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« C’est toujours Marie, ma mémé, qui m’a montré les zones de montagne "brulées" par les fumées de Péchiney. Charriées par les vents, leurs dégâts se voyaient très bien en regardant la montagne, à gauche de la vierge, statue plantée au-dessus d’Auzat sur le versant face à l’usine. Ces mêmes vents qui respectaient la zone des "villas" des cadres, entourées de jardins moins abîmés par les fumées de l’usine. »
À PROPOS DE L'AUTRICE
Fille d’exilés, militante des droits humains, médecin du travail, médecin généraliste,
Mireille Becchio, en retraite active, porte un regard sur son parcours face aux méfaits du SIDA, de la toxicomanie, de l’exclusion, de Péchiney et consorts, qui ont accompagné sa prise de conscience et conforté ses capacités de lutte farouche pour une société plus tolérante et plus égalitaire.
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Veröffentlichungsjahr: 2024
Mireille Becchio
Auzat, Péchiney : le rêve éveillé
© Lys Bleu Éditions – Mireille Becchio
ISBN : 979-10-422-1596-5
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Une conférence sur les maladies générées par la fabrication d’aluminium dans les usines Pechiney de Haute Ariège m’a permis, voici quelques années, de rencontrer Mireille Becchio, à Auzat, sa terre de cœur. Ouvrier au long cours (33 ans de carrière), dans 2 de ces usines, j’y ai contracté 2 maladies professionnelles graves, finalement reconnues. J’ai donc trouvé naturel d’apporter mon témoignage à une ancienne médecin du travail qui réalisait une étude sur ces maladies. Très vite, j’ai senti que, pour cette doctoresse hors normes, je n’étais pas un simple cas d’école. Non seulement à l’écoute, elle était soucieuse de connaître, dans le détail, les conditions de travail du personnel ouvrier, le rôle des médecins du travail dans l’entreprise, mais aussi les circonstances de la reconnaissance de mes 2 maladies professionnelles et de mon départ anticipé en retraite amiante.
Nous avons échangé librement, Mireille posant toujours avec tact et bienveillance, les bonnes questions.
Je me suis efforcé de retracer avec exactitude, ces dures années de labeur, heureusement vécues dans une ambiance de franche camaraderie, avec des copains inoubliables, pour beaucoup trop tôt disparus. De ces entrevues informelles, mais toujours conviviales, autour d’un bon repas ou d’un petit café, est née une amitié véritable. Son manuscrit terminé, Mireille m’a demandé de le lire, de lui faire part de mes remarques et de lui dire mon ressenti. Au-delà de « l’histoire » Pechiney que j’avais vécue de l’intérieur, ma surprise a été grande de découvrir le parcours de vie mouvementé et atypique de mon interlocutrice restée toujours discrète à ce sujet. À mille lieues de ma condition de simple montagnard ariégeois, j’ai découvert un tourbillon de vie insoupçonné, assez difficile à suivre, je dois le dire, mais toujours dirigé par une constante : la solidarité active. Une vie tout entière vouée à la défense des sans grade, des travailleurs exploités, mais aussi des femmes en détresse, des malades d’addictions, des migrants abandonnés, de l’environnement mis à mal et j’en oublie… Cet esprit de solidarité sans faille m’a rappelé avec force la fraternité partagée au quotidien avec mes copains de boulot. Devant la somme de courage et d’abnégation que tu as déployée, Mireille, pour essayer de rendre plus juste notre société, je suis honoré que tu m’aies demandé de préfacer ton ouvrage. Je m’acquitte volontiers de cette responsabilité. Elle m’engage à représenter ici, bien modestement, tous les laissés pour compte que tu as inlassablement défendus sans jamais renoncer.
Merci, Mireille, pour ton humanisme militant.
Antoine Daluz
Itinérance d’une petite fille de paysans franco-italiens.
Depuis les montagnes Ariégeoises, une prise de conscience des inégalités, progressive depuis l’enfance, grâce aux anciens et à des rencontres magnifiques.
Petite fille de paysans du Haut Vicdessos Ariégeois côté maternel, du Piémont italien côté paternel, fille d’un réfugié italo-argentin, et d’une native de Paris, je partais sur l’envie de décrire pour mes enfants, mes trois petits enfants, l’enfance, l’adolescence en haute Ariège, la trajectoire qui m’a lancée sur le chemin du militantisme poursuivi au-delà de 75 ans, et le plaisir inégalé de continuer le métier de soignante.
Ce cheminement relate les difficultés rencontrées en cours de route, dans l’exercice de la médecine du travail, de la médecine générale, la victoire de la loi sur l’interruption de grossesse en 1974, l’arrivée du SIDA, la toxicomanie, la défense des exilés, des sans toit, et les belles rencontres qui m’ont fait aimer et perfectionner mon métier.
En parallèle, j’ai participé en 2013 à une conférence sur la santé des mineurs de fer de Rancié, puis en 2015 à une exposition sur la santé des ouvriers de la métallurgie en Haute Ariège1.
Pour préparer ces deux thèmes, j’ai rassemblé mes souvenirs et recherché auprès des anciens, ex-ouvriers, cadres, soignants, proches, des compléments avec leurs forts témoignages.
Ils me décriront Péchiney, entreprise paternaliste, avec ses à-côtés sympathiques envers les familles, compensant ainsi les pénibles conditions de travail des ouvriers venus de tous les coins d’Europe et du bassin méditerranéen, œuvrer à la grandeur et richesse de Péchiney, puis assister au spectacle de son déclin, de sa disparition, au détriment de leur santé et des dégâts sur l’environnement.
Je me devais de les inclure dans cet écrit, devenu en miroir, une tranche de vie de la montagne du haut Vicdessos, sur un siècle : un témoignage sur la mutation, la richesse relative obtenue par une poignée de montagnards, la fortune de Péchiney, sa décadence, et le lent réveil estival d’un village pastoral, Auzat. Seuls les prénoms des témoins vivants de Péchiney ont été modifiés, avec leur accord.
Près du camping coule le Vicdessos bleu vert limpide, sur les cailloux aux reflets argentés et dorés.
« C’est très beau comme paysage, et pourtant, regardes ici la bordure du Vicdessos, côté village d’Auzat est bien plus haute que la bordure côté camping. Le parking là-haut est fait de déchets de l’usine Péchiney évacués pendant la déconstruction – reconstruction des années 1970 », assène Auguste un ancien ouvrier de Péchiney qui termine l’entretien musclé sur son vécu de l’usine Péchiney – Auzat.
Perdu dans les Pyrénées ariégeoises, niché dans le haut Vicdessos, Auzat, c’est le dernier grand village après Tarascon en allant vers la frontière franco-espagnole. Celle-ci se mérite à pied, au-delà du barrage de Soulcem.
Une vallée sauvage, enserrée dans des montagnes magnifiques, parées de toutes les nuances de vert, roux, violine, rosé poudré, blanc, au rythme des saisons.
Pendant vingt siècles, elle s’est consacrée à l’élevage, l’agriculture, au transport et à la transformation du minerai de fer de la montagne de Rancié2.
L’Ariège, pays des hommes et du fer3, a vu son paysage transformé avec l’invention d’un Ariégeois natif de Lorp en 1863, fils de papetiers :
Aristide Bergès, inventeur du principe de « houille blanche », qui décide de fabriquer de l’énergie électrique à partir des chutes d’eau de montagne. Cette électricité vendue à bas prix a facilité l’installation de centrales électriques dans les Alpes et dans les Pyrénées, puis des usines Péchiney, depuis les années 1900, sur les rives du Vicdessos et de l’Ariège à Auzat, Tarascon, puis Mercus.
Pour me mettre au monde, au fond de la place de l’Ourtet, à Auzat, dans une chambre aux murs chaulés de bleu pastel, ma mère Andrée avait fait le trajet en train, depuis Rioz, près de Vesoul, en Haute-Saône.
Elle y vivait avec mon père depuis leur mariage novembre 1946. Antoine Becchio, jeune gendarme, avait été nommé et expédié loin des attaches familiales ariégeoises scellées par son mariage avec une fille Ruffié-Denjean.
Andrée, menue et fragile, était presque à terme « les jambes doublées de volume ». Elle arrivait enfin chez ses parents, pour donner la vie dans la maïsou4, suivant l’exemple, depuis la nuit des temps, de toutes les femmes des montagnes.
Marie, ma grand-mère, était née ainsi, à l’Artigue, chez la Sanaîre5, sa grand-mère maternelle, au pied au Montcalm, à quelques kilomètres à pied de la maison familiale d’Hourré, deux pièces, donnant sur un balcon en bois, au-dessus de la grange qui hébergeait l’hiver moutons, poules, et lapins apportant un peu de chaleur à l’ensemble.
Les conditions locales n’avaient pas varié depuis les années1880, à Auzat comme à l’Artigue, il n’y avait ni eau courante ni toilettes. On sortait puiser l’eau à la fontaine, dans la rue. Un seau « d’aisance » était vidé tous les soirs à la nuit tombante dans la rivière, ou les jardins, par les femmes, bien sûr.
Elles venaient accoucher chez leur mère, pour être prises en charge pendant les quarante jours qui suivaient la naissance, quarante jours pendant lesquels elles restaient allongées, selon la mode en vigueur, si les saisons et les travaux des champs permettaient une aussi longue pause.
Petite fille, je ne différenciais pas les montagnes de mes vacances, Auzat et celles, d’une vallée que je trouvais très éloignée, dans le Couserans ariégeois, Castillon en Couserans que nous avons intégré, après la mutation de mon père, fin 1948.
Auzat me ravissait avec ses rues étroites, qui serpentent entre les maisons recouvertes d’ardoises, serrées les unes contre les autres, avec leurs jardins installés entre le village et l’usine et sur les pentes de la montagne qui mène au village de Saleix, sa rivière transparente, jonchée de cailloux dorés et argentés qui traverse le village, les forêts, les hautes montagnes sauvages qui enserrent la vallée du Vicdessos depuis Tarascon, les balades en montagne, avec baignades au pla6 de l’Izard et au pla de Soulcem, superbes, et surtout la liberté de courir librement dans le village, sous la seule et pseudo-surveillance des grands-parents qui étaient bien plus permissifs que les parents.
C’est beaucoup plus tard que je réaliserai que Castillon avait un plus sur Auzat, ses maisons aux balcons bien fleuris, ses champs et bois bien colorés selon les saisons, vert brillant, émeraude, dorés, les nombreux animaux dans les prés, alors qu’Auzat évoluerait vers une montagne exempte d’animaux, de chants d’oiseaux, cernée de pans de forêts et de champs bruns l’année durant, brûlés par les fumées de Péchiney.
Des souvenirs reviennent de Castillon : jusqu’en 1953, nous habitions dans le village, un appartement au premier étage d’une maison mitoyenne lovée entre celle du docteur Sentenac et celle de monsieur Gaston et de sa nièce Marinette, amis de mes parents. La toilette se faisait dans un grand baquet d’eau chauffée sur la cuisinière à bois, hiver comme été. L’été, le baquet installé sur le balcon nous offrait l’illusion d’une piscine.
Le tonneau diabolique
Papa et maman buvaient à table, midi et soir du vin, les enfants, de l’eau teintée de vin, sorti d’une bouteille qu’il fallait approvisionner au tonneau de bois, gardé au frais dans la cave, deux étages plus bas.
Je descendais avec mon frère Jean, pour remplir la bouteille lorsqu’elle était vide. Pour descendre, pas de problème, l’escalier était large et bien éclairé.
Mais arrivés à la cave, mal éclairée par une faible loupiote, on se rassurait en vérifiant qu’il n’y avait pas de bestioles, souris, notamment, en regardant de tous les côtés et en parlant ou chantant très fort, histoire de leur faire peur.
Puis fallait remplir la bouteille sans renverser le précieux nectar. Là, nous nous concentrions, en silence, je tenais la bouteille et Jean tournait le robinet en bois, chacun son tour, doucement, doucement, et nous guettions le « glou, glou glou » qui s’accélérait quand on arrivait à la bouteille remplie, aussitôt, un seul cri : stop ! stop ! stop ! La mission prenait fin. On avait fermé le robinet et rempli la bouteille.
Nous remontions, doucement, doucement, car la bouteille n’avait pas de bouchon et étions félicités par les parents.
Et parfois, le duo ne fonctionnait pas comme prévu, on avait envie de se raconter des histoires, de rigoler et là ! Le glou, glou, glou ! n’étant pas entendu, le vin coulait sur la bouteille, et les mains des deux artistes un qui tenait la bouteille, et l’autre qui fermait difficilement et avec retard le robinet.
On essuyait le mieux possible nos mains et la bouteille sur nos tricots et nous remontions « l’air de rien », mais imprégnés d’une odeur de vinasse que les parents repéraient tout de suite, et le père se mettait à ronchonner.
Notre mère, avec un demi-sourire, nous aidait à changer d’habits avant de passer à table.
Âgés de 4 et 5 ans, un médecin spécialiste « nez gorge, oreilles », venu de Saint-Girons nous a enlevé à vif et à domicile, les amygdales à huit jours d’intervalle. Peut-être avons-nous bénéficié d’une goulée ou deux d’anesthésiant style éther ?
Pour éviter à l’enfant qui ne subissait pas ce coup du sort d’entendre les cris du pauvre traumatisé, à tour de rôle, nous étions invités chez le docteur voisin pour quelques heures, repas compris. Et pour la première fois, j’ai bu du vin coupé d’eau de Vichy ! Je garde de cet épisode, ce seul souvenir de boisson au goût désagréable, et n’ai plus jamais bu de « Vichy », mais continué à apprécier tant le vin rouge que l’eau du robinet ou de la fontaine d’Auzat que parents et grands-parents tintaient de vin rouge.
Nous allions tous les soirs chercher le lait dans une ferme, près du calvaire qui dominait le village, avec notre bidon en tôle émaillée.
En 1953, la famille a déménagé pour la « nouvelle » gendarmerie, plus confortable, voisine de l’école primaire, de sa cour de récréation ouverte sur la rue, dont nous disposions comme terrain de jeu tous les jours, avec ou sans école, aux beaux jours, bien à l’abri du soleil sous les frondaisons des platanes majestueux.
Nous passions du temps dehors, sans autre contrainte que de rentrer au bercail à midi pile et 19 h tapantes pour les repas.
Avec les copains plus âgés et très inventifs, nous dégustions des kakis chez une voisine âgée de la gendarmerie, propriétaire rébarbative d’une grande bâtisse, d’un grand jardin et surtout d’un magnifique plaqueminier chargé toutes les fins d’automne, de kakis d’autant plus délicieux, qu’ils étaient volés et consommés en cachette de la propriétaire et de nos parents. Je conserverai pour la vie le plaisir de savourer ces fruits qui arrivent en fin d’automne et marquent la fin annuelle des plaisirs gustatifs à décrocher de ces arbres fruitiers, magnifiques parés de feuilles rouge brique assorties aux fruits, une fois ceux-ci cueillis. Ce sera le premier arbre que je planterai dans mon jardin de retraitée à Pamiers, 55 ans plus tard.
Des institutrices rigoureuses, bienveillantes, qui nous ouvraient sur le monde, je conserve d’excellents souvenirs, y compris de consommations délicieuses. Madame Surre, qui dirigeait une classe à double, voire triple niveau, partait en expédition à Toulouse, y glanait des surprises qu’elle faisait partager à toute la classe, histoire et géographie comprises du pays d’origine du produit. Ainsi nous avons découvert la noix de coco, l’Inde, les Philippines et chacun des enfants a dégusté un petit bout au combien exquis. Sévère mais tellement bienveillante, elle nous décrivait cette grande ville, Toulouse, qui faisait rêver toute la classe.
Médecine scolaire rigoureuse, années 50
Le moment délicat pour les scolarisés était la visite annuelle du médecin scolaire, fantasmée et appréhendée en raison des histoires qui se colportaient, s’enrichissant de fioritures d’un enfant à l’autre.
Après chaque visite du médecin, qui était complète, comme il se doit, mais surprenait, car dont nous n’en avions pas l’expérience, des enfants de plus de six ans étaient dirigés vers l’hôpital, pour primo infection7, phimosis serré8, ectopie testiculaire9, ou encore appendicite non diagnostiquée prête en se commuer en péritonite.
Le docteur Grigorieff, par ailleurs généraliste Saint Gironnais, compétent, rigoureux, attentif et débordé, exerçait à Saint-Girons, tout en effectuant la médecine scolaire annuellement à Castillon et dans les villages environnants. Il était secondé par son épouse, infirmière multitâches, qui assurait le secrétariat, les prélèvements, les cutis10. Maniant une plume en fer pour scarifier nos bras, après désinfection à l’éther, elle nous faisait redouter ce moment et l’odeur abhorrée annonciatrice de la douleur de la cuti, douleur majorée par nos fantasmes colportés depuis l’annonce de cette visite annuelle.
Connaissant la date de cette visite, les épiciers s’achalandaient en tubes de dentifrice et brosses à dents pour l’occasion. Chaque enfant était tenu de se présenter avec le carnet de vaccinations (remis à jour à cette occasion), une brosse à dents et un tube de dentifrice, qui parfois finissaient ensuite dans le tiroir des oubliettes… pendant une année.
Les recommandations du toubib, destinées aux parents pleuvaient sur les carnets de santé, et les pharmaciens rechargeaient leurs stocks d’huile de foie de morue11.
Ce médecin sera choisi par nos parents lorsque nous déménagerons à Saint-Girons. Nous découvrirons d’autres particularités de sa pratique quand il viendra sur le coup de minuit vacciner les petits enfants pendant leur sommeil « pour qu’ils ne souffrent pas » ce qui n’était pas garanti, car l’enfant se réveillait en hurlant.
Il conseillait à mon grand-père, bon vivant en surpoids, de faire « Ramadan » une ou deux fois dans l’année.
Les patients qui le consultaient et l’appréciaient ne regimbaient pas devant les heures passées en salle d’attente, car il consacrait sans compter ni « faire d’abattage », le temps nécessaire à chacun pour écouter, examiner, et expliquer les prescriptions, dessins à l’appui. Je prendrai plus tard modèle sur lui pour faire du « sur mesure » sans compter le temps passé auprès des patients.
Lorsque je retrouverai des ordonnances destinées à ma grand-mère, écrites et soulignées de plusieurs couleurs, avec médicaments et conseils diététiques adaptés, je pourrai confirmer que ce médecin qui a terminé prématurément sa vie dans un accident de voiture, peut être en raison d’épuisement, était un médecin très compétent, bienveillant, qui ne mesurait pas le temps nécessaire pour bien soigner les consultants.
D’une montagne à l’autre
Le chemin des vacances, d’une montagne à l’autre, Couserans – Haut Vicdessos, 75 kilomètres, était une fête, en autobus, avec pause-café pour les parents, sirop de grenadine, limonade pour les petits, à Saint-Girons Foix, à chaque changement d’autobus.
Ce parcours qui prenait la journée, ne nous semblait pas long, car à midi venait la pause repas, chez Marcelle amie de jeunesse de Maman, ses frères Emile et Maurice au village de Bompas près de Tarascon, à 15 kilomètres d’Auzat.
L’autobus nous déposait au coin de la route Foix – Tarascon, nous montions à pied la côte vers le village. Pendant que les parents discutaient, si heureux de se revoir, après avoir savouré un repas toujours délicieux, préparé avec amour par Marcelle, nous retrouvions dans la rue, les voisins, pour jouer.
Marcelle restera fine cuisinière et fine gourmette jusqu’à 101 ans passés et continuera sa vie durant à donner des recettes, des conseils de jardinage, de couture, de bon sens, et rappeler les souvenirs de nos anciens, à chacune de nos visites.
J’apprendrai 50 ans plus tard, de Maurice (lui aussi jusqu’à ses 93 ans demeurera un pilier solide et pérenne de mon trajet), longtemps après le décès d’Antoine, mon père, puis d’Emile, que ces deux derniers s’étaient connus en 1937.
Tous deux immigrés (Italie et Espagne) fraîchement nationalisés Français, après trois ans de service militaire (au lieu de deux pour les autochtones), seront envoyés en première ligne en tant que tels, avant d’être faits prisonniers puis déportés en Allemagne.
Ni l’un ni l’autre ne m’ont parlé de ce qu’ils avaient vécu au cours de toutes ces années. Simplement, papa qui n’a pas incité ses enfants à apprendre l’italien ou l’espagnol nous a toujours encouragés à parler le plus correctement possible le français. Il ne voulait pas sortir de France pour les vacances : « Nous irons à l’étranger quand nous connaîtrons parfaitement la France » un leitmotiv observé et répété maintes fois, dès qu’il achètera sa première et unique voiture, sa fierté, une Peugeot 403, neuve, des années plus tard, en 1960. Et nous ne partirons jamais à l’étranger, passant essentiellement les vacances à Auzat.
Au volant de cette voiture, Papa me donnera des leçons de conduite familiale, assis près de moi, mère et frères assis à l’arrière, commentaires moqueurs ou inquiets à l’appui, pour économiser les frais d’école de conduite, tout en promenant la famille.
J’ai ainsi manqué de précipiter notre équipage sur une promeneuse et son enfant marchant en sens inverse sur un étroit chemin emprunté, près d’Engomer, et qui m’avaient comme aimantée.
J’entends encore le hurlement de mon père « braque tout ! braque tout ! »,joignant le geste salvateur à la parole.
Papa m’apprendra aussi à changer une roue, remplacer les lampes, dévisser la tête du delco, vérifier tous les niveaux des réservoirs, et faire des créneaux en marche arrière dans une côte escarpée (sans direction assistée dans cette voiture des années 60). Y compris juste avant de passer le permis, ce qui me mettait une pression maximum, mais dont je remercie encore le paternel lorsque je réussis un créneau délicat.
Conséquence logique de cet apprentissage, il me demandera de démontrer mes capacités en matière de bricolage auto avant de me confier sa voiture pour ramener en solo, ma Mémé de Saint-Girons à Auzat (75 kilomètres), puis me rendre, toujours en solo, « une seule fois » à Toulouse pour mon inscription en Faculté de Médecine, quels bonheurs, ourlés de sérieuse concentration !
J’obtiendrai le permis à la première tentative, le 31 décembre 1965, malgré une faute « grave » dont j’ai oublié le souvenir, grâce à la date de passage. Je suis rentrée fière avec le « papier rose », évitant de mentionner les détails du parcours à la famille.
Retirer la tête du delco était une opération délicate et lorsque nous sommes partis en famille camper « à la sauvage », à Cavaillon, papa la retirait le soir pour éviter de voir la voiture disparaître pendant notre sommeil. Quelle crise de rire étouffé tant bien que mal avons-nous eue avec mon frère Jean, nettement plus habile, qui me suivait à un an près dans les apprentissages, y compris le bricolage de la voiture, lorsque nous avons constaté que le paternel n’arrivait pas à replacer cette « putain » de tête.
C’est de son frère Pietro, beaucoup plus tard, que j’apprendrai l’appétence d’Antoine dès le plus jeune âge, pour la lecture. Enfant, il partait toujours avec un livre pour garder les vaches du père métayer à Roquettes, et captivé par sa lecture, en oubliait régulièrement la surveillance, laissant le bétail divaguer. Cela valait force remontrances du patriarche.
Emile, l’ami rencontré au service militaire, puis pendant la « drôle de guerre »12 me racontera qu’un livre Grammaire du Maître, écorné, fragile, auquel mon père tenait plus que tout, l’avait accompagné pendant toute la guerre et la captivité en Allemagne qui a suivi.
Papa, adolescent, adorait la pratique du vélo, et participait à des courses qu’il gagnait souvent, se rendant avec ses amis à bicyclette sur le lieu de l’épreuve, parfois à plus de 100 kilomètres de distance de la métairie familiale. Au retour effectué de même, il partait sur les fêtes locales et rentrait « à point d’heure ». Pour faire rendre raison à ses cinq enfants, le Patriarche les réveillait le lundi matin, une heure plus tôt et les envoyait aux champs, espérant ainsi que la fois d’après, ils rentreraient moins tard… sans garantie de succès.
Ces prouesses, je les tiens également de mon oncle Piétro, car mon père a toujours tenu un discours « rabat joie » m’interdisant de venir les ongles, d’oser le rouge à lèvres, de sortir dans les fêtes locales, y compris celle d’Auzat quand j’atteignis l’âge de danser en public. Je garde encore le souvenir de ma colère « rentrée » lors d’une tirade un soir de fête pour m’expliquer ainsi qu’à ma cousine venue en vacances, que c’était « un lieu de perdition », et qu’il valait mieux rester à la maison pour lire, tranquillement.
Petite, à Castillon, j’attendais impatiemment les visites de ma cousine Janine qui arrivait avec un collant jaune ou rouge (énorme décalage avec les chaussettes montantes rugueuses de maman, tricotées à la main), en cadeau et me mettait du vernis, rose pâle, sur les ongles, j’évitais ensuite de laver mes mains, le plus possible, pensant garder le vernis le plus longtemps. Pour le reste du maquillage, les sorties et les cigarettes, j’attendrai l’indépendance de la faculté.
La seule autorisation paternelle consistait à accompagner au cinéma certains dimanches, Nadia, une jeune femme de gendarme, venue de Pézenas qui choisissait avec moi le programme. « Les diaboliques », « Chantons sous la pluie », « Senso », « Les quatre cents coups », « Le beau Serge », « Bonjour tristesse », m’étaient ainsi autorisés, avec chaperon alors que partais sur mes 18 ans.
Aller au cinéma « Le Florida », en famille, était une fête rare, qui nous a permis de déguster « Le jour le plus long », « Ben Hur », « La grande vadrouille », choix du paternel. Un plaisir, autant pour le film, que pour la sortie avec les deux parents, qui était exceptionnelle.
La hantise de mon père, et de ma mère, je le réaliserai des années plus tard, c’était de bien élever leurs enfants, de les voir dominer embûches scolaires et intégration dans la société.
Ma mère, contrairement à mes grands-parents, ne m’a jamais associée dans l’enfance à la cuisine, au ménage, à la couture, et toujours encouragée à lire, alors qu’elle-même lisait très peu. Je la voyais attachée aux tâches ménagères et n’ai réalisé que passé l’âge de 12 ans, que je pouvais faire mon lit le matin et ranger ma chambre, avant de partir à l’école, suivant l’exemple des copines de la gendarmerie qui elles, aidaient leur mère au ménage, repassage, et à la vaisselle, depuis longtemps déjà.
Andrée, Parisienne revendiquée, née à Villejuif le 1er février 1920, gardait un regret, maintes fois exprimé sa vie durant, de n’avoir pu poursuivre les études commencées au lycée parisien prestigieux Fénelon, et stoppées à 15 ans, pour partir à Auzat avec ses parents, inquiets pour sa santé précaire, et pressés de retrouver leur terre d’origine au moment de la retraite.
Des livres, nous en avions très peu à la maison, mais nous en empruntions dans les bibliothèques. Maman contrôlait nos lectures, et j’avais découvert dans l’armoire qui contenait les affaires de toute la famille, au milieu d’une pile de draps « La Sonate à Kreutzer » de Léon Tolstoï. J’ai dégusté ce livre en douce, à chaque occasion, quand je me retrouvais seule à la maison, rarement, maman partie avec son vélo en courses, ce qu’elle faisait bi quotidiennement, ne disposant pas de « frigo ».
Plus tard, j’ai relu ce livre, cherchant ce qui avait inquiété la mère, au point de le soustraire à notre accès, et n’ai rien trouvé. Mais je garde de ces moments de lecture volés, un souvenir de plaisir encore intact, parachevé par la découverte agréable de l’œuvre complète de Tolstoï, Dostoieswki et Gorki dans la foulée, beaucoup plus tard.
Quand mon frère Jean recevra comme prix de fin d’année, en sixième « Raboliot » de Maurice Genevoix, notre mère ouvrira le livre, découvrira des jurons écrits noir sur blanc dès les premières pages. Elle ira chez le libraire, en ma compagnie, échanger ce livre dangereux contre un club de cinq ou équivalent, malgré les assurances du libraire sur la qualité de Raboliot !
Ce même Raboliot, nous le rechercherons et lirons plus tard, en douce, en l’empruntant à la bibliothèque.
Ces méthodes maternelles ont certainement orienté ses deux aînés vers l’addiction immodérée, et durable pour la lecture.
À l’école primaire publique, Castillon, puis Saint-Girons après mes 8 ans, nous étions à égalité, garçons et filles.
Plus tard au collège, les filles avaient droit à des cours de couture et les garçons à une heure de récréation, ce que je trouvais injuste. Aussi je mettais un point d’honneur à bouder la couture et revenir avec des notes catastrophiques.
Je n’ai jamais appris à repasser, tricoter ou broder, peut être voyant ma mère coudre à la machine, penchée sur sa Singer, tricoter avec des aiguilles, puis avec une machine à tricoter électrique.
Engin qui faisait sa fierté et son occupation quotidienne en plus des tâches ménagères, des courses, du jardinage, facilitant la fabrication de nombre de pulls compliqués, originaux, multicolores, pour nous cinq, mais aussi pour cousins, cousines, et amies. Des pulls encore impeccables 70 ans plus tard !
Ses petits-enfants aussi revêtiront des pulls « faits maison », car elle poursuivra son activité de tricoteuse inspirée pour des motifs uniques, originaux, bien au-delà de 80 ans.
J’ai eu la chance de recevoir à la maison une éducation sans différence de genre avec celle de mes frères et les parents nous ont toujours laissés librement jouer dehors (mais dans l’enceinte de la gendarmerie, non, mais oh !) sans grande surveillance, mise à part celle toujours implicite des gendarmes… avec seule obligation de respecter scrupuleusement les horaires incontournables de repas, midi et 19 heures. Pas de montre pour indiquer l’heure, mais les cloches de l’église étaient garantes pour donner l’information.
Nous étions encouragés à « bien travailler » à l’école, avec pour le paternel le désir de nous éviter son parcours si chaotique ?
Et vous, madame Mireille, d’où venez-vous ?
Divisé en deux villages, le bourg ancien, et la « Cité Péchiney », Auzat était un tout composé de trois entités juxtaposées.
Le bourg ancien, dans les années1950, première entité, ses maisons et rues étroites et sombres, serrées contre les rues qui bordent l’abattoir, l’église, le lavoir, le long de la rivière le Saleix. Les habitants, paysans qui cultivaient de petits jardins parcellisés en périphérie du bloc des maisons, des commerçants nombreux, deux bouchers, trois boulangers, un cordonnier, une marchande de journaux, un marchand de tabac, deux tenanciers de cafés, un d’hôtel, et des fonctionnaires de la mairie, de l’EDF, des douanes.
Les terres plates plus étendues, fertiles, le long du Vicdessos, avaient été acquises (à quel prix ?) par Péchiney et EDF pour construire l’usine et la centrale électrique, jouxtant la Cité où logeaient les ouvriers.
Avec ses maisons neuves, près du ruisseau le Vicdessos et de l’usine, la Cité regroupait les ouvriers et leur famille, dans la deuxième entité, à l’ombre et à l’humidité, qui perdurait une bonne partie des longs mois d’hiver et de printemps.
La troisième partie du puzzle, face aux deux premières, se trouvait « en haut », dans un entre soi, sur le versant exposé au soleil « la vexane », un peu épargné par les fumées de l’usine. Les « villas », maisons cossues, apanage des cadres, hautes, majestueuses, ensoleillées, isolées ou accolées deux par deux, ceintes de jardins harmonieux, fleuris, affirmaient leur suprématie sur celles des ouvriers, coincés dans les bas-fonds, où quatre familles par maison, dotées d’une maigre parcelle de jardin, étaient regroupées.
Pour unifier le tout, à l’entrée du village, au-dessus de la cité ouvrière se dressait la maison du directeur13 de l’usine, isolée dans un parc majestueux protégé de murs et dans lequel s’élançait un pigeonnier que je trouvais magnifique, l’imaginant semblable aux monuments que décrivaient mes lectures, Comte de Monte Christo, Pardaillan.
Les habitants de la cité Péchiney sont les ouvriers qui travaillent dur à l’usine pour fabriquer de l’aluminium, sortent de l’usine, poudrés de poussière grisâtre, des pieds à la tête.
Sur la colline ensoleillée sont installés les cadres de l’usine, qui vont travailler, dans mon souvenir, en costume – cravate et sortent tout aussi impeccables qu’ils étaient entrés le matin. La petite provinciale que je suis, dont la plus grande ville connue est Foix, les admire à leur passage rue d’Espagne, à midi et le soir, devant la maison des grands-parents : secrétaires élégantes, maquillées, lèvres peintes rouge carmin, cadres bien calés dans leurs costards chics.
La majeure partie des habitants de la cité, immigrés avec des noms étrangers, viennent de pays qui me font rêver, moi qui ne connais que l’Ariège : Algérie, Arménie, Espagne, Italie, Maroc, Portugal, Russie.
Des noms qui chantent, comme le mien d’ailleurs, puisqu’à Castillon, puis plus tard à Saint-Girons, on me demandera « d’où tu viens avec un nom pareil ? ».
Étonnée de la question, cherchant une réponse autre que « je suis née à Auzat », je poserai la question à mon père qui me confiera : « c’est compliqué, je suis Français, depuis mes trois ans de service militaire, suivis de 5 ans de captivité en Allemagne, mes parents étaient italiens, fermiers dans les montagnes du Piémont, et je suis né en Argentine, à Villa Hindole, dans la province de Cordoba en 1913 ». Seul moment de sa vie où il m’a donné cette explication.
Cherchant à mieux comprendre cet imbroglio, je posai la question à ma mère qui donna un raccourci saisissant : « Tu dis que ton père est corse, c’est plus simple. »
Un raccourci incompréhensible, d’autant que je n’ai connu la famille, côté paternel, que vers mes huit ans, peu après le décès du Patriarche.
À l’occasion d’une course cycliste dont l’arrivée était Castillon, j’ai été conviée à remettre (quel privilège et quel enchantement !), la gerbe de fleurs au vainqueur de la course, gagnée par Hubert Becchio, petit fils du Patriarche dont je faisais la connaissance.
Je découvrais que papa, taiseux comme ma mère sur ce sujet, avait une famille, un sympathique neveu Hubert, très affectueux, à la belle figure ouverte, toujours souriante, retrouvant une vraie complicité dans les calembours avec « son tonton », deux frères, trois sœurs et de nombreux neveux et cousins dans la banlieue de Toulouse.
Les relations familiales, interrompues, quelques mois après le mariage de mes parents, ont repris alors.
Partie en éclaireur quelques semaines après, sous la conduite de Gisèle, une si jolie cousine, frondeuse, élégante, juchée sur de hauts talons venue me quérir à Castillon, j’irai souvent en vacances dans la nombreuse famille paternelle, généreuse, rieuse, chaleureuse, qui m’émerveillait. Et je trouverai une liberté de bouger, courir dans le village sans le contrôle des parents, un peu comme à Auzat lorsque je j’y restai seule avec les grands-parents.
Mon oncle Pietro avait 5 enfants, des cousins étaient abonnés à l’Huma et donc à PIF que je dévorais pendant les semaines de vacances passées à Roquettes, dans la chambre mansardée sous le toit de la maison de ma cousine Jeanine et de son mari Roger.
Ces questions sur mes origines, les interrogations qui viendront plus tard sur les non-dits dans la famille, les non-réponses à mes questions, voire des fâcheries durables, sur le secret gardé de la période de 8 ans d’échanges stoppés d’Antoine avec sa famille, perdurent encore.
Elles me conforteront dans la nécessité de respecter, mais aussi d’essayer de comprendre les humains que je rencontrerai au fil du temps, avec leurs particularités, leur parcours de vie, leurs différences, leurs dénis, conscients ou pas.
Plus tard, devenue médecin, je mettrai quelques années à poser aux consultants, dans mon cabinet une question pourtant essentielle « de quel pays êtes-vous originaire », avec dans mon idée le désir de ne pas les blesser.
En retour, parfois je trouverai souvent la question : « Et vous, madame Mireille, d’où venez-vous ? »
Lorsque, en 2013, je m’installerai en Ariège pour y inventer une nouvelle page de vie de retraitée active, la question reviendra à nouveau : « D’où venez-vous ? »
Que répondre ? Auzat, Saleix, Hourré, Paris, Alba, Torino, Cordoba, Rioz, Castillon, Roquettes, Saint-Girons, Toulouse, Villejuif, Berck sur mer, Pamiers, je trouverai le juste raccourci : citoyenne du monde, fière de ce titre, pour résumer.
André Ruffié Montagnol et Marie Denjean Bermeil, mes grands-parents, me raconteront la naissance de l’usine, contemporaine de leur rencontre « sur le pont d’Auzat », et leur départ à Paris une fois le mariage décidé et organisé promptement, pour y chercher une meilleure vie, en 1907.
Les terres plates, les plus accessibles pour la culture, l’élevage des moutons et des vaches, situées près de la rivière le Vicdessos ont été achetées aux paysans, pour y poser l’usine et la Cité, par la Société des Produits électrochimiques et métallurgiques des Pyrénées, la PYR.
Installée en 1908 à Auzat, La PYR utilisait la houille blanche récupérée au moyen de conduites forcées installées depuis les lacs de haute montagne, de Bassiès et du Fourcat, puis au fil des besoins et des années, depuis les barrages d’Izourt.
C’était bien avant la construction du barrage de Soulcem, et nous profitions encore des balades à partir du Pla de l’Isard. 20 minutes de montée par un sentier fait pour les chèvres, avec récompense à l’arrivée et bonheur absolu : de petits ruisseaux serpentaient au milieu d’une prairie où pacageaient chevaux, moutons et vaches venus passer le temps des estives dans les hauteurs. Les montagnes environnantes étaient toutes ombrées de vert émeraude, d’ocre, de violet, les prairies habillées de rhododendrons rose tendre, bruyères violines, campanules bleues, et petites orchidées sauvages, blotties à ras de la prairie.
En bas à Auzat, j’accompagnais les grands-parents dans la cité Péchiney, visiter une cousine de Pépé, née à Saleix, Marguerite et sa famille, logées dans un quart de bâtisse ouvrière autour de Manuel le papa, exilé d’Espagne, ouvrier à l’usine et leurs enfants Sylvette et Francis.
J’admirais la qualité de vie des enfants « Péchiney », bénéficiant de tout le confort moderne, WC, douches, eau chaude.
Ils ont accès à une bibliothèque fournie, le rêve ! font du ski, avec des équipements fournis par Péchiney, apprennent à nager grâce aux cours dispensés dans la piscine d’Ax Les Thermes14, où ils sont conduits en autobus.
Ces privilégiés partent en vacances avec les colonies « Péchiney » et voient la mer ou l’océan dès dix ans. Pour la petite fille de paysans des montagnes pyrénéennes et alpines que je suis, la rencontre avec la mer, ce sera pour beaucoup plus tard, lorsque je la découvrirai pour la première fois à 14 ans ! Et l’apprentissage de la natation encore plus tard, pour mes seize ans quand une piscine sera construite à Saint-Girons. Mes frères bien plus sportifs que moi avaient appris sans craindre la fraîcheur de l’eau dans les torrents du Vicdessos bien des années avant.
La mer, j’en rêvais avec mes lectures, les récits de mes camarades qui avaient la chance de la connaître, que je trouvais avantagés. Je mettais dans le même lot les fils et filles d’ouvriers de Péchiney, d’instituteurs, de notables : tous avaient un plus, ils savaient skier, nager, connaissaient la mer, l’océan, que ce soit La Franqui, l’île de Ré, Castillon Tarnos, ou Perpignan.
Quand, à l’entrée en sixième, le professeur de français nous demandera de rédiger une composition sur le thème « où avez-vous passé vos vacances ? », je m’efforcerai de rassembler tous ces souvenirs glanés chez les nantis qui allaient au bord de mer. Je n’oserai pas raconter que j’avais quitté les montagnes du Couserans pour celles du Haut Vicdessos pendant les vacances. J’ai même « triché » en demandant à ma voisine et amie, Claudie, fille d’instituteurs, des précisions sur les pédalos ! Si mes parents ont eu connaissance de cette composition, et de sa note catastrophique, ils ont dû être surpris, mais ne m’en ont rien dit. Fait très rare pour mon père qui ne me félicitait jamais sur mes notes, mais commentait les 8/10 par un lapidaire « pourquoi pas 9 ou 10 ? ».
Le goût pour la cité et l’admiration des merveilles qu’elle recelait pour les enfants de mon âge a perduré encore une dizaine d’années.
Péchiney organisait des concours de jardins ouvriers, des concours de boules, de football, des voyages en famille à Rocamadour, La Franqui, Lourdes, Toulouse. Écoutant les récits dithyrambiques de mes copains, j’admirais les fils et filles d’ouvriers, toujours en train de fêter quelque chose, avec leurs parents heureux et souriants.
Âgée de 8 ans, je suivis ma mémé repérer une parcelle de jardin enclavée entre les « villas », qui appartenait à Euphrasie, la sœur de mon grand-père. Un tout petit jardin envahi de ronces, qu’elle a refusé de vendre à Péchiney, et sur laquelle poussaient des groseilles à maquereau15, craquantes et acides, d’autant plus savoureuses, que la cueillette aura nécessité de frauder, de passer en douce par l’un des jardins d’une « villa » qui en interdisait l’accès !
Années 60, sans confort, une enfance heureuse
À Saint-Girons, où la famille avait déménagé vers mes 8 ans, nous occupions à la gendarmerie un appartement en rez-de-chaussée, mais seul un évier à la cuisine était équipé d’eau courante froide. Les 3 cabinets, « à la turque », juchés sur une fosse septique étaient à l’extérieur, communs aux six familles de gendarmes et aux bureaux d’accueil, non chauffés. Nous ne disposions ni de douche ni de lavabo.
Une fois par semaine (ou par mois ?), nous nous rendions en famille aux douches municipales, nous passant par-dessus le mur de séparation des cabines de douche l’unique savon emporté de la maison pour cette occasion. Le reste du temps, un baquet d’eau chaude, chauffée sur la cuisinière à bois et charbon, suffisait pour le nettoyage « des morceaux ».
Le chauffage, inexistant dans les chambres, était cantonné à la grande cuisine où la vie était repliée l’hiver, autour de la cuisinière, et de la longue table à rallonges, tant pour les devoirs, la lecture, que les jeux, et les repas. Un petit « mirus16 » était allumé quelques jours par hiver, dans une des deux chambres, en temps de très grand froid. Le soir en cas de grand froid, tant à Saint-Girons qu’à Auzat, on installait une bouillotte, ou une brique chauffée sur la cuisinière pour réchauffer un tant soit peu le lit, on rentrait d’un seul mouvement dans le lit, chaussettes aux pieds, liseuse (vieux tricot) sur la chemise de nuit, et on ne bougeait plus en attendant de trouver un peu de chaleur.
Conditions de confort qui ont accompagné mon adolescence jusqu’en 1967, avec le départ en retraite de mon père.