Blues bigouden à l'Île Chevalier - Françoise Le Mer - E-Book

Blues bigouden à l'Île Chevalier E-Book

Françoise Le Mer

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Beschreibung

Quand les traumatismes de l'enfance resurgissent, les dégâts peuvent être considérables...

Judith est la proie de ses ombres. Cette jeune artiste-peintre a pourtant tout pour être heureuse : une vie dorée, un mari brillant et attentif, une véritable passion pour son art.
L’anniversaire de mariage de ses grands-parents paternels va offrir l’occasion à notre Parisienne de renouer avec l’île Chevalier où, très jeune, elle passait ses vacances. Elle ne conserve de ce lieu magique que peu de souvenirs.
Et pour cause... Trente ans auparavant, ses célèbres parents y avaient trouvé une mort aussi tragique qu’énigmatique. L’enfant, témoin du drame, s’était alors réfugiée dans la béance de l’amnésie.
Mais le passé vous rattrape là où vous ne l’attendez pas. La maison rose et tendre de l’enfance peut se transformer en prison mentale.
Judith n’aura d’autre alternative que de se battre ou de sombrer dans la folie...

Un thriller psychologique captivant qui vous tiendra en haleine jusqu'à la dernière page !

EXTRAIT

De retour au salon, elle s’agenouilla à côté de sa mère.
— Maman ! Regarde ! J’ai trouvé le mien. Je suis plus un bébé ! Ti-na-ni-na-nè-re !
Mais Maman ne réagissait pas. À quatre pattes l’enfant chercha le visage aimé derrière le rideau de cheveux noirs, épais comme une nappe d’algues. Elle posa sa joue sur cette couverture soyeuse et chuchota contre l’oreille maternelle :
— Qu’est-ce que tu regardes comme ça maman ? On joue plus. D’accord ? Tu es toute blanche. Tu es malade ?
Puis, ce mutisme obstiné l’énerva. Elle s’adressa à son père, allongé, lui aussi, à deux mètres de sa femme.
— Papa ! Dis à maman que c’est plus rigolo ! J’ai envie de m’habiller, moi ! Je veux aller jouer dehors avec Sultan !
En désespoir de cause, l’enfant passa la main sous la poitrine de sa mère afin de tenter de retourner le corps. Quelque chose la dégoûta. Y avait-il des limaces sur le tapis ? Elle retira vite sa main et regarda, interloquée, ses doigts rouges et poisseux. Quelque part, dans la maison, le téléphone sonna. Alors seulement, la petite fille hurla.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Quelle fut ma surprise en lisant ce roman à suspense ! Magnifique, pas comme le bouquet fané qui hanta la mémoire de Judith, mais une intrigue et un dénouement sans pareil. - BobDarwin, Babelio

À PROPOS DE L’AUTEURE

Avec seize titres déjà publiés, Françoise Le Mer a su s’imposer comme l’un des auteurs de romans policiers bretons les plus appréciés et les plus lus.
Sa qualité d’écriture et la finesse de ses intrigues, basées sur la psychologie des personnages, alternant descriptions poétiques, dialogues humoristiques, et suspense à couper le souffle, sont régulièrement saluées par la critique.
Née à Douarnenez en 1957, Françoise Le Mer enseigne le français dans le Sud-Finistère et vit à Pouldreuzic.

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Françoise LE MER

 

 

 

Blues bigouden

à l’île Chevalier

 

éditions du Palémon

ZA de Troyalac’h

10 rue André Michelin

29170 Saint-Évarzec

 

DU MÊME AUTEUR

 

n°1 - Colin-maillard à Ouessant

n°2 - La Lame du Tarot

n°3 - Le Faucheur du Menez Hom

n°4 - L’oiseau noir de Plogonnec

n°5 - Blues bigouden à l’île Chevalier

n°6 - Les santons de granite rose

n°7 - Les ombres de Morgat

n°8 - Le Mulon rouge

n°9 - L’Ange de Groix

n°10 - Buffet froid à Pouldreuzic

n°11 - Amours sur Bélon

n°12 - Maître-chanteur à Landévennec

n°13 - Maux-de-tête à Carantec

n°14 - Les âmes torses

n°15 - Arrée sur image

 

Retrouvez tous les ouvrages des Éditions du Palémon sur :

www.palemon.fr

 

 

Dépôt légal 4e trimestre 2014

ISBN : 978-2-372602-50-1

 

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres,des lieux privés, des noms de firmes, des situations existantou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

 

Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation…) sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’autorisation d’effectuer des reproductions par reprographie doit être obtenue auprès du Centre Français d’Exploitation du droit de Copie (CFC) - 20, rue des Grands Augustins - 75 006 PARIS - Tél. 01 44 07 47 70 - Fax : 01 46 34 67 19 - © 2014 - Éditions du Palémon.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bibliographie

 

 

Quel jour sommes-nous ?

Firmin Le Bourhis - Éditions Chiron

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Remerciements

 

 

À Michelle Le Mer ma maman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Françoise Chacun, ma fée-marraine.

 

Chapitre 1

L’île Chevalier, 20 octobre 1972

— Maman ! Je compte jusqu’à dix. Après, on joue plus. D’accord ?

La mère ne répondit pas.

Faraude, la petite voulut montrer tout son savoir mathématique à ses parents présents dans le salon où, malgré la douceur automnale de ce dimanche, un feu amical hantait la cheminée de ses crépitements.

Pour une meilleure concentration, la fillette crispa les doigts sur le jouet de métal qu’elle tenait depuis un moment déjà et plissa les yeux. Cette mimique la vieillissait et, par là même, la gonflait d’orgueil. Elle devinait, sans pouvoir les contempler, les fines ridules qui, peu convaincues, tentaient de tracer des sillons au coin de ses paupières neuves.

Une fois, à la télé, elle avait vu une dame, avec de longs cheveux noirs comme elle, faire ça. La dame renversait la tête contre le bras poilu d’un bonhomme et riait avec sa gorge. Après, le monsieur s’était penché sur elle et l’avait embrassée… avec la langue !

Ce souvenir émouvant raviva les joues de l’enfant.

— 1, 2, 3, 4, 7, 18, 5, 10 ! Ça y est !

Elle se frotta les paupières et ouvrit les yeux.

Ses parents poursuivaient le jeu convenu.

— J’en ai marre, Maman ! J’ai envie d’aller dehors ! Tu m’habilles ?

Soudain, elle reconnut sa chanson préférée. Elle mêla sa voix à celle de son père, si belle, si chaude. De concert, ils entonnèrent le refrain :

Si tu m’aimes, my baby,

Dis-moi oui, oui, oui,

Oui pour la nuit.

Sois gentille, my baby,

Et dis-moi oui, oui, oui,

Oui pour la vie…

À l’école de Paris, ses copines ne l’avaient pas crue quand elle leur avait annoncé que le célèbre Tony Black était son papa. Cette chipie de Caroline Gauthier avait même prétendu que son père, à elle, s’appelait Johnny Hallyday ! Et les autres de pouffer : « Oh, la menteuse ! Elle est amoureuse ! »

La musique se tut. À la place, un crachotement régulier et agaçant. L’enfant, tenant toujours le jouet, contourna son père et se dirigea vers la chaîne-stéréo. Le 33 tours poursuivait sa ronde inlassable. Pourtant, le bras du pick-up était levé. Elle jeta un coup d’œil retors vers ses parents. Braver l’interdit ? Elle se sentait tout à fait capable de changer elle-même de disque… Hésitante, la fillette se frotta le pied gauche contre le mollet droit. L’épaisse laine du tapis aux teintes cramoisies lui chatouillait la voûte plantaire.

Cette position instable la fit vaciller. Tentant de reprendre son équilibre, elle s’agrippa au premier objet malvenu : un gracile guéridon sur lequel finissait de s’étioler un bouquet alangui dans les mortes-eaux de son vase. Aussitôt, le tapis humecté exhala son haleine croupie. Le vase de cristal, quant à lui, avait roulé sur le plancher avant de terminer sa course au pied de la cheminée. Il n’était plus, à présent, qu’un concept de Bohême…

Catastrophe ! Épouvantée, l’enfant attendit la sentence de ses parents. Elle ne vint pas. Aussi bizarre que cela pût paraître, ils s’obstinaient à jouer le jeu. Ou alors n’avaient-ils pas entendu le bruit de verre cassé ?

Dans le doute, la petite récolta les débris et les offrit au ventre ballonné du bahut breton. Ce gros plein de soupe digérerait bien sa bêtise ! Puis, elle recueillit une à une les tiges malodorantes et les jeta toutes ensemble dans les flammes purificatoires. Un coup d’œil circulaire. Plus rien ne la dénoncerait.

Rassérénée, la petite fille souffla sur une mèche de cheveux qui lui tombait dans les yeux et reprit le jouet qu’elle avait laissé tomber afin de réparer sa bévue. Décidément, il était trop lourd ! Elle préférait le sien… Et puis, le vert, c’est plus joli que le gris.

Elle courut dans la bibliothèque attenante au salon, déplaça une chaise et se jucha dessus. Même sur la pointe des pieds, il manquait à sa menotte dix centimètres pour pouvoir récupérer son bien. Elle réfléchit quelques secondes, avisa un coussin fessu sur un fauteuil…

À présent, elle était de taille. À l’aveuglette, elle tâtonna sur l’étagère et dénicha derrière une pile de livres - malin ! la cachette - le jouet jumeau que son papa lui avait confisqué. Elle l’essaya. Le bruit la ravit ! Il était bien plus épouvantable que le gris !

La fillette sauta de son perchoir, un revolver dans chaque main. Elle tenait à faire part de son exploit à ses parents.

De retour au salon, elle s’agenouilla à côté de sa mère.

— Maman ! Regarde ! J’ai trouvé le mien. Je suis plus un bébé ! Ti-na-ni-na-nè-re !

Mais Maman ne réagissait pas. À quatre pattes l’enfant chercha le visage aimé derrière le rideau de cheveux noirs, épais comme une nappe d’algues. Elle posa sa joue sur cette couverture soyeuse et chuchota contre l’oreille maternelle :

— Qu’est-ce que tu regardes comme ça maman ? On joue plus. D’accord ? Tu es toute blanche. Tu es malade ?

Puis, ce mutisme obstiné l’énerva. Elle s’adressa à son père, allongé, lui aussi, à deux mètres de sa femme.

— Papa ! Dis à maman que c’est plus rigolo ! J’ai envie de m’habiller, moi ! Je veux aller jouer dehors avec Sultan !

En désespoir de cause, l’enfant passa la main sous la poitrine de sa mère afin de tenter de retourner le corps. Quelque chose la dégoûta. Y avait-il des limaces sur le tapis ? Elle retira vite sa main et regarda, interloquée, ses doigts rouges et poisseux. Quelque part, dans la maison, le téléphone sonna. Alors seulement, la petite fille hurla.

 

Chapitre 2

Avril 2002.

La BMW du docteur Despré roulait à une vitesse excessive, avalant des rubans de départementales, déglutissant à peine dans les agglomérations qu’elle traversait avec morgue.

— Je crois que je vais battre mon record, lança le conducteur. Paris-Pont-l’Abbé en moins de quatre heures trente ! Elle a la pêche, ma petite !

Indifférente à cette prouesse purement machiste, sa passagère haussa le sourcil et tourna le bouton de la radio.

— Je ne te comprends pas, Philippe. Toi qui passes le plus clair de ton temps à réparer les gueules cassées, à quel confrère confieras-tu les nôtres quand ton joujou aura dépassé les bornes ? Kilométriques… s’entend.

— Je te l’ai déjà dit, Judith. Il est plus sûr de rouler à 180 dans une grosse cylindrée, qu’à 110 dans une vieille guimbarde. Détends-toi un peu… Admire le paysage !

— En bref, ne m’emmerde pas… murmura pour elle-même, la jeune femme qui se cala, résignée, contre le dossier de son siège.

Les yeux mi-clos, bercée par les notes mélancoliques d’une sonate de Schubert intimement mêlées au ronron de la ventilation, Judith se laissa dériver vers une douce torpeur, peuplée de rêveries éparses. Depuis combien de temps n’avait-elle pas revu ses grands-parents ? Six… huit mois, peut-être. Le sourire espiègle de son aïeule s’imposa à elle, telle une caresse. Elle crut percevoir les effluves suaves de son fondant au chocolat égarées dans les volutes bleuâtres du cigare de son mari. Les paupières lourdes, elle cherchait à tâtons l’ouverture automatique de sa vitre lorsqu’un violent coup de freins la projeta en avant. En se bloquant, sa ceinture de sécurité lui coupa le souffle. Les vitupérations du conducteur achevèrent de la réveiller.

— Et, merde ! Un radar ! Je pense l’avoir vu à temps… Ça devrait passer… Au lieu d’ingurgiter tes fichus calmants qui te font roupiller, tu pourrais peut-être coopérer et te montrer un copilote digne de ce nom !

Comme d’habitude, dès qu’il se sentait fautif, Philippe s’en prenait à elle. Comme d’habitude, elle ne pipa mot, non par crainte d’envenimer les choses, mais par lassitude.

Quelques centaines de mètres plus loin, deux motards obligeaient la BMW à se garer sur le bas-côté de la route. Philippe Despré n’attendit pas que les gendarmes viennent à lui. Après avoir extirpé son portefeuille de sa veste, il marcha à leur rencontre.

À l’intérieur de la voiture, sa femme assista à la séance de cinéma muet. Ébauche d’un salut militaire d’une part, déploiement de séduction virile de l’autre. Judith ne s’en faisait pas pour son mari. Il savait gagner un public à sa cause. Et puis, de toute façon, il avait largement mérité un retrait de permis… Elle le vit signer sans broncher son procès-verbal et revenir vers la voiture, la mine satisfaite.

— Pas de problème, ma chérie. Je n’ai dépassé la limite autorisée que de 38 km/h. Quand je t’affirme que les freins de ce bijou sont fantastiques ! Je m’en sors avec une amende plutôt salée… Bah ! Aucune importance…

Cet épisode aurait pu rendre plus léger le pied droit du conducteur. Mais c’était mal connaître Philippe Despré.

Quelques minutes plus tard, Judith lorgna sur le compteur du tableau de bord. Il affichait un petit 160 km/h. Une mignardise, somme toute, pour le chirurgien esthétique.

— Les flics sont comme les trains, tu sais… Ils peuvent en cacher d’autres…

— Fie-toi à mon flair, Judith ! Tu n’as plus rien à craindre.

Estomaquée, la jeune femme écarquilla les yeux. Qu’avait-elle à craindre, en effet, si ce n’est de finir sa vie au bord d’une route ?

Ce culot parvenait encore à la déconcerter au bout de quatre ans de mariage. Lion ascendant Scorpion, songea-t-elle, un cocktail explosif de volonté, d’autoritarisme et de passion. « Qui m’obéit me suive », aurait pu être la devise de l’homme qu’elle avait épousé. Assistant du professeur Bevenstein, alias Dieu le Père pour les poitrines tombantes, les fesses molles ou les rides du gotha parisien, Philippe devait ronger son frein auprès du grand ponte en attendant la passation de pouvoir… Pas étonnant, après tout, qu’il appuie sur le champignon en dehors de la clinique.

Judith observa le profil de son mari, plus viril que réellement beau. Elle devait lui rendre justice cependant. Au début de leur liaison, le professeur Bevenstein poursuivait de ses assiduités toutes paternelles son jeune et fringant poulain. Sourires enjôleurs, invitations à dîner dans sa propriété d’Auteuil, petites privautés à la clinique… Il fallut un certain cran à Philippe pour s’opposer aux désirs du grand patron : il n’épouserait pas mademoiselle Bevenstein. Grâce à cette union, son avenir eût pourtant été assuré… Ascension sociale inespérée pour ce fils et petit-fils de modestes commerçants de province. Qui plus est, Sophie-Anne Bevenstein, sans répondre aux canons de l’orthodoxie esthétique, était loin d’être le laideron incasable convenu.

— Sais-tu qui tes grands-parents ont invité à leur fête ?

— Oh… le cercle habituel de la famille et de leurs amis, je présume. Edmond, le frère aîné de papa, sa femme Iris, mon cousin Guillaume…

— Ça promet ! soupira Philippe Despré. Je ne peux pas le voir en peinture, celui-là ! Prolonger une crise d’adolescence au-delà de trente ans n’a jamais été le signe d’une intelligence fulgurante… Je serais curieux de savoir quelle panoplie il aura choisi de porter cette fois ton cousin au QI de lapin ! Trotskiste ? Punk, comme l’année dernière ? Bouddhiste ?

Judith réprima un sourire.

— Tu exagères un peu, Philippe. Guillaume est un gentil garçon, malgré ses sautes d’humeur. Il n’est pas facile de se forger une personnalité quand on n’a pas eu de modèle parental. Je te rappelle tout de même que son père a fui ses responsabilités lorsque Guillaume avait cinq ans et que sa mère, ma tante Agnès, est morte d’un cancer huit années plus tard. Le cadeau est lourd…

— Mais toi aussi… Ce n’est pas pour autant…

Philippe Despré ne poursuivit pas la phrase. Elle lui avait échappé malgré lui.

Ils arrivaient à Pont-l’Abbé. À l’entrée de la ville, Judith ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil sur le panneau indiquant une autre direction : celle de l’île Chevalier. Depuis les événements, elle n’y était jamais retournée. La psychothérapie qu’elle avait entamée, quelques mois auparavant, parviendrait peut-être à vaincre ses démons… et à l’aider à peindre à nouveau. Oui… C’était cela l’essentiel… Sans la peinture elle pouvait survivre mais non vivre. Le néant de la toile blanche lui donna le vertige. Par association d’idées, sans doute, elle rabattit le pare-soleil et rectifia son maquillage dans le miroir de courtoisie. De profonds cernes accentuaient l’ambre clair de ses yeux. Elle plissa les paupières. Des rides d’expression se frayèrent aussitôt un chemin vers les tempes.

Du coin de l’œil, son mari s’amusa à l’observer.

— Tu veux que je t’arrange cela, ma chérie ? Pour toi, tu sais, ce sera gratuit !

Un peu vexée de s’être laissé surprendre, Judith rétorqua :

— Non merci, je garde mes rides ! Il n’est pas donné à tout le monde de vieillir. C’est un cadeau du temps.

— On en reparlera dans dix ans, ma chère, de ce cadeau. Les rides, c’est comme les paires de draps que les nouveaux mariés reçoivent le jour de leurs noces. Ils en conservent deux ou trois, les plus jolis, et se débarrassent des autres. Tu n’échapperas pas à la règle.

— C’est bien mal me connaître, Philippe. Vends ton tissu métaphorique à tes clientes, si tu veux ! Pas à moi.

— Tu te crois plus forte que tout le monde, hein, Judith ?

— Non au contraire… murmura-t-elle, les larmes aux yeux. Au contraire… Que ferais-je d’une peau neuve ? Je me sens si vieille…

 

*

 

— Tiens ! Voici notre belle Judith accompagnée de son boucher mondain…

— Arrête de boire, Guillaume ! Tu en es déjà à ton troisième punch. Et montre-toi aimable, si faire se peut, envers Philippe. C’est un chic type.

— À vos ordres, oncle Edmond ! Que ne ferait-on pas pour la famille !

Le jeune homme, verre à la main, se fraya un passage entre les différents groupuscules disséminés dans le salon. Sa stature dégingandée attira aussitôt le regard du chirurgien qui bavardait avec les grands-parents de Judith. Il se pencha vers sa femme et lui murmura à l’oreille :

— Voilà ton chien de garde… Il a délaissé les « nonosses » du buffet pour venir se coucher à tes pieds… C’est quand même affectueux ces petites bêtes !

Judith posa l’index sur la bouche de son mari, lui intimant ainsi l’ordre de se taire et accueillit son cousin germain, les bras ouverts.

— Comme je suis contente de te voir, Guillaume ! Ma parole, on dirait que tu as encore grandi !

La grand-mère de Judith intervint alors.

— Ce n’est pas cela, ma petite fille. Notre Guillaume a beaucoup maigri, ces temps derniers. Il ne mange pas suffisamment. Maintenant que tu es là, j’espère que tu lui feras entendre raison.

Philippe Despré leva au plafond un regard éloquent. Dieu seul savait à quel point ce grand escogriffe avait le pouvoir de l’agacer. Ses pommettes trop saillantes et ses joues creuses mettaient en valeur un appendice nasal bosselé et luisant que le chirurgien plastique aurait volontiers raboté sans anesthésie. Tout à l’heure, devant le buffet, ce palmipède avait le bec suffisamment aiguisé pour trier les petits fours et ingurgiter les seuls canapés garnis de foie gras ou de caviar… À présent repu, le pélican faisait des mines à sa femme et l’ignorait tout à fait. À peine avait-il consenti à tendre une patte molle au médecin. Avec humeur, Philippe décida d’asticoter ce drôle d’oiseau.

— Alors, mon cher Guillaume ! Et ce job dans ta boîte d’informatique ? Ça marche, cette fois ?

Il savait pertinemment que le jeune homme venait de claquer la porte du cabinet qui l’avait pris à l’essai et ignora, sans ciller, le pincement infligé par Judith dans le bas de son dos.

Tout en s’adressant à sa cousine, Guillaume Cossec daigna lâcher une information :

— Grand-mère ne vous a pas prévenus, Judith ? Il aurait fallu que je consente à bosser presque gratis pendant un trimestre ! Très peu pour moi ! Il existe des lois contre le terrorisme patronal et je compte bien faire valoir mes droits ! D’abord les attaquer aux Prud’hommes… Ensuite, demander des dommages et intérêts.

— Bonne idée… osa Philippe. En plus du RMI, cela te fera un joli magot ! À trente-deux ans, ajouta-t-il avec une hypocrisie consommée, tu dois avoir hâte de quitter le nid de tes grands-parents et de voler de tes propres ailes…

À peine venait-il de proférer cette dernière remarque que Philippe se posait une question au sujet de sa métaphore filée. Les pélicans volent-ils au moins ? Ne restent-ils pas au ras du foin comme les poules ou les autruches ?

Les oreilles chauffées par l’alcool et l’outrecuidance de cet homme qu’il détestait, Guillaume allait répliquer vertement sa façon de penser quand un tintement cristallin appela l’attention des commensaux.

Un cercle se formait autour de Raymond Le Du qui, muni d’un couteau et d’un verre, réclamait le silence. À ses côtés, se tenaient ses parents, silhouettes graciles, visiblement émus.

— Mes amis ! Nous voici tous réunis pour fêter ensemble un couple extraordinaire, celui d’Émile et de Victorine Le Du. Ils ont tenu à célébrer avec nous le soixantième anniversaire de leur mariage…

Le discours de Raymond fut émaillé d’anecdotes colorées, serties dans la monture d’une vie, somme toute, simple.

Judith faisait confiance à son oncle. Il n’évoquerait pas les épisodes dramatiques qui avaient terni le bel ouvrage de ces deux êtres en telle osmose qu’ils avaient fini par se ressembler. Néanmoins, chacun, ici, devait songer à la douce Agnès, emportée une vingtaine d’années auparavant par un cancer de l’utérus, ou à Antoine, le benjamin… mort le premier dans de nébuleuses circonstances.

Enfin, l’oncle Raymond porta un toast. Les rares enfants présents dans l’assemblée, tenus depuis d’interminables minutes à écouter sans bouger ce monologue assommant, en profitèrent pour s’ébrouer. Un jeune garçon sortit de sa poche un pistolet à eau et courut après une petite fille, ravie du jeu. C’est alors qu’une détonation claqua. Un bouchon de champagne…

Deux ou trois personnes prêtèrent main-forte à Philippe Despré. Un genou à terre, le médecin tentait de réanimer sa femme. Judith venait de s’évanouir…

 

*

 

L’effroyable machine avait déjà happé ses doigts. Elle finirait par la broyer tout entière. Appeler quelqu’un… Arrêter le mécanisme… Elle hurla. Mais son cri ne connaissait pas le chemin de la sortie. Il tombait dans son ventre. Un puits… Où retrouver son cri dans une telle masse d’eau ?

— Philippe ! Je crois qu’elle revient à elle. Elle murmure quelque chose.

Iris Le Du continua d’humecter le front et la nuque de sa nièce à l’aide d’un gant de toilette tandis que Victorine serrait toujours la main de sa petite-fille.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, Judith vit trois visages penchés sur elle.

— Que m’est-il arrivé ? J’ai si mal à la tête… balbutia-t-elle.

— Tu en es quitte pour une belle bosse, ma chérie… En tombant, tu t’es heurté la tempe contre le barreau d’une chaise. Mais n’aie pas peur… Tout va bien maintenant… la tranquillisa son mari.

Judith regarda autour d’elle. Elle reconnaissait les murs couverts de photos et de posters. La chambre de son père… Elle tenta de se redresser sur les coudes mais fut prise aussitôt de vertiges et de nausées.

— Ne fais pas de zèle, ma choupinette. Repose-toi. Tout le monde, en bas, s’inquiète à propos d’une belle au bois dormant. Nous allons rassurer ta cour. Mais si tu préfères, ton prince charmant - moi, en l’occurrence - reste à tes côtés.

Judith sourit à son mari.

— C’est inutile, Philippe. Je suis fatiguée… Je crois que je vais dormir un peu.

La nuit était tombée lorsque Judith se réveilla. À tâtons, la jeune femme fouilla l’obscurité et finit par trouver l’interrupteur de sa lampe de chevet. Du plancher, lui parvenait un brouhaha étouffé. Les invités de ses grands-parents étaient toujours là. Lorsque ses yeux se furent habitués à la lumière feutrée, elle consulta sa montre. Elle avait dû dormir plus d’une heure. Il aurait sans doute fallu qu’elle descende mais elle ne se sentait pas le courage d’affronter les questions de tous ces gens ou leurs témoignages de sympathie. La chambre qu’occupait son père lorsqu’il était jeune, offrait à Judith un cocon protecteur. Les rares fois où elle venait passer un week-end à Pont-l’Abbé, sa grand-mère leur destinait la chambre d’amis, plus vaste. Or cette pièce, véritable mausolée conservé tel quel à la mémoire de son père, paraissait attendre encore son occupant : un jeune homme de la fin des années soixante. Par là même, Judith mesurait le chagrin de sa grand-mère depuis la disparition de son petit dernier. Chaque nuit de ces trente années passées, sa peine devait s’endormir dans ce lit étroit, un peu plus profondément peut-être… Mais on n’oublie rien, on accumule. Seule concession faite à l’adolescence d’Antoine Le Du ; quelques photos plus tardives, lorsque le papillon Tony Black était sorti de sa chrysalide, comme autant de témoignages d’une carrière et d’un succès fulgurants.

Judith s’approcha de ces clichés épinglés sur une tapisserie aux motifs géométriques, si désuète à présent, mais qui, à l’époque, passait pour avant-gardiste. Tony Black sur scène, entouré de Sylvie Vartan et de Johnny Hallyday. Une autre photo prise sur la butte Montmartre le représentait en compagnie de son ami et mentor : Charles Aznavour. Tony sur le pont d’un bateau, au large de la Corse, faisant le pitre au milieu de copains, parmi lesquels on reconnaissait Jacques Dutronc, Françoise Hardy et Nino Ferrer. Judith s’arrêta plus longuement devant un autre portrait : celui d’une jeune femme brune appuyée contre l’épaule de Tony Black, sous le regard bienveillant de Montserrat Cabane. Du bout des doigts, elle caressa la joue de papier glacé.

— Maman…

Aussi bien d’un côté comme de l’autre, nul n’avait compris cette union. Judith avait pieusement conservé les revues de l’époque où son père et sa mère faisaient la une. Selon le camp choisi, on pouvait lire en gros titres : « La sublime contralto Sarah Goldfisch s’entiche d’un chanteur yéyé », ou « Le coeur de notre Tony n’est plus à prendre : il épouse l’opéra. »

L’image des Capulet jouant à saute-mouton avec les Montaigu n’aurait pas paru plus saugrenue aux yeux des fans ou des idolâtres que le mariage de ces deux êtres aussi appelés à se rencontrer que le blizzard et le sirocco. D’une famille à l’autre, l’incrédulité avait été la même. Chez les Goldfisch, famille juive parisienne très aisée, et qui, depuis des générations, avait fait fortune dans le commerce international, on recevait tout ce que la capitale comptait d’intellectuels, de scientifiques et d’artistes bon teint. Cette bourgeoisie-là était sans commune mesure avec celle des Le Du, gens simples et discrets qui s’enorgueillissaient d’un arrière-grand-oncle amiral.

En passant devant l’armoire à glace, Judith tenta de remettre de l’ordre à sa tenue. Peine perdue. Le lin se froisse aussi vite qu’une vieille fille susceptible. La bosse sur son front la faisait encore souffrir. Elle grimaça lorsqu’elle la tâta pour en évaluer la proéminence. On toqua à la porte.

— Entrez… Ah ! C’est toi, Iris ?

— Je ne te dérange pas, ma fille ? Nous voulions savoir si tu allais mieux…

La tante de Judith s’avança vers la jeune femme et examina son front avec attention.

— Tu ne préfères pas qu’on téléphone à un médecin ?

— Je te rappelle, ma chère tante, répondit Judith en riant, que j’ai épousé la faculté. Si tu veux vexer Philippe…

— Loin de moi cette idée ! se défendit aussitôt Iris Le Du. Tu sais combien je lui dois ! Mais en l’occurrence, c’est un spécialiste et l’avis d’un généraliste est parfois nécessaire.

Judith sourit au regard rempli de sollicitude. À cinquante-sept ans, Iris aurait pu passer pour une très belle femme encore, n’eût été l’accident de voiture qui l’avait défigurée deux années auparavant. Son visage en conservait des séquelles. Pourtant, sans l’intervention de Philippe Despré le résultat aurait pu être dramatique. Pendant plus de trois heures, le chirurgien avait enlevé les minuscules éclats de pare-brise, suturé les plaies. Judith se souviendrait toujours de ce réveillon si joyeux au départ et si tragique au final. alors qu’ils venaient de fêter tous ensemble la nouvelle année, une sonnerie de téléphone avait réveillé la maisonnée vers quatre heures du matin. En rentrant chez eux, Raymond Le Du et sa femme avaient dérapé sur une plaque de verglas. Le service d’urgences de l’hôpital où les pompiers avaient transporté Iris, était débordé. Par l’intermédiaire de Raymond, sorti indemne de l’accident, et renseignements pris auprès de la clinique parisienne où travaillait Philippe, on faisait appel au chirurgien esthétique. Iris, qui avait failli perdre la vue, s’en était tirée au moindre mal.

La tante de Judith, parvenue au seuil de la chambre, se retourna vers sa nièce, la mine tourmentée.

— Je me permets d’insister, ma chérie, au sujet d’un médecin. Il est des circonstances, tu comprends, où les maris aussi compétents soient-ils, ne se rendent pas compte de l’état de leur femme…

Intriguée par ce discours alambiqué, Judith leva les sourcils.

— Qu’essaies-tu de me dire, Iris ?

Sans répondre, la femme posa un regard insistant sur le ventre de sa nièce qui, soudain, comprit.

— Ah ! Tu penses que je me suis évanouie parce que…

— Oui, l’interrompit Iris. Il serait tout à fait raisonnable qu’au bout de quatre années de mariage, vu ton âge, tu attendes enfin un enfant !

Judith sourit et posa les mains sur les épaules d’Iris.

— Non… aucun risque. Je ne me sens pas prête encore à devenir mère. Plus tard, peut-être. Pour l’instant, j’ai d’autres problèmes à régler…

— De quel ordre ? ne put s’empêcher de répondre Iris. Tu n’as pas, loin s’en faut, de soucis d’argent. Avec Philippe… heu… tout va bien dans votre couple ?

— Mais oui, répliqua Judith un peu plus vivement qu’elle ne l’aurait voulu. C’est juste un passage à vide… Je n’arrive plus à peindre… Et je me sens un peu déprimée… sans raison.

Iris Le Du, pour se donner une contenance, joua avec ses doigts. Sa nièce restait polie mais refusait de se livrer outre mesure, et elle ne savait pas comment mettre un terme à cette fin de non-recevoir. En déclarant vouloir se reposer encore un peu, Judith libéra sa tante qui sortit de la chambre sans bruit. La jeune femme s’accroupit devant une pile de 45 tours posés à même le sol et en choisit un sans avoir vérifié au préalable si l’antique pick-up fonctionnait toujours. Lorsque le diamant griffa le vinyle noir, Judith reconnut les premières mesures qu’elle pensait pourtant avoir oubliées. Elle marqua le rythme de la plante du pied, baissa la tonalité et attendit que son père eût entamé le refrain pour chantonner de concert :

« Si tu m’aimes, my baby,

Dis-moi oui, « oui, oui,

Oui pour la nuit.

Sois gentille, my baby,

Et dis-moi oui, oui, oui,

Oui pour la vie… »

La bouche fermée, elle fredonna ensuite l’air du second couplet, incapable de retrouver les paroles. Un sentiment de tristesse infinie l’envahit, non qu’elle pensât à ce père mort si jeune et dont elle n’avait presque plus souvenir. C’était autre chose, comme une trahison faite à la petite fille qu’elle était jadis et qui béait d’admiration devant cette chanson. Or, à présent, la niaiserie de cette rengaine sirupeuse lui parvenait telle quelle, non filtrée par un amour filial inconditionnel. Judith eut honte de ses pensées. Elle releva le bras du pick-up et remit la chanson au début, s’appliquant à lui trouver quelque qualité. Après tout, trente ans auparavant, c’était un tube… Pendant plus de quatre mois, nul ne l’avait détrôné de sa première place au hit-parade… On ne pouvait nier un certain rythme… Quant aux paroles, elles reflétaient l’insouciance de l’époque… Cette chanson, de toute façon, aussi insipide fût-elle, faisait corps avec elle.

Afin de mieux s’imprégner de la romance, elle se lova en position fœtale, les bras étreignant les mollets, la joue gauche posée sur les genoux. Lorsque les trémolos s’évanouirent, elle remit le disque une troisième fois. Puis une quatrième.

L’ombre fugace d’une réminiscence balaya le ciel blanc et amnésique de son passé. Le matin où son père et sa mère s’étaient suicidés, n’écoutait-elle pas cette mélodie ?

Aussitôt, la question lancinante qu’elle s’était mille fois posée, éclata comme une bulle de gaz à la surface d’un magma putride de matières en décomposition. Lequel des deux avait tué l’autre avant de se donner la mort ? L’enquête n’avait pas pu se prononcer. Une petite fille de quatre ans avait ramassé l’arme auprès de l’un des corps, sans pouvoir rien préciser. Traumatisée et aphasique durant de longs mois, l’enfant-roi, métamorphosé en poussière d’étoile, avait été aspiré par le trou noir de l’oubli.

Tout à l’heure, cette même béance l’avait humée puis absorbée avant de la vomir quand elle était revenue à elle. Elle eût été incapable d’expliquer son évanouissement. Des enfants jouaient entre eux… Un petit garçon poursuivait une fillette avec une arme en plastique… Un bouchon de champagne avait explosé… Soit ! Et alors ? Quelle étrange combinaison psychique avait désorganisé la chimie de son cerveau ?

Un picotement significatif engourdit le bout de ses doigts, annonciateur d’une crise de tétanie. Judith se leva d’un bond, fouilla l’étroite chambre du regard. Son sacré sac à main… Par acquit de conscience, elle souleva les pans du couvre-lit. Son sac avait-il glissé sous le meuble ? Rien ! Il lui fallait ses médicaments ! Déjà, le fourmillement gagnait ses avant-bras. Personne n’avait songé à lui monter son sac… Que faire ! Sa peau devenait moite. Les battements de son coeur allaient s’accélérer d’une seconde à l’autre jusqu’à atteindre ce paroxysme où elle aurait l’impression de mourir… Elle devait enrayer cet immonde mécanisme. Affolée, la jeune femme se souvint alors des conseils de son analyste au cas où se produirait ce scénario. Trop d’oxygène parvenait au cerveau. Il fallait respirer du gaz carbonique pour arrêter la crise… D’une main fébrile, Judith s’empara de la première poche de plastique qu’elle trouva sur une étagère, en déversa le contenu à même la moquette et enfouit son visage à l’intérieur du sac. Petit à petit, les palpitations se calmèrent, laissant une place dévastée à une immense fatigue. Alors, seulement, Judith ôta de la poche un visage ruisselant de sueur et se mit à sangloter.

 

Chapitre 3

— Bonjour, ma chérie. Tu t’es bien reposée ? Thé ou café ? Je ne sais plus…

— Café, s’il te plaît, grand-mère. L’après-midi, c’est du thé. Mais laisse… Je me servirai moi-même. Assieds-toi… Où sont passés les autres ?

— Ton mari et ton grand-père sont sortis depuis plus d’une heure déjà. C’est jour de marché sur la place. Quant à ton cousin, tu le connais, il dort encore.

Judith eut un sourire de connivence pour la vieille dame qu’elle trouvait si mignonne avec ses yeux bleu porcelaine, sa peau rose et fripée, sa joie de vivre congénitale. Avec lenteur, les mains parcheminées - paysage raviné où circulaient à fleur de peau des torrents noueux - s’appliquèrent à beurrer une tartine qu’elles tendirent, un peu tremblantes, à la jeune femme. Ce geste simple émut Judith. Ses yeux se mouillèrent.

— Merci, grand-mère.

Décidément, sa sensiblerie d’adolescente mal dégrossie s’hypertrophiait… Il était temps d’y mettre un frein avant de sombrer dans le ridicule.

— Ta soirée était super, tu sais, ajouta-t-elle avant de planter les dents dans la tartine ensoleillée.

— Oui, soupira Victorine. Le moins que l’on puisse dire, c’est que tu n’en as pas profité.

Puis, après un silence, elle ajouta :

— Ta tante Iris pense que tu es enceinte.

Judith s’étrangla en avalant sa bouchée de pain. Victorine Le Du, égale à elle-même, n’avait pas son pareil pour dire les choses tout à trac, sans cérémonie.

Entre deux quintes de toux, Judith promit à sa grand-mère que, le cas échéant, elle serait la seconde au courant.

La jeune femme finissait de ranger les bols dans le lave-vaisselle lorsque son mari entra dans la cuisine, portant à bout de bras un panier d’osier où luisaient les carapaces bleues de homards bretons.

— Quelle merveille ! Je vais préparer un court-bouillon dans la grande marmite.

— Tu es folle ! s’insurgea Philippe Despré. Tu ne vas pas me gâcher d’aussi belles pièces ! Il faut les découper vivants et leur arracher au préalable les grosses pinces afin qu’ils conservent tout leur jus !

— Beurk ! grimaça Judith ! Eh bien, c’est ta partie ! Je te laisse opérer seul.

Tandis que le chirurgien rassemblait son matériel - planche de bois, marteau et grand couteau - pour la première et ultime intervention auprès de ses patients crustacés, sa femme s’assit à l’autre bout de la table et ouvrit devant elle le journal-paravent au hasard. Elle tomba sur la rubrique nécrologique. Bel à-propos…

Le chevalier Philippe, seul contre tous, guerroyait pourfendait ou estoquait les seigneurs de la mer, cherchait le défaut de la cuirasse. De temps à autre, Judith levait les yeux de son quotidien, essayant d’évaluer la fin du massacre.

— Ton grand-père m’a demandé si l’on restait plusieurs jours, cette fois-ci.

— Que lui as-tu répondu ?

— Tu sais bien que j’ai trois opérations prévues après-demain. Toi aussi, tu dois préparer ton expo. Elle a lieu dans deux mois, non ? Tu as quelques toiles de prêtes ?

Devant le mutisme soudain de sa femme, Philippe Despré releva la tête. Les tronçons de ses amis déchiquetés continuaient à se débattre dans une mare d’entrailles et de jus qui commençait pourtant à se gélifier. Question de nerfs…

Le chirurgien réitéra sa demande. D’un air las, Judith haussa les épaules.

— Je ne peins rien de bien en ce moment… Tout est nul… Je n’y arrive pas.

— Ma fille, je te rappelle que c’est toi qui as voulu embrasser une carrière d’artiste ! Tu pourrais très bien jouer les mondaines à la maison et tenir salon. Grâce à tes parents - et je passe sur mon modeste salaire à côté de tes dividendes exceptionnels - tu as les moyens de faire vivre trois générations sans qu’aucune ne travaille ! Alors, respecte au moins tes choix ! La galerie de peinture avec laquelle tu as passé un contrat a besoin de toi. Les critiques d’art t’attendent au tournant. Eh bien, fonce ! Pas d’état d’âme !

Judith savait que son mari avait raison sur le fond. Pourtant la sévérité du ton désarçonna son fragile équilibre du moment. Elle fondit en larmes.

Philippe s’approcha de sa femme sans pour autant la prendre dans ses bras.

— Excuse-moi, ma chérie. Mais m’attendrir sur ton sort serait le dernier service à te rendre… Si, pour une raison quelconque, tu es déprimée, dis-le moi ! Ou fais du sport ! C’est un excellent remède, bien plus efficace que tous les médicaments dont te bourre ton psy ! Il ne tiendrait qu’à moi, je les ficherais à la poubelle !

Les morceaux de homard rissolaient à présent dans un mélange d’huile d’olive et de beurre salé, aromatisé d’estragon, de thym et d’aneth frais.

— Sais-tu où ta grand-mère range ses épices ? Je cherche le piment et le safran.

Judith se leva et apporta à son mari les ingrédients désirés.

— Tu n’as pas oublié la purée de tomates et le vin blanc ?

— Chaque chose en son temps, voyons ! Je ne les ai pas encore flambés ! Si tu veux te rendre utile, passe-moi l’assiette d’échalotes et d’ail.

Pendant que Philippe officiait, uniquement concentré sur son fait-tout d’où s’exhalaient des fragrances subtiles, sa femme, songeuse, observait son profil au nez droit, ses yeux d’un bleu métallique, l’ossature de son visage, fine mais carrée. Il s’était forgé une personnalité à l’image de son physique… Ou peut-être était-ce l’inverse ? Elle sortit de son sac une cigarette qu’elle alluma.

— Tu fumes le matin, maintenant ? De mieux en mieux !

Il n’avait pourtant pas eu besoin de tourner la tête vers elle.

Ignorant sa remarque, Judith inhala une profonde bouffée.

— Dis-moi, Phil… est-ce que cela t’ennuierait beaucoup si je restais quelque temps ici ?

— Chez tes grands-parents ? Tu veux te débarrasser de moi ?

Le ton blagueur qu’il avait pris ne donnait pas créance à ses propos. « De toute façon », songeait Judith, « Philippe ne se remettait jamais en question. Elle, si… trop souvent. »

Tandis qu’il goûtait sa sauce, la jeune femme tenta de lui expliquer son besoin de se retrouver, de faire le point avec elle-même afin de repartir d’un nouvel essor. La vie parisienne la stressait en ce moment. Peut-être, en Bretagne, parviendrait-elle à se ressaisir, à peindre à nouveau…

Seul, ce dernier argument fit réagir Philippe.

— À la bonne heure ! Judith… Inutile de vouloir te justifier ainsi. Tu es une grande fille et tu fais tes choix. Je me débrouillerai bien, seul à Paris. Et puis, je reviendrai les week-ends… à moins que tu ne t’y opposes ?

— Mais non, Phil ! protesta-t-elle. Si tu pouvais rester avec moi, je serais contente.

— En tous cas, tu es sûre de faire un heureux : ton cousin pot-de-colle. T’avoir à domicile ! Un rêve pour lui !

— Je n’ai aucune intention d’habiter ici ! Pour le coup, la curiosité de Philippe s’éveilla.

— Et on peut savoir où ? Tu as horreur de passer plus de huit jours à l’hôtel !

Judith hésita un instant avant de répondre. Bien que sa décision fût prise, il lui semblait jouer son va-tout par le simple fait de la verbaliser.

— C’est toi qui, sans t’en rendre compte, m’en as donné l’idée, Phil. J’ai parlé à Grand-mère ce matin… La maison de l’île Chevalier n’est pas louée en ce moment.

Philippe Despré délaissa ses fourneaux et vint s’asseoir auprès de sa femme. Il lui prit la main et la caressa. D’une voie devenue soudain très douce, il lui expliqua :

— Fais attention à toi, Judith. Je t’ai peut-être dit que, pour te débarrasser de tes démons, il faudrait d’abord les provoquer en duel… Je ne suis pas psy, Dieu m’en préserve ! Seul, le bon sens me fait penser qu’on ne peut pas effacer d’un coup d’éponge son passé. Il est indélébile et il faut s’en accommoder. Mais en auras-tu la force, ma chérie ? Tu n’as pas remis les pieds depuis trente ans dans la maison où tes parents se sont suicidés. Cette démarche n’est pas sans risque psychique… Tu me sembles parfois si fragile !

Judith embrassa son mari.