La cinquième victime - Franck Linol - E-Book

La cinquième victime E-Book

Franck Linol

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Beschreibung

Quand un violent meurtre fait resurgir le passé d'un enquêteur...

Adrien Lugagne, 60 ans, veuf et solitaire, est assassiné de manière brutale entre Mézières-sur-Issoire et Saint-Barbant. Franck Dumontel et son jeune coéquipier, Dany Marval, sont chargés de cette enquête. Sur les traces du tueur, c'est aussi tout le passé de Franck Dumontel qui revient à la surface, découvrant ainsi de terribles secrets. Arriveront-ils enfin à coincer le tueur qui se joue d'eux ? Cette galerie de personnages acérés et attachants entraîne le lecteur dans d'angoissantes histoires où passé et présent se mélangent.

Une plume originale et sombre qui ne manque pas de surprises, dans la lignée des polars de Fred Vargas, Jean-Claude Izzo ou René Frégni.

EXTRAIT

Il jeta son mégot de Gitane dont le bout encore incandescent grésilla furtivement au contact d’une flaque d’eau. Il pesta contre les chercheurs de girolles qui déjà commençaient leur pillage. « Ils vont encore tout bousiller ! », se dit-il en redressant la barrière.
Ce fut sa dernière pensée. Adrien Lugagne ne vit pas la silhouette qui surgit par derrière. Il s’affaissadans la boue du chemin, le crâne écrasé au niveau de l’occiput par un choc d’une violence inouïe.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Un excellent polar en Haute-Vienne qui m'a donné envie de découvrir la suite des aventures de Dumontel ! -  Sweety, Booknode

[Ce polar] se déguste comme un grand cru, on le savoure lentement, avec volupté, même si la curiosité est bien là, parce que l'intrigue est bougrement bien ficelée. -  Christian Laine, Potentia Verborum

À PROPOS DE L'AUTEUR

Franck Linol est né à Limoges où il est aujourd’hui enseignant et formateur à l’IUFM. Grand amateur de romans policiers, il apprécie tout particulièrement les atmosphères d’Henning Mankell et l’expression du sentiment tragique de la vie chez Jean-Claude Izzo. Il avoue un réel attachement pour l’œuvre de René Frégni. Il s’est lancé dans l’écriture pour simplement raconter des histoires, mais aussi pour témoigner des dérives d’une société devenue dangereuse pour la liberté de chacun.

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À mon père,

« Il existe une liberté dans le monde du roman. Ce que je décris aurait pu se passer ainsi, mais peut être d’une manière différente dans la réalité. Cette liberté implique qu’on peut déplacer un lac, changer un carrefour de place, ou encore inventer une église qui n’existe peut être pas. Ou un cimetière. »

Henning Mankel

L'histoire qui est contée est totalement imaginaire.Ni les faits, ni les personnages n'ont existé.Seules la ville et la région sont bien réelles.Limoges, la Haute-Vienne et le Limousin.Une passion pour beaucoup d'entre nous.

I

Adrien Lugagne achevait sa promenade, accompagné de Pompon, un chien noir avec des taches blanches sur le museau et au bout des pattes. Certains dans le village l’appelaient Chaussette, ce qui n’amusait nullement son maître. Comme chaque soir, après le repas et après avoir suivi la météo avant le journal de 20 heures, Adrien Lugagne sortait, traversait la cour de sa ferme, contournait la grange pour prendre le chemin des Alouettes et faire son tour. Ce jeudi soir il avait dû enfiler ses bottes, le sol n’était plus que boue et petites mares d’eau. C’était la mi-juin et la terre était détrempée. Les orages se déchaînaient, sans véritable accalmie. La météo locale annonçait – non sans une certaine fierté – qu’en trois heures il était tombé les pluies d’un mois ordinaire. Le Populaire du Centre rendait compte chaque matin des dégâts causés par les pluies diluviennes : routes coupées, ponts menaçant de s’effondrer, coupures d’électricité, cuves de gaz emportées par les flots, maisons foudroyées. Les gouttières gorgées de grêlons débordaient et en quelques minutes, l’eau pénétrait sous les portes des fermes limousines ou inondait les caves dans certains quartiers de Limoges.

La situation était telle que le préfet de la Haute-Vienne avait mis en place une cellule d’urgence. On racontait qu’un boulanger s’était retrouvé dans le pétrin après que l’eau fut montée subitement à plus de 1,80 mètre. On nous annonçait le réchauffement climatique et le ciel nous tombait sur la tête ! Dans les jardins, c’était la désolation. Les plants de tomates pourrissaient et il allait falloir replanter. Sur le bord des petites routes, on respirait une odeur écœurante d’herbe décomposée. Même les grillons ne chantaient plus. Au crépuscule, seules les grenouilles tentaient timidement de pousser un refrain.

Adrien Lugagne vivait seul depuis deux ans que sa femme Émilienne était morte emportée en quelques semaines d’un cancer du foie. Il continuait d’exploiter la ferme familiale et les quelques hectares de terre, uniquement pour survivre. Il n’avait pas d’enfant et il s’était progressivement coupé des gens du village, Chez Lucas, situé au nord du département de la Haute-Vienne. Il passait des journées sans dire un mot, muré dans sa solitude. Il lui arrivait de se surprendre à converser avec Pompon. « Bon Dieu, voilà que je parle à mon chien ! Je deviens fou, ma parole ! »

Deux fois par semaine, le boulanger et le boucher s’arrêtaient au village. On entendait le klaxon du fourgon et Adrien était le premier à faire ses courses, de façon à ne rencontrer personne.

Il était âgé de soixante ans, mais il avait gardé une robustesse et une endurance acquises durant toutes ces années passées à travailler à la ferme. C’était un homme de grande taille, longiligne, le visage buriné par le soleil et le froid. Quelles que soient les saisons, il portait un paletot de velours noir, un pantalon en lourde toile bleue tenu par des bretelles à pinces, et un béret légèrement incliné sur le côté. En le voyant avancer lentement dans la brume du crépuscule, tenant à la main un bâton taillé dans une branche de noisetier, le regard scrutant le sol devant lui, on lui aurait donné beaucoup plus que son âge.

Adrien Lugagne n’attendait plus rien de la vie. Il se demandait parfois ce qu’il faisait sur terre. « Vivre ? Sûrement pas, simplement exister. » Mais c’était comme ça, et pas autrement. La fatalité, l’abnégation face au destin contre lequel on ne peut rien, paraissaient donner un peu de sens à son existence. Ses journées étaient rythmées par les diverses tâches répétées année après année, saison après saison. Mais un vilain temps comme ça, au moment de rentrer dans l’été, non, ça, il ne l’avait encore jamais vu.

La nuit était maintenant tombée. On devinait, au loin, les haies, les bosquets et les petits bois de châtaigniers, masses sombres bien découpées sur le ciel gris. D’énormes nuages noirs semblaient surgir d’une gigantesque crevasse. Cette nuit, on ne verrait pas d’étoile, ni le dernier croissant de lune qui aurait pu apporter une timide lueur. Mais Adrien connaissait le chemin ! Pompon avait pris un peu d’avance, s’arrêtait régulièrement et regardait en arrière pour attendre son maître. Aux abords de la cour, le chien ne put s’empêcher d’accélérer l’allure pour atteindre le premier la porte de la ferme et il se coucha sur la marche en granit. Malgré la pénombre, en arrivant à la barrière du pré aux moutons, Adrien constata que celle-ci était légèrement entrouverte. Il n’avait plus de moutons depuis l’an dernier. Il avait vendu à l’abattoir ce qui restait du troupeau. Mais, par habitude, il vérifiait que la clôture restait bien toujours fermée.

Il jeta son mégot de Gitane dont le bout encore incandescent grésilla furtivement au contact d’une flaque d’eau. Il pesta contre les chercheurs de girolles qui déjà commençaient leur pillage. « Ils vont encore tout bousiller ! », se dit-il en redressant la barrière.

Ce fut sa dernière pensée. Adrien Lugagne ne vit pas la silhouette qui surgit par derrière. Il s’affaissa dans la boue du chemin, le crâne écrasé au niveau de l’occiput par un choc d’une violence inouïe.

II

L’inspecteur Franck Dumontel avait retrouvé sa ville natale depuis maintenant une semaine. Limoges avait beaucoup changé depuis qu’il était monté à Paris il y avait vingt-cinq ans.

Les façades des immeubles de la fin du XIXe, celles aussi des années 1920-1930 de la rue Jean-Jaurès, de la place d’Aisne ou du boulevard Gambetta, ne transpiraient plus un jus gris et poisseux. Les couleurs élégantes des volets de bois vert-bleuté, bleu-gris, attiraient le regard des promeneurs. À Limoges, on levait désormais la tête, et la ville révélait toutes ses richesses décoratives et architecturales. Les jardins publics brasillaient. Le parc Victor-Thuillat, avec sa rivière anglaise bordée de séquoias, de cèdres, d’ifs, de tulipiers et de cyprès chauves, arbres majestueux dont les plus vieux étaient nés au XVIIIe siècle, respirait un charme très romantique, avec son ébouriffante collection de vivaces. L’été, ses bancs de bois dispersés le long du sentier circulaire étaient toujours pris d’assaut par des flâneurs en quête d’un peu de fraîcheur vivifiante. La micheline de Poitiers – aujourd’hui il fallait dire « TER » – sifflait toujours à son passage, pour saluer les promeneurs.

Franck Dumontel appréciait particulièrement ce parc qui jouxtait le nouveau commissariat de police dans lequel il venait de prendre possession de son bureau. Il lui arrivait parfois d’aller y faire quelques pas ou de manger un sandwich beurre-gruyère, tout en observant les mémés promener leur chien obèse, les amoureux allongés sur la pelouse taillée à l’anglaise, ou les gamins qui improvisaient un foot.

Plus loin, derrière la cathédrale, le jardin de l’évêché avec sa terrasse à la française offrait aussi aux promeneurs ravissement et sérénité. Quant au jardin du Champ-de-Juillet, il était parfaitement inscrit dans une perspective irréprochable qui débutait de la place Denis-Dussoubs en amont et qui se terminait par le campanile de la gare de Limoges.

Chaque fois qu’il revenait de Paris et débouchait sur l’esplanade de la gare, l’inspecteur se souvenait du temps où petit, sa grand-mère l’emmenait au Champ-de-Juillet. Il en repartait grisé de promenades à dos d’âne autour du grand bassin, de tours de manèges, ou de circuits effrénés, agrippé au guidon de tricycles à tête de chevaux.

Sa ville, tant moquée par l’intelligentsia bobo parisienne, semblait avoir trouvé enfin un appétit de vie. Les trottoirs étaient encombrés de terrasses que le plus petit bar installait dès que le soleil dardait un rayon. La place Denis-Dussoubs n’avait rien à envier à certains quartiers de Toulouse. Il fallait être patient pour trouver une table en fin de semaine à la brasserie Saint-Martial pour y déguster la bière artisanale de mars. Franck Dumontel détestait la bière. En revanche, il était rare qu’il finisse une journée sans boire quelques verres de chablis, de Raissac ou de pacherenc.

On était le jeudi 21 juin et déjà à 13 heures, des groupes musicaux perchés sur des estrades bricolées lançaient leurs premiers accords pour le vingt-cinquième anniversaire de la fête de la Musique.

Dumontel avait rendez-vous au restaurant Le Chalet, rue des Filles-de-Notre-Dame, avec Marie son épouse dont il était plus ou moins séparé depuis vingt-cinq ans. Il arriva en avance et tua le temps en se mêlant à quelques désœuvrés qui semblaient apprécier le son du groupe rock Monkey Age. L’inspecteur était fondu de musique rock. Il s’était initié au jazz, à l’opéra, avait ressenti des émotions à l’occasion de concerts de musique classique. Mais au bout du compte, il considérait que rien n’égalait un solo de Steve Morse, le guitariste de Deep Purple. Quand il avait le blues, ce qui était fréquent ces temps-ci, il s’étourdissait en écoutant à plein volume des concerts live de Téléphone, de Trust et des groupes londoniens qui pullulaient depuis les Stones. Il les trouvait tous aussi bons les uns que les autres.

Il regarda sa montre et considéra qu’il était temps de se rapprocher du Chalet. Il avait réservé une table en terrasse, bien que la météo fût encore à la pluie. Mais le ciel avait l’air de vouloir collaborer à la réussite de la journée. Il prit place, commanda un rosé du Languedoc alors que Marie débouchait du coin de la rue.

Ils commandèrent le plat du jour (un lapin aux pruneaux) et une charlotte aux fraises. Il se laissa tenter par un gamay au verre, vanté par le patron. La discussion fut détendue, parfois agréable, il réussit même à faire rire Marie à plusieurs reprises. À la fin du repas, un client qui mangeait seul à la table d’à côté lui proposa de finir sa bouteille de pessac-léognan.

– Ils n’avaient pas de demi-bouteille, alors je me suis laissé tenter ; accepteriez-vous de m’aider à la finir ?

– Volontiers, c’est très sympa ! répondit Dumontel un peu intrigué par l’attitude curieusement familière de cet homme, au demeurant élégant. Il perçut une étrange sensation en croisant ce regard doux mais aiguisé, rieur mais avec un je-ne-sais-quoi de carnassier.

Le bordeaux était d’une souplesse remarquable. Le contraste avec ce que lui avait refilé le patron était saisissant.

L’homme se crut autorisé, après son offre généreuse, à raconter sa vie. Il venait de s’acheter une Porsche 911 d’occasion en Allemagne et il extirpa une photo du bolide de son porte-chéquier. Marie, qui se foutait totalement des bagnoles, avait pris un air concentré et opinait du bonnet à chaque descriptif technique. L’homme avait fini par ignorer Dumontel qui restait perplexe face à ce personnage à l’aura attractive, doué d’une présence singulièrement énigmatique. Déjà il sortait une autre photo qu’il pointa vers Marie qui ne put faire autrement que de s’extasier à la vue d’un avion – d’occasion, lui aussi – qu’il avait acquis, bien qu’il n’eût aucune notion de pilotage.

Alors que Dumontel terminait son verre de pessac, il sentit quelques gouttes qui tombaient d’un nuage un peu trop zélé. Son portable sonna.

– Inspecteur Dumontel… dit-il le plus discrètement possible.

– Commissaire Mangeard… On vous attend Dumontel, c’est urgent, on a du boulot pour vous.

Il se leva, rentra dans la salle pour régler rapidement l’addition. Marie avait profité du mouvement pour se dégager habilement de la conversation avec l’homme à la Porsche qui lui expliquait comment il avait fait fortune en Angleterre dans l’édition publicitaire.

Dumontel promit à Marie de donner des nouvelles et fila pour récupérer sa Golf noire garée avenue de la Libération.

III

Franck Dumontel était entré dans la police en 1984. Il avait profité de la victoire de Mitterrand pour démissionner de l’Éducation nationale. Il en avait eu assez de faire de la discipline et de cautionner un système scolaire qui ne permettait aucune innovation et qui n’avait que très peu évolué depuis les lois Ferry de 1880 ! Autant faire le flic pour de bon ! Il avait saisi l’opportunité que le Bulletin officiel offrait à tout fonctionnaire qui avait dix ans d’ancienneté : le ministère de l’Intérieur recrutait des cadres par concours interne.

À l’époque, on avait jugé son profil psychologique stable, sa condition physique excellente et son acuité visuelle parfaite. Mais la toise avait failli lui être fatale : la taille minimum requise était de 1,68 m. Franck était assez trapu et mesurait 1,69 m, bien qu’il déclarât sans sourciller atteindre largement le 1,70 m. Après un stage accéléré à l’École nationale supérieure de police au cours duquel il avait assimilé rapidement des notions élémentaires de droit et appris à se servir correctement de son arme réglementaire, il avait été nommé à Paris au commissariat du 6e arrondissement.

Il avait quitté Limoges et le lycée dans lequel il enseignait, et où il avait rencontré Elsa, prof dans le même établissement. L’idylle avait grandi jusqu’à ce qu’il se sépare de son épouse, Marie. L’année suivante, Elsa avait réussi à obtenir une mutation au prestigieux lycée Condorcet, rue du Havre à Paris.

Une vie à trois s’était installée progressivement. Dumontel jonglait entre son boulot d’inspecteur, la vie avec Elsa et les voyages à Limoges pour voir Marie. Les deux femmes avaient fini par accepter cette situation et il arrivait qu’ils partent ensemble passer quelques jours à l’île de Ré.

Dumontel était toujours resté fidèle à la police judiciaire. Il avait un peu touché à la lutte anti-drogue et à la guerre contre la grande délinquance, mais c’était à la Criminelle – comme on disait à l’époque – qu’il avait montré ses vraies compétences. Il était connu et reconnu par ses collègues et ses supérieurs. Il excellait dans les enquêtes pour résoudre des crimes tordus, ceux dont l’enquête démarrait mal, sans mobile, sans arme et souvent sans identité de la victime. Dumontel était patient, persévérant, et surtout il avait ce que les vieux flics appelaient « du flair et de l’intuition ».

En 1995, lorsque la refonte des différents corps de la police fut réalisée, on lui proposa de devenir commissaire. Il refusa sans l’ombre d’une hésitation. Il détestait la hiérarchie et surtout ne voulait pas terminer dans un bureau, fût-il glorieux. Sa décision ne fut pas appréciée en haut lieu, mais son palmarès élogieux le protégeait de toute brimade.

Au printemps 2006, Elsa en eut assez des horaires infernaux de l’inspecteur, de son humeur qui le rendait invivable. Pour finir de charger la barque, Dumontel venait d’apprendre que son père était gravement malade : une tumeur au cerveau, inopérable. Et puis Elsa finit par lui cracher qu’elle ne l’aimait plus, qu’elle ne supportait plus qu’il pose ses mains sur sa peau. La crise fut terrible. Il goûta alors aux délices du Prozac, au confort des somnifères et rencontra un psy particulièrement futé, ce qui lui permit d’assurer ses missions à peu près correctement.

Il se battit pour obtenir d’Elsa qu’elle lui accorde une seconde chance. Mais rien n’y fit. Après l’euphorie de la liberté retrouvée, Elsa plongea dans un état de dépression profonde. Elle semblait perdue, incapable de savoir si c’était vraiment fini, et elle avait un mal fou à le rencontrer dans leur appartement parisien, affirmant en pleurs qu’il lui faisait peur.

Dumontel, anéanti par une douleur immense, désespéré, écœuré, finit par demander sa mutation au commissariat de police de Limoges, avenue Émile-Labussière.

Il revenait dans sa ville natale, retrouverait peut-être la tendresse de Marie et pourrait terminer sa carrière en roue libre.

La nouvelle de son arrivée avait fait le tour du commissariat comme une traînée de poudre. Dumontel était muté à Limoges ! Chacun y allait de sa théorie : il avait dû faire une grosse connerie et il avait été limogé, Sarkozy l’avait saqué à cause de son passé de militant de la LCR quand il était jeune, ou bien il était malade et on l’avait protégé en le nommant avenue Labussière.

Arrivé devant le commissariat, il vit que le lieutenant Marval l’attendait derrière les portes vitrées du hall.

Daniel Marval sortait de l’École nationale supérieure des officiers de police de Cannes-Écluses. Limoges était sa première affectation, celle-ci étant fonction du rang de classement à l’issue du concours final. Il était titulaire d’un master de droit privé juriste et linguiste. Au départ, il se destinait au métier d’interprète spécialisé, mais sur un coup de tête, Marval s’était réorienté vers la police. Dumontel avait juste eu le temps de faire connaissance avec cet homme de trente-cinq ans, taillé comme un troisième-ligne de rugby. Son visage un peu carré, avec un nez fort, bien planté, dégageait de la rusticité qui contrastait avec une allure assez élégante. Il avait des cheveux mi-longs, blonds avec des mèches plus foncées, qui lui donnaient un look de surfeur ; il lui arrivait de les attacher près de la nuque avec un élastique noir discret, à la façon du général anglais Cadogan qui inventa cette coiffure.

IV

Dès que la Golf s’arrêta, Marval dévala les marches quatre à quatre et bondit dans la voiture.

– Bonjour inspecteur, il faut foncer, c’est au-delà de Bellac, après Mézières-sur-Issoire !

– Qu’est-ce qu’on a ? demanda laconiquement Dumontel en enclenchant la première de la Golf.

– On vient de recevoir un appel de ouf, le mec au téléphone n’a pas pu dire plus de trois mots ; il était carrément en état de choc. On a pu prendre l’adresse, Chez Lucas, un bled paumé paraît-il, au nord du département.

– Et alors, c’est tout ? Mangeard himself m’appelle pour que je rapplique dare-dare parce que vous avez reçu l’appel d’un mec choqué ? !

– Il semblait terrorisé, il a simplement dit : « Venez vite ; il n’y a que le diable en personne qui ait pu faire pareille abomination. » Marval semblait tout excité.

– Il a dit tout ça ! Ça fait plus de trois mots… Ta ceinture, intervint Dumontel.

– Quoi ma ceinture ? répondit le jeune inspecteur en lorgnant le ceinturon de son jean blanc.

– La ceinture de sécurité ! T’en es pas dispensé et je connais bien cette putain de route de Bellac, il y a un carton par semaine.

La Golf traversa Couzeix à 110 à l’heure. Dumontel avait un mauvais pressentiment. Il avait déjà traité une affaire où un témoin avait mentionné le diable et ce n’était pas beau à voir. Mais il avait quand même un doute : la Haute-Vienne était une des régions de France les plus sûres. Les affaires lourdes se résumaient à des interpellations pour ivresse et rébellion et bien sûr, comme partout, des couples qui s’entretuaient. Les maris jaloux après avoir bu plusieurs verres peuvent devenir complètement dingues.

« Chez Lucas… Après Mézières… Bordel ! », pensa Dumontel.

Il avait vécu jusqu’à l’âge de quatorze ans avec sa sœur et ses parents dans une école de campagne, où son père était instituteur, de 1950 à 1964. L’endroit s’appelait La Motte, et le petit village dans lequel il se rendait se trouvait sur une petite route communale à environ trois kilomètres de cette école qui avait été transformée dans les années 1970 en gîte rural.

Déjà des campings-cars et les premières caravanes empoisonnaient le trafic. La route de Couzeix à Bellac était une ligne blanche continue. Pourtant, il était hors de question de lambiner. Il savait par expérience que dans ce genre de situation, il fallait faire vite. Il finit par fixer le gyrophare sur le toit de la Golf, bien qu’il ait toujours eu horreur des flics qui jouaient les cow-boys.

Marval avait du mal à se détendre, sa main droite agrippait fermement la poignée au-dessus de la vitre latérale. Avec sa carrure et sa taille qui dépassait de trois têtes celle de Dumontel, il occupait plus que largement son siège et ses genoux étaient collés contre la boîte à gants.

À l’approche des virages après Conore, ses jambes et ses pieds ne pouvaient s’empêcher de freiner dans le vide. Cela amusait assez Dumontel qui connaissait la route par cœur.

– N’insiste pas Marval, on n’est pas dans une auto-école, il n’y a pas de double commande au plancher ; tiens, suce une pastille Ricola menthol.

– Vous pouvez m’appeler Daniel ou Dany. Et je n’ai pas la trouille !

– Et toi, Dany, tu peux me tutoyer, je ne suis pas ton supérieur ! T’es mon collègue, Dany ! Mon coéquipier !

Dany fixait la route, et tentait de cacher sa peur bleue dès que la Golf rugissait en sortie de virage.

– Tu ne vas pas dégueuler au moins ! plaisanta Dumontel, on vous a pas appris la conduite sportive à l’école de police ? Ah, c’est vrai que vous êtes des as de l’informatique et des techniques modernes d’investigation !

– Vous avez l’air de savoir précisément où vous allez. Marval préféra changer de sujet de conversation.

– Hum ! Hum ! Ça se pourrait même que je connaisse bien l’endroit où l’on va, laissa tomber, un peu mystérieux, l’inspecteur Dumontel.

Ils arrivèrent à Bellac, qui comme d’habitude était encombré de poids lourds. La déviation avait pris du retard et comme chaque année à cette époque, la traversée de la sous-préfecture donnait de l’urticaire à Bison futé. La Golf fut obligée de stopper au premier feu, coincée entre deux semi-remorques portugais.

– Regarde à gauche, intervint Dumontel, tu vois la magnifique bâtisse ? C’était le lycée Giraudoux, j’y suis resté un an.

– Ça a l’air chouette, mais pourquoi « Giraudoux » ?

– Je vois qu’on ne fait pas non plus dans la culture à l’école de police ! T’as jamais entendu parler de Jean Giraudoux ? !

– Bien sûr que si ! Je me souviens, c’était en classe de première, pour le bac de français. Mais pourquoi votre ancien bahut s’appelait-il Giraudoux ?

– Le grand écrivain est né ici, figure-toi, à Bellac ! En 1882. C’était un grand humaniste, mais son théâtre est un peu chiant. T’as jamais vu Amphitryon ? Il a même écrit L’Apollon de Bellac. Si tu veux enrichir ta culture, va au festival de Bellac, il commence dans quelques jours. Ils programment toujours une pièce de Giraudoux.

Dumontel avait réussi à se faufiler jusqu’au carrefour du centre-ville et lentement forçait le passage, obligeant les poids lourds qui profitaient du feu vert à s’arrêter net.

« Ceux qui ne voient que l’amour dans le monde sont aussi bêtes que ceux qui ne le voient pas. » Dumontel avait prononcé cette phrase comme un tragédien inspiré.

– Pourquoi vous me dites ça ? s’enquit, surpris, son jeune collègue.

– C’est du Giraudoux, dans La guerre de Troie n’aura pas lieu.

– Alors, vous avez habité à Bellac ?

– Non, j’ai vécu à La Motte, un hameau à quinze bornes de là. Mon père était instit dans une école unique. Quarante élèves du cours préparatoire au certificat d’études. Tous les niveaux ! Tu vas voir, on va y passer. J’ai eu mon père comme maître d’école. Ce n’était pas génial. Je l’appelais « monsieur » et je le vouvoyais pendant la classe. Et si j’étais pas au top, je me prenais des raclées devant toute la classe. Je devais montrer l’exemple ! De trouille, il m’arrivait de pisser dans mon froc et je filais voir ma mère. On habitait dans l’école. À l’époque, les instituteurs avaient un appartement de fonction.

Le regard de Dumontel vira au noir, sa voix s’était faite subitement plus sombre. Marval ressentit comme un malaise.

Une averse violente inonda la route. Dumontel leva un peu le pied. Il s’était subitement muré, l’esprit ailleurs. Il prit un CD, l’inséra dans le lecteur et un rock puissant sortit des baffles.

– Deep Purple ! Smoke on the Water ! Écoute bien la voix de Ian Gillan et les solos du guitariste Steve Morse : c’est du Mozart ! Je suppose que ça non plus, c’est pas au programme de ta formation de flic.

– Vous rigolez ?

– Pas du tout ! Si les flics connaissaient le rap des racailles et comprenaient un peu le message, ils s’y prendraient mieux avec les jeunes qui sont parqués dans les cités pourries.

– Vous, vous n’avez pas voté pour Sarko aux présidentielles !

– Pourquoi ? T’as voté pour lui ?

– Non… Je n’ai pas voté du tout !

– Élection piège à cons ou alors t’es un mordu de la pêche à la ligne ?

– Ni l’un ni l’autre, mais je ne me suis jamais intéressé à la politique, répliqua Marval alors qu’ils passaient à vive allure devant le panneau de Mézières-sur-Issoire.

– Tiens, regarde ! dit-il en lui indiquant d’un coup de menton la façade d’une ancienne école en haut du champ de foire. Il y avait un petit collège de mon temps. Seulement la sixième et la cinquième. J’y venais tous les jours à vélo. Dumontel s’engouffra à droite, entre deux maisons du bourg sur la départementale 4 en direction de Saint-Martial-sur-Isop.

V

Le vieux Peyrat s’était levé un peu plus tard que les autres matins. Il ne savait pas pourquoi il avait réussi à dormir une heure de plus cette nuit.

Sa maison trônait au centre du village de Chez Lucas. Un tilleul masquait une partie de la façade et un banc de pierre était adossé au vieux tronc de l’arbre. Louis Peyrat descendit de sa chambre, et sortit pour pisser. Le ciel était déjà chargé de nuages qui semblaient malgré tout un peu paresseux. C’est alors qu’il réalisa qu’un chien aboyait : un gémissement, une plainte continue ; ce n’était ni l’aboiement joyeux du chien qui a levé un lièvre ni le grognement dissuasif qui annonce l’arrivée d’un étranger. « Nom de Dieu, qu’est-ce qu’il a à glapir comme ça ? Ça pourrait être Chaussette, le chien de Lugagne », pensa Peyrat.

Il rentra et fit chauffer son café dans une vieille casserole en métal, noircie par le temps. Il alluma sa radio réglée sur France Bleu Limousin. Il sortit de sa poche son couteau, déplia la lame et entreprit avec application de couper une belle tranche de tourte au seigle. Malgré la radio, il percevait toujours les jappements du chien. Il regarda par la fenêtre. Il commençait à trouver tout ça pas très normal. Il éteignit le gaz, enfila ses bottes, une veste en laine grise, sa casquette puis se dirigea vers la sortie du village.

Il pressa le pas et vit la ferme de Lugagne. Le portail était fermé. Il l’ouvrit avec une sorte d’appréhension. Il y avait longtemps qu’il n’était pas revenu ici, depuis la mort d’Émilienne, la femme d’Adrien. Il traversa la cour boueuse et atteignit la porte de la ferme. Il frappa et ne voyant personne apparaître, il appela : « Adrien, Adrien, réponds, ouvre-moi, c’est Louis ! »

Le chien aboyait par à-coup, plus faiblement. Les aboiements provenaient du chemin des Alouettes. Peyrat eut le sentiment que quelque chose clochait. Soudain, Pompon surgit en couinant et fourra son museau entre les genoux du vieux Louis.

– Bonne bête, oui, t’es un bon chien, qu’est-ce qui t’arrive ? Où il est ton maître ?

Peyrat s’avança vers le pré aux moutons suivi par le chien. Il pénétra dans le chemin et c’est là qu’il vit. C’est là qu’il faillit tomber raide de terreur. Ce qu’il découvrit dépassait l’entendement. Un corps nu était attaché au poteau de la barrière. Le crâne était écrasé et un liquide visqueux s’en échappait et semblait comme coagulé. Le torse était inondé de sang. Peyrat recula, ses bottes aspirées par la boue, et tenta de hurler mais aucun son ne sortit de sa gorge. Il eut le courage de s’avancer de quelques pas et reconnut tout de suite Adrien Lugagne. Sa tête était penchée vers l’avant, et ses bras étaient attachés en croix, à l’aide de fil électrique. Le Christ crucifié, comme dans l’église de Mézières ! Et là, il constata avec horreur que le corps avait été émasculé, châtré comme un jeune bœuf pour le rendre plus facile à engraisser. Le sexe et les testicules avaient été sectionnés et cette plaie béante et sanguinolente avait été partiellement lavée par la dernière averse. Les pieds du malheureux baignaient dans une flaque de sang noir.

Louis Peyrat se retourna pour fuir cette vision d’apocalypse, manqua de tomber et retraversa la cour pour filer en clopinant jusqu’au centre du village. Il se précipita chez lui et composa le 17 sur son téléphone à cadran.

Ensuite il ressortit pour aller frapper à la porte des voisins, un couple d’agriculteurs anglais, les Smith, qui avaient repris un élevage de moutons, quatre ans auparavant.

VI

Dumontel, malgré lui, avait ralenti et scrutait le paysage de bocage comme un homme cherchant dans sa mémoire des repères qui défilent tels un diaporama. La Golf passa devant l’étroite route qui menait à Darvizat. Puis après une molle descente, un petit bosquet, Dumontel s’arrêta à un carrefour. À gauche, un panneau indiquait Chez Fiaud, à droite Chez Lucas. Et là, au milieu de nulle part, attendant qu’on lui ouvre les volets, surgit une maison recouverte de tuiles de Roumazières, avec une cour goudronnée, un préau.

Le moteur de la Golf ronronnait. Dumontel, les mains crispées sur le volant en cuir, fixait la demeure insolite, comme hypnotisé. Marval comprit qu’ils étaient arrivés à l’ancienne école de La Motte. Il comprit instantanément qu’il ne devait surtout pas poser de question. Sans un mot, Dumontel enclencha la première et prit la route communale à droite en flirtant avec la zone rouge du compte-tours.

Trois minutes plus tard, un panneau annonçait Chez Lucas. C’était un hameau qui bordait la route, sans aucune rue adjacente et qui ne comptait pas plus de huit maisons dont la moitié était fermée. Au milieu de la chaussée, trois personnes étaient figées, le regard vissé sur la voiture noire qui venait de stopper. Dumontel et Marval descendirent et claquèrent les portières avec une synchronisation imprévue. Un silence pesant régnait dans le village. Une nouvelle averse s’abattit sur le goudron parsemé de touffes d’herbe. Dumontel, la tête dans les épaules, remonta le col de sa veste noire en cuir gratté et s’avança vers les quidams, suivi par son collègue.

– Bonjour, je suis l’inspecteur Dumontel, et voici le lieutenant de police Marval.

Il se présentait toujours comme inspecteur bien qu’il eût le titre de lieutenant. Mais « lieutenant » lui rappelait trop la hiérarchie militaire.

Il poursuivit, toujours sous la pluie battante :

– Une personne a appelé le commissariat de Limoges en fin de matinée ; que se passe-t-il ? Mais peut-être pourrait-on se mettre à l’abri ?

– Y a qu’à rentrer chez moi, proposa Peyrat.

Tous suivirent le vieil homme à la démarche lourde. Ils pénétrèrent dans la cuisine. Dumontel reconnut cette odeur particulière de cendre froide de la cheminée, de café tiède, de mie de gros pain.

– Asseyez-vous, proposa Peyrat.

– Merci, mais on est pressé ; comment vous appelez-vous, monsieur ?

– Peyrat, Louis Peyrat. J’ai quatre-vingt-quatre ans et je vis seul ici, dans ma maison.

– Bien… Alors que vous arrive-t-il ? Pourquoi avez-vous appelé la police ?

– Un café ?

– Merci monsieur Peyrat, mais soyez gentil de répondre à ma question.

Le regard de Peyrat se voila, son visage se figea dans une expression ténébreuse. Il restait muet, tétanisé, puis il réussit à articuler.

– Adrien est mort, comme le Christ sur la croix, il est mort, là-bas, c’est le diable qui a fait ça…

Marval intervint.

– Qu’avez-vous vu ? Racontez-nous, monsieur Peyrat.

– Il est là-bas, venez avec moi.

La pluie avait cessé. Un pâle rayon de soleil perçait le plomb du ciel. Dumontel revint à sa voiture, ouvrit le coffre pour sortir une paire de grosses chaussures de marche qu’il enfila prestement.

Le couple d’Anglais préféra rentrer chez lui. Il n’était pas sorti un son de leur bouche depuis l’arrivée des policiers. Dumontel se demandait s’ils parlaient notre langue.

Après la Provence puis la Dordogne, les Anglais continuaient leur colonisation en remontant vers la Loire. Depuis quatre ou cinq ans, ils achetaient des propriétés agricoles dans le nord de la Haute-Vienne. Le prix de l’immobilier rural avait flambé, ce qui désespérait les jeunes Limousins qui voulaient accéder à la propriété dans le département où ils étaient nés. L’aéroport de Limoges-Bellegarde vivait une très forte expansion grâce aux compagnies aériennes à bas prix, les low cost. Sur les quatre cent mille passagers à l’année, trois cent mille étaient britanniques. Le directeur de l’aéroport annonçait l’ouverture de nouvelles lignes vers l’Angleterre. Mais peu d’Anglais jouaient le jeu de l’intégration. Ils vivaient assez repliés sur leur communauté, consommaient des produits anglais et ne faisaient pas beaucoup d’efforts pour apprendre à parler français. À tel point que dans les mairies, dans les agences immobilières ou aux caisses des supermarchés, on embauchait des employés qui possédaient des rudiments de langue anglaise. Dumontel pensa qu’on était loin de telles prévenances pour les populations venant du Maghreb. C’était donc cela l’immigration choisie !

Peyrat prit les devants, suivi des deux lieutenants de police.

Dumontel observait son collègue avec amusement, en le voyant éviter les flaques comme un gamin joue à la marelle.

– Dany, elles valent combien tes godasses ? C’est des Kenzo ?

– Exact ! Elles valent la peau du cul, même en solde !

– Tu peux en commander une nouvelle paire au Père Noël !

– Et pourquoi ?

Ils venaient d’atteindre le portail de la ferme de Lugagne qui était resté ouvert depuis la sortie précipitée de Peyrat. Ils pénétrèrent dans la cour et Dumontel regarda Dany, un sourire en coin et le sourcil relevé.

– T’as pigé ?

– Merde ! Putain de bled !

– Autre truc qu’on t’a pas appris… Relève ton ourlet de fute, sinon tu seras aussi bon pour la totale au pressing !

Marval s’exécuta en râlant.

– Vous allez me chambrer encore longtemps ?

– Jusqu’à ce que tu te décides à me tutoyer ! Et puis si je t’emmène à un défilé de mode, t’inquiète pas, je te préviendrai !

Le jean blanc de Marval était déjà criblé de petites taches de boue.

– Je ne peux pas vous tutoyer. Vous ne vous en souvenez peut-être pas, mais vous avez donné des conférences à l’école et j’y assistais. Je sais ce que vous avez fait. Je sais que la Direction nationale de la police judiciaire vous a souvent missionné pour diriger des enquêtes qui merdaient. Sans votre boulot, Guy Georges serait encore en liberté ! Vous avez eu une influence déterminante dans l’affaire Émile Louis. Et c’est vrai ce qui se dit sur votre rapport qui aurait permis de coincer Fourniret ?

– Écoute Dany, je n’ai fait que mon boulot de flic, alors arrête de faire le toutou.

Ils arrivèrent au chemin des Alouettes. Marval avait abandonné sa démarche d’escogriffe qui veut éviter de dégueulasser ses pompes neuves. Peyrat s’immobilisa et resta planté sans rien dire, l’index pointé vers une silhouette encore un peu humaine qui pendait, attirée vers le sol, les pieds nus englués dans la boue mêlée de sang. Trois corbeaux s’envolèrent à l’approche des trois hommes.

Dumontel vit tout de suite que c’était une très sale affaire et que le vieux n’avait rien exagéré. Il eut le pressentiment qu’il se trouvait face à un problème très alarmant et eut subitement la certitude qu’un déjanté circulait librement.

– Marval ? appela Dumontel tout en fixant le cadavre mutilé.

– Marval ! répéta-t-il.

Il se retourna et vit le jeune flic, sa grande carcasse pliée en deux, qui dégueulait dans un buisson.

Le portable de Dumontel sonna.

– C’est moi… Je te dérange ?

C’était Elsa.

– Tu ne me déranges jamais…

– T’es où ?

– Aux Seychelles !

– Arrête de déconner…

– Qu’est-ce qu’il y a ? Ça ne va pas ?

– Pas vraiment ! Je ne dors pas, je suis perdue ; je ne sais plus où j’en suis… Je ne suis pas sûre de ne plus t’aimer. Tu es loin. Si tu étais à Paris, j’aurais envie que tu m’emmènes au resto. J’ai personne à qui parler.

– Bon, écoute Elsa, je ne peux absolument pas discuter de ça maintenant, je suis désolé. Ton coup de fil me redonne un peu le moral ; je te rappelle dès que je peux.

Il raccrocha sans attendre de réponse. Le moment n’était pas vraiment bien choisi.

– Marval, c’est à cause des virages un peu secs que t’as vomi ?

– C’est pas drôle, répondit Dany en s’essuyant la bouche avec un mouchoir en papier.