi. Je sais que ce voyage lui sera fatal. Sa vie est si ténue ! Me voilà face à l’entrée des « Prémas », je sonne et on vient m’ouvrir immédiatement.

Il est pris en charge, retiré du plateau de métal et mis en couveuse avec le protocole « grands prématurés ».

— Comment se fait-il que le chirurgien l’ait laissé sans soin, me dit l’infirmière.

— Je ne sais pas ce qui se passe le jour. Voilà deux jours maintenant qu’il est dans le plateau.

— C’est de la barbarie ! C’est inhumain !

— Tu as raison. Au revoir. Il faut que je reparte.

— Cours vite, qu’il fait de la tempête !

Je rejoins mon service, me remets au travail. Je pense que j’ai fait ce qu’il fallait faire. Ma collègue est bien d’accord avec moi. Deux heures plus tard, le téléphone sonne et nous annonce que l’enfant est décédé. Pauvre petit ! Même mutilé par la faiseuse d’ange, il avait survécu deux journées et presque deux nuits. J’ai lu le dossier de la patiente : Adolescente de 16 ans abusée, n’a pu confier le désastre à ses parents, très catholiques et très rigides. A volé l’argent dont elle avait besoin pour l’avortement. Dans le coma suite à une perforation utérine.

Le chirurgien en sera pour ses frais ! Encore une réaction inhumaine de la part d’un médecin et d’un homme. Combien de femmes dans son cas !

Toute la salle m’écoute. Nous sommes tous révoltés ! Nous nous posons des questions.

L’avortement est tabou et péché ! Les religions sont hermétiques aux problèmes qui concernent les femmes. Les politiques interdisent, condamnent, emprisonnent. Pourquoi punir ces victimes au nom de qui, de quoi ? Où se niche la responsabilité de l’homme qui en est l’auteur ? Pourquoi ce dernier n’est-il pas mis en cause ? Malheureusement, nous sommes tous d’accord pour un jour ou l’autre avoir vu arriver des adolescentes victimes de leur innocence, des femmes en détresse demandant vainement d’avorter. Violées par des époux alcoolisés, ou bien engrossées par un frère, un beau-père, un religieux ou autre. Certaines n’en peuvent plus. Elles ont à la maison de nombreux enfants nés d’un père qui, chaque soir, tabasse toute la famille, casse le matériel et brutalise son épouse qu’il violera un peu plus tard au milieu des pleurs des enfants effrayés.

Au service des urgences qui a ouvert récemment, un étudiant nous explique :

— Souvent arrivent de jeunes enfants couverts d’hématomes, parfois avec des membres cassés ou luxés. Ils ne pleurent pas en général, car ils ne savent plus… Parfois, ils sont handicapés de naissance ou bien ont de gros retards psychomoteurs. Ils restent prostrés et silencieux.

Chacun de nous raconte son vécu au cours des stages.

Je pense que malgré toute cette souffrance dont je suis témoin, je ne regrette pas mon choix. Au moins, j’ai l’impression d’exister, d’être utile. Je suis pleinement heureuse. Tout cela donne un sens à ma vie ! J’ai ce ressenti d’amour pour un travail qui m’apporte ce que j’appelle la joie de l’âme !

La semaine dernière, j’étais à nouveau de nuit dans le service de médecine hommes où sont nombreux les patients diabétiques dont il faut se méfier par rapport à des comas éventuels. En faisant mon tour de garde, je découvre un malade, monsieur M., décédé. Il a dû faire une hypoglycémie gravissime. L’infirmière diplômée confirme la mort, appelle l’interne de garde qui signe le certificat de décès. Nous faisons la toilette du défunt, l’habillons, costume, cravate, et l’amenons dans une pièce fraîche où sa famille pourra venir se recueillir.

À six heures du matin, pendant que nous passons les consignes à l’équipe de jour, soudain, monsieur M. pénètre dans le bureau et nous dit :

— Bon sang, mais qu’est-ce que j’ai froid ! Pourquoi je suis habillé comme si j’allais à la noce ? Que s’est-il passé ? Je deviens fou, ou quoi ?

Inutile de vous dire notre stupéfaction ! Cet homme n’était pas décédé. L’interne de garde a signé le certificat sans être allé vérifier nos dires. Cependant, nous avons des consignes très strictes pour la nuit :

Il est formellement interdit que l’interne donne une prescription pour un malade par téléphone. Il doit impérativement se déplacer et venir voir le malade et l’ausculter. Un examen médical ne se fait pas par téléphone. Cela s’appelle la clinique.

Lors d’un décès, le médecin doit constater lui-même la mort du patient après un examen minutieux.

Lundi dernier, au cours d’un autre stage de nuit, un patient vient de mourir. La famille est prévenue que son défunt arrivera en ambulance à son domicile vers deux heures.

C’est dans une ferme isolée. Les habitants nous ont signalé que la lumière de la grange serait allumée. L’ambulancier roule tranquillement et, soudain, arrivé à un carrefour, il hésite, ne sachant plus où est la bonne direction. Il se met à parler à haute voix :

— Je ne sais plus où je suis, en plus avec ce brouillard, j’ai vraiment du mal à me repérer.

Soudain, il tressaille, une main lui tape l’épaule et lui dit :

— Prrrenez don le rrrroute à drrroite, chez nous, c’est la maison à vot drrrroite au fond et ma maison est au fond. Je suis content de rrrrentrer chez nous !

Effectivement, au bout de ce chemin, un halo de lumière griffait l’obscurité.

Sidération et stupéfaction autour de cette histoire, d’autant plus que le transport de ce malade était illégal, mais de temps en temps il y a des passe-droits. Huit jours plus tard, nous apprenons que ce patient est toujours chez lui et se porte bien.

Il m’est expliqué qu’il y a des points de repère pour confirmer un décès. Notamment l’épreuve du miroir. Nous devons toujours laisser passer plusieurs heures avant d’expédier le défunt au dépositoire.

Le médecin aussi est entièrement responsable. Il ne doit pas signer un acte sans avoir examiné la personne, ce qui ne se passe pas chaque fois, loin de là.

1965

Jean-Paul

Les années d’études passent rapidement. Chaque stage, chaque cours m’apportent un supplément d’informations sur l’anatomie, la physiologie, les réactions psychologiques de l’humain face aux diverses situations de l’existence. La puissance extraordinaire de la création, de la naissance à la mort si intimement liée, me fascine : passage d’une porte à l’autre, premier cri, dernier souffle.

Dans quelques mois, je vais passer mon diplôme d’État. J’appréhende, bien que je pense que je serai reçue, car mes modules sont bien notés et mes stages également.

Pendant les vacances, je vais aller à la maison familiale pour me ressourcer et profiter, entre mes révisions, de ma jument Georgy. Les promenades en forêt oxygéneront mes neurones.

Au cours d’une promenade à cheval, je retrouve mon ami d’enfance, Jean-Paul. Nous sommes heureux de nous revoir, depuis tout ce temps ! Durant plusieurs années, nous avons joué près du lac. Nous nous y baignions et pêchions des poissons que nous remettions à l’eau après avoir essayé vainement de leur ôter l’hameçon. Je me rappelle qu’au cours d’une baignade non surveillée le courant m’a emportée au loin. Je n’avais pas la force de revenir. J’avais huit ans. J’ai crié, je me suis débattue, j’ai coulé à pic, le silence, le noir. Et puis… plus rien.

Lorsque j’ai rouvert les yeux, Jean-Paul était auprès de moi, bouleversé. Il m’avait vu disparaître dans les remous et ramenée sur la berge. Il avait juste dix ans. Nous n’avons jamais raconté cet incident à qui que ce soit. Il était mon unique compagnon de jeu, jusqu’à mon départ au pensionnat.

J’ai du mal à reconnaître ce beau jeune homme, debout face à son chevalet en train de peindre notre lac. Nous nous sommes embrassés presque timidement, surpris d’être déjà des adultes !

— Comme c’est joli, ce que tu fais ! C’est notre lac ! Je ne te connaissais pas ce talent. Raconte-moi ce que tu deviens.

— Je suis à l’École des Beaux-arts à Paris. Passionné de dessin et de peinture, j’aimerais devenir artiste-peintre. Pour le moment, je suis comme toi, en vacances, sinon je vis chez mon oncle qui est aussi mon parrain. Nous habitons rue Bonaparte dans le VIe arrondissement.

— C’est formidable, tu es un artiste, alors !

— Oh, là ! Pour le moment, j’en suis loin, j’ai encore beaucoup de progrès à faire ! Et toi, qu’es-tu devenue durant toutes ces années ?

— Après le pensionnat, j’ai travaillé à l’Hôtel-Dieu en tant que fille de salle.

— Ah bon ?

— Oui, sur l’ordre de mon père, afin que cela me dégoûte du métier. Je veux être infirmière. J’ai tenu le coup et maintenant je m’apprête à passer mon examen final. Je suis là pour réviser tranquillement. J’ai un appartement rue Bias et une Mini Cooper qui me permet quelques évasions au bord de la mer. Après mon diplôme, je projette d’aller travailler à l’étranger.

— Je me rappelle que, petite, tu me disais que ton rêve quand tu serais grande serait de soigner les soldats de la guerre.

— Oui, je me le rappelle très bien. Cela n’a pas changé.

Jean-Paul se rapproche, me sourit. Son regard doux m’enveloppe, se pose sur ma poitrine où l’on perçoit aisément la naissance de mes seins dans laquelle se niche une petite croix d’or.

Soudain, mon ami me prend dans ses bras et m’embrasse sur la bouche. Je recule, surprise !

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Rien ! Mais tu es tellement belle ! Je rêve de faire ton portrait, un jour, et… pourquoi pas un nu ?

— Calme-toi, Jean-Paul, tu sais bien que tu seras toujours comme un frère pour moi. Nous avons grandi ensemble, ne l’oublie pas.

Ce baiser m’a mise mal à l’aise tout de même ! C’est vrai qu’il est devenu un bel homme ! L’allure un peu bohème, ses cheveux mi-longs bouclés, noirs comme l’ébène. Tout à fait le style Ramuntcho (Pierre Loti). Grand, mince, le corps sculptural aux épaules larges et parfaites, il doit en faire battre, des cœurs dans ce Paris où les étudiants ont des silhouettes menues aux visages un peu anémiés, au teint brouillé par les abus de cigarettes et d’alcool.

— Alphonsine, je te promets que je ne recommencerai plus de gestes sans ton accord.

— Bon, je te pardonne, je te crois.

Nous nous sommes revus quelques jours puis, nos vacances terminées, nous sommes repartis chacun de notre côté en nous promettant de nous retrouver à Paris ou à Nantes.

Voyage éclair à Lambaréné – mai 1965

Un jour, le professeur de médecine nous annonce avoir reçu un courrier du Dr Albert Schweitzer4, réclamant des médicaments périmés pour ses malades. Je me porte volontaire pour démarcher toutes les cliniques, les pharmacies nantaises et stoker le plus possible de produits.

Je demande l’autorisation pour partir au Gabon acheminer mon stock. C’est accordé. J’ai peu de temps, car le dernier examen blanc avance à grands pas. Je m’envole vers Libreville. Arrivée à l’aéroport, une infirmière m’attend. Nous chargeons la marchandise tant bien que mal dans un vieux tacot et nous nous dirigeons vers le fleuve Ogooué où attend une pirogue qui va nous amener avec notre butin à l’hôpital. Arrivées à bon port, une cloche nous annonce. L’établissement est construit au ras de l’eau, il fait très chaud, très humide. Mes vêtements restent collés sur ma peau, c’est très désagréable. J’ouvre très grand mes yeux, découvrant tout un univers qui m’est totalement étranger. Je vois apparaître le grand homme, le docteur Schweitzer, dont j’ai tant entendu parler ! Il me semble très fatigué, las. Il me sourit et me remercie vivement pour mon paquetage. Il a quatre-vingt-dix ans.

En soirée, je partage son frugal repas. Il loge dans les locaux de son établissement en bois. Il me raconte comment il est venu ici :

— J’ai construit mes baraquements avec l’argent de mon prix Nobel. Tous les bâtiments sont édifiés sur pilotis, car nous sommes près du fleuve qui nous permet de circuler en pirogue dans toute la région et de pouvoir donner des soins. Je soigne ici environ cent cinquante patients. Les médicaments périmés marchent très bien, en particulier les collyres. Les enfants ont les yeux infectés par des piqûres de moustiques. Presque tous ont des conjonctivites en permanence pouvant entraîner une cécité.

Je découvre un homme possédant plein de cordes à son arc. Musicien, mélomane, organiste, philosophe, théologien, concertiste, conférencier, médecin. Ses conférences et concerts servent à financer Lambaréné. Deux jours passent, très enrichissants, pendant lesquels je constate des soins dispensés avec peu de moyens. Problèmes d’eau, d’électricité, d’hygiène, d’alimentation, c’est une lutte infernale en permanence.

Malheureusement, je ne peux rester plus longtemps. Je dois quitter les lieux demain. Je rejoindrai la pirogue, puis le tacot et enfin l’avion qui me ramènera à Nantes.

Retour à l’école d’infirmiers

En cours, je raconte aux étudiants mon voyage au Gabon. Ils m’écoutent, médusés et admiratifs de cet homme qui se bat pour sauver des vies sur des terres arides, avares d’eau potable, sans électricité et au milieu d’insectes générateurs d’un tas de maladies.

Le 2 octobre de la même année, notre professeur d’ophtalmologie nous annonce le décès du docteur Albert Schweitzer qui a eu lieu le 4 septembre 1965.

— J’ai une grosse pensée pour lui et son œuvre. Je me demande qui prendra sa suite. La vie est si dure là-bas ! Il faut avoir le feu sacré et un tempérament hors du commun pour accomplir un tel sacerdoce !

Nous consacrons dix minutes de silence pendant le cours en son souvenir.

Je reprends mes cours et révisions, me prépare à passer mon diplôme d’État. Je suis heureuse de tout ce que j’ai appris et découvert en ce monde. Les épreuves pour le diplôme s’étalent sur une quinzaine de jours. Entre les oraux, les écrits et les épreuves pratiques de médecine, bloc opératoire et pédiatrie, je ne vois pas le temps passer.

Un mois plus tard, les résultats sont affichés et me classent neuvième sur neuf cents. Je téléphone à la maison, au bout du fil, mon enthousiasme n’est pas partagé.

Puisque les choses sont ainsi, au lieu d’aller embrasser mes parents, j’appelle Jean-Paul et d’un commun accord nous décidons de faire une petite fiesta à Paris.

Toute sa bande de copains sera heureuse de faire ma connaissance, me laisse-t-il entendre. J’ai mon diplôme d’État en poche, je me sens libre comme un papillon. Je ne me suis jamais sentie aussi légère.

La déchirure

Me voilà arrivée à Paris dans le VIe arrondissement. Je file à Saint-Germain-des-Prés où m’attend mon ami d’enfance. Je rentre ma voiture dans le garage de son oncle, puis nous partons nous balader dans la Ville lumière. Jean-Paul me fait découvrir la capitale et ses monuments si célèbres. Nous circulons en métro et, le soir, après être passée à l’appartement, je prends ma douche, me fais la plus belle possible. Une minijupe noire, un tee-shirt rouge, moulant, mes petits talons que je mets pour la première fois, un peu de rouge à lèvres, et me voilà fin prête, toute à la joie de cette soirée parisienne. Mon chevalier servant me complimente, je sens que je lui plais, même plus que cela ! Son regard n’est pas celui de notre jeunesse.

Nous arrivons au cabaret Le Montana, où toute sa bande nous attend dans ce lieu où se ruent étudiants, artistes, écrivains… Le jazz fait fureur et emplit mes oreilles. Je regarde autour de moi. La salle est bondée ! Tout est dans une demi-pénombre. Des boules de lumière psychédélique tournent autour de la piste de danse. Des personnes sont au bar en train de rire, de discuter un verre à la main, une cigarette dans l’autre. L’atmosphère est feutrée, ce qui est dû sûrement à la moquette rouge qui absorbe le bruit des pas.

Bêtement, j’imagine que je vais peut-être apercevoir Simone de Beauvoir5 ou Jean-Paul Sartre6 !

Je ne vois pas ce couple mythique. Hélas !

Je suis présentée à Pénélope, Adrien, Robert, Bernard, Jean-Michel, Renée, Fabien, Frédérique et d’autres dont je ne retiens pas les prénoms. Ici, tout le monde a l’air de se connaître. Certains jeunes sont habillés en costume cravate, très élégants, d’autres ont revêtu jeans et tee-shirt. Les jeunes filles ont toutes des tenues très sexy. Je ne regrette pas d’avoir mis ma jupe qui en fait est tout à fait adaptée à ce lieu.

La soirée se déroule d’une façon un peu étrange pour moi. Tout le monde boit des alcools, fume énormément. Imprégnée de la discipline de l’école durant mes études et de mon éducation, je suis déstabilisée. Je danse avec Jean-Paul et plusieurs de ses camarades. Pénélope ne semble pas apprécier mon amitié avec Jean-Paul. Je pense qu’il lui plaît et qu’elle est certainement jalouse. L’atmosphère est lourde, des odeurs de drogue et d’alcool imprègnent ce lieu où la musique oblige les danseurs à parler fort. Robert me fait danser, se frotte contre moi au cours d’un slow. Mon ami lui en fait la remarque. Le ton monte. Je crains de voir se déclencher une bagarre ! Les filles s’en mêlent. J’ai envie de quitter ce lieu qui me semble glauque et malsain. Tout est bizarre. Je ne me sens pas bien. Pénélope me fusille du regard, Renée veut me soutenir et voilà qu’elles se disputent à cause de moi.

Vers deux heures du matin, je demande à Jean-Paul de rentrer. Je le trouve éméché, excité, énervé. Il finit son verre, nous partons sans dire au revoir, laissant tout ce monde calmé, affalé dans les fauteuils de moleskine devant leurs verres et leurs cigarettes, les visages à moitié endormis !

Nous rejoignons la station de métro ligne 4. À la sortie, la rue est déserte et c’est alors que, soudain, Jean-Paul me prend par les épaules, me dit que je suis très jolie, que depuis le début de la soirée il est jaloux de tous ceux qui m’ont approchée ou fait danser. Je lui fais comprendre que ses camarades ne font pas très sérieux, que je m’attendais à une soirée plus intéressante ! Pour toute réponse, il me plaque contre un mur, se met à dévorer mes lèvres. J’essaie de protester ! Qu’est-ce qu’il lui prend ? Lui qui m’a toujours habituée à tant de douceur ? Lui, mon protecteur de toujours ! D’une main, il soulève ma jupe déjà bien courte. Ses mains sont partout, sa bouche possessive et gourmande m’étouffe. Je me défends, m’affole, griffe, tire sur sa tignasse bouclée. Je le repousse de toutes mes forces, mais rien ne l’arrête. Je crie ! Une personne passe à quelques mètres de nous, mais n’intervient pas. Un couple sort du cabaret, mais ne nous regarde même pas. Des larmes coulent sur mes joues. Je suis coincée contre ce mur, et ses bras vigoureux ont une force que je ne soupçonnais pas. Il continue de fouiller mon corps, je suis effondrée. Je veux hurler, mais aucun son ne sort de ma gorge. Tout en moi se bloque quand, soudain, d’un geste brusque, il me pénètre. Je ressens une douleur fulgurante, brûlante qui envahit tout mon bas-ventre. Ses coups de boutoir démolissent tout mon être ! Je suis effondrée de désespoir, tétanisée, sans défense, complètement à sa merci, quand, dans un râle, il se retire, remonte avec rapidité la fermeture éclair de son jean. Il ne me regarde pas et ne parle pas. Je remets mon slip en place, les mains tremblantes. Je suis au bord de l’évanouissement. Il est là, immobile, l’air pantois et, de toutes mes forces qu’il me reste, je le gifle. Pour moi, il est l’image de l’horreur ! Je m’enfuis, je cours, je cours dans ce Paris que je déteste. Je ne me retourne pas. Je ne sais pas où je vais. J’essaie de rejoindre la rue où se situe le garage. Dans mon sac à main se trouvent les clés. Je marche, le regard hagard, et cherche le numéro 113. J’accélère le pas, la rue commence à s’animer. Enfin, me voilà arrivée ! Jean-Paul ne m’a pas suivie. Je rentre dans ma Mini. Je tremble. J’ai du mal à introduire la clé pour démarrer. Je pleure. Mes larmes coulent le long de mes joues. Je m’arrête, car je n’y vois plus. J’essaie de me calmer et reprends le volant. Je laisse derrière moi la brume naissante d’un jour nouveau sur la capitale. Il me tarde d’arriver à Nantes et de retrouver mes habitudes qui m’éloigneront du cauchemar que je viens de vivre. Je ne peux pas comprendre pourquoi cet ami d’enfance m’a violentée de la sorte ! Un viol, lui ! Cela reste pour moi incompréhensible et inacceptable. Je réfléchis tellement à cela que j’en perds le sens du raisonnement.

Le lendemain, je commence mes démarches pour travailler en tant que diplômée à l’Hôtel-Dieu. Il faut absolument que je me change les idées, sinon je vais devenir folle. De plus, je ne peux me confier à personne. Je me sens coupable de je ne sais quoi. Ma jupe trop courte peut-être ? Je me sens sale malgré les heures passées sous la douche pour que ma peau oublie ces mains, cette langue qui m’a dévorée, ce sexe qu’il m’a déflorée à mon corps défendant. Je me sens détruite psychologiquement, trahie par l’amitié. C’est donc cela un homme ? Victime de ses sens, de ses pulsions, ne possédant aucun respect, aucune maîtrise ? Allez, courage, il me faut essayer d’estomper cette horreur et penser à cette nouvelle vie professionnelle qui s’ouvre devant moi.

Le bureau du personnel : « service offres d’emploi », me donne une réponse immédiate, d’autant plus que je suis une élève de leur école, donc prioritaire, je suis immédiatement affectée au bloc opératoire. Je rentre dans mon appartement et commence à organiser mes affaires pour le lendemain.

Au moment de passer à table, le téléphone sonne. Je pense que c’est mon « ami » qui va s’excuser et demander pardon ! Il doit s’inquiéter, il regrette… Enfin, je ne sais pas !

C’est l’oncle de Jean-Paul qui m’annonce :

— Bonsoir, Alphonsine. Je ne vous connais pas, juste aperçue quelques minutes le soir de votre arrivée. J’ai une très mauvaise nouvelle. Mon neveu loge ici pour ses études. Il vous reçoit chez moi à Paris. Vous sortez le premier soir et ce matin il est retrouvé noyé dans la Seine ! C’est un drame ! Il a laissé une lettre pour vous et ses parents. Je suppose que vous n’êtes pas étrangère à cette sale histoire. Il me faudrait des explications tout de même. Suicide ? La police devait faire une enquête, mais vu le contenu de la lettre adressée à ses parents, il n’y aura pas de poursuite. Jean-Paul, ce pauvre gosse plein d’avenir et de promesses avec un talent fou, s’est suicidé ! Il était amoureux fou de vous ! J’espère que vous en étiez consciente ? Que lui avez-vous fait, dit ce soir-là pour qu’il en arrive à se supprimer, lui qui était si heureux de vous avoir quelques jours à ses côtés ?

—... !

— Vous ne répondez rien ? Pourtant, c’est bien vous qui détenez la clé de cette histoire. Saurez-vous être assez honnête pour nous dire ce qui s’est réellement passé hier au soir entre vous deux ? Un si bon petit gars ! Êtes-vous responsable, nom de Dieu ? Mais répondez-moi !

— ... Je ne… p.

— L’enterrement aura lieu après-demain au cimetière de la Chauvinière à Nantes, où se trouve le caveau de famille. C’est à ce moment-là que je vous remettrai ce pli.

Je ne peux absolument rien répondre, tant je suis sous le choc, pétrifiée.

Il raccroche. Je suis complètement chamboulée. Mes pensées s’entrechoquent, je ne sais plus ce que je fais. Je perds la tête, je retarde mon embauche à l’hôpital pour raison de décès.

Je n’ai vraiment pas l’esprit pour embrayer ce nouveau travail si important pour moi.

5 août 1966

Obsèques de Jean-Paul

Le jour de l’enterrement, l’oncle, comme prévu, me remet son écrit. Pendant la cérémonie où la tristesse de sa famille est à son comble, je serre la lettre glissée dans la poche de ma veste. Elle me brûle les doigts. Je la lirai tranquillement chez moi à mon retour. Mes parents, très dignes, présentent leurs condoléances et repartent. Je les rejoins ensuite et décide de passer la nuit dans ma chambre de jeune fille. Enfin seule ! Je décachette et découvre ce cri de papier :

Ma très chère Alphonsine,

Je ne peux plus vivre avec ce que je t’ai fait subir l’autre nuit. Ce que j’ai fumé et bu, et cela à mon insu, n’a pas aidé à améliorer mon attitude, mais cela n’est pas une excuse. Ma conduite fut celle d’un goujat qui a osé voler ta pureté innocemment gardée. Je ne te demande pas de me pardonner, car je ne le mérite pas. Mes copains t’ont trouvée si belle, si fraîche, différente de toutes celles auxquelles ils sont habitués ! Adrien m’a demandé si je t’avais « sautée ». Je me suis agité et lui ai dit que tu étais chasse gardée, que tu étais comme ma sœur, que de toute façon, j’étais amoureux. Il a éclaté de rire et a rempli de nouveau mon verre.

Avant de te raccompagner, j’en ai terminé le contenu.

C’est en quittant ce lieu maudit que j’ai senti monter en moi une pulsion incontrôlable. Je soupçonne Adrien d’avoir glissé du LSD dans ma boisson.

De toute manière, à partir de ce jour, je ne pourrai plus te regarder, et encore moins vivre avec ce que je t’ai fait subir !

La seule chose que je te demande, c’est de ne dire à personne ce que je t’ai fait vivre. Je vais partir, laissant en plan toiles, chevalet et pinceaux… Un rêve de plus qui s’envole ! Sache que je t’aime depuis que nous sommes enfants. Je comptais te le dire ce soir-là, je m’y suis bien mal pris.

J’ai laissé un mot à mes chers parents, leur demandant pardon pour le chagrin que je leur inflige afin qu’il n’y ait pas d’autopsie. Je ne veux pas que la police mette le nez dans ce que fut ma courte vie à Paris et que la justice importune ma bande de copains. Je quitte ce monde en ne laissant derrière moi que honte et chagrin ! Moi qui nage si bien, je vais me noyer dans ce fleuve qui trop souvent a servi de tombeau à des hommes et des femmes dans la désespérance comme moi ! Adieu et à Dieu, mon seul amour !

Jean-Paul

J’ai lu et relu dix fois, vingt fois ses écrits. Je pleure toutes les larmes de mon corps. La colère, le remords, tout un tas de sentiments impalpables m’envahissent et me rongent. Cet homme, cet artiste à l’âme hypersensible n’a pas pu gérer ses émotions et sa pulsion. Moi, je n’ai pas su décrypter cet amour qui vivait en lui en silence depuis tant d’années. Pourquoi n’a-t-il pas parlé plus tôt ? Je ne l’aimais pas d’amour, mais je l’aimais comme le frère qui m’a tant manqué. Le refus de mon amour pour lui l’aurait-il détruit ? Peut-être pas, car il avait sa peinture, mais nous ne le saurons jamais. Qui lui a glissé dans son verre une capsule de LSD7 ?

Il va falloir que je me mette au travail en traînant cette culpabilité en moi, car, de victime, je deviens coupable de je ne sais même plus quoi.

C’est très lourd à porter, cependant, que faire sinon vivre avec ce fardeau.

Le drame

Je commence mon travail la semaine suivante. J’alterne le service de jour-nuit. Une chambre est à ma disposition pour douze heures d’astreinte. Je suis en service quarante-huit heures par semaine et un jour de repos hebdomadaire. Je suis contente, malgré l’ombre de Paris qui perturbe mon sommeil. Le travail me plaît énormément bien que certains chirurgiens insultent, crient, jettent les instruments à travers la salle quand ils sont contrariés. Malgré tout cela, l’ambiance est bonne. Nous rions beaucoup et les temps de pause entre les interventions se passent en plaisanteries ou en confidences. Je songe à faire des études d’aide-anesthésiste. Les malades me manqueront, mais je les suivrai en service après leur réveil. La direction est en train de créer un plateau technique qui comportera des salles de réveil. Ainsi, les patients seront bien surveillés à la sortie de leur intervention : sécurité pour tout le monde. En résumé : après leur avoir fermé les yeux, je les leur rouvrirai. Dès le lendemain, ma décision est prise et prend forme. Je vais m’inscrire aux cours d’anesthésie. Je reprends mon train-train dans mon appartement et commence à chercher la documentation sur ma future spécialité. Je me procure des volumes sur les techniques d’intubation et de ventilation et sur toute la kyrielle de médicaments utilisés. La doctoresse Françoise Nicolas sera notre professeure ainsi que pour les protocoles de réanimation. Tout est nouveau et en création, c’est passionnant ! Tout cela me permet d’estomper un peu le suicide de Jean-Paul. Je repense à Lambaréné où ce pauvre médecin soignait presque avec rien, par rapport à nous. Que nous sommes privilégiés en France !

Ce soir en me couchant, je remarque que je n’ai pas eu mes règles. Il me faut faire en urgence le test de la lapine. Le lendemain, je me rends au laboratoire.

Deux jours plus tard, le résultat s’avère positif !

Que vais-je faire ? Je suis effondrée, perdue, affolée, j’ai envie de hurler, de crier, de pleurer ! Tout à la fois ! Un enfant… Conçu sous LSD par un père qui s’est suicidé, une mère non consentante. J’ai très rapidement une décision à prendre. Je me confie à Marie-Neige, amie et collègue. Elle partage mon angoisse et ma désespérance. Mais que peut-elle faire ?

— Alphonsine, discutes-en avec Étienne, il est sympa et nous sommes solidaires quand une femme est dans la détresse. Moi, à ta place, je n’hésiterais pas à aller vers lui, car il est très humain, contrairement à d’autres.

Après de longues hésitations, ma décision est prise. Je vais avorter. Je prends rendez-vous chez Étienne Larouzay, le gynécologue avec lequel je travaille.

Dans la salle d’attente, mon cœur bat la chamade, je suis nauséeuse, ma tête tourne, je suis au bord de l’évanouissement. Soudain, la porte s’ouvre, le médecin apparaît et me sourit. Il m’invite à m’asseoir. D’un seul coup, je ne tremble plus, je n’ai plus peur. Je lui raconte les circonstances dans lesquelles j’ai été violée. Ma décision est sans appel. Rien ne me fera changer d’avis.

— Bien, Alphonsine, va t’allonger, je vais t’ausculter.

Je mets ma pudeur de côté et attends le verdict.

— Effectivement ! La gestation remonte à deux mois. Nous sommes en octobre. Je te donne rendez-vous pour procéder à cette interruption de grossesse. D’après mon planning, cela pourra se faire dans une semaine. Par discrétion, l’intervention aura lieu dans ma clinique de Carenta, rue Holgate, dans laquelle tu n’as jamais travaillé ni fait de stage. Appelle dès lundi ma secrétaire, Joëlle, pour fixer le jour et l’heure. Nous commencerons la veille par une pose de laminaires. Au matin, vers huit heures, ton col sera dilaté, je procéderai au curetage. Tu connais le processus aussi bien que moi, tu sais que c’est douloureux. Comme tu fais partie de l’équipe, tu auras droit à un Dolosal8, ce qui te permettra de bien moins souffrir.

— Merci, Étienne, à la semaine prochaine si l’on ne se revoit pas avant.

Je le quitte et marche d’un pas lent vers mon lieu de travail. Je pense que la semaine sera difficile à vivre !