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Le parcours de Claude Barratier, prédestiné à la vie d’ouvrier agricole, connaît un tournant décisif grâce à l’influence bienveillante de son instituteur en Cours Moyen, un capitaine de la Résistance. Quatre ans après son départ pour le « cours complémentaire », cet homme visionnaire se rend chez les Barratier pour leur proposer d’inscrire leur fils au concours d’entrée à l’École normale d’instituteurs de Privas, concours qu’il réussit avec brio. Ce geste déclenche alors une carrière hors du commun : d’abord instituteur, puis professeur de lycée, il devient proviseur des lycées Paris-Bâtiment et Lumière à Lyon, avant de fonder et diriger un lycée hôtelier. Véritable précurseur des méthodes d’éducation active, il les expérimente et les perfectionne au sein des CEMEA, laissant une empreinte indélébile dans le monde de l’éducation. Ce récit fascinant vous plonge dans l’ascension d’un homme déterminé, au service de l’école et de la transmission du savoir.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Claude Barratier, véritable passionné de lecture, a forgé au fil du temps une bibliothèque qui lui est propre. À travers cet ouvrage, il offre un témoignage vivant des métiers fascinants de l’Éducation Nationale, qu’il cherche à faire connaître et à valoriser, en dévoilant leur richesse et leur humanité.
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Seitenzahl: 251
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Claude Barratier
Aventures pédagogiques
L’école émancipatrice
© Lys Bleu Éditions – Claude Barratier
ISBN : 979-10-422-7411-5
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Le passé évoqué dans cet ouvrage est-il révolu ?
Je ne le crois pas en matière scolaire. Depuis la loi de Jules Ferry en 1881 créant partout des écoles primaires obligatoires et gratuites, tous les petits Français s’instruisent, quelle que soit la culture philosophique de leur famille.
Le savoir est indispensable pour s’émanciper et choisir sa vie.
Le certificat d’études primaires obtenu, le citoyen était déjà bien armé pour sa vie.
L’enjeu pour le pays est aussi économique, l’industrie avait déjà besoin d’ouvriers sachant lire. Elle aura besoin aussi de diplômés de plus hauts niveaux. En 1933 l’enseignement secondaire devient aussi gratuit, plus tard les grandes écoles d’ingénieurs.
Il était devenu possible de s’instruire en étant très pauvre, et même de faire de la Recherche. Je participai à des fouilles archéologiques. Grâce à des séminaires de formation (les stages des CEMEA), un érudit me fit découvrir mes origines.
Devenir explorateur, découvreur, était possible pour chacun à condition toutefois de pouvoir saisir au vol les opportunités. Le facteur chance.
Il semble que les origines de ma famille soient proches du Piémont, du comté de Nice, quelque part dans le Queyras.
À la maison, il y avait des livres, surtout du fait de ma mère. Une petite bibliothèque avec deux portes en bas, m’invitait à la lecture.
Mes parents ont travaillé la terre, en Ardèche, dans les Boutières. J’ai bien connu des paysans de ma famille qui vivaient en autarcie, avec deux vaches, des chèvres, des moutons, un cochon, des poules, des lapins, quelques hectares à disputer aux ronces et à la fougère.
Les hivers étaient alors très froids.
Je suis né dans un hameau au nom enchanteur : la Pervenche, commune de Saint-Julien-du-Gua, en Ardèche. On disait le Gua qui veut dire le gué pour traverser la rivière sur une charrette ou à pied, car il n’y avait pas la nécessité d’un pont. La rivière s’appelle l’Ozenne et n’a pas de crues à cet endroit. Le Gua est proche de sa source.
Mon père était forestier à son compte. Il achetait des « coupes ». Dans ce pays de châtaigniers, l’arbre était recherché pour la richesse de son écorce en « tan » qui, élaboré, devenait du tanin, indispensable pour traiter les peaux d’animaux qui, après un an de trempage, devenaient des cuirs.
De vieux châtaigniers s’étiolaient après plus de cent ans d’existence. La variété créée dans notre canton (Saint-Pierreville) s’appelait la Comballe, en 2025 encore recherchée. Il y avait aussi les Merles, les Bouches rouges, précieuses pour la fabrication des marrons glacés par Clément Faugier à Privas.
Le tanin fut remplacé par le chrome. Il fallut bien partir travailler ailleurs : ce fut La-Voulte-sur-Rhône, de mars 1936 à décembre 1943.
Mes parents connaissaient bien les époux Bouchet, propriétaires d’une belle ferme. Emma Bouchet, née Bénéfice, était la fille du boulanger de La Pervenche, qui faisait du très bon pain et le livrait en carriole dans les hameaux en direction de Saint-Etienne-de-Serres. Il s’annonçait à la trompette et, comme les facteurs, il transmettait des nouvelles. Il acceptait, au passage, un verre de Clinton, un petit vin de 7 ou 8 degrés. Fatigue de la nuit auprès de son four à pain et effet secondaire du Clinton, il s’endormait sur son siège de cocher au retour.
Son cheval connaissait le chemin.
La photo est celle de mon père, avec les bœufs de la ferme Bouchet, à Gonon, commune de La Voulte sur Rhône
Nous, les enfants, avions peu de copains de notre âge pour jouer : Norbert qui avait mon âge, Alice Bouchet dite Lili, deux ans de plus que moi, ma sœur Suzanne, 2 ans de moins.
Norbert Adler était un Autrichien qui avait fui les nazis.
C’était la guerre. Ma première expérience de Résistance fut Norbert, sa maman, la famille Bouchet qui les cachait. Dans ma tête, je les soutenais. Je devinais un peu confusément leurs sentiments.
Je m’armais déjà pour résister à l’adversité. Comme le fera plus tard Marinette Chodoreille, je le précise quelques pages plus loin.
Norbert avait quatre sœurs et un frère.
Les juifs étaient persécutés en Allemagne. En 1938, il avait donc fallu fuir le Reich.
Ce fut le cas pour Clara Adler et son mari qui emmenèrent avec eux leur plus jeune fils, Norbert (né en 1934, comme moi).
Ils avaient d’abord gagné la Belgique, avant de se réfugier à Villeneuve-de-Berg, en Ardèche. En 1942, quand les Allemands avaient envahi la zone dite « libre », gérée jusqu’alors par le gouvernement de Vichy, Monsieur Adler, père de Norbert, fut arrêté. Clara et Norbert réussirent à s’enfuir. Des réseaux amis les avaient orientés vers la famille Bouchet, à La Voulte-sur-Rhône.
À la ferme où je les ai connus, ils vivaient cachés. quand venaient des Allemands (on les entendait venir de loin).
Madame Bouchet les cachait dans le ruisseau assez loin derrière la maison, ou sous du foin.
Les maquisards, là-haut sur le plateau, recevaient de la nourriture par les Bouchet et par des parachutages des Alliés. Ces Résistants avaient pour chef mon futur instituteur, à Saint-Laurent du Pape, rive gauche de la rivière Eyrieux, Alfred Arnaud, mais je ne le savais pas.
Capitaine Fred montait, sur la rive droite, à Royas, les jeudis, dimanches et pendant les vacances. À bicyclette.
Capitaine Fred, lui tout seul, fit sauter le pont suspendu de La Voulte, à la barbe des Allemands qui le gardaient. Ils étaient sur le pont et ses abords.
Ce fut le moyen qu’il trouva pour que les Alliés cessent leurs bombardements, car ils manquaient ce pont, mais détruisaient La Voulte, faisant des victimes.
La famille Bouchet était devenue – pour toujours – très proche des Adler. À la Libération, Clara et Norbert étaient toujours là. Ils y restèrent jusqu’en 1947. Norbert put aller à l’école de La Voulte (je n’y étais plus, j’étais à St Laurent du Pape). Il apprit facilement à écrire en Français.
En Autriche, deux sœurs de Norbert avaient pu échapper aux nazis. Ses deux autres sœurs et son frère furent déportés et gazés. Monsieur Adler, arrêté à Villeneuve-de-Berg, périt aussi en camp de concentration.
Norbert et sa mère eurent des nouvelles des deux filles vivantes et purent les rejoindre.
Norbert fit des études en Autriche et partit travailler aux États-Unis où il se maria. Il eut deux enfants, une fille et un garçon. Il donna régulièrement des nouvelles aux Bouchet, jusqu’à la fin des années 90. Une lettre qui lui avait été envoyée revint, le destinataire n’avait pas été trouvé. Il n’habitait donc plus là. Aucune nouvelle ensuite.
Lili alla au Cours complémentaire de La Voulte, quelques années avant moi. Elle avait comme copine de classe Jacqueline Arnaud, la fille de celui qui sera mon Instituteur à Saint-Laurent-du-Pape, où nous déménagerons un peu plus tard.
On sait comment l’Allemagne est devenue nazie et porte la responsabilité de tant d’assassinats d’innocents, de tant de destructions. Nous savons comment nous avons perdu la guerre :
Notre armée résista trop tard, les Allemands purent ramener encore des chars et des avions. La France avait de bonnes escadrilles, mais trop peu de chars d’assaut. Mais elle avait son empire colonial intact, avec des soldats, des avions. Elle aurait pu résister.
La France choisit la collaboration avec l’ennemi.
À l’époque, des Français dirent que la France avait été livrée à Hitler par des Français.
La « collaboration » a montré que de nombreux Français soutenaient l’extermination des communistes et des juifs, approuvaient même l’occupation allemande. La Milice, française, aussi redoutable que la Gestapo, tortura et assassina nos Résistants.
Dans la France occupée, les nazis pillèrent nos fabrications industrielles. L’acier, les moteurs, les trains, nos productions alimentaires. Tout partit en Allemagne. Les prisonniers de guerre furent déportés en Allemagne et y remplacèrent les paysans et les ouvriers allemands mobilisés, ce qui permit au Reich de continuer ses conquêtes.
Plus tard, Hitler et Pétain convoquèrent nos jeunes en service de travail obligatoire (le S.T.O) en Allemagne.
Beaucoup, raflés, durent partir, mais de nombreux autres rejoignirent nos maquisards.
Les ennemis du régime républicain comprenaient des politiciens en quête de revanche depuis 1936, des banquiers en quête d’affaires (ils parlent déjà des chantiers de « reconstruction » à venir). Ennemis de la République, les pétainistes, depuis septembre 1939, mettaient en place un gouvernement composé de militaires, seuls susceptibles, à leur avis, de remettre de l’ordre et de mater les communistes.
Les voici tous réunis dans une conjuration dont les acteurs s’insinuent, s’infiltrent, se glissent partout, dans la presse, dans les administrations, dans l’armée et dans les gouvernements.
Des Français résistaient, des adultes et aussi des enfants.
De mon âge, une camarade de ma promotion d’École Normale d’Instituteurs, Marinette Chodoreille, scolarisée en école primaire à Lamastre, eut dans sa classe une petite juive.
Prévenue de l’arrivée de la gendarmerie, l’institutrice cacha la petite juive qui emporta ses affaires. La maîtresse demanda aux élèves de ne rien dire.
Les gendarmes appelèrent la petite juive par son nom. Personne ne répondit. Ils interrogèrent Marinette qui affirma qu’on ne connaissait pas ce nom, et qu’il ne manquait personne.
Marinette n’en parla jamais à l’École normale et, il y a peu de temps, elle me dit qu’il n’était pas nécessaire d’exalter sa conduite :
« D’autres auraient fait de même. »
À La Voulte, « Paulette », employée des Bouchet, montait le troupeau, dans la forêt, jusqu’au plateau. Un jour, que je gardais les brebis avec elle, nous vîmes très haut dans le ciel les « forteresses-volantes » qui venaient de Douvres en Angleterre et allaient bombarder l’Allemagne.
Au-dessus du pilote, une cabine avait son mitrailleur, et une autre au-dessous de l’arrière de la forteresse également.
La chasse ennemie ne pouvait pas, sans grosses pertes, arrêter le bombardier.
De l’autre côté de la montagne, après le plateau, on ne pouvait plus voir le Rhône, mais on dominait l’Eyrieux, son affluent.
Au pied de ce versant circulait sur une voie étroite et unique le petit train à vapeur qui reliait la Voulte à Dunières, dans la Haute-Loire, par la bifurcation du Serre-du-Pérou, vers St-Laurent-du-Pape.
On l’appelait le « CFD ». Il suivait la rive droite de l’Eyrieux.
Il provoqua un jour un incendie qui franchit la montagne, sous un fort vent du nord, et qui menaça la ferme Bouchet. Je découvris la puissance du feu. Dans ma vie je n’ai connu de près aucun autre incendie.
Il était tard le soir. Les flammes se tordaient en illuminant le ciel noir. Des cendres retombaient lentement.
Une brigade de pompiers partit avec mon père allumer un contre-feu sur une centaine de mètres. Il fallait que l’incendie, descendant, arrive sur une terre déjà brûlée. Le ruisseau derrière la ferme, presque à sec, dont les abords furent débroussaillés, était suffisamment large pour cette opération.
Ce tout petit ruisseau avait encouragé Papa à créer là un tout petit jardin, où les pois chiches poussaient très bien.
Monsieur. Bravais qui habitait au Serre du Pérou, était un grand ami de Papa. Avec Papa, il montait à Sarrasset, dans une maison des Bravais, entre l’Escrinet et le col de la Fayolle, pour tirer la palombe, le lièvre ou le sanglier. Mon père avait une moto, Monsieur Bravais une auto.
Les Bravais n’avaient pas d’enfant et nous gâtaient beaucoup quand nous allions avec nos parents dîner chez eux.
Madame Bravais se mettait devant son armoire à glace une jambe cachée par la porte et, quand elle pliait sa jambe visible et la gardait en l’air, c’était bien deux jambes, celle de l’image, et la vraie qui semblaient se lever !
Quand ils venaient dîner à la maison, ils apportaient des bonbons et, le lendemain, nous en offrions à Lili et Norbert.
Il fallait bien que j’aille à l’école, j’avais six ans passés. Je savais lire, ma mère m’avait appris. Pour aller à La Voulte, je suivais un chemin à travers les blés, je traversais les cités ouvrières, avant de suivre la grande route. Je traversais le passage à niveau où circulaient quelques trains de voyageurs et de marchandises et aussi notre petit train à voie étroite, le CFD.
Il y a 3 ou 4 km de la ferme à l’école de garçons, où j’allais à pied.
Dans les classes de la campagne, les plus grands guident les plus petits, s’asseyant un moment auprès d’eux pour les aider. J’étais dans une classe de cours préparatoire/cours élémentaire. Le maître, Monsieur Ponton, me chargea de faire lire des élèves, debout derrière un second tableau noir, au fond de la classe. Comme j’avais de l’avance, il me mit au cours élémentaire. Je m’occupais ainsi de camarades du cours préparatoire.
Une sorte de leçon particulière. Je n’en ressentais pas de fierté particulière, c’était habituel.
Plus tard, j’aurais bien eu besoin de ce type d’aide en arithmétique !
Après Monsieur Ponton, ce fut Monsieur Seuzaret, dans la classe suivante.
Nous déjeunions à la cantine – du pain, de la soupe, et un plat : pois cassés, purée, ou lentilles –.
Des enfants apportaient un œuf à cuire ou à réchauffer. Madame Clary le mettait à bouillir dans la soupe avant de nous distribuer quelques châtaignes cuites quand c’était la saison.
Elle posait la marmite sur la longue table, elle versait à chacun sa louche de soupe et un œuf pour ceux qui en avaient apporté un. J’avais remarqué que certains œufs n’avaient pas la coquille bien propre. Mais l’ébullition assainissait tout !
À près le repas, ceux qui le voulaient restaient, pour gagner une friandise, à « trier » les lentilles : Il fallait éliminer tous les minuscules cailloux qui les accompagnaient.
Dans la cour nous profitions de la longue pause méridienne pour jouer aux billes.
Le jeu qui avait le plus de succès était la pyramide de 4 billes mise en place par qui voulait, et qui marquait d’un trait, sur le sol en terre, l’emplacement des tireurs. Sans dépasser le trait, le tireur envoyait une bille contre la pyramide. S’il manquait son coup, il perdait sa bille. S’il faisait tomber la pyramide, il empochait les quatre billes et celle qu’il avait tirée.
En classe, personne ne parlait « patois ». Les usines importantes (soie, métallurgie) avaient attiré des familles d’Arméniens, de Polonais, d’Indochinois, qui parlaient de moins en moins leur langue maternelle.
Plus tard, étudiant à Montpellier, je passerai une licence d’occitan (que ma famille qui le parlait tout le temps appelait le « patois »), avec mon professeur Robert Laffont. Je pouvais désormais l’enseigner dans les collèges ou dans les lycées, mais je ne l’ai jamais fait.
En revanche, j’ai découvert des écrivains comme Aubanel, et à l’opéra « Mireille », puis « Carmen », en provençal.
Quelques étudiants se retrouvaient dans une vaste cave voûtée sous l’Opéra, au Fougaou avec ses meubles provençaux anciens en noyer.
Les plus ardents défenseurs de l’Occitanie allaient écrire sur le tablier des ponts : Occitanie libre !
Frédéric Mistral avait revitalisé notre vieille et belle langue occitane.
Mais à l’école de La Voulte, les élèves ne parlaient jamais occitan !
Avant d’aller à l’école, je « zozotais ». Revenu de mon premier jour de classe, je ne zozotais plus. Mystérieusement, je n’avais plus mon cheveu sur la langue.
Surprise de maman qui me demanda si le maître m’avait grondé.
— Le maître ne s’en est pas aperçu, ça s’est fait tout seul.
L’entrée à l’école a constitué un traumatisme salutaire ; j’ai immédiatement reprogrammé mon cerveau, effaçant l’automatisme du zozotement.
D’autres souvenirs de la ferme de La Voulte : le bélier sortant de son écurie et que nous provoquions, Norbert et moi. Il fonçait sur nous, emportant sur sa tête la cagette que nous lui lancions ; les oies qui m’avaient fait tomber et me frappaient du bec sur la tête, pour me punir de les avoir approchées avec un bâton ; ou l’automobile Juvaquatre de Monsieur Camile Bouchet qui partait avec Emma, son épouse.
Un bon souvenir pour moi, le bonheur d’être assis à côté de mon père sur la faucheuse lieuse tirée par le cheval Coquet qui obéissait, avec plaisir, je crois, à Papa. Par des engrenages liés aux roues, la faucheuse-lieuse se débrayait ou s’embrayait. La machine, avec ses grandes ailes, courbait le blé avant de le couper et rejetait à l’arrière les gerbes liées.
Pour le labour, Papa utilisait la paire de bœufs, puissants sous leur joug. Monsieur Bouchet labourait au volant de son tracteur et, derrière, Papa conduisait la charrue.
Après le « battage », la paille était entassée jusqu’à 7 mètres de haut en un long « pailler » de 5 mètres de large et 10 mètres de long. Je faisais une galerie à l’intérieur en tirant et entassant de la paille. Ma petite maison.
Monsieur Bouchet allait ramasser des pêches sur sa propriété, au bord de l’Eyrieux, avec Papa. J’imagine qu’on les emballait à la ferme pour les expédier, que maman y participait, mais je ne m’en souviens pas.
Maman nous faisait faire la sieste : interdiction de descendre de notre chambre, mais de la fenêtre je dominais la cour. Notre appartement se trouvait sur le côté Est, entre l’écurie du cheval, la ferme du côté sud et le hangar avec l’étable côté nord.
De cette fenêtre, je vis un jour le vétérinaire soigner une vache couchée devant le puits, le ventre gonflé par la fermentation de la luzerne broutée dans un champ, au-delà du pailler, où elle s’était sauvée. Elle en avait trop mangé ! Le vétérinaire perça son flanc au bon endroit avec son « trocart » pour libérer le gaz qui oppressait les poumons de la pauvre bête.
La vache fut-elle sauvée ? Je ne l’ai pas vue se relever, mais Suzanne et moi, nous souvenons qu’on enterra une grosse bête et que Papa la recouvrit de chaux. Était-ce le même jour ? La fosse avait été creusée sur le talus au nord des noyers.
Cette vache ne risquait pas d’empoisonner ceux qui en auraient mangé. Peut-être en garda-t-on pour une consommation rapide ? Peut-être en vendit-on aux Indochinois qui venaient souvent à la ferme ? Les réfrigérateurs n’existaient pas.
Nous nous souvenons, Suzanne et moi, du lait que Maman achetait à La Voulte, au bout d’un petit chemin en face du garage Louge, avant le passage à niveau. La marchande avait un grand bidon et mesurait la quantité de lait vendue avec des louches de différentes contenances. Il fallait donner des tickets de rationnement.
Nous ne pouvions donc pas, ou plus, acheter du lait à la ferme.
Un autre accident animal : une brebis qui avait fait demi-tour au lieu de suivre les autres, se frotta contre les dents d’une faucheuse à la barre de coupe relevée, s’y éventra et, marchant sur ses intestins qui se déroulaient, alla mourir sur le chemin. L’horreur ! Mais papa fit le boucher et nous eûmes notre morceau. Le malheur des uns fait parfois le bonheur des autres.
Nous frôlions, certes, la misère, mais il y avait plus misérable que nous. Je me souviens de l’ouvrier qui sciait à la main les bûches pour la famille Boucher. Un grand maigre, ni nourri ni logé.
« Claude, va me chercher du lard pour graisser la lame de la scie. »
Je frappai à la porte, Madame Bouchet m’ouvrit et me passa un bout de lard rance que l’ouvrier mangea, ne gardant que la couenne pour graisser la scie.
Cette année-là Monsieur Bouchet accepta l’embauche momentanée d’un « roulant », c’est ainsi que Papa et Maman l’appelaient. Son prénom était Jules. Contre le gîte et un peu de soupe, il aidait au travail de la ferme. Il dormait au-dessus de l’écurie du cheval, dans la grange à foin, dont l’ouverture sans porte se trouvait en haut d’une échelle dressée pour l’occasion.
De ce perchoir, Jules nous racontait avec force gestes ce qu’il avait vu et fait les jours précédents. Il nous rapportait ce qu’on lui avait dit. C’était le soir ; nous l’écoutions de notre fenêtre ouverte, presque à son niveau. Des adultes l’écoutaient debout dans la cour.
Il aurait fallu sortir des chaises. Notre colporteur de nouvelles locales remplaçait les Allobroges, journal qui arrivait parfois à la maison.
Les nouvelles nationales et internationales, Emma Bouchet – qui adorait la politique – nous les faisait écouter dans sa cuisine, où trônait en hauteur un gros poste de TSF. Elle commentait, nous offrait une tisane… Et, après s’être assurée de l’absence d’oreilles indiscrètes aux abords de la ferme, sur le chemin, nous écoutions la BBC et les messages bizarres à l’intention de la Résistance – des annonces de parachutages ?
Cela m’a marqué et je n’en ai jamais rien raconté à l’école.
Les gamins devinent souvent ce qu’il faut faire ! Nous vivions, enfants, une actualité mondiale terrifiante.
Monsieur Bouchet n’écoutait pas la radio ; il trouillait, comme disait Maman, c’est-à-dire qu’il fabriquait de l’eau-de-vie avec son petit alambic.
Papa avait été convoqué au moment de la mobilisation de 1939.
Suite à une infection après une blessure par un coup de pied de cheval, il avait parfois de « l’albumine », c’est ainsi qu’on appelait ce problème de santé. Il ne fallait pas qu’il mange trop d’œufs à ce qu’on disait. La veille au soir de la visite médicale qu’il allait subir en vue de sa mobilisation, il mangea plusieurs œufs. C’est peut-être pour cela que, le lendemain, on lui trouva un excès d’albumine ! Et qu’il fut réformé.
Il ne partit pas à la guerre, mais cela n’a pas empêché qu’il soit réquisitionné à la fin de 1942 par les Allemands, pour surveiller les voies ferrées que les maquisards faisaient sauter.
Que se serait-il passé s’il était parti à la guerre ? Notre logement dépendait de son embauche à la ferme.
Les miliciens de Vichy et la gendarmerie réquisitionnaient les motos ; je me souviens que Papa avait momentanément caché la sienne au fond d’une cuve en béton destinée à la fermentation du raisin. Il l’avait recouverte de fagots.
On avait fait du vin, dans le passé, à la ferme. La cuve ne servait plus. Le pêcher avait remplacé avantageusement la vigne.
Plus tard, finie la chasse, les fusils étaient confisqués. Ils furent rendus après la guerre. Papa avait un Darne à broche (une petite tige qui sortait du canon et que des « chiens » venaient frapper pour allumer l’amorce de la cartouche).
L’alimentation et les produits de première nécessité étaient rationnés, mais nous n’en souffrions pas trop à la ferme.
La camionnette des Bouchet fonctionnait avec du « gazogène ». Tôt le matin, il fallait allumer le bois d’une chaudière fixée au véhicule. Une manivelle permettait d’actionner une turbine qui soufflait fort.
1940 – 1945, la France, occupée par les nazis, était pillée, avec la complicité et même le zèle des collaborateurs vichystes. Cela n’empêcha pas la résistance de ceux, alors minoritaires, qui n’étaient pas pétainistes. Nous habiterons au cœur de cette Résistance, à Hauteville, commune de Saint Laurent du Pape.
À la ferme Bouchet, notre logement n’offrait qu’une chambre. C’était insuffisant.
Les ouvriers agricoles compétents étaient recherchés. Papa fut embauché par le Docteur Maurice Vernet, au château d’Hauteville : un appartement de quatre pièces, et, surtout, plusieurs jardins à notre disposition.
Six métairies dépendaient du château, confiées aux métayers Argaud, à côté du château, Santini, au bord de la route de Saint-Fortunat, Bollon, Blanc, Jacquamet, à Taphanel, au bout d’un chemin dans la forêt, à 1 km environ. Enfin, Giland qui habitait à Ladreyt, en direction de Saint Laurent, à 1 km également.
Une ancienne ferme, en partie démolie, faisait partie de la propriété, à « Montagut », proche de la route de Vernoux.
Autrefois, il n’y avait pas de métayers, mais les ouvriers du Comte Chevreau, comme Monsieur Argaud qui devint métayer du Docteur Vernet.
En 1939, quand commença la Seconde Guerre mondiale, le propriétaire du château, le Comte Napoléon Chevreau, vécut très mal les retombées locales du Front populaire de 1936.
Des Papins promenaient une chèvre blanche autour du château !
Le comte vendit précipitamment à faible prix la totalité de ses fermes et son château, à condition d’être payé en francs-or.
Il partit à Cannes et disparut en mer un jour où il était sorti avec son voilier. On ne le retrouva jamais et il fut déclaré « mort sans certificat de décès », une procédure administrative permettant de régler les successions.
Plusieurs générations de Chevreau sont enterrées au cimetière de Saint-Laurent-du-Pape, dans un très grand caveau où ne repose donc pas Napoléon.
Napoléon ne fréquentait pas la seule noblesse. Il fut l’amant de madame Fougeyrol, dont l’époux était Maire de Saint Laurent du Pape, et Conseiller général (les réunions se tenaient à Privas où il avait rencontré son épouse). Je l’ai appris en 2024, ma famille ne s’intéressait pas à ce passé, et, gamin, en 1940, ce sujet ne m’intéressait pas. Je sentais cependant bien que mon copain à Saint Laurent, Jean Pierre Fougeyrol, de mon âge, avait des moments de tristesse. Il vivait au château Fougeyrol, à Ladreyt, élevé par sa grand-mère.
J’avais une grande admiration pour Guy Fougeyrol, son Papa, qui était un orateur apprécié. Le timbre de sa voix était chaleureux.
Le château est bâti en briques pleines rouges, sur plus d’un mètre d’épaisseur, les murs sont souvent doubles. On peut circuler entre les deux avec une lanterne. Les circuits électriques, les tuyaux de chauffage et d’alimentation en eau potable, les tuyaux d’évacuation sont accrochés aux parois dans cet espace fonctionnel.
Les toits sont en terrasses, à des hauteurs différentes, et couverts de gravillons. Les terrasses sont bordées de balustrades à hauteur de poitrine.
Une grande ouverture vitrée, d’environ six mètres de haut et de presque deux de large, protégée par des fers forgés à l’extérieur, éclaire le grand escalier intérieur.
Au-dessus du rez-de-chaussée, deux étages sont découpés en chambres, et un troisième étage abrite une grande et lumineuse pièce.
Des chevalets, des tableaux parfois inachevés suscitaient mon admiration.
Au rez-de-chaussée, une immense bibliothèque, dont les ouvrages sont reliés aux armes d’Urbain Chevreau, habille le mur nord équipé d’un escabeau roulant.
Les sols des salles de réception sont en marbre.
Au premier étage, à côté de l’entrée de service d’où on peut descendre à la cuisine, un couloir sans fenêtre, d’une dizaine de mètres de long, donne accès à l’autre partie du château, importante aussi, que nous nommions alors l’annexe. Aucune chambre n’y était utilisée.
Sur les murs latéraux de cette galerie, de nombreux tableaux encadrés comme pour une exposition ou plutôt un stockage.
La cuisine était accessible du côté du château habité, par l’étroit escalier de service, et aussi, du côté de l’annexe, par un couloir.
C’est du côté « annexe » que se trouve un monte-plats manuel à cordes et poulies. L’annexe » a une sortie sur une terrasse, un niveau plus bas que la cour d’honneur.
La cuisine est immense et son mur ouest est occupé par la cuisinière à bois de trois mètres de longueur.
Dos au couloir, dans le coin, une glacière sera plus tard remplacée par le Frigidaire (que j’ai vu arriver). Les pains de glace étaient livrés.
Un tableau, avec des systèmes d’électro-aimants, de lumières et une sonnerie, permettait au personnel de cuisine de voir qui appelait. Pour des petits-déjeuners au lit, peut-être.
La salle à manger, au sol de marbre et aux tapisseries murales – probablement de la manufacture nationale des Gobelins, à Paris, où habitaient les Chevreau, rue de Provence – était imposante. Elle communiquait, au rez-de-chaussée, avec une sortie sur la cour d’honneur, par un vestibule au sol de marbre.
Des miroirs habillent les portes., Plus loin, c’est l’accès à la bibliothèque au pied du grand escalier. Une porte à miroir, donne accès à une pièce, la cave aux vins et aux légumes à gauche et, à droite, à un petit escalier niché dans le double mur. Petit escalier aujourd’hui muré. J’appelais cet escalier étroit « la cave secrète », avec des bouteilles de très bons vins estampillées « Hauteville » et aussi un poste émetteur datant des années 42-45.
La vraie et grande cave se trouvait en sous-sol, face à l’annexe, de l’autre côté de la cour supérieure avec son gros platane.
À gauche de l’accès à la grande cave, trois étables étaient destinées aux bœufs. En face, des garages sous des chambres de l’annexe.
Au pied de l’escalier de la cave, à droite, un grand vestibule voûté, par une nécessité architecturale, nous offrit une protection contre les bombardements. C’était la guerre et, en cas d’alerte, nous y descendions en serrant entre nos dents un morceau de bois doux (réglisse) pour éviter d’abîmer nos oreilles.
Je le préciserai : Hauteville était le point de ralliement des maquisards FFI, puis des FTP1.
Après le vestibule voûté, à droite, une pièce très haute où arrivait l’électricité vendue par une compagnie privée. EDF n’existait pas encore. Pour des travaux sur les circuits du château, Papa montait sur un petit tabouret aux pieds de porcelaine pour être bien au sec et, avec une perche terminée par une porcelaine et un crochet, il descendait un à un les trois contacts de cuivre qui coupaient le courant. Il ne reste rien de cette installation et les propriétaires actuels du château sont dans l’erreur en disant que cette pièce était une cave à vins.
À deux pas, sur la gauche, se trouvaient deux cuves, en hauteur. On y montait par une échelle. Une troisième cuve était fermée par une dalle. C’était un réservoir d’eau potable, équipé d’un gros robinet tout en bas.