Carole, je vais te tuer - Franck Linol - E-Book

Carole, je vais te tuer E-Book

Franck Linol

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Beschreibung

Le jour où Carole quitte Alex, l'univers du jeune homme bascule et il se montre prêt à tout...

Alors qu’ils filaient de longs jours heureux dans la maison de leurs rêves, Carole annonce subitement à Alex qu’elle le quitte. La violence et l’immédiateté de cette rupture plongent Alex dans une rage folle.
S’amorce alors une descente aux enfers dans laquelle ce jeune professeur d’université n’envisage plus qu’une seule issue à l’insupportable souffrance qui le submerge : tuer Carole, celle avec qui il avait fait tant de projets, celle qu’il a toujours admirée, celle qu’il a tant aimée. Toute l’histoire converge alors vers une seule interrogation : Alex mettra-t-il à exécution son projet ? Jusqu’où va l’entraîner cette fièvre meurtrière ?

Dans ce roman noir, Franck Linol explore les méandres de l’âme humaine et analyse le basculement d’un homme ordinaire dans l’inhumanité.

EXTRAIT

« Alex, je ne t’aime plus… » Ces mots résonnaient dans sa tête comme un écho qui n’en finit plus. Quand on est capable d’articuler cette phrase définitive, sans appel, c’est qu’il ne reste plus rien. La phrase la plus terrible qu’il soit possible d’entendre, et pourtant ces mots mis bout à bout sont fades, inodores et quelconques. Il aurait préféré qu’on lui dise : « Alex, tu vas mourir. »

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Franck Linol a fait une infidélité au polar pour nous plonger dans ce roman noir. Même en hors piste, il met dans le mille. Son style est désormais bien ancré et inimitable. -  France Bleu

Un roman noir sans fioritures et tellement réaliste qu'il sort des sentiers battus et tire magistralement son épingle du jeu.
À lire de toute urgence pour les fans du genre ! - Yumiko, Babelio

À PROPOS DE L'AUTEUR

Franck Linol est né à Limoges où il est aujourd’hui enseignant et formateur à l’IUFM. Grand amateur de romans policiers, il apprécie tout particulièrement les atmosphères d’Henning Mankell et l’expression du sentiment tragique de la vie chez Jean-Claude Izzo. Il avoue un réel attachement pour l’œuvre de René Frégni. Il s’est lancé dans l’écriture pour simplement raconter des histoires, mais aussi pour témoigner des dérives d’une société devenue dangereuse pour la liberté de chacun. 

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« Il est probable que le désir de tuercoïncide souvent avec le désir de mourirsoi-même ou de s’anéantir. »

Albert Camus

L’histoire qui est contée est totalement imaginaire. Ni les faits ni les personnages n’ont existé.

1

8 mai 2007.

C’est lorsqu’il entendit les oiseaux piailler, aux premières lueurs du jour, qu’il fut certain d’avoir pris la bonne décision.

Il allait tuer cette femme.

Il ne savait ni où ni quand, et encore moins comment. Mais il fallait qu’il la tue.

On dit que la nuit porte conseil. La veille, en se glissant dans les draps, il pensait encore à la mort, à la sienne.

« Je ne pourrai jamais vivre sans elle », se disait-il, « alors autant crever ; finissons-en pour de bon ».

Épouvanté à l’idée de passer encore une nuit blanche, Alex Vernher avait avalé deux gélules de somnifère juste après s’être brossé les dents. Mais ses yeux restaient désespérément ouverts, ses jambes tressautaient et ses pieds le brûlaient comme si on les avait confinés dans un four. Il se releva, descendit dans la cuisine où le carrelage glacé lui fit du bien.

« Jamais je n’aurai le courage de me flinguer », se dit-il en ouvrant la porte du frigo, « je suis un froussard et un lâche ».

Il prit un petit pot de fromage blanc et referma la porte. Après avoir enlevé le couvercle, il nappa l’onctueux dessert d’une gelée de framboise. « Et puis j’aime trop le fromage blanc à la confiture de framboise pour me suicider ! » Cette réflexion le fit sourire.

Sa collation nocturne terminée, il remonta se coucher. Le parfum de la confiture persistait, collé à son palais tel un bon rosé d’Anjou, long en bouche. Il passa sa langue sur les muqueuses de ses joues et de ses gencives afin de percevoir toutes les nuances savoureuses du fruit rouge mijoté dans une bassine en cuivre.

Il crut s’assoupir, mais ce ne fut qu’un mirage.

Il se releva, redescendit dans la cuisine, ouvrit à nouveau la porte du frigo. Il reluqua la bouteille de blanc bien entamée. Un vin de pays d’Oc, un bel assemblage de viognier, de vermentino et de muscat. Il but une rasade au goulot et pensa à la vigneronne qu’il avait rencontrée lors d’une dégustation. Meryl Streep dans le film Sur la route de Madison. Cette pensée l’émut.

Il s’approcha de la baie vitrée dont il ne fermait jamais les volets roulants. La nuit était claire et les silhouettes des arbres du jardin se détachaient avec netteté comme un spectacle d’ombres chinoises. Après avoir liquidé la bouteille, il ouvrit la porte-fenêtre. L’odeur violente du lilas se mêlait à celle de la glycine.

Cela faisait deux mois qu’il s’était réfugié dans la maison de campagne qu’ils avaient laborieusement retapée. Elle et lui. Il avait horreur de bricoler, mais pour faire plaisir à Carole il avait facilement cédé lorsqu’elle avait eu la drôle d’idée, sur un coup de tête, d’acheter cette fermette perdue dans les monts de Blond, totalement délabrée, et envahie par de monstrueux ronciers. Mais Carole, en découvrant la masure au hasard d’une promenade, était restée un long moment sans dire un mot face au panorama sidérant. À perte de vue, jusqu’à la ligne mauve de l’horizon, des forêts jouaient à saute-mouton par-dessus des collines aux courbes molles ; des étangs s’amusaient à cache-cache avec de petits villages dont on apercevait les toits rouges avec parfois un léger serpentin de fumée bleue qui s’en échappait.

Alex, lui, tournait le dos à l’immensité et au décor champêtre et, les bras croisés, jaugeait l’étendue des travaux et imaginait les réjouissances que pouvaient réserver les hivers un peu rudes dans pareille contrée !

– Alex, regarde ! Mais regarde un peu !

Elle criait, juchée sur le muret de ce qui avait été autrefois un jardin potager.

– Viens là, ferme les yeux et respire ! Tu ne sens rien ?

Il fit l’effort de fermer les yeux mais il ne sentait rien.

– Alors ?

– Je sens l’odeur du foin pourri dans la grange… osa-t-il plaisanter.

– Sens cette odeur d’infini et de liberté ! Alex, c’est là que je veux vivre !

Après cette déclaration solennelle et péremptoire, les week-ends, les fins d’après-midi de printemps, les petites et les grandes vacances furent consacrés à la bétonnière, à l’échafaudage, aux perceuses, ponceuses, scieuses et autres carrelettes. Le martyre dura deux années. Jusqu’à ce que Carole décide que la maison de campagne était enfin habitable.

La pièce à vivre, située au rez-de-chaussée, était vaste et faisait office de cuisine, de salon et de salle à manger. Jouxtant l’imposante cheminée, un escalier étroit menait à l’étage avec deux chambres et une salle de bains.

« Chaleur et simplicité », avait dit Carole lorsque le temps de la décoration était arrivé.

Le pari de la rusticité avait été gagné. Mais pas celui de la chaleur. L’hiver, malgré l’achat d’un poêle à pétrole Zibro Karmin de 4 500 W, le thermomètre avait un mal de chien à atteindre les 15°C. Ce qui fait qu’ils avaient abandonné l’idée d’habiter la fermette à l’année. Carole souhaita conserver la maison de la rue Gauguin. La fermette prit alors le statut de résidence secondaire.

Il frissonna sans être sûr que c’était l’effet de l’air encore glacé de cette nuit de début mai. Il referma la porte-fenêtre, remonta la fermeture Éclair de sa veste en laine et murmura : « Carole, je vais te tuer. »

2

Deux mois plus tôt.

Figé à l’entrée de la cuisine, Alex la regardait fixement. Elle était penchée au-dessus de l’évier, les mains dans la vaisselle. Et c’est là qu’elle lui lâcha, sans un regard :

– Alex, je ne t’aime plus.

– Quoi ?… Tu dis n’importe quoi, c’est pas possible ; c’est des conneries, merde ! Tu m’aimes encore… hein ? Dis-le que tu m’aimes… Carole, dis-le !

Ces mots étaient sortis de sa bouche pâteuse en s’entrechoquant. Il avait haussé le ton, ce qui ne lui ressemblait pas du tout.

Carole déposa le faitout dans l’égouttoir, s’essuya les mains, tourna la tête vers lui.

– Tu veux un café ?

Sa voix avait la sérénité d’une mer plate un matin d’orage.

L’odeur de l’eau de vaisselle lui donna envie de vomir.

– Tu ne peux pas dire ça ! Tu m’aimes encore… Carole, merde, enfin !…

Son regard s’était fiché dans le sien. Sa voix s’était faite à la fois embrumée et légèrement caressante.

– Tu veux un café, oui ou non ?

– D’accord, répondit-il en finissant d’entrer dans la cuisine pendant qu’elle s’affairait à mettre en route la machine à café.

Le ronronnement fatigué de l’expresso lui fit du bien. Comme un signe rassurant.

Carole s’assit à sa place habituelle, les jambes croisées, un coude posé sur la table de bistrot qu’ils avaient chinée ensemble aux puces de la cathédrale. Lui resta debout, adossé à l’évier qui finissait d’avaler d’un trait, comme un ivrogne, le liquide gras et poisseux.

Le ronronnement cessa. Elle se leva, s’empara des deux tasses, les déposa sur la table et reprit la même position. Mais elle baissait la tête. Il remarqua que son visage était vaguement bouffi, comme un lendemain de bringue. Aucune trace de ce discret maquillage qu’elle prenait plaisir à appliquer chaque matin.

Il fut étonné de ne pas sentir l’effluve fruité et enivrant du parfum For Her de Narcisso Rodriguez. Cette senteur lui avait toujours fait tournoyer la tête comme après une folle valse.

Alors qu’il s’approchait pour prendre sa tasse, il réalisa avec effroi qu’elle ne portait plus les bijoux qu’il lui avait offerts pour un anniversaire, au retour d’un de ses voyages ou sans raison précise. Si ce n’est qu’il l’aimait comme un dément.

Fermée comme une belle-de-nuit avant le déclin du jour, feignant l’indifférence, elle attendait et fixait avec obstination le plancher doré. Le chat roux Patou s’était avancé pour se coller contre ses jambes et regardait Alex avec un air qu’il ne lui connaissait pas. Il mendia une caresse que Carole lui accorda et resta sous la table comme si les deux venaient de se liguer contre lui.

Alex avala son café sans en sentir le goût. Il la regardait. D’une élégance un peu désuète, elle était vêtue de noir, un simple pantalon velours et un vieux pull un peu trop ample.

Lorsqu’il s’arrêta sur ses cheveux blonds à la coupe au carré énergique, il comprit qu’il était profondément envoûté. Mais il était là pour plaider sa cause. Pour tenter d’éviter la peine de mort au condamné qu’il était.

Dix minutes avant cet ombrageux face-à-face, Alex était attablé en compagnie de sa sœur Julia devant une assiette écœurante de tagliatelles à la carbonara, dégoulinantes de crème et gorgées de lardons.

Il triturait les pâtes sans toucher aux lardons, quand il posa sa fourchette sur la nappe en papier, finit son verre de chianti et vomit à sa sœur la souffrance qui le dévorait depuis maintenant quinze jours.

– Carole m’a viré… je n’arrive pas à m’en sortir ; Julia, je crève, je me sens partir…

Julia était une belle femme, au charme à la fois distingué et sauvage. Il était son aîné de trois ans et ils avaient grandi ensemble dans un coin de campagne totalement coupé du monde. Ils avaient toujours été très proches l’un de l’autre, même si les aléas de la vie les avaient parfois un peu éloignés.

Elle cessa de grignoter sa salade niçoise, mais ne dit rien. Elle le regardait.

– Il y a environ deux semaines, Carole m’a dit : « Je ne peux plus, Alex, ça ne peut plus durer comme ça ; de te savoir à la maison, j’ai l’angoisse de rentrer… sentir ta main sur ma peau, ça me répugne ; va-t’en, Alex. C’est fini. » Alors j’ai filé comme un automate sans rien dire. Je me suis retrouvé assis dans ma bagnole. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis allé chez le cordonnier !

Il esquissa un sourire pâle à cette évocation.

– Le cordonnier ? fit Julia.

– Oui, j’avais une paire de chaussures à faire ressemeler depuis une éternité ; elle traînait sur le siège passager et je n’arrivais pas à trouver cinq minutes pour la déposer. Et là j’ai vu ces godasses et j’ai pensé au cordonnier ! C’est débile…

Assise à la table d’à côté, une vieille dame BCBG attendait depuis plus d’une demi-heure que le serveur veuille bien lui apporter la carte. L’air indifférent, pétrifiée tel un personnage du musée Grévin, elle semblait malgré tout suivre avec avidité les confessions d’Alex.

Son portable sonna. Hébété, il braqua ses yeux sur Julia et sortit en trombe de la salle de restaurant obscure. Dehors, le soleil de mars l’aveugla.

– Oui ? fit-il dès qu’il eut collé le portable à son oreille.

Avant qu’on ne lui réponde, il sentit que c’était Carole.

– J’ai pas envie de te parler, dit-elle d’une voix neutre.

En milieu de matinée, il lui avait laissé un mot sur la table de la cuisine : « Je veux te voir, il faut qu’on se parle ! »

Il était 13 heures et la ville faisait la pause, engourdie par cette chaleur insolite si tôt dans la saison.

– Je veux te parler, insista-t-il d’un ton ferme.

– Maintenant, si tu veux, concéda-t-elle, mais dans trois quarts d’heure je bosse.

Alex fila, laissant Julia avec la vieille dame, son reste de salade niçoise et la note à payer.

Quinze jours qu’il attendait ce moment. Il fit hurler le moteur de la Golf et traversa la ville en cinq minutes, profitant de l’accalmie du déjeuner.

Toujours debout dans la cuisine, les bras croisés, il savait qu’il jouait gros et qu’il avait intérêt à être bon à l’oral. Il lui restait trente minutes pour sauver sa peau.

Il jeta un coup d’œil à travers les rideaux de la fenêtre. Des mésanges picoraient des graines de tournesol que Carole déposait régulièrement dans des mangeoires suspendues aux branches d’un arbre de Judée.

Confusément, Alex réalisait que le combat était perdu d’avance. Il sentit alors une colère sourde monter en lui. Il prit la parole sans la lâcher jusqu’à ce qu’elle lui signifie qu’il était l’heure qu’elle parte.

Tel l’avocat d’une cause perdue, il déroulait son argumentation avec passion. Parfois, il s’emportait à tel point que les rares fois où Carole plaçait un mot, c’était pour lui dire de ne pas crier.

– Je ne crie pas ! Je te parle avec mes tripes ; tu pourrais au moins me regarder en face !

Elle restait assise, sans bouger, la tête basse.

Il évoqua tous les sujets, s’appliquant à être rigoureux dans sa démonstration : les responsabilités partagées, la routine du quotidien, l’usure inéluctable du couple, la violence excessive de sa décision qui ne lui donnait aucune chance.

Il lui demanda même pardon, sans savoir au juste pourquoi. Il pensa que tout le monde devait un jour demander pardon.

Enfin, il se tut. Il avait terminé.

Un lourd silence s’installa.

Elle se leva, un peu K.-O., attrapa ses clés de voiture, son sac et lui dit d’un ton morne : « Il faut que j’y aille… ».

Alex resta seul un moment dans cette cuisine qui lui parut soudainement abandonnée. Un vide absolu.

Il téléphona à sa sœur qui l’attendait à la terrasse d’un café. Il s’y rendit.

Le soleil cognait, assénant une lumière blanche et brutale.

3

9 mai.

Alex rentra tôt de la fac. Après avoir surveillé un partiel de littérature comparée, il avait pu éviter d’assister à une réunion de la composante.

Il se servit un verre de chablis, ressortit et s’assit sur la première marche de l’escalier de granit. Il contemplait un ciel encore éclairé par quelques rayons attardés. Il ne pouvait pas s’empêcher de penser que le panorama somptueux qui s’étalait devant lui appartenait à Carole. Parce que c’était elle qui l’avait choisi.

Pendant sa surveillance, il avait essayé de tester sa détermination en se soumettant à un interrogatoire en règle. Était-il sûr de sa décision ? Oui, un des deux devait disparaître et ce serait elle. Serait-il capable d’aller jusqu’au bout ? Oui, car il n’avait pas d’autre choix. Aurait-il la force mentale d’exécuter cet acte ? Tout dépendrait de la méthode qu’il choisirait. Pourrait-il vivre avec ce poids sur la conscience le reste de sa vie ? Sans aucun doute. D’ailleurs, à bien y réfléchir, on pouvait, par certains côtés, estimer que cet acte était légitime.

Il aurait pu se suicider. Et, dans ce cas, la meurtrière aurait été Carole. Certes, indirectement. Mais le résultat aurait quand même été là. Il n’y avait pas d’autre issue : elle ou lui, un des deux était désormais de trop sur cette terre. Et depuis la nuit dernière, il savait que ce serait elle.

Et la police ? Il faudrait qu’il soit minutieux et malin. D’autant plus que les soupçons se porteraient tout de suite sur lui. À moins qu’il soit capable d’imaginer un meurtre maquillé en accident banal. Tuer Carole, mais pas à n’importe quel prix. Si c’était pour prendre vingt ans de centrale, il ne voyait pas le bénéfice. Et il n’avait pas l’âme d’un kamikaze islamiste prêt à se faire exploser la gueule pour détruire son objectif.

Le soleil embrasa l’horizon puis disparut derrière une barrière de nuages sombres.

Alex avala la dernière gorgée de chardonnay et considéra le fond du verre vide. Il réalisa qu’il se donnait le droit d’ôter la vie à un être humain. Cette pensée l’excita. Il ressentit une sourde exaltation monter en lui.

Il fixa une dernière fois l’immensité, puis décida de rentrer. Il avait faim et il était impatient de réfléchir sérieusement à la meilleure méthode pour tuer avec un maximum de discrétion.

L’assiette qu’il s’était composée aurait redonné le goût de vivre à un type sur le point de sauter dans le vide, un nœud coulant autour du cou. Papitou de Sarlat, jambon San Daniele, cabécous de Rocamadour avec des tranches de pain de seigle. Il se dit que sa résolution méritait d’être fêtée dignement. Il descendit à la cave et contempla les flacons qui semblaient assoupis comme des animaux en pleine hibernation. Après une longue hésitation, il opta pour un languedoc rouge, pas trop puissant, bien sur le fruit, un Daumas Gassac de 2002.

Il transporta son ordinateur portable sur la lourde table de ferme rectangulaire en merisier.

En mastiquant un voile de jambon sec, il tapa « méthodes pour tuer » sur Google. Il cliqua sur le premier site et tomba sur le délire nauséabond d’un groupe anti-avortement. Le stérilet, la pilule et toutes les techniques de contraception étaient considérés par ces intégristes comme « cruels et inhumains ». Alex estima qu’il faudrait allonger la liste de ceux qui étaient devenus indésirables sur cette triste terre. « Du travail en perspective ! » ricana-t-il en se rinçant la bouche avec le languedoc. Il n’eut guère plus de chance avec le site suivant. Un forum de malades qui envisageaient de tuer tout ce qui leur passait par la tête : les chats, le chiendent, les taupes, les lentes, les virus, les gros cons de voisins qui font l’amour trop bruyamment sur le parquet, et même tuer… l’ennui !

Il tapa « tuer quelqu’un », espérant trouver un résumé de thèse sur cette question complexe.

Rien de sérieux. Il glana quelques idées qui restaient inexplorées et les nota « à tout hasard » sur un carnet.

L’électrocution lui parut intéressante. Il eut une pensée pour Claude François en se disant qu’il aurait pu être assassiné. Le type se prélasse dans son bain ; il a les yeux fermés, englué dans une enivrante félicité. Il suffit alors de mettre le sèche-cheveux sur « on » et de le balancer dans l’eau mousseuse parfumée à la lavande.

La bousculade sur le quai du métro. Radical si la synchronisation avec l’arrivée de la rame est parfaite. Mais les caméras de surveillance et les inévitables témoins condamneraient irrémédiablement cette solution. Sans compter que Carole ne mettait jamais les pieds à Paris.

Alors qu’il se versait un autre verre, il fut attiré par un article relativement sérieux sur une étude qui estimait le nombre de piqûres de frelons nécessaires pour occire un humain adulte. Attention, on parlait bien de frelons, ces gros avions Hercules au fuselage jaune zébré de noir, et non pas d’abeilles ou de guêpes ! Trouver un essaim de frelons, le kidnapper… non, pas très pratique à vrai dire. Pourtant, selon l’étude scientifique, le choc neurotoxique était fatal pour la malheureuse victime.

Il s’adossa à son fauteuil, s’étira et constata qu’une buée d’alcool avait pris possession de son cerveau. Il regarda la bouteille et réfléchit.

« Allons à l’essentiel, pensa-t-il, le scénario est simple : tuer, dissimuler les preuves et éviter de laisser traîner des indices, transporter le cadavre loin, le faire disparaître définitivement et avoir un bon alibi. » Oui, ça fonctionnait, mais les obstacles étaient multiples. Et on revenait à la case départ ! Comment tuer, comment niquer la police scientifique et ses techniques d’investigation ultrasophistiquées, comment faire disparaître un corps…

Il commençait à se sentir crevé. La bouteille semblait danser devant ses yeux. Il la vit se tordre. Une danseuse orientale croisait ses longs bras devant elle alors que ses poignets ne cessaient de tourner. Son bassin oscillait énergiquement de droite à gauche tout en exécutant des mouvements circulaires. Il empoigna la bouteille et la serra comme pour étrangler la danseuse. Ses mains tremblaient. Il se leva d’un coup et porta le goulot à sa bouche. Comme un ivrogne qui a perdu tout sens de la mesure et des règles élémentaires du savoir-vivre, il engloutit le reste de nectar. Il se précipita vers l’évier et recracha le dépôt qui lui laissa une saveur amère au fond de la gorge. La danseuse du ventre fut précipitée dans la poubelle.

Allongé sur son lit, il fixait le plafond. Les nuages et la lune jouaient un nouveau spectacle chorégraphique. Des ombres fantasmagoriques défilaient sur l’écran gris.

C’est à ce moment, dans l’ombre de la chambre, qu’il eut une lueur de lucidité.

« Alex, mais tu deviens dingue ! Qu’est-ce que tu mijotes ? Arrête tout ça ! Personne ne doit mourir… »

Mais la petite voix se perdit dans l’épaisseur de la nuit.

4

Tout avait commencé lorsque Carole lui avait lâché sur un ton provocant : « Alex, ce n’est plus possible de vivre comme ça. Je ne sais pas ce qui va se passer, mais je ne donne pas cher de notre peau ! »

Il était aux environs de 19 heures et ils buvaient, assis dans la cuisine, un reste de champagne éventé. Il n’y a pas de boisson plus écœurante qu’un champagne tiède et qui a perdu toutes ses bulles. Cela symbolise parfaitement que la fête est terminée et que la fadeur de la vie a repris le dessus.

Il la regarda comme si elle venait de lui parler en serbo-croate. Aucun mot ne lui vint à la bouche, comme si son esprit subitement avait cessé de fonctionner.

Pour se donner une contenance, il se reversa un verre de l’infâme pisse jaune et le vida d’un trait. Carole se leva et disparut dans le salon.

Comme s’il sortait d’un coma passager, dans une brouillasse visqueuse, il réalisa de façon confuse l’ampleur du désastre qui s’annonçait.

Le lendemain matin, n’ayant pas cours à la fac, Alex avait traîné au lit. Carole s’était levée tôt car elle prenait son service du matin au CHU.

Carole était infirmière. Sans être mariés, cela faisait presque vingt ans qu’ils vivaient ensemble. Ils s’étaient rencontrés par hasard alors qu’ils déambulaient sur le même trottoir. Alex avait immédiatement été attiré par les lèvres de cette femme, d’une sensualité irrésistible, qui lui avaient donné envie d’y poser un doigt pour en sentir la chaleur et le troublant modelé.

Il l’avait abordée avec un brin d’appréhension.

– Bonjour, excusez-moi.

Carole s’était retournée avec un sourire désarmant, prête à donner un renseignement à cet homme qui semblait un peu perdu.

– Ne le prenez pas mal, mais je vous trouve vraiment charmante… accepteriez-vous que je vous offre un verre ?

Elle avait accepté.

Carole était d’une rare élégance dans sa façon de se déplacer, de s’asseoir, de rire, de fumer, de pencher la tête. Tout semblait fluide en elle, comme si elle était en totale osmose avec les éléments. Cette aisance raffinée avait toujours fasciné Alex. Il la trouvait belle, à la fois fragile et robuste, avec son corps longiligne mais doté d’une musculature d’athlète. Son regard bleu pouvait prendre des nuances de vert tendre ou de gris en fonction des saisons, de l’intensité de la lumière ou de son humeur. Un jean délavé très ajusté à la taille, un pull large un peu dépenaillé, des chaussures plates et arrondies, elle avait l’air d’être détachée du monde, comme flottant sur la terre, un peu irréelle.

Il lui dit, lorsqu’ils furent installés à la terrasse d’un bar, que c’est son regard qui l’avait subjugué.

– Vous avez le regard de Charlotte Rampling dans le film Portier de nuit de Liliana Cavani, lança-t-il, n’osant pas lui avouer qu’il était en fait surtout troublé par ses lèvres.

Cela fit rire Carole, un rire étouffé.

Depuis ce jour, Alex était fou d’amour pour cette femme aux cheveux fins et légers, blonds comme un champ de blé pas tout à fait mûr pour la moisson.

Lorsqu’il descendit prendre son petit déjeuner, il vit une enveloppe avec son prénom, bien en évidence, posée contre un pack de jus d’orange. Il la lut comme on avale un poison mortel.

« Je sais aujourd’hui que je ne peux plus, que je ne veux plus vivre avec toi… ne plus t’avoir à mes côtés. Mon malaise, mon mal-être, mon désamour datent de longtemps. Des signes, souvent ; des alertes fréquentes que j’ai voulu ignorer. Tout est désormais dévoilé.

J’ai réussi durant des années à faire semblant, à me faire croire, à te faire croire, à refuser l’évidence. Je ne peux plus faire la pute, simplement pour la tranquillité et la paix.

Je te demande de partir. C. »

La lettre encore dans sa main, hagard, il suffoquait. Ses jambes tremblaient, ses entrailles le brûlaient. Il appela Julia sur son portable. Lorsque sa sœur décrocha, aucun son ne sortit de sa bouche, si ce n’est un borborygme entrecoupé de sanglots assourdis. Il referma le clapet du téléphone, et attendit debout face à la baie vitrée qui donnait sur le jardin. Julia le rappela aussitôt mais il n’eut pas la force de répondre.

Il resta là, planté, « en position », comme une statue vivante juchée sur son socle des heures durant dans une rue commerciale.

Puis Alex fut pris d’une véritable frénésie mêlée de colère, de douleur, qui lui donna l’énergie de rassembler tous les sacs de voyage qu’il put trouver. Le chat roux dormait, vautré sur un coin du canapé, indifférent à son agitation soudaine.

Il commença par vider les tiroirs où s’entassaient ses vêtements. Dans le désordre le plus total, il bourra les sacs avec tout ce qui lui tombait sous la main et qui lui appartenait : bouquins, chaussures, vestes, albums photos. Il descendit en courant à la cave chercher des cartons. Son désir de disparaître grandissait au fur et à mesure qu’il entassait pêle-mêle valises, sacs et cartons dans l’habitacle de la Golf.

Comme guidé par il ne savait quel esprit maléfique, il fila vers la « ferme » comme Carole avait baptisé leur résidence secondaire.

Il avait glissé le CD de Deep Purple dans le lecteur et un sauvage Black Night résonnait dans la voiture.

Le temps avait subitement changé. Des averses glaciales cinglaient le pare-brise.

Il dut faire un deuxième voyage.

Avant de repartir, il jeta un regard sur le salon, comme si c’était la dernière fois qu’il voyait les meubles, le jaune d’or du papier peint, le piano laqué noir. Puis il se saisit d’une bouteille de pacherenc qui traînait dans le frigo, vin préféré de Carole.

Il monta quatre à quatre les marches de l’escalier, surgit dans leur chambre et déposa la bouteille sur le lit, comme un cadavre. Il disposa une feuille blanche avec simplement inscrit en lettres capitales :

« MARDI 8 MARS 2007 11 H 30. FIN. »

Une heure après, il se retrouvait pour la première fois depuis vingt ans face à lui-même, seul, avec, comme unique compagne, une immense détresse.

Les jours suivants, il était anéanti, brisé, pulvérisé, écrasé. Il avait la sensation d’avoir été précipité dans un abîme et d’y sombrer sans que la chute ne s’interrompe. Il ressentait comme une amputation, une part importante de lui-même qui aurait été arrachée à vif.

Lorsqu’il sortait de la fac et qu’il savait que Carole était à son travail, il repassait rue Gauguin. Là, il restait seul, à errer d’une pièce à l’autre pour tenter de sentir la présence de Carole. Elle était là, partout ; il entendait son rire, sa voix quand elle rentrait du boulot : « Coucou ! c’est moi ! » Il savait que ces souvenirs s’estomperaient vite, que ces images deviendraient floues et jaunies. Mais au fond de lui il ne pouvait accepter le cataclysme qu’elle avait déclenché. Que se passait-il ? Il essayait de comprendre. Ce n’était qu’une crise passagère, rien d’irréparable. Il fallait juste à Carole un peu de recul et de temps. Il sortirait bientôt de ce cauchemar, tout s’arrangerait.

Une semaine après, alors qu’il s’était arrêté à la maison, il vit, posée sur son bureau, une enveloppe kraft qui lui était destinée. Une courte lettre et des bijoux. Ses bijoux.

« Après avoir lu ton mot “FIN”, j’ai enlevé mes bijoux que tu trouveras dans l’enveloppe. Je ne peux plus les porter. Je te les rends. Je suis bien sans toi. Enfin ne plus faire semblant, ne plus voir ta voiture en rentrant. C’est que du bonheur ! »