Une enquête de Dumontel et Varlaud - Tome 1 - Franck Linol - E-Book

Une enquête de Dumontel et Varlaud - Tome 1 E-Book

Franck Linol

0,0

Beschreibung

Direction le plateau de Millevaches pour Dumontel et son compère Varlaud afin de tenter d'élucider ce qui se cache derrière ces meurtres ethniques...

Sur le plateau de Millevaches, on a découvert en l’espace de huit ans, les cadavres de quatre jeunes femmes de nationalité turque en bordure de la D940, cette route jalonnée de chênes et de Douglas qui relie Treignac à Bourganeuf. Mais l’enquête restait au point mort… Jusqu’au jour de ce début de printemps 2019, où le corps mutilé d’une cinquième victime est retrouvé sur un tas de grumes… toujours au bord de la D940. S’agit-il d’un féminicide ethnique, d’un règlement de comptes dans la communauté turque ou de l’oeuvre d’un déséquilibré ? L’enquête est confiée aux commissaires Dumontel et Varlaud, deux flics d’expérience qui se rencontrent pour la première fois. Intrigue haletante et suspense garanti !

Un roman haletant qui parle d'amitié et de partage malgré la cruauté des meurtres sur lesquels enquêtent nos deux héros limousins !

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

- Franck Linol est un auteur que je suis depuis quelques années maintenant . L'un des rares de sa génération à avoir su allier la violence et la noirceur du roman policier avec le plaisir de la bonne chère . Un amoureux de sa belle ville de Limoges et de sa région qu'il nous fait découvrir à l'occasion de chaque nouveau roman . Il s'est allié dans ce nouvel opus à son compagnon de débauche gourmande , l'ami Joël Nivard pour un récit à quatre mains diablement efficace . - RomansNoirsEtPlus, Babelio

À PROPOS DE L'AUTEUR

Franck Linol est né à Limoges. Il vit dans la région du Limousin dont il reste éperdument amoureux. Son maître est le grand écrivain suédois, récemment disparu, Henning Mankell. Mais il est aussi influencé par l’oeuvre de Jean-Claude Izzo et de René Frégni. Il s’est lancé dans l’écriture pour simplement raconter des histoires, donner le plaisir de la lecture et aussi témoigner des dérives d’une société qui entrave de plus en plus les libertés de chacun. Joël Nivard est né à Limoges où il a passé toute une carrière de commercial. Il a longuement évoqué cette ville dans les pièces de théâtre qu’il a écrites. Il a publié 2 romans : Loser en 1983 aux Editions Denoël et On dira que c’est l’été, deux ou trois jours avant la nuit aux Editions Albin Michel en 1986. Son théâtre est publié aux Editions Le Bruit des Autres. Il aime la nuit, le vin, le roman noir et le rock’n’roll qu’il consomme sans modération. Il vit toujours à Limoges.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 309

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Franck LinolJoël NivardLA ROUTEDES MORTES

Ce roman est une œuvre de fiction. Les personnages et les événements sont le fruit de l’imagination des deux auteurs. Toute ressemblance avec des personnes réelles serait pure coïncidence.

© – 2020 – 79260 La Crèche

Tous droits réservés pour tous pays

À Serge Vacher, auteur de polarset écrivain du Plateau.

« L’amitié, c’est d’avoir quelqu’un à qui parler quand tu n’as plus personne autour de toi. »

Varlaud

« Être trahi c’est comme si on te coupait les bras et qu’on te demandait d’enlever ton chapeau. »

Dumontel

Introduction

Turquie, 1980

C’est juste un œil dans la nuit. Une trouée blême ouvrant la paupière d’une obscurité sans fond. C’est la seule lumière naturelle provenant du dehors. Pour le reste, c’est l’obscurité. L’éclairage des néons laissant dans la pénombre les ombres des hommes entassés.

La chaleur, que pas un courant d’air ne vient troubler, se coule sur les corps en sueur. Les torses nus, les cuisses nues. La sueur plaquée à même la peau. Comme une gangue ruisselante et poisseuse.

L’odeur des latrines. Et les hurlements parfois qui déchirent l’ahanement sporadique d’un ventilateur agonisant.

Dans le même espace, il y a les deux autres. Qui se parlent. Qui se comprennent. Qui le regardent. L’œil terne. L’iris immobile.

Glacé comme le lac de Nemrut.

Il y a celui qui prie, cinq fois par jour. Le genou sur le sol, le corps incliné dans l’axe du levant et au-delà vers la Kaaba, psalmodiant à voix basse. Marmonnant des mots indistincts. Et celui qui ne prie pas. Pas un ne lui adresse la parole. Ils l’observent fixement avec l’acuité du milan noir. Le bec meurtrier guettant la proie. Il a envie de hurler. Mais il sait que ça ne servira à rien. Ici, rien ne sert à rien. Les barreaux des cages suintent de la crasse des doigts crispés, du sang des phalanges éclatées, de la morve des nez écrasés.

Rien ne sert à rien. Et pour combien de temps encore ?

La semelle lourde d’une ranger fatiguée traverse le couloir. S’arrête devant la porte. Ils sont deux. On entend un raclement de gorge sonore, suivi d’un crachat. Il entend le cliquetis des clés autour de l’anneau du trousseau. Puis l’introduction du panneton dans le pêne. Les quatre tours libérant les points. Enfin la porte qui s’ouvre.

La violence des néons lui fait plisser les paupières.

Il les reconnaît. L’un et l’autre. Sanglés dans un uniforme au tissu élimé, à la couleur passée. Le col de la chemise graissé par les cheveux qui descendent bas sur la nuque. La panse débordant par-dessus le ceinturon d’où pend la matraque que leurs mains aux ongles bordés de crasse enserrent avec autorité. Le plus gros, sans doute le chef, a toujours entre ses chicots pourris la pointe d’un cure-dent qu’il mâche mécaniquement, et crache une large glaire qu’il balance sur le sol. Sa moustache aux contours indécis se perd dans les poils des bajoues mal rasées. Son œil bouffé par le glaucome reste immobile. Comme la membrane translucide d’une lampe qui aurait du mal à s’éteindre.

Derrière, la silhouette de l’autre se découpe dans le contre-jour, massive, inerte, gavée de violence. D’un doigt il le désigne. Sans un mot. Juste un sourire peut-être, qui glisse sur ses lèvres fines que les déchets de cigarillos ont tachées de sillons noirâtres. L’index au bout de la main fait deux allers et retours. Il sait ce que ça veut dire. Putain, ça va encore recommencer.

Le chef passe devant, lui, il suit la démarche chaloupée du pachyderme le guider entre les couloirs bordés de portes closes, saturés de lumières crues, jusqu’au bureau au bout. Derrière lui, il sent la présence de l’autre. Le poids de la carrure. Le sentiment inexorable que rien ne s’échappera de ce vase clos et qu’il lui faudra subir. Encore et encore. Il a soudain envie de chialer. Mais il continue, ravalant sa colère.

Il ne leur fera pas le plaisir de son humiliation. Et pas une matière ne viendra souiller son linge. Même s’il doit en crever.

C’est toujours le même. Un bureau métallique encombré d’un téléphone, une chaise en face, un portemanteau sur pied à la patère duquel pendent un vêtement de pluie et un couvre-chef dont les galons aux teintes fanées se perdent dans l’étoffe avachie. Les murs sont vides. Traversés de longues lézardes. Ombrés de taches. Et le sol est constellé de traces de sang que le temps a séchées. Au plafond, les pales lentes d’un ventilateur tentent de brasser l’air saturé. Pas une seule fenêtre. Pas une seule issue. L’odeur moite d’une étuve confinée.

Derrière le bureau, le dos calé dans le dossier d’un fauteuil au cuir défoncé, les épaules larges du kumandan, la vareuse largement déboutonnée sur une chemise chiffonnée dont les auréoles de sueur maculent le plastron, occupent tout l’espace. La cravate dénouée et le col ouvert laissent apparaître la virilité d’un poitrail à la pilosité rugueuse. Le kumandan n’en finit pas de fourrager dans ce magma, tentant d’apaiser les démangeaisons dues aux coulées de transpiration.

Ils le font asseoir sur la chaise, les aisselles prises dans les montants du dossier en fer, les mains dans le dos qu’ils entravent à l’aide des menottes dont le cliquetis de fermeture résonne sèchement dans la pièce.

Un long silence. Le regard bovin du kumandan est posé sur lui. Comme une mouche sur un excrément.

—Alors, fils de pute, tu n’as toujours rien à me dire ?

La voix est gutturale. L’anglais approximatif. Il n’y a que « fils de pute » qu’il prononce en langue française.

—Je ne sais pas…

—Ça suffit !

Le ton monte d’un cran.

La grosse paluche s’abat sur le plateau du bureau. Envoyant voler une nuée de poussière. Le policier détourne le visage vers le gardien. Il happe une large serviette et s’éponge le front, puis le cou. Enfin il s’adresse au gardien. Il n’a pas besoin de comprendre les mots. Il sait ce que ça veut dire. Il le voit dans le geste las du kumandan qui une nouvelle fois s’essuie les mains avant de balancer la serviette sur son épaule. Le premier coup est à hauteur du foie.

Aussitôt suivi par deux gifles, aller et retour. La méchante chevalière en ferraille de l’annulaire du gardien déchire la peau du prisonnier. À la commissure des lèvres. Déjà dans sa tête, le jour devient opaque. La douleur envahit le reste de son corps.

De sa raison.

—Deux kilos ! De la résine, de la pure ! Qui t’a fourni, froggy ! Je veux son nom.

Les idées se balancent comme un pendule heurtant les deux pariétaux de son crâne.

Comment dire pour la énième fois qu’il l’a achetée dans les sombres ruelles bordant le Grand Bazar. Et qu’il ne saurait même pas y revenir. Au fond d’une cour, à un type avec qui l’entretien n’avait pas duré plus de cinq minutes.

Il était avec Gülden. C’est elle qui savait. C’est elle qui l’avait décidé. De l’argent, ils en auraient besoin, quand il reviendrait. Ça avait été ellel’intermédiaire. Elle qui avait donné l’adresse. Lui, il avait simplement les dollars. En petites coupures. Comme elle le lui avait précisé. Il n’avait pas discuté le prix. Tout était fixé d’avance.

—Je… ne sais rien… de plus…

Les mots s’embrouillent.

Sa langue bute contre les deux incisives branlantes. Le goût du sang. Une seconde volée de coups. L’estomac qui peu à peu remonte. Aux bords des lèvres.

Putain ce qu’il aimerait mourir. Là. Tout de suite.

—Tu vas parler, froggy ! D’ici, personne n’est ressorti vivant sans avoir parlé. Ne m’oblige pas à t’arracher la langue !

Il perd connaissance. Son corps devient flasque. Il ne sent plus les coups. N’entend plus les paroles.

Il revoit juste les flics au pied de la passerelle du Boeing en partance pour Paris. Aéroport Atatürk d’Istanbul. Vol 7418. Six octobre 1980.

Une pluie fine sous un ciel bas et gris. Et juste à ce moment-là, il sait qu’il a été trahi. Dénoncé. Ils l’amènent jusqu’au poste-frontière.

Il revoit le visage de Gülden, les yeux noirs de Gülden. Ses mains caressant son corps. Le goût de sa peau sur ses lèvres. Le mouvement de sa main quand il a franchi les portes d’accès aux vols internationaux. Ce dernier regard éperdu. La promesse qu’ils s’étaient faite. Revenir. Les portes s’étaient refermées sur son sourire qui n’attendrait plus que l’espérance de son retour.

Et soudain, tout s’écroule.

C’était ça, le prix de ce mois passé à s’aimer. Juste une question de fric. Une histoire au rabais. À quoi ça tient les sentiments quand ils ne sont pas partagés ? Gülden qu’il ne parvenait même pas à haïr. La naïveté de l’amant quand il est aveuglé par la passion. Sauf qu’il n’y avait que lui ce jour-là pour payer la facture. Beaucoup plus tard il apprendrait que l’État accordait de fortes primes à celles ou ceux qui dénonçaient les trafiquants de drogue.

Après, l’interrogatoire. Les poches de cannabis trouvées dans des ceintures de sparadrap apposées sur son torse, ses cuisses. Le passage sommaire devant un juge expédiant avec lassitude. Les affaires courantes. Le coup de tampon sur le dossier. Au suivant. Et la pile est haute.

Puis l’acheminement jusqu’ici. La traversée de la ville dans le fourgon cellulaire. Les dernières images de la vie à travers la vitre grillagée. Bruyantes. Odorantes. Les klaxons incessants. La couleur d’un monde qui palpite. Au bout, le regard qui finit par buter sur les hauts murs. Prison de Sagmalcilar. Bayrampasa, district d’Istanbul.

Neuf mois déjà.

—Ne m’oblige pas à te couper les couilles, fils de pute !

Il n’entend plus rien. Ne ressent plus rien. Pas même les poings qui s’enfoncent dans sa chair. Déchirent sa peau. Éclatent ses arcades. Il sait qu’ils s’arrêteront avant qu’il ne soit mort. Ils ont trop besoin de recommencer. Encore et encore.

Il leur manquerait s’il venait à crever, comme ça, par accident.

Il a vaguement conscience qu’ils le traînent sur le sol. Ses pieds raclent le carrelage. Dans ses yeux embrumés passent encore des images.

Volées au temps. À sa mémoire. À la vie quand on pense qu’elle est finie.

Ils l’on déposé sur sa paillasse. Il a entendu les tours de clé.

Fin de partie. Pour combien de temps ?

Dans sa tête le bourdonnement de son sang jaillissait, impétueux.

Le bruit des rangers décroissait dans le couloir. Le besoin de souffler. Laisser s’apaiser les douleurs. Il avait le temps, maintenant.

Il a senti deux bras qui enserraient son torse sur la couverture.

Il n’avait plus la force. Son caleçon qu’on arrachait. Il a voulu se débattre, mais une main de fer maintenait sa nuque. Ses bras. L’autre a ouvert ses cuisses.

C’est celui qui priait qui est passé le premier.

Chapitre 1

Avril 2018

Planté sur le trottoir, enveloppé par une nuit opaque, Roland Brunelli alluma sa première clope de la journée. Le lampadaire ne marchait toujours pas. Il pesta contre tous ces fainéants qui bullaient dans les administrations. Comme chaque matin il repensa à sa femme, emportée par la maladie il y a trois ans déjà, qu’il laissait finir sa nuit dans les draps chauds.

Il était aux environs de 7 heures du matin. La météo avait annoncé des risques de neige. C’était vrai qu’il faisait froid. « Trop froid pour qu’il neige », disait-on au bistrot.

Roland scruta le ciel. Pas d’étoiles. Rien qu’une chape ténébreuse.

Il n’avait jamais compris pourquoi on disait qu’il faisait trop froid pour qu’il neige. « Et en haut des montagnes, et au pôle Nord, il fait combien ! et n’allez pas me dire qu’il n’y neige pas ! »

Les météorologues ! juste bons à dire le temps qu’il fait aujourd’hui.

Il jeta un œil à sa montre et d’une pichenette il lança le mégot dans le caniveau, releva le col de sa canadienne et monta dans la Clio.

Il aimait bien arriver en avance au dépôt. En sirotant un gobelet de café et en fumant sa deuxième cigarette, il discutait avec les collègues pendant que tournait le moteur du DAF avant de filer sur le Plateau.

Roland estimait qu’un moteur devait être suffisamment chaud pour fonctionner correctement et donner sa pleine puissance. Et là, sous le capot du tracteur, ronronnait un Paccar MX-13 de 510 CV.

Roland Brunelli exerçait le métier de chauffeur grumier. Boulot le plus exigeant dans le domaine des transports. Défi extrême avec des troncs de parfois plus de vingt mètres. « Attention, c’est pas la même histoire que de conduire un camion frigo qui transporte des régimes de bananes ! C’est comme les gars qui transportent du gaz ou des matières inflammables, là, je dis pas, respect ! » lâchait-il souvent au comptoir de Chez Georgette.

La Georgette, en essuyant ses verres, il sentait bien qu’elle le regardait avec un drôle d’air quand il racontait ses prouesses au volant du DAF. Était-il son Yves Montand du Salaire de la peur ?

Il devait charger sa cargaison de grumes, du douglas, à 10 h pétantes sur la D940, vers Treignac.

Ensuite direction l’usine de pâte à papier de Saillat. « L’International Paper », disait-il en accentuant le « pape » de Paper. Ce qui faisait marrer ses potes qui lui disaient : « Roland, toi qui travailles chez le pape, ramène-nous du châteauneuf ! »

Roland monta dans la cabine, fit un signe à ses collègues et prit la N141.

À vide, il sentait que le Paccar demandait à galoper. Il lui arrivait de lui lâcher la bride pour pousser un petit « 110 ». Si les « képis » l’arrêtaient et scrutaient ce putain de chronotachygraphe – le « mouchard » – il écoperait d’un sacré coup de bambou derrière les oreilles. Mais – grâce au pape ? – jamais il n’avait été contrôlé.

Le journal de France Bleu égrenait les dernières nouvelles. La météo n’était pas franchement pessimiste. « Et puis, bordel, on est en avril ! » pensa-t-il. La voix de l’animatrice se voulait presque sensuelle et Roland aimait ça. Seul dans son bahut, au milieu de la tourmente, une voix de femme ça fait la différence.

Il quitta l’A20 et pénétra dans le département de la Corrèze. Une pâle lueur blanche tentait de percer des lambeaux de voilage gris. Quand la route sinuait entre des massifs de résineux on avait l’impression de retomber dans les ténèbres.

Soudain, des flocons, insouciants, se mirent à danser dans le halo des phares. Une danse hésitante.

« Putain de merde, manquait plus que ça ! »

L’asphalte qui s’enfonçait dans des vallées de plus en plus encaissées commençait à disparaître, recouvert d’une pellicule qui ressemblait à de fines brisures de verre.

Par moments, la lumière blême du jour arrosait les coupes rases de futaies, véritables champs de bataille où seuls des moignons atrophiés émergeaient de la couche neigeuse.

Roland aperçut le panneau de Saint-Hilaire-les-Courbes. Il regarda sa montre. Non, il avait pris du retard. Pas le temps de faire une pause-café à l’auberge des Bruyères dont il aperçut les fenêtres faiblement éclairées. Sous une averse de neige plus agressive, il traversa Lacelle et Plainartige. La place du dépôt qu’on lui avait indiqué se trouvait après le hameau nommé le Bonhomme de l’Ombre.

Quand le jour tarde à se lever, que la neige nappe la route, c’est un nom de bled qui fait frissonner. Les ombres sur le Plateau à la morte-saison quand un pâle soleil daigne se montrer : de longues silhouettes obliques qui se perdent dans l’infini.

Après une succession de virages serrés, au bout d’une courte ligne droite, il distingua, aligné sur plusieurs mètres, un empilement de troncs abattus, qui avaient été débardés et entreposés en bord de route.

Il gara le DAF, mit les warnings et descendit de la cabine.

L’averse s’était calmée et le ciel se déchirait par endroits, lâchant un peu de clarté.

Roland alluma sa troisième clope. Il eut envie de pisser. Il coinça la Bastos entre ses dents et ouvrit sa braguette. Il s’amusa à dessiner dans la neige une forme bizarre avec le jet d’urine.

Il entendit le grondement de l’abatteuse qui, plus bas, dévorait les arbres.

Il s’avança et vit le gigantesque robot à huit roues qui aurait pu sortir du film de Spielberg La Guerre des mondes. Sa mâchoire, en un éclair, planta ses crocs à la base d’un énorme tronc, alors qu’une langue d’acier le coupait net. Comme s’il s’agissait d’un fétu de paille, un bras monstrueux projeta dans l’air le douglas qui fut ensuite dépecé et découpé.

Roland fit un signe avec la main. La machine cessa son dévorement de cannibale.

Un homme ouvrit une porte et descendit de l’engin.

—Salut, Roland, sale temps ! On n’a pas été gâté cet hiver…

—Salut, Jean. Si je veux rentrer à la « Paper », faut pas que je traîne. C’est quoi que je charge ?

—Les billes marquées de rouge. On s’en grille une ?

—Non, j’essaye d’arrêter et puis, regarde, ça retombe. Allez, mon gars, bon courage.

Roland remonta vers la route, jaugea l’amoncellement de grumes et s’installa dans la nacelle située derrière la cabine. Dans un grincement sinistre, la grue se déploya et Roland manœuvra avec le joystick pour que la pince se referme sur le tronc posé sur le haut de l’amoncellement.

Puis il le déposa sur l’arrière-train auto suiveur du camion. De cette manœuvre où il ne fallait pas trembler dépendait la qualité d’un chargement de la remorque.

Un vent sec balayait la couche de neige. Il aperçut des corbeaux qui tournoyaient autour du camion. Pour lui cet oiseau au plumage d’un noir lugubre avait toujours été l’incarnation du mal, signe de mauvais présages.

Il attaqua la deuxième grume.

Mais lorsque le tronc fut soulevé, Roland distingua, coincé dans l’énorme pince, comme des lambeaux d’étoffe. La couleur rouge du tissu éclatait au milieu de cet univers noir et blanc.

Il amena le fût sur le grumier, descendit de la nacelle et s’approcha.

Ce qu’il vit alors le sidéra. Il lâcha un « oh, merde alors », à peine audible. Ses jambes se mirent à trembler et il dut s’accrocher à la remorque.

Il ne discerna pas tout de suite le visage, mais des jambes et des cuisses sur lesquelles du sang avait coagulé. Un liquide noir transformé en croûte par le froid.

Son regard remonta lentement vers l’abdomen. Il était lacéré, presque mis en charpie. À la place du sexe un trou béant semblait regarder le ciel.

Une étoffe rouge recouvrait partiellement le visage.

Celui d’une jeune femme avec une épaisse chevelure noire. Roland fut subjugué par sa beauté. Vivante, elle devait avoir le teint mat, mais le froid avait donné à la peau un aspect diaphane qui s’accordait avec le blanc irisé de la neige.

Il courut vers l’abatteuse et avec de grands gestes et des cris gutturaux il tenta de prévenir Jean.

Une demi-heure plus tard, un fourgon de la gendarmerie d’Eymoutiers se gara près du camion grumier.

Chapitre 2

Dumontel était en retard.

Il avait reçu par SMS une convocation du divisionnaire Rudnick. La procédure n’était pas fréquente et en dépit du caractère « urgent » qui était notifié sur le message, Dumontel était à la bourre.

Il monta quatre à quatre les marches de l’escalier de service, franchit d’un pas rapide le couloir bordé de bureaux et frappa à la porte du patron. Un « entrez ! » sec se fit entendre.

Encore essoufflé Dumontel ouvrit la porte. Rudnick se tenait derrière son bureau et jouait avec un stylo. Il arborait un sourire avenant.

Les relations avec le boss avaient été particulièrement mauvaises lorsque celui-ci avait pris son poste il y avait maintenant plus de deux ans. Rudnick avait décidé de remettre dans le rang le commissaire « rebelle ». C’est ce qu’il lui avait dit lors de leur première rencontre : « Moi, vous savez, un fonctionnaire, ça doit servir et obéir, alors les flics rebelles… » Il avait tenté de le faire marcher au pas et les rapports entre les deux hommes étaient devenus exécrables. Mais Rudnick, qui était un carriériste farouche, après avoir intrigué, magouillé, activé tous ses réseaux, s’était fait doubler par un type proche du pouvoir « macronien ». Et un poste de conseiller au ministère de l’Intérieur lui était passé sous le nez. Depuis, le divisionnaire avait changé radicalement d’attitude. Il était devenu cordial, cherchait même à se montrer « sympa » avec Dumontel. Ce qui pour « l’inspecteur » améliorait ses conditions de travail.

Rudnick lança un « bonjour, commissaire » en indiquant un siège à Dumontel. Il remarqua alors que l’autre siège était déjà occupé par un vieux flic qu’il avait déjà croisé dans la boîte.

Varlaud. Le commissaire Varlaud.

Dumontel fut frappé par la ressemblance avec Niels Arestrup. Un regard bleu délavé qui vous transperce de part en part. La peau du visage tannée comme celle d’un marin. Des lèvres figées qui devaient rarement sourire. Un front dégarni avec des cheveux clairsemés ramenés en arrière.

Une veste en velours marron par-dessus une chemise kaki.

Il bossait à la « financière » et ne traînait que très rarement dans les bureaux. Dumontel avait échangé avec lui à quelques occasions sur des sujets techniques.

Mais à dire vrai, les deux vieux flics ne se connaissaient pas vraiment.

Varlaud se contenta d’un vague signe de la tête en direction de son collègue et l’observa prendre place.

—Désolé… dit Dumontel.

Rudnick sembla satisfait que la réunion puisse enfin commencer. Il se redressa, posa ses avant-bras sur le sous-main en cuir, prit une inspiration et attaqua.

—Messieurs, merci d’avoir répondu avec diligence à ma convocation. Si je vous ai fait venir tous les deux, c’est parce que j’ai besoin d’une équipe expérimentée. Et sans flagornerie de ma part, au regard de votre passé dans la maison et de votre pedigree, vous êtes les hommes de la situation.

Varlaud souffla discrètement comme s’il était déjà excédé par ce préambule.

Rudnick s’empara d’un dossier et le montra aux deux flics.

—Mais trêve de blabla. En fin de matinée le procureur Arbois m’a demandé de le rejoindre au palais…

Le divisionnaire avait pris un air de conspirateur et laissa planer quelques secondes avant de reprendre.

—Maintenant, venons-en au fait. Le dossier que j’ai entre les mains et que le proc m’a confié est celui de l’affaire de la « route des mortes ». Enfin, c’est comme ça que les journaleux l’ont baptisée. Peut-être vous en souvenez-vous… Nous sommes sur la D940, cette route du plateau de Millevaches qui va de Bourganeuf à Treignac en passant par Eymoutiers. En 2010, une jeune femme prénommée Ava disparaissait. On retrouva son corps plusieurs mois plus tard. En dépit de l’état de décomposition avancée, l’autopsie révéla que le corps avait été lardé de plusieurs coups de lames et que le meurtrier s’était acharné sur le sexe et l’anus.

Varlaud changea de position et se racla la gorge.

—Ensuite, il y eut Ayshe en 2011, puis Jale en 2013, et encore Firuze en 2016 et ce matin, le conducteur d’un camion grumier a découvert une cinquième femme… Son corps avait été déposé en haut de ces tas de grumes que l’on trouve sur le bord des routes du Plateau. Les premières constatations de nos amis gendarmes – oui, je sais, Dumontel, votre sourire en dit long, vous savez bien que je partage votre opinion – montrent que la jeune femme est morte à la suite de plaies profondes commises au niveau de l’abdomen et… du sexe.

Rudnick posa le dossier sur son bureau et se leva. Il s’approcha de la baie vitrée et contempla l’avenue Émile-Labussière. Un silence pesant s’installa. Le ciel était gris, mais il n’avait pas neigé à Limoges.

On entendit une voiture de patrouille qui filait toute sirène hurlante.

Dumontel jeta un regard à Varlaud qui en retour lui indiqua par une mimique son profond dégoût.

Le divisionnaire se retourna lentement et adossé à la fenêtre, continua :

—Bienvenue chez les barbares… le procureur en a assez. Il vient de dessaisir les « képis » et nous reprenons le dossier. Bien entendu, il me demande de ne pas exclure totalement la brigade d’Eymoutiers. Nous devrons faire preuve de diplomatie avec les hommes du chef d’escadron Launet. Je me fais bien comprendre ? Bref, nous avons un tueur en série qui depuis huit ans torture et exécute des jeunes femmes…

—Turques… lâcha Varlaud.

Dumontel n’avait jamais remarqué à quel point cette voix exprimait de la fatigue, voire une sorte de lassitude profonde.

—Exact, Varlaud. En termes d’expert nous avons affaire à un féminicide ethnique…

—Et la D940 ? demanda Dumontel.

—J’y viens. Les corps de ces malheureuses ont tous été retrouvés dans les forêts qui bordent la D940… la plupart du temps ce sont des bûcherons qui ont retrouvé les cadavres. Pour votre gouverne, la communauté turque est nombreuse dans la région de Bourganeuf depuis les années 70 lorsque des hommes sont arrivés de Turquie pour travailler dans l’abattage des arbres. Je vous invite à bosser ce contexte…

—Je suppose que la réponse se trouve dans le dossier, mais les képis avaient-il un ou des suspects ?

Rudnick se dirigea vers une armoire de bureau en bois. Il ouvrit un des deux battants et attrapa une bouteille de Lagavulin et trois verres.

—Vous n’avez rien contre un whisky ? dit-il.

Il était midi trente et Varlaud, après avoir regardé sa montre, répondit :

—On est dans les temps, ça me va.

—Je préfère le blanc, mais pour l’occasion… un Lagavulin, ça ne se refuse pas, ajouta Dumontel.

—Puisqu’on est dans la confidence, moi aussi, un chardonnay, mais bon…

Rudnick versa les trois doses.

—Si, un suspect… un type étrange, d’origine roumaine qui se prétend chirurgien… il vit dans un petit château en mauvais état. Mais nos collègues n’ont jamais pu le coincer.

Le divisionnaire tendit les verres.

—Santé et bonne chance, messieurs.

—Et la presse ? demanda Varlaud.

—On va les avoir sur le dos ! Mais j’en fais mon affaire. Avec le proc on va communiquer et vous ne leur lâchez rien. Pas un mot. C’est bien compris ?

—Monsieur le divisionnaire, j’étais sur une affaire un peu lourde, corruption et embrouille fiscale.

—Varlaud, vous laissez tomber, j’ai besoin de vous à 200 % sur ce coup. Je vais réorganiser les services pour la circonstance.

—Très bien.

—Avez-vous encore des questions ?

—L’autopsie ? demanda Dumontel.

—Demain matin au plus tard. Bien entendu vous y assisterez.

—La scientifique ?

—Ils sont sur les lieux. Je vous conseille de filer dare-dare sur le Plateau. Merci, les gars.

Le divisionnaire voulut mettre une note de familiarité pour bien montrer sa proximité avec le terrain.

Les deux flics se levèrent dans un bel ensemble. Ils posèrent leur verre vide sur le bureau du patron et le saluèrent.

Varlaud et Dumontel se retrouvèrent dans le parking sous-terrain.

—On prend ma Golf ou une banalisée ? demanda Dumontel.

—Comme tu veux.

—Ma Golf alors, et si je conduis pas, je vomis et avec les routes du Plateau…

—Ah ? Pour un super flic… tu veux que je prenne des sacs à vomi ?

Ce fut leurs premiers sourires échangés. Un soupçon de complicité qui voyait le jour.

Varlaud promena son regard sur la mélancolie du ciel gris.

—On va bien trouver une petite heure pour déjeuner, t’en penses quoi, Dumontel ?

—J’en pense comme toi.

—Moi je suis affamé comme un rat d’église !

Chapitre 3

—Moi, les histoires de serial killer, ça m’emmerde.

Varlaud taille dans la fraise de veau tiède, gorgée de vinaigrette, dont les vapeurs embaument ses papilles. Le couteau tranchant, la dent de fourchette affûtée. Dumontel contemple son suprême de volaille avec la consternation d’un obèse qui attaque un régime sévère. Tout autour, c’est déjà la cohue.

—Dans les fictions, s’entend. C’est un peu toujours la même chose. Le crime rituel, fétichiste. Le trauma de l’enfance… Freud et Lacan revisités par la psychanalyse à deux balles.

—C’est pas faux… c’est très amerloque tout ça, il n’empêche, Varlaud, qu’on a de la viande froide depuis six ans dans le congélateur… des femmes.

Au Barjo, on mange rapide, entre deux clients, deux factures, deux affaires, sur le pouce. Cet établissement des Halles fait le plein avec les employés des bureaux qui cernent le vieux bâtiment dont les travaux de rénovation n’en finissent pas de repousser à plus tard ce qui aurait pu être fait la veille. La prestation est efficace, Yanis derrière le comptoir, Jean le Portugais du Nord aux fourneaux et la jolie Rachel, accorte, au service s’accommodent de cette soudaine poussée d’adrénaline qui amènera les clients jusqu’au-boutistes au café pris debout, sur le zinc, en refaisant l’inévitable histoire de chaque jour de leur vie. Comme s’il n’y avait pas une seule chance pour que l’avenir soit une bonne surprise.

—Un flic qui mange un blanc de poulet, ça me rend mélancolique. Sans doute par association d’idées…

C’est ce que dit Varlaud en contemplant l’assiette de Dumontel d’un œil goguenard.

—Tu peux avoir de l’humour ? J’aime mieux ça. Ta fraise de veau, comment dire, ça me rappelle ma dernière autopsie…

—Note que les abats, bien relevés…

Pas étonnant qu’il ne prenne pas une once de gras, pensa-t-il. Pourtant, à y regarder de plus près, il trouvait à Dumontel le visage marqué. Comme si derrière le visage fermé se dissimulait une blessure sans doute passagère, peut-être récente. Vraisemblablement des nuits sans sommeil. Des abus singuliers. Une déchirure poissarde qui finit par cerner le regard, griffer un peu plus encore la commissure des lèvres, et tirer indéfiniment sur les traits déjà fatigués. Il n’aurait sans doute pas parié, mais il y ressentait une détresse qui pourrait s’apparenter à un chagrin d’amour. Passé soixante balais, les coups comptent double. Ça ne fait pas de cadeau. Et il y en a pour tout le monde.

Il s’était dit ça comme ça, en achevant le verre de minervois avant de prendre la route pour monter sur ce putain de Plateau. Ils avaient été raisonnables, un petit chablis pour s’ouvrir le palais et effacer le goût du Lagavulin puis chacun un verre de vin en déjeunant. Un peu juste pour faire oublier à Varlaud qu’il détestait la campagne. Mais en service, l’abstinence est une seconde nature.

Dumontel conduisait sec. Les pneus de la Golf mordaient le dénivelé des virages. Faut dire que la route pour aller à Eymoutiers est particulièrement sinueuse. Varlaud fermait sa gueule, mais son estomac s’accrochait aux poignées des portières. Ils arrivèrent enfin au dépôt après avoir passé le hameau du Bonhomme de l’Ombre. Le ciel était bas et déjà, on sentait la lumière se dissimuler derrière les fûts dressés des douglas, bien que l’après-midi soit à peine entamée. Varlaud pensa aux sacs à vomi quand Dumontel serra le frein à main, c’était à la limite, la fraise de veau hésitait, au bord des lèvres.

Il ne restait plus sur les versants exposés au nord que quelques plaques clairsemées ici ou là de la neige tombée au petit jour. La neige de printemps ne tient pas. Même quand elle s’accompagne d’un vent du nord. Elle s’effondre sur le sol comme un matelas de poussière.

La chaleur des premiers rayons de soleil, même chétive, avait déjà commencé à réchauffer la terre.

—Avec un nom comme ça et un temps pareil, tu espères qu’il reste encore quelques corbeaux pour te ravitailler, sinon t’es bon pour te mettre une balle dans la tête ou prendre un abonnement au Chasseur Français.

—La balle dans la tête ? J’y pensais y’a pas longtemps… faudra bien qu’on en finisse un jour.

—Disons que toi et moi, on n’a pas encore choisi la date.

Les ornières, gorgées de la neige fondue, renvoyaient la pâleur métallique du ciel moutonneux derrière lequel le soleil ne parviendrait définitivement pas à percer. Des remorques attendaient leurs chargements. Des grumes pelées s’entassaient et un fin arrosage maintenait l’humidité des bois pour en conserver la qualité. Un homme en bleu de chauffe les regarda arriver. Il avait les mains dans les poches et, sur son crâne, la visière d’une méchante casquette en cuir ombrait son regard. Le mégot d’une cigarette, roulée à la main, restait collé à sa lèvre.

—Ah, les gendarmes… vous les avez ratés. Ils viennent juste de partir.

Il se saisit du briquet tempête et ralluma le tabac. Il cligna de l’œil quand la fumée remonta le long de ses joues mal rasées, jusqu’à l’œil qu’il plissa. L’homme sentait le bois mort et le paletot gorgé de pluie.

—C’est là-bas.

D’un doigt, il désigna une pile de troncs équarris autour de laquelle un ruban jaune délimitait ce qui devait être la scène de crime.

—Vous êtes des gars des journaux ?

L’haleine avait quelque chose à voir avec l’alcool artisanal, brûlé à la maison. Sans doute de la pomme. Dumontel sortit sa carte professionnelle et la tendit à l’homme :

—Non… SRPJ de Limoges, police judiciaire, si vous préférez.

Il repoussa la visière de sa casquette.

—Ben vous arrivez trop tard, la gendarmerie a fait le boulot. Même que c’était pas beau à voir. Et le Roland, c’est celui qui a découvert le corps, il a pas failli s’en remettre. Pourtant, c’est un solide, le Roland. Il a dégueulé tripes et boyaux.

—C’est vous le responsable du dépôt ?

—Fayemandi Robert, gardien des grumes. On garde ce qu’on peut, notez…

Il esquissa un sourire découvrant ses mâchoires édentées et décolla de ses bottes une boue épaisse accumulée par la pluie et la neige.

—Et vous n’aviez rien remarqué de particulier avant qu’on ne découvre le corps ? Des allées et venues ? La présence d’une femme – Varlaud balaya l’ensemble du décor d’un regard circulaire – c’est pas fréquent dans un lieu comme ici !

—Nan, rien que du corbeau… y’a pas de femme ici.

À perte de vue, des tas de fûts écimés, équarris et débarrassés du houppier. Et au-delà encore, la forêt, sinistre sous ce ciel bas à la lumière diffuse.

—Y’a plus glamour pour une partie de jambes en l’air ! dit Dumontel en jetant un regard à son collègue.

—J’ai déjà tout dit aux hommes du chef Launet. Rien vu, rien entendu, poursuivit Robert.

—Je vois… fit Dumontel.

Le flic prit la direction de l’empilement dans lequel on avait découvert le corps de la femme. Plus loin, un grumier assurait son chargement. La fumée du pot d’échappement grimpait vers le ciel. Varlaud regardait ses derbys de chez Weston, les flaques d’eau et la boue du terrain. Il ne bougea pas, pas plus que Dumontel dont les talons des bottes mexicaines s’enfonçaient dans la glaise. La scène de crime avait été balisée. Lentement, les deux flics en firent le tour. Dumontel traversa la route, grimpa sur la pente qui faisait face au tas de grumes.

—Tu ferais comment, toi, pour déposer le corps d’une femme en haut de ce truc ? cria Dumontel.

—Faut grimper, mais ça peut s’effondrer… en tous les cas, c’est pas un mec dans mon genre qui a fait ça, moi je laisse les escalades aux premiers de cordée…

—Tu fais dans l’allusion politique, Varlaud ? Ouais, et avec un corps sur l’épaule… c’est un livreur de carcasses qui a fait le coup ?

Varlaud et Dumontel, sous l’œil intéressé de Robert, examinèrent le lieu sous tous les angles.

—Je prends quelques clichés… dit Dumontel

—Magne-toi, on se les gèle, y’a rien à tirer de ce trou… et si on attend encore un peu, il est fichu de retomber de la neige ! Bon, on va allez voir le chef Launet, on repassera ici, t’inquiète.

—OK, Varlaud, comme tu veux. Va falloir qu’on s’accorde sur nos méthodes, tu trouves pas ? Par exemple, y’a le type là-bas qui conduit l’abatteuse… on devrait lui dire deux mots… non ?

—Toi, tu me rappelles le beagle-harrier, court sur pattes et la truffe au vent… le fin limier, le pisteur… qui ne lâche rien.

—Pas toi ?

—Moi, je suis plutôt du genre à laisser faire le destin… Les malfaisants, un jour ou l’autre ils tombent dans la nasse. À part les plus gros, qui, eux, s’en sortent toujours. Quelle que soit la taille des mailles du filet. Mais je ne t’apprends rien Dumontel, s’il y avait une justice, les flics le sauraient.

La cabine d’un nouveau camion s’engageait dans le chemin, Fayemandi Robert revint sur ses pas et gagna la guérite de son bureau. Sa vie, c’était le contrôle. Alors il contrôlait.

La gendarmerie d’Eymoutiers se trouvait en bordure de la D940, un bâtiment sans étage, une porte encadrée par deux baies vitrées protégées par des grilles avec à l’arrière, les appartements des gendarmes. Le chef Launet était un homme d’une quarantaine d’années, visage émacié, le corps svelte sanglé par l’uniforme strict sur lequel ne manquait pas un seul bouton, la démarche raide. Il reçut les deux policiers dans son bureau, décor et mobilier spartiates, la lumière grise d’un écran d’ordinateur d’une autre génération posé sur le plateau métallique éclairait vaguement la pile de chemises constituant vraisemblablement le dossier « la route des mortes ».

—Messieurs, tout est là.

Il désigna effectivement l’amoncellement des dossiers en fichiers cartonnés.