L'extinction des cougars - Françoise Le Mer - E-Book

L'extinction des cougars E-Book

Françoise Le Mer

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Beschreibung

De dangereuses retrouvailles...

Nathalie Nicette, professeur de Lettres Classiques à Quimper, est une femme de quarante-sept ans, apparemment sans histoires. Veuve depuis trois années, elle vit seule, recevant de temps à autre la visite de ses deux grands enfants.

Son existence, douillette mais morne, va basculer le jour où, par hasard, elle retrouve Crista, sa meilleure amie de lycée. Tout semble les séparer. Crista est délurée, joyeuse et décomplexée. Elle va entraîner une Nathalie étonnée par sa liberté de penser dans le monde festif de la nuit et l’initier aux réseaux sociaux. Mais dans l’ombre sévit un prédateur, déterminé à parvenir à ses fins, quitte au passage à se débarrasser de quelques victimes collatérales...

Pourquoi la sage Nathalie intéresse-t-elle autant cette bête tapie, qui peut changer de profil autant qu’elle le veut ?

Laissez-vous emporter par ce polar au suspense haletant !

EXTRAIT

— Nathalie ? Nathalie Brendel ? C’est bien toi ?
Elle acquiesça de la tête, étonnée qu’on l’appelle encore par son nom de jeune fille. Néanmoins, les traits de cette personne lui rappelaient un vague souvenir sans qu’elle pût le localiser.
— Mais si, c’est toi ! trépigna l’autre, excitée. Un œil bleu et l’autre vert, ce n’est pas courant ! Tu ne me remets pas ? Crista ! Crista Le Moigne ! Le lycée Brizeux ! On était grandes copines en seconde et en première ! Je t’ai laissée partir seule en terminale ! On ne pouvait pas se passer de moi en première !
Les images d’une fille enjouée, drôle, innovante et passablement paresseuse resurgirent, à la mémoire de Nathalie, avec leur cortège d’émotions.
— Crista ! Mon Dieu… mais oui ! Ça alors ! Mais, dis donc, ça fait trente ans ! s’exclama-t-elle. Tu étais très brune à l’époque ! Voilà pourquoi je ne t’avais pas reconnue ! On s’embrasse, non ?
Comme souvent, lors de lointaines retrouvailles, ce sont d’infimes détails qui alimentent les prémices d’une conversation. Les deux anciennes amies n’échappèrent pas à cette règle.
— Tu te rappelles les versions latines ? exulta Crista. Tu me laissais tricher sur toi ! Et l’année suivante, quand je me suis retrouvée en carafe, le prof n’a pas compris pourquoi je passais d’une moyenne de 15 à un piètre 6 ! C’est marrant ! Qu’est-ce qu’on a pu rigoler ! Quand je vais raconter ça à Marie, elle ne va pas le croire !
— Marie… reprit l’autre. Marie Le Gallois ? Tu la revois ? Sans blague !
— Bien sûr ! Elle est revenue s’installer à Quimper après son divorce et je l’ai retrouvée sur le site Les copains d’alors. Depuis, on se fait une petite soirée tous les samedis !

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Les personnages sont agréables, bien décrits, bien analysés, juste ce qu'il faut pour piquer notre curiosité. La Bretagne est très présente, la ville de Quimper nous est dévoilée très agréablement, les anecdotes sur les bâtiments, les rues sont les bienvenus et nous rendent cette promenade très intéressante. - christinebeausson, Babelio

Ce roman renoue, avec beaucoup de talent, avec la tradition des grands polars dans lesquels le scénario prime sur le trash. Ce roman m'a tenu en haleine, certain d'avoir découvert le coupable avant la fin ! Mais, non ! - Lounard Babelio

À PROPOS DE L'AUTEURE

Née à Douarnenez en 1957, Françoise Le Mer enseigne le français dans le Sud-Finistère et vit à Pouldreuzic. Avec seize titres déjà publiés, Françoise Le Mer a su s’imposer comme l’un des auteurs de romans policiers bretons les plus appréciés et les plus lus. Sa qualité d’écriture et la finesse de ses intrigues, basées sur la psychologie des personnages, alternant descriptions poétiques, dialogues humoristiques, et suspense à couper le souffle, sont régulièrement saluées par la critique.

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Françoise LE MER

L’extinction

des cougars

DU MÊME AUTEUR

n°1 - Colin-maillard à Ouessant

n°2 - La lame du tarot

n°3 - Le faucheur du Menez Hom

n°4 - L’oiseau noir de Plogonnec

n°5 - Blues bigouden à l’île Chevalier

n°6 - Les santons de granite rose

n°7 - Les ombres de Morgat

n°8 - Le Mulon rouge

n°9 - L’ange de Groix

n°10 - Buffet froid à Pouldreuzic

n°11 - Amours sur Bélon

n°12 - Maître-chanteur à Landévennec

n°13 - Maux-de-tête à Carantec

n°14 - Les âmes torses

n°15 - Arrée sur image

n°16 - Le baiser d’Hypocras

n°17 - L’extinction des cougars

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À mes collègues et au personnel de La Tour d’Auvergne, élu huitième plus beau collège de France, avec toute mon amitié.

CE LIVRE EST UN ROMAN

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres,

des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant

ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

PROLOGUE

« … Tiens tiens… Notre jolie gazelle se connecte… C’est du propre ! Voilà où part l’argent du contribuable… Encore une fonctionnaire payée à rien foutre ! Elle a pourtant cours aujourd’hui, ma Nanouche. Vérifions… Ah ! Au temps pour moi, mardi de 9 heures à 10 heures, un petit trou d’emploi du temps. Tu n’as rien d’autre à faire, Nanouche ? Si tu veux davantage de travail, je vais t’en donner… du fil à retordre. Pas mal comme titre pour une rédaction, non ? Voyons voyons… Sous quel pseudo je vais te parler aujourd’hui ? La gentille et timide Mitsie ? L’intello Daniel B ? Patrick le dragueur ? Milène R la rigolote ? Oui, Milène R, tiens ! Tu dois avoir besoin de décompresser un peu si tu vas sur les réseaux sociaux si tôt dans la matinée ! Revoyons son pedigree à l’autre… Je ne sais plus si sa fille est l’aînée ou si c’est le garçon… Ah ! Zoé, 10 ans, Max, 8 ans. Qu’est-ce qu’il ne faut pas inventer pour la bonne cause, Nanouche ! Tu as vu comme ton ami de l’ombre est malin ? Plus d’un tour dans son sac à malice… Je me demande bien auquel de mes cinq figurants tu finiras par accorder ta confiance ! Je parie pour le dernier, mais je peux me tromper. Ça m’arrive aussi quelquefois, rassure-toi ! Pas souvent, c’est sûr ! Mais les petites fautes d’orthographe, tu aimes les corriger, non ? C’est ton métier et ceux qui en font, tu les trouves plutôt touchants… À nous deux, ma sale garce ! »

« Milène R : — Coucou ! Excuse-moi de te déranger, mais j’ai une lettre importante à écrire pour du boulot. Comme tu es prof, j’en profite un peu ! Lol ! Qu’est-ce qu’il faut dire ? Je vous serai grée ou je vous saurai grée ? J’ai oublié tous ces trucs !

Natnic : (...) »

« C’est bon ! Mords bien à l’hameçon, ma chérie ! J’ai tout mon temps ! J’adore voir ces trois petits points danser comme une vague pour m’indiquer que tu écris une réponse ! C’est un peu longuet. Je parie un paquet de cacahuètes que tu es en train de me fourguer l’explication en supplément ! Tu ne peux pas t’en empêcher, hein ? Défaut professionnel ! Dieu que les profs sont chiants et imbus de leur petite personne ! »

« Natnic : — Coucou, Milène ! Je t’en prie ! Tu ne me déranges absolument pas ! Si tu es redevable à quelqu’un, pour l’obtention d’un poste par exemple, il est préférable d’employer le verbe SAVOIR, mais au CONDITIONNEL ! Donc, tu écris : Je vous saurais gré de… etc. Par ailleurs, fais attention à ne pas ajouter un « e » à gré. C’est comme bon gré, mal gré !

Milène R : — OK ! Merci pour tout, Natnic ! C’est vraiment sympa ! Tu ne bosses pas aujourd’hui ?

Natnic : — Si, mais j’avais une heure de libre ! Et toi ? Tu as quitté ton job à la parfumerie ?

Milène R : — Non, pas encore ! Mais je cherche autre chose ! Comme je te l’ai déjà dit, ma patronne est trop chiante ! Toujours sur notre dos ! Enfin… Si je trouve quelque chose de mieux, je la mettrai au parfum ! Mdr ! »

Il n’eut que quelques secondes pour se déconnecter. Il s’en était fallu de peu, encore une fois. À nouveau, ses colonnes de chiffres emplissaient l’écran.

— Vous n’avez pas encore terminé votre rapport ?

— Non, j’ai eu un petit souci avec l’un des logiciels ce matin. Mais je viens de trouver la panne.

Il s’obligea à soutenir le regard soupçonneux de son vis-à-vis. Il était clair que son chef nourrissait quelques doutes à son sujet. Mais il savait aussi, pertinemment, que l’autre, se croyant à l’abri des indiscrétions dans son bureau personnel, s’adonnait à sa marotte : le poker en ligne. Ce serait donnant-donnant, le cas échéant…

— Bon, je suis bien obligé de vous faire confiance, pour l’instant. Le patron veut ce rapport à 10 heures et demie. Son client a rendez-vous un quart d’heure plus tard. Je compte sur vous !

— Aucun problème, Monsieur. Je le lui enverrai avant l’heure ! Je m’y attelle depuis hier. C’est du boulot, pas un coup de poker !

L’autre s’était retourné vers lui, alors qu’il avait déjà la main sur la poignée de la porte. Il avait légèrement blêmi.

— Je peux savoir pourquoi vous dites ça ?

Il prit l’air le plus étonné du monde en relevant la tête de son ordinateur.

— Hein ? Qu’est-ce que j’ai dit ? Que si mon boulot est prêt, ce n’est pas dû au hasard ? Ben c’est vrai, non ?

L’autre se contenta de hausser les épaules. Mouché et habillé pour l’hiver.

I

Les duvets bleus du plumeau vinrent lui chatouiller les narines sur le papier glacé.

— Te voilà encore une fois tout propre ! murmura la ménagère pour entendre le son de sa voix. Ça n’a pas l’air, pour autant, de te mettre en joie !

Un mois après le décès de son père, sa fille, Claire, avait offert à sa mère ce portrait encadré, craignant peut-être qu’elle n’oublie trop vite son mari. Nathalie revoyait encore l’air compassé de Claire qui avait tenu à choisir elle-même l’endroit ad hoc où poser la photographie officielle de son auguste géniteur, agrandie en format A3, qui pis était.

— Sur le piano, il serait bien, non ? Qu’en penses-tu, maman ? Comme ça, tu joueras pour lui !

Ce jour-là, Nathalie Nicette avait réprimé un frisson. Cependant, elle avait fait ce qu’on attendait d’elle : acquiescer en hochant la tête.

« Georges est mort tel qu’il a vécu : en râlant. »

Aux premiers temps de sa viduité, cette petite phrase incongrue, conçue, développée et accouchée dans quelque méandre tortueux de son cerveau, jaillissait à son esprit dès qu’une personne soucieuse de son moral – ou pas, d’ailleurs – lui chuchotait les mots attendus des condoléances sincères. Par mimétisme, Nathalie dodelinait gentiment de la tête, baissait des yeux pudiques et se mordait très légèrement la lèvre inférieure, honteuse de son absence totale de chagrin. Il lui était même arrivé de pleurer ! Oh, pas souvent non plus… n’exagérons rien. Mais les larmes d’autrui sont contagieuses. Et elle éprouvait une sorte d’empathie pour ce quidam qui paraissait sincèrement éprouvé par le “départ” de Georges. Étonnée aussi, du reste, que son mari eût pu susciter chez autrui un tel enthousiasme morbide.

Grâce à Dieu, au sens propre comme au figuré, cette époque post mortem avec son cortège de trémolos funèbres était révolue. Depuis maintenant trois ans que son mari était décédé, les gens qu’elle croisait dans la rue lui fichaient la paix.

Le plumeau en l’air, en ce samedi matin-là, Nathalie prit toutefois le temps de considérer le portrait en noir et blanc de Georges. Son visage austère resterait ainsi figé pour l’éternité. D’aucuns pensent que les morts, comme les grands crus, se bonifient en prenant de l’âge. Tous les défauts sont amoindris, lissés, acceptés par la société minoritaire des vivants, ravis de le rester encore un peu.

— Je ne vais pas faire semblant non plus, mon pauvre vieux ! Je ne t’aimais pas de ton vivant, je ne t’aime pas davantage mort… Désolée ! Tout ce que je peux te souhaiter à présent, c’est un au-delà azuré… Penses-tu que je devrais prendre un parapluie pour sortir ?

Comme elle n’attendait pas vraiment de réponse de Georges, Nathalie préféra vérifier d’elle-même les impondérables climatiques, de la fenêtre de son salon. Les cloches de la cathédrale sonnaient à toute volée, appelant un cortège de chapeaux et de tenues chamarrées à une messe de mariage. Aussi fidèle que du beurre demi-sel sur la tartine d’un Breton, Dédé, assis sur le banc de pierre du porche, casquette tendue, leur demandait un petit acompte personnel sur le denier du culte. Toilettés de frais par une ondée récente, les pavés de la place luisaient sous un soleil musard. Même les nuages, en habits de noce, chassaient les anthracite-chagrin au loin. Enfin, à la limite du respectable. Dans l’heure qui suivrait, il ne pleuvrait pas !

Nathalie soupira d’aise. Elle se devait de rendre justice à Georges. Si son mariage se résumait à vingt-quatre années d’ennui, ce n’est que grâce à lui qu’elle pouvait profiter de cet appartement admirablement situé dans le cœur historique de Quimper et dont elle était l’usufruitière. Quand bien même aurait-elle économisé toute sa vie, jamais son traitement de professeur ne lui aurait permis d’accéder à un tel luxe ! De plus, elle appréciait à présent l’un des plus gros défauts de feu son mari : sa ladrerie. Georges épargnait sur tout, même sur ses mots ! Mais ainsi, sur le plan pécuniaire, elle n’avait pas de souci à se faire et pouvait chaque année s’acquitter de ses impôts fonciers.

Nathalie traversa le salon et ouvrit la porte du placard qui donnait sur le vestibule. Elle décrocha son imperméable et saisit au vol son cabas rouge. Elle tenait beaucoup à ce plaisir du samedi matin, devenu un rituel depuis trois ans : aller au marché. La quadragénaire s’apprêtait à sortir de son appartement quand, la main sur la poignée de la porte, elle se ravisa. Elle avait oublié quelque chose… Ah ! Son porte-monnaie ! Petit détour par la cuisine. Elle l’avait laissé sur la table. Son regard se posa alors sur le calendrier des pompiers accroché au mur. Soudain, elle comprit la raison pour laquelle Georges faisait les cent pas dans son esprit depuis son réveil. On était le 28 mars ! Date anniversaire de leur mariage ! Elle se promit d’acheter un petit bouquet de fleurs printanières qu’elle placerait devant son portrait. Mais une pensée plus intrusive que légère s’immisça en elle… Les enfants ! Claire et Léonard ne manqueraient pas de lui téléphoner, voire de passer dans l’après-midi… Nathalie ravala un « La barbe ! » qu’elle jugea elle-même peu orthodoxe et méchant. Elle n’ignorait pas qu’elle était une mauvaise mère, dans ce sens où une vraie maman ne se préoccupe que du bien-être de sa nichée. Pas elle. C’était ainsi. Elle les aimait, sans doute à sa façon, mais pas de cet amour inconditionnel dont elle avait entendu parler et qu’elle n’avait jamais pour sa part ressenti. Elle n’était pas sotte et en soupçonnait la raison…

Transmission de pensée peut-être… Son portable vrombit. Pour lire le SMS de sa fille, Nathalie dut tendre le bras. La chasse à ses lunettes de lecture était chez elle une activité à temps complet. « Maman, tu dois te sentir bien seule et triste aujourd’hui ! Veux-tu venir déjeuner à la maison ? ». Délicate attention à laquelle elle répondit aussitôt. Avant de décliner cette invitation, elle choisit ses mots puis textota : « Désolée, ma puce, mais André et Valérie m’attendent à midi. Une autre fois… C’est très gentil ! »

Nathalie eut une bouffée de remords en enfouissant son portable dans la poche de son imperméable. Ce petit mensonge à sa propre fille lui mit à nouveau sous le nez son « désert », comme elle aimait à appeler ce no man’s land de culpabilité. Six mois de psychothérapie, cachés à sa famille, quand les enfants étaient encore jeunes, n’avaient rien changé à l’affaire. Si elle pouvait donner le change, elle était et resterait jusqu’à sa mort une handicapée de l’amour.

Tournant le dos à la cathédrale Saint-Corentin, Nathalie s’engagea dans la rue Kéréon, réservée aux piétons. Le centre-ville moyenâgeux de Quimper et ses maisons à colombages attiraient toujours leur flot de visiteurs.

Elle parvint à hauteur d’une pharmacie. Un groupe de touristes, nez en l’air, sous la houlette d’une guide, en admirait la façade en encorbellement.

— Nous voici, Mesdames, Messieurs, devant la maison la plus ancienne de notre ville. Elle date du XVe siècle. Si vous m’avez bien écoutée tout à l’heure, qui d’entre vous peut me dire comment nous le savons ? demanda la pédagogue.

Craignant peut-être un fiasco, elle ajouta à la ronde :

— Observez bien les fenêtres !

— Elles sont en bandeau ! s’exclama le bon élève du groupe, un sexagénaire ventripotent, lequel avait retrouvé, d’instinct, ce vieux réflexe d’écolier de lever la main avant de prendre la parole.

Nathalie n’entendit pas la suite. Depuis le message de sa fille, son ciel mental s’était assombri. Pourquoi n’avait-elle pas fait l’effort de répondre favorablement à ce moment de concorde filiale ? Une petite voix intérieure lui répondit sans la ménager : « Tu n’en as pas marre, ma vieille, de mentir à tout le monde, à commencer par toi-même ? Où vas-tu ainsi ? Le bonheur n’est peut-être pas fait pour toi, mais comment le savoir si tu n’essaies même pas ! Et qu’est-ce que tu reproches à tes gosses, au juste ? D’être affreusement conventionnels ? Ils sont devenus ce que tu as voulu qu’ils soient ! Et toi ? C’était ton but, non, de devenir affreusement conventionnelle ? Tu as réussi au-delà de toutes tes espérances ! Bravo ! Et puis, inutile, si le désir t’en revenait, d’aller consulter à nouveau un psychiatre ! Car même à lui, tu as menti ! Par omission, sans doute… Mais ça reste un gros mensonge… »

La femme quitta alors la frontière symbolique de ce que furent, au Moyen Âge, les terres de l’évêque, intra-muros, pour pénétrer dans celle des Ducs, délimitées par la rivière du Steir. Traversant le pont Médard transformé en chaussée, elle obliqua sur la droite, vers le parking de la Glacière où se tenait le marché du samedi.

Nathalie avait une envie d’huîtres. Délaissant les autres étals, elle se dirigea aussitôt vers le lieu où se tenait son marchand attitré. De nombreux chalands et badauds arpentaient l’allée séparant les deux travées. Elle piétinait devant l’éventaire odorant et coloré d’un vendeur d’olives et d’épices lorsqu’une femme, devant elle, se retournant d’un geste brusque, la heurta.

— Oh ! Excusez-moi, Madame, je ne vous avais pas vue ! Désolée !

— Il n’y a pas de mal, balbutia Nathalie.

La maladroite, toutefois, continuait à la fixer. Soudain, son visage scrutateur s’illumina.

— Nathalie ? Nathalie Brendel ? C’est bien toi ?

Elle acquiesça de la tête, étonnée qu’on l’appelle encore par son nom de jeune fille. Néanmoins, les traits de cette personne lui rappelaient un vague souvenir sans qu’elle pût le localiser.

— Mais si, c’est toi ! trépigna l’autre, excitée. Un œil bleu et l’autre vert, ce n’est pas courant ! Tu ne me remets pas ? Crista ! Crista Le Moigne ! Le lycée Brizeux ! On était grandes copines en seconde et en première ! Je t’ai laissée partir seule en terminale ! On ne pouvait pas se passer de moi en première !

Les images d’une fille enjouée, drôle, innovante et passablement paresseuse resurgirent, à la mémoire de Nathalie, avec leur cortège d’émotions.

— Crista ! Mon Dieu… mais oui ! Ça alors ! Mais, dis donc, ça fait trente ans ! s’exclama-t-elle. Tu étais très brune à l’époque ! Voilà pourquoi je ne t’avais pas reconnue ! On s’embrasse, non ?

Comme souvent, lors de lointaines retrouvailles, ce sont d’infimes détails qui alimentent les prémices d’une conversation. Les deux anciennes amies n’échappèrent pas à cette règle.

— Tu te rappelles les versions latines ? exulta Crista. Tu me laissais tricher sur toi ! Et l’année suivante, quand je me suis retrouvée en carafe, le prof n’a pas compris pourquoi je passais d’une moyenne de 15 à un piètre 6 ! C’est marrant ! Qu’est-ce qu’on a pu rigoler ! Quand je vais raconter ça à Marie, elle ne va pas le croire !

— Marie… reprit l’autre. Marie Le Gallois ? Tu la revois ? Sans blague !

— Bien sûr ! Elle est revenue s’installer à Quimper après son divorce et je l’ai retrouvée sur le site Les copains d’alors. Depuis, on se fait une petite soirée tous les samedis !

— Ah bon ? C’est quoi ce site ?

Crista considéra son ancienne amie avec l’attention incrédule d’un entomologiste découvrant une nouvelle espèce de mouches dans son propre jardin.

— Comment ça ? Tu ne connais pas ? Tu ne vas jamais sur les réseaux sociaux ? Ah ! ajouta-t-elle avec une pointe d’embarras dans la voix, tu ne t’es pas encore mise à l’informatique ? C’est assez facile, tu sais !

Un peu vexée qu’on la taxe d’ignorance sévère, Nathalie haussa les épaules.

— Je ne suis pas totalement nunuche, Crista ! Je me sers de mon ordi tous les jours, mais pour mon travail !

Crista rougit, à son tour gênée.

— Je trouvais ça bizarre aussi, pour l’intello de la classe… C’est quoi ton job, au fait ?

— Je suis prof de Lettres Classiques. Et toi ?

— Peinteuse à la faïencerie Henriot. Finalement, c’est assez logique. On a choisi des métiers qui nous correspondaient ! Sauf que toi, tu aurais pu être prof de n’importe quelle matière ! Pour moi, c’était plus limité… Je n’étais bonne qu’en dessin !

À des regards appuyés ou des « Pardon ! » agacés, les deux femmes comprirent assez vite qu’elles gênaient le flux de la déambulation. Mais il était tout aussi frustrant de se quitter ainsi. Crista avait terminé son marché. Nathalie n’avait pas encore entamé le sien, mais elle proposa à son ancienne camarade de classe d’aller boire un café à la terrasse d’un bar. Elle reviendrait plus tard.

Nathalie ignorait encore, à ce moment-là, que cette rencontre fortuite allait bouleverser le cours de sa vie…

— Non, pour moi, ce sera un thé plutôt, avec un peu de lait, s’il vous plaît.

Attablées à la terrasse du Café des Amis, les deux femmes continuaient leur conversation à bâtons rompus, abordaient un sujet, le délaissaient pour un autre, balayaient à grands coups toute une époque, comme si l’urgence était de rétablir le fil ténu de ce passé perdu. Christiane Le Moigne avait de tout temps détesté son prénom hérité de sa marraine et, depuis l’école primaire, s’était rebaptisée Crista. Nathalie apprit qu’elle aussi avait eu deux enfants, un garçon et une fille, mais que cette dernière était décédée d’une méningite foudroyante à l’âge de douze ans. Le mariage de Crista n’avait pas tenu bon après l’onde de choc de ce drame familial. Et parce qu’il ne pouvait plus supporter le témoin de son propre chagrin, son mari l’avait quittée pour s’évaporer dans les bras d’une jeunette. Mais Crista ne semblait pas être femme à s’apitoyer sur son propre sort.

— Ne t’inquiète pas pour moi, Nat ! Je me venge de la vie tous les week-ends ou presque ! Je drague ! Autant que je peux ! Et rien que des petits jeunes !

— Hein ? fit Nathalie, mi-amusée par la candeur de cet aveu, mi-perplexe quant à la véracité de ces dires. Et, excuse-moi… sans vouloir te vexer, tu trouves ?

— Bien sûr ! riposta Crista avec naturel. Je sais pertinemment que ma beauté n’est pas légendaire et que je ne gagnerais pas au concours de la poularde label rouge de l’année, mais, crois-moi, c’est sans souci ! Et ferme la bouche, Nat… Plein de tendrons ont peur des filles de leur âge parce qu’elles n’aspirent qu’à se caser ou qu’elles sont vénales quand ils ont du fric ! Moi, je n’attends rien d’eux qu’une nuit de tendresse ! Ils savent au départ que je ne m’attacherai pas à eux ! Ni eux à moi ! Pas question d’argent non plus, évidemment, entre nous ! Alors oui, je trouve, et sans problème !

Nathalie, qui avait fini par refermer une bouche médusée, la rouvrit, curieuse, cette fois.

— Mais, rassure-moi, Crista… Quand tu dis jeune… c’est jeune à quel point ?

— Hep ! Attends ! Que vas-tu croire ? Je ne suis pas non plus une bonne d’enfants ! Mon territoire de chasse n’est pas une cour de récré ! Non ! Disons… entre vingt-sept et trente-cinq ans…

— Mais les plus jeunes pourraient être tes fils ! rétorqua Nathalie.

— Certes, à la différence qu’ils ne le sont pas !

L’argument proféré du tac au tac avait un certain poids. Plus par curiosité que par un souci moralisateur, Nathalie poursuivit le débat comme s’il se fût agi d’une enquête sociologique.

— Tu parlais de tendresse, Crista. Pourquoi ne recherches-tu pas alors un compagnon de notre âge, sur lequel tu pourrais compter et avec qui tu serais sur la même longueur d’onde ?

— Ah non ! Tu ne vas pas me parler d’amour ! gloussa la rousse d’une mimique dégoûtée. J’ai déjà donné dans la princesse qui embrasse un crapaud ! Le mien ne s’est pas transformé en prince charmant ! Il est resté crapaud et, qui plus est, m’a refilé de l’urticaire ! Je n’ai aucune envie de “pénéloper” auprès d’un homme le reste de ma vie, d’attendre son bon-vouloir ! Et puis, entre nous, réponds-moi franchement, ajouta-t-elle en se penchant vers son amie, sur le ton de la confidence, que préférerais-tu caresser : des tablettes de chocolat ou un fût de bière ?

Nathalie rit de bon cœur. Elle retrouvait avec plaisir la Crista de son adolescence, libre et un tantinet insolente. Quand son amie l’interrogea à son tour sur son propre passé amoureux, Nathalie se rendit compte qu’elle n’avait rien à raconter. Parce qu’elle n’avait rien vécu. Néanmoins, comme elle désirait aussi prolonger cet instant joyeux d’une complicité retrouvée, elle choisit d’adopter le ton badin de la sémillante rousse pour lui dire ce “rien”.

— Oh, moi, tu sais… je surnommais en secret Georges, mon mari, « Sang chaud passa » ! Tu vois le genre ! Notre alcôve était aussi torride que le discours inaugural des Comices Agricoles de Pont-Croix…

Crista considéra son amie avec une sorte de pitié métissée de commisération.

— Et, te connaissant, dit-elle de la voix d’un croque-mort à qui on aurait volé son client, je suppose que tu n’as même pas eu d’amants ?

— Ben non, avoua Nathalie. Pourquoi se compliquer la vie inutilement ?

Crista Le Moigne émit un profond soupir et lui tapota la main.

— Ma pauvre petite ! Ton cas est presque désespéré, mais ce bon docteur Le Moigne va te trouver un remède ! Ce qu’il te faut, c’est un grand gars tout simple, pas compliqué, à utiliser à doses homéopathiques !

Nathalie, qui buvait une gorgée de café, faillit s’étrangler.

— Ah non, merci ! Garde pour toi ton panier de petits jeunes ! Je ne voudrais te priver en aucune façon !

— Écoute-moi, ma belle ! Nous avons toutes les deux quarante-sept ans. Combien de joyeuses années nous reste-t-il ? Quant à moi, mon horloge biologique s’est mise en mode trotteuse et mon téléphone intérieur en mode vibreur ! Et je ne te raconte pas quand tout sonne en même temps !

— Heureuse nature ! la complimenta l’autre.

Un faux air printanier butinait la capitale cornouaillaise ce matin-là, donnant aux uns de l’esprit, aux autres, les badauds, une démarche plus souple. Appuyé contre le mur des Halles, un Ivoirien, en tenue traditionnelle, proposait tam-tams, statues de guerriers ou d’éléphants, boubous, colliers ou sacs de cuir brut, sur une natte posée à même le sol. À ses côtés, un bouquiniste, assis sur un siège pliant, ne levait pas les yeux d’un livre ouvert sur ses genoux. Technique commerciale toute particulière car, lorsqu’un promeneur intéressé lui posait une question, l’homme, le regard toujours rivé sur sa lecture, levait le bras comme pour lui demander d’attendre qu’il eût fini son chapitre. Au moins, on ne pouvait pas lui reprocher de ne pas aimer ce qu’il était supposé vendre. Le regard de Nathalie se perdit au loin sur les quais, au-delà de la rivière, l’Odet, sur le mont Frugy qui bornait la vue. Boisé d’arbres caducs, l’on y sentait le frissonnement du printemps. Les lacis de branches dénudées se poudraient de ce vert tendre impossible encore à remarquer si on les avait observées de près. Impressionnisme d’une nature en marche dont on aurait photographié l’aura. Juste un balbutiement.

Tandis que son amie poursuivait sa joyeuse péroraison, Nathalie se fit la réflexion que Quimper était une ville faite pour elle. En tant que professeur de Latin, d’abord. À l’image de Rome, toutes proportions gardées, elle avait été bâtie au centre de sept collines. En tant que femme aussi… Ces sept sentinelles sauraient la protéger des agressions extérieures…

— Alors, qu’en penses-tu ? Ça te dit ?

Rappelée à l’ordre, Nathalie émit un « euh… » d’élève arraché à sa torpeur lunaire.

— Puisque tu n’as rien à faire de particulier cet après-midi, on partage nos provisions et on se fait une petite dînette ? Chez toi ou chez moi ?

— Chez moi, si ça ne te dérange pas. J’ai juste une furieuse envie d’huîtres ! On passe aux Halles et je t’amène dans mon palais ?

II

Pour se rendre à son travail à pied, il suffisait à Nathalie Nicette de monter la rue Élie Fréron. Elle longeait les murs du vaste gymnase, contournait la tour de la maison de garde et parvenait aux anciens remparts de la ville qui occultaient le plus beau collège, sans doute, de Quimper et des environs, pour peu que l’on s’intéressât aux monuments historiques. Or, en tant que professeur de Lettres Classiques, Nathalie était naturellement portée à aimer les vestiges de l’Histoire. Et presque chaque jour, elle songeait à l’un ou l’autre des personnages qui avaient marqué de leur empreinte le collège de La Tour D’Auvergne. En ce jeudi matin-là, ses pensées vagabondaient vers le père Julien Maunoir, régent de la classe de cinquième de 1630 à 1633. Mais le bâtiment du premier collège de Jésuites, fondé à Quimper au tout début du XVIIe siècle, n’existait plus. Et Nathalie se demandait s’il existait d’ailleurs des gravures le représentant. C’était aussi une croisade d’un tout autre genre que menaient les Jésuites à cette époque ! La Bretagne, contrairement à ce que d’aucuns le croient, n’était pas, en ces temps-là, confite en dévotions. Loin s’en fallait ! Et Michel Le Nobletz avait reçu pour tâche de ramener au sein de l’Église cette brebis égarée, redevenue pagan par excellence. Son ami et successeur, le père Maunoir, s’y attellerait à son tour, après ses trois années quimpéroises. Il évangéliserait à nouveau la Basse-Bretagne, parcourant campagnes et villages sans relâche, après, dit-on, avoir demandé à Dieu, à la chapelle de Ti Mamm Doué, célébrée trois siècles plus tard par Flaubert dans Par les champs et par les grèves, de lui octroyer le don du Paraclet. En effet, pour convertir ses futures ouailles, encore fallait-il qu’il parlât breton ! Comme il est des lieux où souffle l’esprit, ce fut chose faite ! À l’aide de taolennoù1, le missionnaire et ses pairs feraient de la Bretagne une terre catholique ! Et le collège des Jésuites saurait rendre un hommage post mortem à son grand homme en conservant son cœur dans une châsse de la chapelle.

Comme il la dépassait d’un pas rapide, un élève heurta son cartable qui se balançait au rythme de sa marche. Nathalie faillit le lâcher et l’enfant se retourna vers elle.

— Bonjour, m’dame Nicette ! Euh… j’ai oublié ma rédaction chez moi.

— Comment le sais-tu ? Tu n’as pas encore ouvert ton sac ! Bon, file et arrête de marcher à reculons, tu vas finir par trébucher ! Nous verrons cela en classe ! ajouta-t-elle d’un ton pète-sec.

« Hugo LeLouarn… Il porte bien son patronyme, celui-là ! Rusé comme un renard et sûr de sa bonne étoile de cancre », se dit-elle tandis que le garçon obliquait vers le parking souterrain face à l’établissement scolaire, QG, depuis des lustres, des élèves rebelles. Il était tôt et la grande porte de fer, percée dans les remparts de la ville, était encore close. Nathalie déclina son identité par l’hygiaphone et attendit une seconde le déclic du portail qu’elle poussa.

— On peut rentrer avec vous, Madame ? lui demanda alors une jolie rousse qu’elle connaissait de vue.

— Tu sais pertinemment que tu dois attendre le surveillant, lui répondit le professeur. Question de sécurité et d’assurance. Dans cinq minutes, il sera là.

La porte de fer se referma sur elle dans un bruit métallique. Elle descendit l’immense escalier de pierre qui faisait face à l’un des principaux bâtiments d’inspiration haussmannienne. Depuis sa rénovation, le collège avait retrouvé le rose doux et marin qui caractérisait les murs du quartier des petits lorsque l’édifice des Jésuites avait été abattu pour laisser place à la fin du XIXe siècle au lycée baptisé « La Tour d’Auvergne ». Hautes fenêtres gansées de pierres de taille. Teint poudré de marquise. Il avait fière allure.

Pour rejoindre la salle des professeurs, Nathalie passa par les jardins aménagés en longs rectangles cultivés à la façon médiévale. Elle aimait travailler dans ce lieu privilégié où s’étaient succédé des générations d’élèves ou d’enseignants célèbres tels le navigateur de Kerguélen, le grammairien Albert Hamon, les écrivains Élie Fréron, Max Jacob, Per-Jakez Helias ou encore Julien Gracq, professeur d’histoire au lycée.

Ce matin-là, il régnait dans la salle des professeurs une ambiance moins feutrée que d’ordinaire. Anna, la déléguée syndicale, animait la conversation.

— Mais non, Martin ! Pour qui me prends-tu ? Si je demande aux collègues qui fait grève la semaine prochaine, ce n’est pas pour vous pister ! Je voudrais avoir un ordre d’idées, c’est tout ! Après tout, si certains ne se sentent pas concernés par la réforme du collège, c’est leur droit absolu ! Mais qu’ils n’aillent pas pleurer l’année prochaine quand il leur faudra faire ailleurs un complément de service ! Ah, Nath, tu tombes à pic ! Je suppose, toi qui es dans la ligne de mire gouvernementale, que tu fais grève ?

— Ben oui ! En tant que prof de Latin, déclara la nouvelle venue, il serait difficile de faire autrement ! Mais tu sais, Anna, c’est sans grande conviction ! La loi passera, de toute façon ! Et même si la droite revenait au pouvoir dans deux ans, elle ne l’abolirait pas ! Quand il y a des économies à faire ! Car il ne s’agit que de cela ! Trop peu d’élèves choisissent le latin au niveau national ! Donc, supprimons-le !

— De toute façon, renchérit Charlotte, professeur d’Anglais, on nous enlève tout ce qui fonctionne ! Les classes européennes, c’est pour les élèves privilégiés ! À dégager voie douze ! Si les parents persistent et signent, ils le feront en face, dans le privé ! Vive la médiocratie !

— Tu l’entends au sens étymologique, je suppose, Charlotte ? lui répondit Nathalie, un léger sourire aux lèvres, tout en posant son cartable sur une table.

— Oh les filles ! interrompit Martin d’un ton blasé, inutile de vous flageller ! Faites comme moi ! Il me reste 758 jours avant la quille ! On ne va pas s’énerver ! L’Éducation nationale, c’est comme le seul arbre au milieu d’une cour ! Chaque ministre qui passe y va de sa pissette et c’est tout !

— Mais Martin ! s’insurgea une jeune collègue de Sciences Physiques. Ne décourage pas les bonnes volontés ! Si tu ne crois plus en ta mission, fais autre chose ! Personne ne t’oblige à rester prof et à compter les jours avant ta retraite !

Connaissant le caractère soupe au lait de son collègue d’Histoire, Nathalie lui tapota l’épaule d’un geste apaisant. Mais il blêmit et sa lèvre inférieure trembla un peu.

— Ma mission ! répéta-t-il en bredouillant. Mais tu te crois où, Camille ? Avec Tintin, au Congo ? Attends d’avoir mon âge et on en reparlera ! Et pourquoi enseigner serait-il synonyme d’entrer en sacerdoce ? Pourquoi devrait-on avoir le feu sacré ? Pour notre salaire mirifique ? Être prof, c’est un métier comme un autre ! Si tu te sens l’âme d’une missionnaire, tu pouvais aussi choisir d’aller bosser en face !

« En face » faisait référence à l’énorme complexe scolaire privé du Likès, situé de l’autre côté du Champ de Foire. Mais, par habitude, on ne citait jamais son nom. Peut-être, d’ailleurs, en allait-il de même « en face »…

La jeune et pétulante Camille n’eut aucune pitié pour son collègue d’Histoire aux tempes grisonnantes.

— Non, ce n’est pas un métier comme un autre, Martin. On travaille avec du “vivant” ! Il paraît même que ça s’appelle des enfants !

Le ton montait. Ces deux-là se chamaillaient toujours à la moindre occasion. Martin Mons souleva ses épaules désabusées.

— On verra, Camille, quand le « vivant » te fera un doigt d’honneur dès que tu lui tourneras le dos…

La jeune femme s’approcha de la table où le professeur d’Histoire s’était installé.

— Si cela m’arrivait un jour, Martin, j’arrêterais d’enseigner ! La première qualité, dans notre métier, n’est pas de transmettre un savoir mais de donner de l’appétence aux enfants, de stimuler leur intelligence et de les éveiller ! Si tu le fais bien, les élèves s’en rendent compte et te respectent !

— Sainte IUFM, priez pour nous ! La voix de son maître ! Appétence ! Le grand mot à la mode est lâché ! persifla l’autre, agacé. Bienvenue au Club Med de l’Éducation nationale ! Les gentils animateurs vont distraire et “appéter” votre merveilleuse progéniture ! Par ici ! N’ayez crainte, braves gens ! Nous ne les traumatiserons plus avec nos sales notes ! Les vieux barbons qui prétendaient leur inculquer quelques notions sur le siècle des Lumières ont été chassés du temple !

— Ah ça, si ça pouvait être vrai, quelle bonne nouvelle ! vociféra Camille.

D’un même élan, Nathalie et Anna crurent bon d’intervenir, connaissant la fragilité de l’un et la pugnacité de l’autre.

— Hep là ! s’éleva la belle voix grave de l’enseignante de Maths et déléguée syndicale. On respire un bon coup et on se calme ! Vous n’allez pas vous disputer comme des gosses, non ? Chacun a le droit d’avoir son opinion mais se doit de respecter celle de l’autre !

La fin du round fut saluée par la première sonnerie, appelant enseignants et élèves vers leurs salles de classe respectives. Chacun se levait lorsque la principale fit irruption dans la salle des professeurs.

— Bonjour tout le monde ! claironna-t-elle à la hussarde, selon son habitude. Mes troupes sont en forme ? Tant mieux ! Ça tombe bien, les élèves aussi ! Je viens d’en chopper deux qui roucoulaient dans le couloir. Ils font fort à huit heures du matin ! Roméo et Juliette s’expliquent avec la CPE. J’ai une bonne et une excellente nouvelles pour vous ! Je commence par laquelle ? La bonne ? Haut les cœurs ! Troisième demi-journée de formation pour la réforme du collège ! Elle aura lieu le 18 avril !

— Et l’excellente, madame Meurceau ? s’enquit Anna, dubitative.

— Ça tombe un mercredi après-midi ! Qui dit mieux ?

Murmures consternés et rires sous cape partageaient l’assemblée. Chacun ici connaissait l’humour particulier de Philippine Meurceau, surnommée « la Tornade Blanche » à cause, peut-être, de sa prédilection pour cette couleur qu’elle portait constamment…

— C’est vraiment obligatoire ? demanda Martin Mons d’une voix d’outre-tombe.

— Mais bien sûr, monsieur Mons, répondit la principale sans se départir de son sourire. Vous verrez, vous serez conquis, pour peu que vous vous en donniez la peine ! De toute manière, on n’a pas le choix ! Donc, autant prendre les choses avec philosophie et bonne humeur !

— Euh… avec tempérance, souligna Francette, prof de Français et amie de Martin. Deux journées ça va, trois…

— Trois, bonjour les dégâts, madame Merlé ? Mais non ! Voyez le côté positif des choses ! Cet après-midi-là, vous ne corrigerez pas de copies !

— Ben non… bougonna l’interpellée. Elles attendront le week-end… Euh, c’est fou tout de même ! On n’a pas le droit d’avoir une vie en dehors de l’école ?

— Faites comme moi ! lui répondit la principale en joignant le geste à la parole. Inspirez ! Expirez fort ! Inspirez ! Expirez… Allez ! Avec moi, madame Ronchon !

Francette Merlé aurait légitimement pu être vexée du sobriquet dont sa supérieure hiérarchique venait de l’affubler. Il n’en fut rien et elle éclata d’un rire libérateur. Si le rythme de la Tornade Blanche, ex-championne de France de karaté, semblait épuisant à d’aucuns, au moins, on savait ce qu’elle pensait !

La guerrière frappa dans les mains, annonçant par là que le débat était clos. Le « Ralliez-vous à mon panache blanc ! » était donné. De son pas de charge ordinaire, elle s’engouffra dans le couloir vitré, suivie de loin par le reste de sa troupe dont certains, à l’image des élèves, freinaient des quatre fers.

Lorsque Nathalie Nicette accueillit ses cinquièmes, en rang devant sa salle de cours, la principale avait déjà dû enfourcher son destrier… À peine un nuage de poussière à l’horizon.

Debout dans sa classe, elle surveillait les têtes penchées sur les feuilles de copie. L’heure était propice et la plupart des enfants semblaient concentrés sur leur travail. Au premier rang, cependant, près du radiateur, un garçon, stylo dans la bouche, paraissait abîmé dans la contemplation d’un pan de ciel bleu. Parfois, il louchait sur la feuille de sa voisine, mais celle-ci, peu partageuse, avait construit son mur de Berlin à l’aide à de son livre d’Histoire. Ce premier rempart était doublé d’un autre, au cas où : sa main gauche. Sans faire de bruit, Nathalie se dirigea vers le rêveur aux doigts tachés d’encre et se posta devant lui.

— Eh bien, Léo, tu n’écris rien ? chuchota-t-elle.

— J’sais pas faire l’exercice 5, Madame, avoua-t-il en rougissant.

Et sa voisine d’arborer un sourire triomphant.

— Que n’as-tu pas compris ? Cela me semble simple, pourtant !

— J’ai oublié ce que c’étaient des mots de la même famille…

— Tu n’avais qu’à apprendre ta leçon ! déclara d’un ton pincé la peste à ses côtés.

Une voix, qu’elle ne reconnut pas, fusa derrière le dos de Nathalie.

— Ça doit être parce qu’il n’a pas de père ! tenta un piètre plaisantin. C’est pour ça qu’il ne reconnaît pas les mots d’une même famille.

Galvanisée, la prof se retourna au milieu de rires étouffés.

— Qui a dit ça ? gronda-t-elle. C’est toi, Jordan ?

— Ben non, Madame ! se justifia l’accusé. Moi, j’aime bien Gras-Double ! J’irais pas lui dire ça !

En trois pas, Nathalie Nicette se retrouva, main tendue, devant l’élève, tandis que la seconde vague du tsunami achevait d’emporter Léo dans sa honte bue.

— Donne-moi ton carnet, Jordan, et tout de suite ! Je vais t’apprendre, moi, à traiter un camarade de la sorte !

— Mais j’ai rien fait, moi ! piaula l’autre en s’exécutant néanmoins. « Gras-Double », c’est pas un surnom méchant !

Sur le rang précédent, la déléguée de classe se retourna.

— Mais si, c’est très méchant, Jordan ! Tu aimerais qu’on t’appelle « Calculette », toi, à cause de tes boutons ?

Nathalie Nicette jugea opportun de faire le point avec ses élèves. Elle revint à son bureau et leur demanda de laisser stylos et feuilles sur la table, puis de croiser les bras afin de dissuader les experts en tricherie. La leçon de morale improvisée porta, une fois encore, sur le respect d’autrui et sur l’impact que pouvait produire une insulte. Si, par expérience, elle n’ignorait pas que les années collège étaient une véritable épreuve dans le rite immuable de la transgression sociale, en revanche, elle remarquait bien la différence générationnelle. Ce n’était pas un jugement de valeur, mais force lui était de constater que les pré-adolescents d’aujourd’hui différaient de ceux qu’elle avait connus vingt ans ou même dix ans plus tôt. La parole s’était libérée, grâce ou à cause des outils de communication, mais il fallait toujours la recadrer lorsqu’elle devenait trop anarchique. Ce virage à angle droit déboussolait plus d’un de ses collègues qui ne supportaient pas d’avoir dû changer de profession : d’enseignants, ils étaient devenus éducateurs.