Rendez-vous avec le tueur - Franck Linol - E-Book

Rendez-vous avec le tueur E-Book

Franck Linol

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Beschreibung

Dans ce deuxième tome, les certitudes et l'honneur du désormais célèbre inspecteur Dumontel risquent d'être mis à mal...

Chantal Frugier, professeur de français, quitte à 18h le lycée où elle enseigne. Elle n'arrivera jamais chez elle. Michel Frugier, son époux, signale sa disparition à la police et à l'inspecteur Dumontel qui ne prend pas l'affaire très au sérieux. Après tout, une femme qui abandonne le domicile conjugal sur un coup de tête, cela se produit tous les jours.
Mais le cadavre d'une prostituée est découvert dans les eaux du lac d'Uzurat et la victime ressemble étrangement à Chantal Frugier. La disparition et l'assassinat seraient-ils l'œuvre d'un meurtrier obsessionnel ?

Découvrez sans tarder cette nouvelle enquête limousine pleine de suspense et de rebondissements !

EXTRAIT

Chantal Frugier se sentait groggy, comme paralysée. Elle ressentait une soif intense et un mal de tête terrible. Dormait-elle encore ? Elle tenta d’avaler, mais sa bouche était sèche comme un oued dans une région aride. Elle fit un effort pour ouvrir les yeux. Ses paupières étaient lourdes. Elle réussit à entrouvrir la paupière supérieure telle une claie de volet en bois. Chantal entrevit une pâle lumière, un peu floue. Elle grelottait, mais elle n’éprouvait pas la sensation de froid. Elle était couchée, pelotonnée en chien de fusil, mais elle ne reconnaissait pas ces sensations : le lit était mou, l’oreiller trop épais. L’odeur ! Quelle était cette odeur humide, d’imperceptible moisissure ? Où était-elle ?

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

L'intrigue est très bien ficelée, dans une ambiance noire à souhait. Il n'y a pas de baisse de régime dans ce livre très rythmé, qui tient le lecteur en haleine du début jusqu'à la fin. -  GabyH, Babelio

À PROPOS DE L'AUTEUR

Franck Linol est né à Limoges où il est aujourd’hui enseignant et formateur à l’IUFM. Grand amateur de romans policiers, il apprécie tout particulièrement les atmosphères d’Henning Mankell et l’expression du sentiment tragique de la vie chez Jean-Claude Izzo. Il avoue un réel attachement pour l’œuvre de René Frégni. Il s’est lancé dans l’écriture pour simplement raconter des histoires, mais aussi pour témoigner des dérives d’une société devenue dangereuse pour la liberté de chacun.

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À mes fils.

Il y a très peu de gens mauvais…mais il y a des circonstances mauvaises.

Henning Mankell

I

Les trente-trois paires d’yeux qui la regardaient sans la voir étaient censées avoir lu Une partie de campagne, la nouvelle de Maupassant. Cinquante-cinq pages. Elle avait pourtant fait preuve d’indulgence.

— Alors, que pouvez-vous dire de l’incipit ?

Les paires d’yeux affichèrent une expression encore plus morne.

— J’ai déjà expliqué ce terme la dernière fois ! reprit-elle un peu agacée.

« L’incipit » ? Les cerveaux derrière les paires d’yeux semblaient se demander s’il s’agissait d’une maladie vénérienne, d’une insulte ou d’un truc érotique.

— Personne ne s’en souvient ?

Chantal Frugier regarda discrètement la montre Yves Saint-Laurent que son mari lui avait offerte pour son anniversaire. 17 heures 50. Sa classe de seconde 3 s’agitait depuis un bon quart d’heure. Encore cinq minutes à tenir.

— L’incipit, c’est tout simplement les premiers mots, la première phrase d’un texte ou d’un ouvrage. Du latin incipere, « commencer »… On peut considérer que, parfois, l’incipit s’étale sur plusieurs pages, cela peut arriver dans certains romans. Alors Julien, lis-nous la première phrase de la nouvelle de Maupassant.

Elle ne prenait aucun risque en interrogeant Julien : elle avait, dès septembre, repéré le bon élève travailleur assis au premier rang.

— « On avait projeté depuis cinq mois d’aller déjeuner aux environs de Paris, le jour de la fête de madame Dufour, qui s’appelle Pétronille. » Julien s’était exécuté sans buter sur les mots.

« Pétronille » déclencha des rires et des commentaires qui firent que la leçon glissa vers un gentil chahut.

Chantal haussa le ton, elle n’avait pas l’intention de se laisser déborder.

— Pour la semaine prochaine, vous chercherez plusieurs incipit d’ouvrages différents et je vous préviens que vous aurez un contrôle sur le contenu de la nouvelle de Maupassant.

À lui seul, le mot « contrôle » suffit à rétablir le calme.

La sonnerie électrique, stridente, libéra la meute.

Chantal rangea ses affaires dans son vieux cartable en cuir qu’elle avait chiné l’été précédent au vide-greniers de La Couarde. Elle repensa à ce début du bouquin de Maupassant : c’est vrai que l’accroche n’était pas géniale, et que ses élèves devaient s’en taper, de la fête de Pétronille !

Elle lisait en ce moment Les Racines du mal de Maurice G. Dantec, l’écrivain canadien. L’incipit avait de la gueule : « Andreas Schaltzmann s’est mis à tuer parce que son estomac pourrissait. »

Elle claqua la porte de la salle de cours et longea l’interminable couloir. Quelques élèves retardataires couraient vers la sortie, pliés sous leur sac à dos, tels des troufions en plein exercice.

Chantal déboucha dans le vaste hall du lycée et tomba sur le concierge, monsieur Pinaut, qui s’apprêtait à balayer les marches de l’entrée principale.

— Ils annoncent du beau temps pour samedi et dimanche ! déclara Pinaut manifestement réjoui.

— Super, je vais pouvoir jardiner…

— Ah ! Je sais que vous adorez bricoler dans votre petit jardin, madame Frugier !

— Et vous, monsieur Pinaut, vous allez faire quoi ce week-end ?

Le concierge avait le don de pouvoir tenir une conversation tout en faisant son boulot avec application. Le balai en paille de riz virevoltait sur le faux marbre avec un bruit de ressac sur les galets. Pinaut était un as : aucun geste superflu, un mouvement du poignet souple et rapide, une stratégie digne d’un joueur d’échecs. Avec lui, aucune feuille morte, aucun mégot, aucun papier gras ne pouvait espérer passer au travers du filet. Tout cela finirait au fond de la poubelle.

— Je vais sortir le vélo et rouler un peu, une cinquantaine de bornes dans les monts d’Ambazac ; il faut en profiter, ce beau temps ne durera pas.

— Alors, bonne sortie monsieur Pinaut, et à lundi !

— Au revoir, madame Frugier, et reposez-vous bien.

Chantal aperçut Hammon, le prof de philo, vêtu de son indémodable veste de velours moutarde et de son écharpe noire, qui montait dans sa vieille Saab 900 turbo.

Le parking du lycée était déjà désert : plus un seul scooter ni une seule voiture. Seulement la rangée de platanes, la longue grille verte et l’ombre du bâtiment des années 60 en béton pisseux, rectoral et rectiligne, qui enveloppait toute la rue Sainte-Claire.

Chantal Frugier marchait lentement. Paradoxalement, autant elle avait hâte que son cours se termine, autant elle se sentait à présent apaisée. Elle aurait bien flâné dans les rues adjacentes du quartier Casimir-Ranson pour admirer les maisons de pierre des années 30 et les jardinets à nouveau vigoureux, pigmentés d’aubrietia, de jonquilles et de narcisses, de jacinthes garnies de grappes roses, de muscaris violet bleuâtre et de primevères multicolores. Pourquoi ne pas remonter jusqu’au square des Émailleurs, et musarder autour du « rectangle d’or » cher aux agences immobilières, pour s’imprégner de cette ambiance « vieille bourgeoisie » très 16e arrondissement ? Mais elle devait faire quelques courses et préparer le repas du soir. Il était environ 18 heures 30 en ce dernier vendredi de mars, et le soleil finissait de caresser la ville.

Chantal, qui était arrivée un peu en retard pour la reprise des cours de l’après-midi, avait été contrainte de se garer tout au fond du parking. Tout en regagnant sa voiture, elle fredonnait sans complexe une chanson d’Amy Winehouse, Rehab. Son épaisse chevelure rousse inondait son visage malgré une grosse barrette en corne avec clip métallique qui avait légèrement glissé. Svelte et élégante, elle portait ce jour-là un jean 501, un chemisier en voile froissé imprimé aux tons pastel et des escarpins en vachette velours. Arrivée à hauteur de son Austin Mini Flame rouge verni, elle décrocha son porte-clés de la poignée de son sac de classe, ouvrit la voiture, posa son cartable sur le siège arrière puis s’installa au volant.

C’est au moment précis où elle refermait la porte de la Mini que la portière côté passager se déplia comme une aile de papillon et qu’un homme s’engouffra dans l’habitacle.

II

L’inspecteur Franck Dumontel voulait arroser l’anniversaire de sa nomination au commissariat de l’avenue Émile-Labussière à Limoges. Cela faisait un an, jour pour jour, qu’il avait débarqué dans sa ville natale après une carrière épuisante dans le 6e arrondissement de Paris.

Il était planté devant la baie vitrée de son bureau, les mains enfouies dans les poches de son jean, et son regard se perdait dans la lumière du parc Victor-Thuillat. Il attendait son coéquipier Dany Marval afin de l’inviter au restaurant pour fêter l’événement. Après tout, on était vendredi ! La teinte orangée du parc se marbrait des ombres des séquoias gigantesques, au fur et à mesure que le soleil disparaissait derrière les maisons du quartier de Beaupuy. Il avait enfin trouvé ses marques pour gérer sa nouvelle vie. Après une sérieuse affaire au mois de juillet dernier, la routine du boulot de policier en province s’était installée.

Ce matin, il avait dû se rendre à Mézières, accompagné pour l’occasion du lieutenant Jolibois. Il avait retrouvé, avec une certaine nostalgie, les moutons en béton qui semblaient paître tranquillement sur les trottoirs de la petite bourgade. La veille, un coup de téléphone anonyme avait indiqué l’adresse d’un cultivateur de cannabis. Les bonnes habitudes de dénonciation, de délation, sport national durant la Seconde Guerre mondiale, perduraient et devaient probablement se transmettre de génération en génération.

À la sortie de Mézières, à Chenaumorte, les deux flics avaient en effet découvert dans une serre de fortune, bien à l’abri du vent du nord, des plants de chanvre indien qui atteignaient presque deux mètres de hauteur. Le jeune homme, habitué à pointer à l’ANPE et RMIste, affirmait que sa production n’était destinée qu’à sa consommation personnelle.

Dumontel ricanait et laissa Jolibois régler cette affaire.

— Vous le mangez en salade ?

— Je vous assure que je fume tout, je ne deale pas ; bon, j’en file à des potes, mais c’est réglo.

Le fumeur de shit n’en menait pas large.

— Et vous savez que votre culture est illégale ? Jolibois avait jeté un coup d’œil à Dumontel.

— Je sais, mais tout le monde fait pareil.

— Ah !… Inspecteur, vous cultivez du cannabis sur votre balcon ?

— Seulement du persil et du basilic ! Mais on pourrait essayer de faire comme tout le monde !

— Alors, expliquez-nous comment vous vous y prenez ! Peut-être qu’on va nous aussi en cultiver dans le parterre du commissariat…

— N’empêche, lieutenant Jolibois, ça aurait plus de gueule que les massifs d’œillets d’Inde et de sauge rouge !

Dumontel ne pouvait s’empêcher de rentrer dans le jeu.

— Allez, on vous écoute pour la leçon de jardinage, reprit Jolibois.

La scène se déroulait devant la serre de chanvre et Dumontel, abrité derrière ses lunettes de soleil Lacoste, en profitait pour emmagasiner la chaleur de cette fin de matinée.

— Ben, euh… Je commande les graines sur Internet…

— Ouais, ça on saura faire ! Et ensuite ?

— Ensuite ?… Je plante les graines dans des petits pots de yaourt.

— Inspecteur, à l’avenir vous ne jetterez plus vos pots de yaourt, ça ne sert pas qu’aux gamins des écoles maternelles pour préparer les cadeaux de la fête des mères.

Jolibois se délectait.

— Et quand les plants sont assez solides, vous les repiquez dans de la bonne terre, en outdoor. Si vous voulez je vous prête mon bouquin Le Guide de la culture du chanvre indien, un livre culte !

Dumontel vit que Jolibois, voulant trop en faire, se faisait rouler dans la farine, mais il se garda d’intervenir.

— Bon ça suffit la rigolade, arrachez-nous ça illico, et mettez-y le feu ; sinon on vous embarque.

Jolibois avait changé de ton et sifflé la fin de la récré.

Sur la route du retour, respectant scrupuleusement les limitations de vitesse, Dumontel raconta à son collègue qu’il avait, cela faisait bien longtemps, pendant tout un été, arrosé les plantes que son fils aîné lui avait confiées avec moult recommandations.

« C’est la prof de bio qui nous a dit de faire une expérience pendant les grandes vacs. Elle nous a filé des graines de plantes rares d’Amérique du Sud. Fais gaffe à ne pas oublier de leur donner à boire ! » lui avait raconté son fils.

S’il s’agissait de donner à boire à ces pauvres plantes, il serait l’homme de la situation. Fin août, alors qu’il s’était acquitté avec le plus grand sérieux de cette mission, il avait constaté avec stupeur que la plante avait, pendant la nuit, perdu la totalité de ses feuilles. Son fils était rentré de vacances la veille, et là, il avait fait le rapprochement et compris sa balourdise.

Alors que Dumontel était toujours planté devant la baie vitrée, la porte du bureau s’ouvrit et Marval apparut.

— Bonsoir inspecteur, vous rêvassez ?

— Si tu veux… Alors, quoi de neuf ?

— Encore l’exhibitionniste du pont Saint-Étienne ! Toujours le même petit père qui montre sa queue aux nanas qui passent. On l’a embarqué, ce sera son neuvième séjour au poste !

— C’est passionnant…, lâcha Dumontel, encore perdu dans ses souvenirs et sa mélancolie.

Il se retourna et vint s’asseoir face à son ordinateur. Il devait finir de taper son rapport sur l’exploitant agricole d’un genre particulier qu’ils avaient sermonné le matin. Ils s’étaient mis d’accord avec Jolibois pour prendre un peu de distance et faire en sorte que le jeune homme ne soit pas inquiété. Quitte à lui rendre une visite surprise dans quelque temps.

— Tu fais quelque chose de spécial ce soir ? demanda Dumontel, énigmatique.

— Ah ! Je sens que vous allez me proposer une bonne dégustation de blanc.

— Mieux, Dany, je t’invite au Versailles, ça fait un an que tu me supportes ! On va fêter ça dignement !

— C’est parti ! D’autant plus que je lève normalement mon coude droit à présent !

Fin juillet, Marval s’était pris une balle d’un pistolet automatique 9 mm et finissait tout juste sa rééducation.

Le rapport attendrait. Dumontel enfila sa veste en vachette noire et, suivi de Marval, il se dirigea vers le parking du commissariat.

Place Carnot, alors que la Golf de l’inspecteur ignorait le feu rouge en s’engageant dans la rue François-Chénieux, une Austin Mini Flame rouge remontait l’avenue du Général-Leclerc.

III

Michel Frugier venait de vendre un serre-livres en porcelaine dit « aux oiseaux » signé Tharaud. Un médecin passionné par la collection d’oiseaux en céramique ou en porcelaine avait cet après-midi fait l’acquisition de ce magnifique objet, devenu rare et très recherché par les Limougeauds attentifs au patrimoine de leur ville. La négociation avait été agréable, car l’acheteur connaissait bien la question, et la discussion avait dérivé sur les signatures les plus réputées dans ce domaine : Sandoz évidemment, Vallauris avec le grand Puits aux oiseaux ou les jardinières de Jérôme Massier, et les fameuses réalisations des prestigieuses fabriques allemandes ou anglaises. Michel Frugier avait fait une bonne opération. L’été dernier, il avait acquis le serre-livres avec quelques éclats auprès d’une vieille dame qui s’était présentée au magasin. Compte tenu de l’état du bibelot, il avait pu négocier un bon prix d’achat. Frugier l’avait ensuite confié à une habile restauratrice de Saint-Léonard qui travaillait bien et pour pas très cher. La porcelaine tout en nuances dans les bleus était redevenue intacte. Il avait pourtant hésité à remettre en vente cette pièce de collection. Mais, au final, il avait bien gagné sa journée sur ce coup.

Il était 19 heures 30 et il avait hâte de quitter la boutique. Il éteignit, sortit dans la rue des Tanneries et fit descendre la grille de protection de sa vitrine.

Michel Frugier exerçait le métier de brocanteur — il préférait cette désignation à celle d’« antiquaire » qu’il jugeait pédante — depuis 1987. Cela faisait déjà vingt années qu’il tenait ce fichu commerce, et un peu plus qu’il était marié à Chantal. Ils s’étaient rencontrés à l’université de Poitiers. Elle débutait des études de lettres modernes et il achevait péniblement une maîtrise d’histoire de l’art. Michel était plus âgé que sa femme de six années, ce qui pour lui ne comptait pas. Certes, on avait la jeunesse de ses artères, mais surtout celle de son esprit. Il avait coutume de répéter une formule qu’il avait lue dans un magazine de salle d’attente : « cinquante ans, c’est la jeunesse de la vieillesse. » Et puis merde, c’était pas un crime de vieillir !

Frugier était grand, avec un corps d’ancien athlète, une allure générale qui frisait la caricature du pilote de ligne. Le cheveu poivre et sel toujours bien coupé, il portait avec une élégance anglo-saxonne caban, blazer de flanelle et chemises en popeline rayées ou, en fonction de la météo, pulls torsadés écrus ou brique, zippés ou col requin, et des chaussures style richelieu. Le côté décontracté tenait dans le jean impeccable et si possible de marque. Dès qu’il vous adressait la parole, il devenait le beau-père idéal : courtois mais pas gluant, cultivé mais pas prétentieux, souriant mais pas sirupeux. En outre, il maniait l’humour comme un escrimeur : avec légèreté et à fleuret moucheté.

Il remonta la rue des Tanneries vers la petite place Wilson où était garé son Mercedes Vito Combi compact rouge verni. Chantal et lui avaient toujours eu un goût immodéré pour les voitures rouges.

Chantal, l’amour de sa vie ! Même si ça faisait fleur bleue, il assumait cet amour d’adolescent. Il avait croisé Chantal pour la première fois au restaurant universitaire en mai 1981, quelques semaines après l’élection de Mitterrand. Il se tenait debout, accoudé à la rambarde de la mezzanine. Et là, une vision proche de l’hallucination : une jeune fille d’un roux irréel, assise, seule sur un banc, une clope à la main, et un chemisier à fleurs qui bâillait largement pour laisser voir deux adorables petits seins. Il n’avait pu s’empêcher de l’aborder, avec beaucoup de maladresse. Un quart de siècle, déjà !

Depuis quelques mois, il sentait de façon confuse, légèrement voilée, que leur relation dégageait une odeur désagréable qui annonçait le faisandé, le moisi, le tourné. Des petits riens, comme des agacements répétés, parfois de l’indifférence, une routine de fonctionnaire – même au lit –, des mots qui blessent, qui rabaissent, qui humilient. Chantal avait changé. Il avait essayé de lui en parler au moment du café, lorsqu’on est bien installé dans ce doux rituel propice aux confidences. Mais Chantal éludait le sujet en levant les yeux au ciel.

— Tu ne peux pas t’empêcher de te faire ton cinoche ! Tu n’as pas confiance en moi ? disait-elle.

— Il ne s’agit pas de confiance, mais la routine est un terrible poison qui s’insinue dans nos cellules ; c’est comme la radioactivité, c’est un danger de mort qui est invisible.

Chantal fuyait son regard pénétrant.

— J’ai l’impression que tu m’aimes moins qu’avant…

— Mais non ! C’est différent, c’est tout !

La discussion semblait l’exaspérer.

Et puis la veille, en buvant un reste de champagne avant le dîner, alors qu’ils étaient silencieux, Chantal avait lâché d’un ton résigné :

— Tu sais Michel, je ne donne pas cher de notre peau…

Là, il avait compris que c’était bien l’odeur de pourri qu’il reniflait depuis plusieurs mois.

Il démarra le Vito et prit la direction du quartier de La Brégère, pas loin de la gare. Vivre sans Chantal, jamais il ne pourrait ! à cette pensée, son estomac le brûlait comme s’il avait avalé de l’acide. Il se sentait cisaillé par des crises de panique ; il étouffait, au bord du malaise.

Le Vito franchit en cahotant le passage à niveau de la rue du Grand-Treuil. Rentrer ou ne pas rentrer : telle était la question ! L’articulation de sa cheville droite tremblait sur la pédale de l’accélérateur, comme un pianiste envahi par le trac. Il se gara dans la rue Condorcet.

Frugier, en poussant le portail écaillé par le temps, essaya de se ressaisir : « On va boire un bon apéro, et on va discuter tranquillement. Une petite pause nous ferait certainement du bien. C’est ça ! Je vais lui proposer un break, quelques semaines ; elle pourra respirer, se ressourcer et puis on se retrouvera, comme avant. »

Réconforté par cette résolution, il tourna la poignée de la porte d’entrée typique des années 30, avec ferronnerie et boîte à lettres intégrée.

Il referma la porte, déposa les clés du Vito dans la coupelle en porcelaine posée sur le guéridon et pénétra dans la cuisine. La pénombre d’une fin d’hiver avait pris possession de la maison. Oppressé, il alluma pour se rassurer. De retour dans la cuisine, il se servit un Martini blanc, passa dans le salon et alluma la télé pour regarder les infos.

De temps en temps, il se levait du canapé et collait son front à la vitre de la fenêtre. Un énorme mimosa épargné par un hiver peu rigoureux était couvert de grappes jaunes. La présentatrice météo commentait une carte inondée de soleil.

Là, à cet instant précis, il aurait payé très cher pour pouvoir joindre Chantal et lui dire qu’il avait compris, qu’il voulait une seconde chance et qu’il l’aimait comme un malade.

Mais Chantal avait toujours refusé d’utiliser un téléphone portable. Cela avait souvent déclenché entre eux des discussions interminables qui parfois, surtout ces derniers temps, avaient dérapé pour s’envenimer dangereusement. Elle évoquait la gadgétisation de la société, la course à la consommation, mais Michel savait que cette résistance était au fond une suprême coquetterie, une posture. Ne pas faire comme les autres, agglutinés en troupeau et manipulés par les professionnels de ce qu’on nommait pudiquement « la communication ».

— Jamais je n’utiliserai un portable ! s’énervait-elle.

— Ne dis pas « jamais » ! Tu ne peux pas présager de l’avenir…

— Oh, ça va, avec tes considérations de philosophe du dimanche ! Je ne vois pas l’intérêt à s’appeler sans arrêt pour se dire : « t’es où ? ».

— Tu caricatures… Que tu le veuilles ou non, c’est une sécurité, en cas d’accident par exemple.

— Si j’ai un accident, tu seras prévenu par les flics.

Il fallait toujours qu’elle ait le dernier mot.

IV

Le samedi matin, l’inspecteur Dumontel eut du mal à émerger. Comme disait son troisième fils, Thomas, « il avait la tête dans le cul. » La soirée au Versailles avec Marval s’était prolongée et le pomerol du Clos René était magnifique. Pourtant il fallait réagir, car il était de permanence. Certes, le standard avait son numéro de téléphone en cas d’urgence et son appartement de l’avenue du Général-Leclerc se trouvait à cinq minutes du commissariat, mais Dumontel n’était pas du genre à tirer au flanc. Il prit sa douche dare-dare et n’eut le temps que de boire à la bouteille de longues rasades d’eau minérale. Il se sentait déshydraté, un comble ! Il connaissait cette soif irrépressible des lendemains de soirées bien arrosées. Depuis qu’il s’était fait larguer par la mère de Thomas il y avait près d’une année, il devait reconnaître qu’il avait souvent soif les matins au réveil.

Il préféra se rendre à pied au commissariat en traversant le parc Thuillat afin de longer la rivière anglaise qui, dans quelques semaines, serait envahie par une végétation luxuriante : des iris d’eau, des lotus, des nymphéas, de gigantesques Gunnera avec leurs feuilles d’un vert intense, des graminées et des plantes flottantes sous lesquelles se cachaient d’énormes carpes Koï.

Il salua le jeune adjoint de sécurité qui ne manquait jamais de lui lâcher un sourire admiratif et respectueux quand ils se croisaient. Ce matin Dumontel décida de s’arrêter au guichet quelques instants.

— Bonjour. Alors, des clients ce matin ?

— Bonjour, lieutenant… Euh… Oui, comme d’habitude, deux vols de voitures. C’est le lieutenant Grenier qui s’en est occupé.

Le jeune homme à la coupe de cheveux réglementaire et à la chemise bleue qui puait la Soupline semblait réellement perturbé par la présence de Dumontel.

— Comment vous appelez-vous ? Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas un interrogatoire !

— Oh, je sais bien, répondit le garçon avec un petit rire coincé. Je m’appelle Régis.

— Et vous voulez devenir policier, Régis ?

— C’est ça, je prépare le concours de gardien de la paix.

— Alors bonne chance. Et les trucs emmerdants : plaintes pour vols, bagarres, morsures de chiens, etc., soyez gentil de les basculer sur le lieutenant Grenier.

— Pas de problème, lieutenant Dumontel, vous pouvez compter sur moi !

L’inspecteur monta les marches de l’escalier en métal et s’arrêta à la machine à café pour avaler un expresso. Les couloirs étaient étrangement silencieux : pas de va-et-vient de fonctionnaires, dossiers sous le bras, qui profitaient de la moindre occasion pour tailler une bavette. Il pénétra dans son bureau, se planta quelques instants devant la baie vitrée et revint s’asseoir à sa table de travail. Il mit sous tension l’ordinateur mais commença par consulter ses deux journaux favoris : Le Populaire et Libé. La presse régionale annonçait, pêle-mêle, la venue de Geneviève de Fontenay pour l’élection de Miss Limousin, un vol massif de grues qui remontaient déjà vers le nord, et un dossier sur la place Saint-Étienne, dont les travaux de rénovation étaient enfin achevés. Il fut amusé par un début de polémique à propos de ce réaménagement : selon certaines déclarations, il n’y aurait pas eu de concertation avec les associations du patrimoine et, surtout, la place de la cathédrale gothique avait été pavée avec du granit chinois ! « Génial ! » pensa-t-il, la bouche arquée par un demi-sourire.

Il allait attaquer Libé, dont la une titrait : « Immigration : le tri sélectif », lorsque son téléphone sonna.

— C’est Régis, l’adjoint de l’accueil…

— Oui, j’espère que ce n’est pas pour un vol de voiture ! répondit Dumontel sur le ton de la plaisanterie.

— Non, bien sûr, mais il y a un monsieur qui prétend que sa femme a disparu.

— C’est bon, vous me l’envoyez, s’il vous plaît.

Après quelques minutes d’attente, pendant lesquelles il feuilleta Libé, on frappa à la porte. Il replia son journal.

— Entrez ! dit Dumontel.

Il vit la tronche épanouie de Régis qui s’écartait pour laisser passer un homme grand, élégant, la cinquantaine ; il semblait fatigué et abattu. Dumontel se leva, se dirigea vers la porte.

— Merci, Régis… Bonjour, je vous en prie, asseyez-vous, monsieur.

L’homme se laissa tomber sur la chaise design en acier, assise en similicuir. Il croisa les jambes. Dumontel resta debout, adossé à la baie vitrée.

— Je suis l’inspecteur Dumontel, que vous arrive-t-il ?

L’homme tourna la tête vers l’inspecteur.

— Ma femme a disparu.

Il avait prononcé ces mots sur un ton à la fois morne et désespéré.

Dumontel laissa s’installer un silence très pesant. Mais l’homme s’était refermé et regardait dans le vague.

— Comment vous appelez-vous ?

— Michel Frugier.

— Monsieur Frugier, pouvez-vous me raconter votre histoire depuis le début ?

Dumontel vint s’asseoir à sa table de travail et attrapa un stylo très ludique portant la marque d’un labo pharmaceutique.

— Il n’y a rien à raconter… Ma femme n’est pas rentrée hier soir… Vous devez la retrouver !

Le ton de l’homme élégant devenait subitement injonctif. Dumontel posa son stylo et se renversa sur le dossier de son fauteuil.

— Monsieur Frugier, je comprends votre inquiétude, mais pour l’instant on ne peut pas faire grand-chose. Sachez que lorsqu’une personne disparaît brusquement sans laisser de trace, c’est très souvent un acte volontaire ; et ces personnes reviennent d’elles-mêmes au bout de quelques jours.

— Il y a quelque chose d’anormal, je le sens… Frugier s’était légèrement radouci.

— Pourquoi dites-vous que vous le « sentez » ?

— Comme ça ! Un pressentiment, une alerte au fond de moi, depuis hier soir.

— Dans quelques jours on pourra déclencher « une recherche dans l’intérêt des familles », comme on dit dans notre jargon. Mais si on retrouve votre épouse, qui bien sûr n’est pas mineure, on sera dans l’obligation de respecter son souhait. Elle pourrait refuser que l’on vous communique son adresse. Bon, nous n’en sommes pas là : je vous assure que durant le week-end vous aurez de ses nouvelles.

— Une morte ne donne pas de ses nouvelles…

L’inspecteur tentait de scruter le regard de l’époux angoissé. La discussion prenait un tour qui lui déplaisait.

— Et son portable ?

— Elle n’a pas de portable.

— C’est assez singulier ! Racontez-moi ce qui s’est passé hier soir.

— Je suis rentré un peu avant 20 heures et je n’ai pas vu sa voiture garée dans la rue. Elle est prof et le vendredi elle termine son cours à 18 heures. En principe, elle fait ses courses avant de regagner la maison.

— Jamais il ne lui arrive de rentrer à une heure inhabituelle ou tardive ?

— Rarement, ou lorsqu’un conseil de classe s’éternise ; mais c’est la première fois en vingt-cinq ans de mariage qu’elle ne passe pas la nuit à la maison sans me prévenir…

— Avez-vous fait des recherches et vers quelle heure ?

— J’ai appelé les urgences du CHU vers 21 heures, je ne sais plus, après la météo de la télé je crois.

— Et ?

— Et rien, bien sûr !

Frugier était agacé et Dumontel s’en voulait un peu de son manque d’à-propos.

— Et à part le CHU ? reprit-il en essayant de se concentrer.

— Je n’ai appelé personne, je ne voulais pas inquiéter les gens.

— Quels « gens » ?

— Sa famille, ses collègues…

— Ses amis ?

— Elle n’a pas véritablement d’amis, elle avait une vie assez casanière.

— « Avait », vous y allez un peu fort, on n’a pas encore retrouvé son cadavre !

Dumontel regretta aussitôt ces paroles maladroites. Le regard de Frugier se voila.

— Pardonnez-moi. Écoutez, monsieur Frugier, je ne peux pas vous aider pour l’instant. Vous allez rentrer chez vous et passer quelques coups de fil : ses amies d’enfance, des collègues qui travaillaient eux aussi vendredi jusqu’à 18 heures. Laissez sa famille de côté pour l’instant. Et vous pouvez aller faire un tour au supermarché avec une photo de votre épouse et demander aux caissières si elles l’ont vue faire ses courses. Si lundi vous n’avez toujours pas de nouvelles, appelez-moi au commissariat, on verra ce qu’on peut faire. Dernière chose : débrouillez-vous pour assurer une permanence téléphonique chez vous.

Frugier se leva, manifestement découragé. Il se dirigea vers la sortie, accompagné de l’inspecteur.

— Au revoir, inspecteur.

Dumontel vit Frugier s’avancer vers l’escalier, la tête basse.

— Au fait, monsieur Frugier… Est-il envisageable que votre femme ait une liaison ?

Frugier s’arrêta, resta un instant immobile, comme si la question de l’inspecteur cheminait dans son esprit. Puis il se retourna lentement, son regard devint noir et fixa l’inspecteur comme si un autre homme prenait possession de lui.

— C’est inenvisageable… J’ai une confiance totale en ma femme.

Puis, après une pause, il rajouta :

— Mais… « Tout est possible, même Dieu ! »

— Ernest Renan ? précisa Dumontel avec un petit sourire complice.

Frugier ne répondit pas, il disparut comme un fantôme.

V

Chantal Frugier se sentait groggy, comme paralysée. Elle ressentait une soif intense et un mal de tête terrible. Dormait-elle encore ? Elle tenta d’avaler, mais sa bouche était sèche comme un oued dans une région aride. Elle fit un effort pour ouvrir les yeux. Ses paupières étaient lourdes. Elle réussit à entrouvrir la paupière supérieure telle une claie de volet en bois. Chantal entrevit une pâle lumière, un peu floue. Elle grelottait, mais elle n’éprouvait pas la sensation de froid. Elle était couchée, pelotonnée en chien de fusil, mais elle ne reconnaissait pas ces sensations : le lit était mou, l’oreiller trop épais. L’odeur ! Quelle était cette odeur humide, d’imperceptible moisissure ? Où était-elle ? Pas chez elle, pas dans sa chambre, couchée dans le grand lit en latex au soutien très ferme avec la couette en duvet naturel à la chaleur si moelleuse. À l’hôpital ? Mais que s’était-il passé ? Elle essaya de bouger ses jambes et de se mettre sur le dos. Sa mémoire restait embrumée. Sa conscience revenait progressivement. Elle ouvrit complètement les yeux : elle ne reconnaissait rien. Un cauchemar ! L’endroit lui était totalement étranger. Au plafond, de lourdes poutres en chêne avec de larges lattes de bois, l’ensemble constellé de toiles d’araignées.

Chantal fit un effort surhumain pour s’asseoir sur le rebord du lit, ce qui lui provoqua un vertige comme après une longue maladie. Elle inspecta alors ce lieu infect où elle avait atterri par on ne sait quelle opération du Saint-Esprit.

Dans un coin, elle aperçut un lavabo vétuste en porcelaine jaunie par le temps et la crasse, surmonté d’un robinet d’évier de cuisine bricolé qui gouttait : un « ploc, ploc, ploc » régulier de métronome qui résonnait dans le siphon comme un clappement de langue. Au-dessus était fixé un miroir au cadre argenté d’époque années 30.

D’un lent travelling, son regard détaillait sans comprendre le reste de la pièce.