Matin de cendre - Franck Linol - E-Book

Matin de cendre E-Book

Franck Linol

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Beschreibung

ÀUne enquête ayant pour toile de fond le terrible massacre d’Oradour-sur-Glanes.

Année 2013. Après l’identification de sept anciens SS encore en vie, le dossier du massacre d’Oradour est rouvert. La police allemande envoie à Limoges une équipe chargée d’enquêter. Le commissaire Dumontel de la SRPJ de Limoges est chargé d’apporter son concours. Mais, très vite, il est victime d’intimidations, puis de menaces... Qui cherche à saboter l’enquête ?

Dans ce 6e tome de la série « Meurtres en Limousin», l'auteur nous plonge dans un thriller politique trépidant qui mêle avec une certaine audace l’Histoire, le polar et l’actualité.

EXTRAIT

Tout alla très vite. Le plus grand des deux types, la tête enfouie dans la capuche d’un blouson de sport,arma une batte de base-ball. Elle vit le bâton s’abattre à l’arrière du crâne de Dumontel. Elle entendit le coup, sourd, comme quand on frappe un gros sac de boxe. Dumontel encaissa sans rien dire. Il s’effondra. Les deux hommes le soutenaient sous les bras, tel un type bourré. Une BMW noire arriva en trombe. Un homme descendit côté passager, fit le tour de la berline, ouvrit la portière arrière. Dumontel fut projeté sur la banquette sans ménagement. Les portières claquèrent. La bagnole repartit

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

L'auteur nous offre un bien beau livre, haletant, corrosif pour les institutions qui partent à vau-l'eau. -  Sébastien Vidal, Le souffle des mots

À lire pour découvrir un pan de l'histoire locale du Limousin. - Fofie64, Babelio

À PROPOS DE L'AUTEUR

Franck Linol est né à Limoges où il est aujourd’hui enseignant et formateur à l’IUFM. Grand amateur de romans policiers, il apprécie tout particulièrement les atmosphères d’Henning Mankell et l’expression du sentiment tragique de la vie chez Jean-Claude Izzo. Il avoue un réel attachement pour l’œuvre de René Frégni. Il s’est lancé dans l’écriture pour simplement raconter des histoires, mais aussi pour témoigner des dérives d’une société devenue dangereuse pour la liberté de chacun.

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Remerciements :

Je remercie tous mes prochesqui m’encouragent chaleureusement.

Françoise Gonfroy pour son aidetrès précieuse.

Tous les collaborateurs de Gestepour la confiance qu’ils m’accordent.

Et tous les lecteurs pour leur fidélité.

L’histoire qui est contée est totalement imaginaire.

Seul le massacre d’Oradour a bien eu lieu…

« On frappe à la porte. Si tôt le matin,ça n’arrive jamais. J’ai peur. Le jour n’est paslevé, il fait encore brun au dehors. »

Franck Pavloff

PROLOGUE

René Thibaud venait d’avoir 80 ans. Toute sa vie il avait été greffier.

À 20 ans, après avoir réussi sa deuxième partie du bachot, il avait obtenu une capacité en droit. Puis il avait acheté une charge au tribunal de Bordeaux.

Ses parents étaient propriétaires d’un vignoble dans le Médoc. Une petite exploitation familiale vers Valeyrac, à quelques encablures de l’estuaire de la Gironde, dans ce que les connaisseurs nomment le « Bas-Médoc ». Une partie de la vendange, du cabernet-sauvignon et du merlot, était vendue en vrac à des négociants de Bordeaux. Le reste était vinifié dans le chai ancestral, mis en bouteille et vendu sur les marchés, pour des restaurants ou directement à la propriété.

René n’avait jamais aimé travailler à la vigne. Les vendanges lui cassaient le dos, et il s’était toujours senti mal à l’aise lors des repas, le soir, avec tous les vendangeurs. Du reste, il n’appréciait pas le vin. Pourtant, son père l’avait initié, très jeune. Il l’amenait dans le chai et l’obligeait à goûter le vin primeur à la pipette. Le jour de ses 10 ans, avec un de ses copains, son père – un homme corpulent qui grognait plus qu’il ne parlait – lui fit prendre sa première cuite.

Alors que René vomissait un liquide épais et violine, il entendit son père dire :

— Merde, l’a dégueulé, sera jamais vigneron…

Depuis ce jour, René avait détesté tout ce qui se rapportait au vin, et abhorré encore davantage son père.

Celui-ci passa le reste de ses jours à se demander qui prendrait la succession, car René était son fils unique.

Mais le destin règle parfois les questions embarrassantes. Hasard ou destin, le gros vigneron mourut écrasé par son tracteur qui avait basculé dans un fossé. René avait 20 ans, et il pensa alors que la tombe pour son père était un cadeau du ciel. Du coup, il ouvrit une bouteille – une grande année – et la liquida. Cette fois-ci, à son grand étonnement, il ne vomit pas. Puis il alla à l’église pour se confesser. Enfin, il demanda à sa mère de vendre les vignes.

C’est avec une partie de l’héritage qu’il paya sa charge et devint greffier.

Le procès des accusés du massacre d’Oradour fut sa première affaire. René resta très concentré durant ces quatre semaines. Il débita avec application la liste des forfaits de l’« affaire Kahn et consorts » – Kahn étant un des officiers SS qui avait orchestré la tuerie. René était impressionné par le décorum. Les accusés, en costume-cravate. Il ne pouvait s’empêcher de poser un regard effaré sur ces hommes qui n’étaient plus guère âgés que lui. L’un d’eux avait un bandeau noir sur un œil. Et les avocats, et la nuée de gendarmes et de journalistes. Quand les rescapés d’Oradour furent convoqués à la barre, il fut surpris de voir avec quelle désinvolture on les traitait. De simples témoins…

René se souvint toute sa vie de ce procès. Il en garda une amertume qui lui empoisonna l’existence.

Jamais il ne se maria. Il connut des femmes. Mais elles le jugeaient vite trop taciturne, comme s’il avait un morceau de nuit dans un coin de son âme. Ne trouve-t-on pas que du dépit quand on remue le passé ? Et René remuait le passé. Son père, sa solitude, les femmes, le procès…

Il était devenu greffier en chef. Et ses journées, durant toutes ces années, avaient été rythmées par le trajet à pied, matin et soir, qui le menait de son domicile au tribunal. À midi, il déjeunait dans un petit restaurant du quartier Grand Parc-Paul Doumer. À la même table.

Sa mère avait fini par mourir. Personne ne s’était inquiété de connaître les raisons de sa disparition. Elle s’était éteinte un dimanche matin, assise dans son fauteuil devant la télé. Quelles avaient été les dernières images que son regard avait captées ? René s’était posé la question. Téléfoot, Le Jour du Seigneur, 30 millions d’amis ? Et lui, René, quelle serait sa dernière vision de ce monde ? Il espérait que ce ne soit ni un ballon qui roule sur une pelouse, ni un curé, ni un de ces putains de chiens.

René détestait les animaux de compagnie.

Un jour, il dut cesser de se rendre au tribunal. On lui annonça qu’il était temps pour lui de prendre sa retraite. Son service organisa un pot de départ. Il y eut un discours et on lui offrit un cadeau. La collection complète des romans de François Mauriac. Il relut plusieurs fois Le Désert de l’amour.

Il se souvenait parfaitement d’une phrase de ce texte : « Que les morts seraient embarrassants s’ils revenaient. » Que c’est juste ! se disait-il à chaque fois qu’il retrouvait cet extrait.

Mais, ce que René relut surtout, bien calé dans son fauteuil près de la fenêtre qui donnait sur le parc, ce fut les actes du procès de Bordeaux dont il avait soigneusement gardé une copie.

Au mois de juin 1999, il entreprit enfin ce voyage qui hantait son esprit. Il prit le train à la gare Saint-Jean. Il arriva à Limoges à 12 h 33, avec cinq minutes de retard. Il faisait beau ce 10 juin 1999.

Il prit un car qui le déposa à Oradour. Lorsqu’il pénétra dans le village martyr, il fut sidéré. Il revit le visage des tueurs assis au premier rang du tribunal. Leurs regards mornes. Le nœud de leur cravate bien mis. Leur attitude à la fois désinvolte et obséquieuse. René était resté debout, sans bouger, dans la rue principale. Il entendait la voix des « témoins » qui, par miracle, avaient survécu.

Là, dans le silence des ruines, il leva la tête et vit un ciel immense et immaculé. Il réalisa alors l’horreur.

Le 12 septembre 2012, René s’était levé à 7 heures. En écoutant France-Inter, il s’était préparé son café. Un chroniqueur commentait les premiers mois au pouvoir du nouveau Président. Les promesses de la campagne électorale semblaient déjà bien loin. Quand il eut terminé son petit déjeuner, il lança les restes de pain aux pigeons.

À 9 heures, René Thibaud se retrouva sur le trottoir. Comme tous les jours, il se rendrait à la boulangerie, puis il prendrait un café à la terrasse du « Lion d’Or » en lisant Sud-Ouest. Il irait ensuite faire une promenade dans le parc.

À 9 h 05, René Thibaud, ancien greffier au tribunal de Bordeaux, avait cessé de vivre.

Une puissante voiture de marque allemande venait de le percuter violemment avant de prendre la fuite.

La dernière image qu’il eut de ce monde fut celle d’un pigeon qui picorait des miettes de pain.

1LUNDI 5 JUIN 1944

Elle montait l’avenue de Juillet pour se rendre à son travail, rue François-Chénieux. Ils surgirent de la rue des Vénitiens.

Quatre soldats allemands de la Wehrmacht. Ils marchaient de front, d’un pas rapide. Elle vit un mur vert-de-gris avancer sur elle. Paralysée par la peur, elle s’immobilisa.

Vareuse en laine verte, un aigle sur la poitrine, des épaulettes d’un vert plus sombre. Pantalon gris. Ceinturon noir, boucle de la Heer. Le casque pendait du ceinturon. Un calot sur la tête. Un fusil à l’épaule.

Le bruit des bottes de marche, cloutées et ferrées. Des bottes noires montantes qui claquaient sur le bitume du trottoir.

Le soleil montait de l’horizon et frappait le dos des soldats.

Quatre soldats et leur ombre gigantesque qui semblaient vouloir happer Clémence.

À leur approche, la jeune fille baissa la tête. Elle ferma les yeux.

Puis elle sentit qu’elle était bousculée. Une voix gutturale gronda. Puis des rires s’éloignèrent en même temps que le bruit des bottes.

Clémence Redon avait 19 ans. Ce lundi, c’était son jour d’anniversaire. Mais elle avait horreur des lundis. Anniversaire ou pas.

Chaque lundi matin, de bonne heure, elle quittait ses parents avec un pincement au cœur. Ils habitaient une petite maison dans un hameau proche d’Oradour. Été comme hiver, le tram la laissait à la gare des Charentes. De là, elle regagnait le foyer des jeunes travailleuses, avenue Garibaldi, dirigé par une institution catholique. Elle montait le lourd escalier de chêne qui empestait la cire rance. Elle pénétrait dans le dortoir, et, le plus discrètement possible, elle se faufilait dans sa cellule. De lourds rideaux la protégeaient du regard des autres filles. Elle s’asseyait sur son lit et pensait à son existence. Demain, un autre lundi.

Elle avait l’impression que sa vie ressemblait à un texte dont il n’est pas possible de déplacer une seule virgule.

Les seuls moments qui la sortaient de cette routine, c’étaient les alertes qui obligeaient les filles à courir en pleine nuit pour se réfugier dans la cave de la pension. Elle avait peur, mais elle riait bien avec les autres. Moments d’évasion, alors qu’on entendait, pas très loin, les bombardements par la Luftwaffe des usines textiles, de cuir et de carton. L’insouciance, dans ces escapades jubilatoires. Fous rires et pieds de nez dans le dos de la directrice de la pension de l’Ordre des Filles de Marie. Voilà les rares moments où elle semblait vivre un peu, hormis le samedi, lorsqu’elle quittait Limoges pour passer le week-end dans la petite maison de ses parents dans le village du Repaire. Deux ou trois fois dans l’année, il lui arrivait de passer le dimanche en ville. Avec des amies, elle allait voir un film à la séance de l’après-midi dans un cinéma de la place de la République. Elle avait adoré Les Visiteurs du soir avec Arletty, Douce avec Odette Joyeux et Une vie de chien avec Fernandel.

Elle rouvrit les yeux. Se retourna pour voir les soldats pénétrer dans le bâtiment qui jouxtait le foyer que l’Ordre leur avait cédé.

Clémence reprit ses esprits et accéléra le pas. Son travail au service régional des Assurances sociales débutait à 8 h 30. Elle salua ses collègues. Une bonne humeur régnait dans la grande salle collective où une vingtaine de femmes travaillaient sous les ordres de monsieur Hervé. Un type bedonnant, chauve, qui se donnait l’air d’un chef bourru. Mais monsieur Hervé était de la vraie crème anglaise. Les rares fois où Clémence était arrivée en retard, il avait fermé les yeux.

Elle gagna son bureau. Elle lança un sourire à Marion, sa voisine de travail, avec qui elle entretenait une relation complice depuis l’école primaire. Elle sentait encore ces terribles spasmes qui labouraient son ventre. Pourquoi n’avait-elle pas pu garder les yeux ouverts en voyant les soldats ? Pourtant, Clémence était une fille courageuse. Mais depuis plusieurs semaines, la nuit, elle se réveillait, en proie à des cauchemars terrifiants. Toujours ces mêmes images d’ombres monstrueuses qui fondaient sur elle pour l’engloutir dans une eau noire.

Clémence se mit au travail. Des tâches de secrétariat, du « travail administratif », comme on disait. Elle devait remplir des fiches, vérifier l’état des cotisations et répondre aux courriers des assurés.

Les mains dans le dos, monsieur Hervé circulait entre les bureaux. Il passa près de Clémence.

— Bonjour, Clémence, comment allez-vous ce matin ? Avez-vous passé un bon dimanche ?

— Je vais bien, merci monsieur Hervé…

— Alors bonne semaine, jeune fille.

Monsieur Hervé était veuf et Clémence se rendait bien compte qu’elle intéressait son chef. Mais il était gros et trop âgé.

Durant toute la matinée, Clémence, très concentrée, s’activa. Marion lui fit la remarque :

— Tu es bien sérieuse aujourd’hui… quelque chose ne va pas ?

— Non, rien… c’est rien.

— Mais… au fait, c’est ton anniversaire ? Eh ! Les filles ! C’est l’anniversaire de Clémence !!

— « Joyeux a-nni-ver-saire… »

Tout le monde reprit le chant qui se termina par des rires et des applaudissements.

Clémence fut émue de cette attention. Même s’il fallait attendre la fin de cette longue semaine pour que ses parents le lui souhaitent vraiment.

À midi, la sonnerie retentit.

Chaque employée quitta rapidement le bureau pour aller déjeuner.

Clémence était la seule à habiter dans ce foyer pour jeunes travailleuses. Ses parents n’avaient pas les moyens de lui payer un loyer dans le privé. Et son modeste salaire d’auxiliaire ne lui permettait pas d’avoir mieux pour se loger. Elle partit, seule. Elle marchait vite, en scrutant le bout de la rue. Elle revoyait les quatre silhouettes noires. Elle se mit à courir. Les passants la regardaient avec stupéfaction. Il n’était pas prudent d’agir de la sorte. Dans la rue, il fallait raser les murs, se faire transparent, invisible. Éviter de se faire remarquer.

Elle parvint hors d’haleine à la porte de la pension. Elle la poussa et se retrouva, essoufflée, dans le vaste hall. Elle attendit que sa respiration haletante ralentisse. Puis elle pénétra dans le réfectoire.

Une place était libre à une table de huit. Ses deux amies, Thérèse, qui finissait ses études d’infirmière, et Régine, qui travaillait à la Poste, lui gardaient toujours son siège.

La directrice commença sa lecture à haute voix. Le livre de la Genèse.

— « L’intendant d’Abraham avait été envoyé chercher une épouse pour Isaac… »

Vêtue de sa grande robe noire, le cou engoncé dans un col montant, juchée sur une estrade, la vieille bigote ne pouvait s’empêcher d’interrompre ses lectures par des commentaires oiseux.

— Oh, mes enfants, cette nuit j’ai fait un terrible cauchemar, j’ai rêvé que je me mariais !

On entendit des rires, puis des fous rires monter dans le réfectoire.

Clémence n’était pas dupe. Bien que la vieille peau ne perde jamais une occasion pour claironner : « Lire la parole, c’est faire provision de paix, pour la donner »… c’était une collabo de la première heure. Une partie des bâtiments du foyer avait été réquisitionnée par les troupes allemandes dès leur arrivée à Limoges, au mois de novembre 1942. Mais la grenouille de bénitier n’y avait vu que des avantages, et c’est avec sa bénédiction que les soldats prirent possession des lieux.

Un soir, lors du dîner, elle osa livrer le fond de sa pensée :

— Mes enfants, on en parle entre nous, vous savez… mais le maréchal Pétain a fait don de sa personne à la France, comme le Christ a fait don de sa vie pour expier tous les péchés du genre humain.

Le repas fut rapidement avalé. Ersatz de charcuterie, haricots blancs et une pomme. On demandait aux pensionnaires de bien conserver les épluchures des fruits afin de confectionner du thé de pomme, mixture chaude légèrement aromatisée.

À 14 heures, Clémence était de retour à son bureau.

Lorsque la sonnerie retentit à nouveau, il était 18 heures.

Marion lui proposa de faire une courte promenade dans les rues du centre de Limoges.

Face à sa réticence, elle insista :

— C’est ton anniversaire ! Allez, viens !

Les deux jeunes filles se rendirent rue du Clocher. Là, elles flânèrent en regardant la vitrine des bijouteries de la place Saint-Michel, du magasin de tissus « Bouchara », et du magasin de chaussures « À la Grâce de Dieu ».

Après le repas du soir, Clémence monta au dortoir.

Là, elle se glissa dans les draps rêches et, bien que Victor Hugo figurât sur la liste noire des écrivains interdits dans le foyer, elle poursuivit la lecture des Châtiments.

À 22 heures, la surveillante proclama l’extinction des feux.

2MARDI 6 JUIN 1944

Alors que Clémence se débattait contre les fantômes de ses cauchemars, vers 3 heures du matin, l’armada anglo-américaine s’approchait des côtes normandes.

Les plages de l’ouest du Calvados et de l’est du Cotentin subirent de violents bombardements. Puis les parachutistes des unités aéroportées furent largués au-dessus des terres françaises. Le ciel gris acier fut éclaboussé de milliers de taches blanches.

La bataille de Normandie était déclenchée.

À 7 heures, Clémence se leva. Elle avait pour habitude de se réveiller seule à la lumière du soleil, malgré les rideaux qui obscurcissaient les fenêtres, couvre-feu oblige.

Elle fit sa toilette dans la salle collective. Un lavabo et, au-dessus, un miroir. Elle peigna ses cheveux mi-longs couleur auburn. Elle observa son visage. Elle n’aimait pas se voir ainsi. Était-elle une jolie fille ? Elle n’en avait aucune idée. Bien sûr, à son travail, elle remarquait les regards furtifs de certains garçons. Que regardaient-ils ? Clémence n’avait pas encore connu de garçon. C’était compliqué, et mieux valait penser à autre chose.

Elle se sentit rougir face au miroir. Mauvaises pensées.

Clémence était timide. Elle faisait en sorte de ne jamais se trouver au premier plan. Passer inaperçue.

À 7 h 30, elle mangea un bout de ce pain noir, visqueux, recouvert de confiture délayée avec de l’eau. Elle avala cette mixture brune censée être du café. Des glands décortiqués et grillés, pulvérisés ensuite par le moulin en bois.

Lorsqu’elle se retrouva dans la rue, le temps avait changé. L’air était plus frais et le ciel chargé de nuages bas.

Elle sentit tout de suite que quelque chose était différent. Elle n’aurait su dire quoi. Mais il régnait une atmosphère étrange.

Les soldats allemands marchaient plus vite, dans tous les sens, comme si on avait gratté dans une fourmilière.

Les rues charriaient un trafic inhabituel de véhicules militaires. Des motos BMW, des side-cars NSU, des véhicules blindés légers de reconnaissance, des voitures – les fameuses Horch –, des camions remplis de soldats.

Clémence décida de prendre les petites rues. Elle ne supportait pas ces vrombissements assourdissants, ces nuages noirs de fumée, ces ordres vociférés. La répulsion qu’elle éprouvait déjà pour les soldats de la Wehrmacht se doublait d’une panique provoquée par cette noria guerrière.

Elle s’engouffra dans la rue du Major-Staunton, puis fila par la rue Baudelaire. Elle entendait encore la pétarade, plus feutrée désormais. Elle croisait des passants qui ne semblaient pas impressionnés et qui cheminaient, le regard fier.

Elle tourna à droite et grimpa le raidillon de la rue Jules-Noriac.

Lorsqu’elle arriva à son travail, elle vit des visages qu’elle ne reconnaissait pas. Des yeux pétillants, des sourires éclatants. Personne ne travaillait. Monsieur Hervé arborait un sourire d’ange.

Clémence était restée sur le pas de la porte. Elle perçut un morceau de phrase prononcée avec prudence. Les oreilles de la Gestapo étaient partout.

— … ils ont débarqué cette nuit…

Un homme plus âgé, monsieur Robert, était celui qui parlait avec le plus d’assurance, même s’il s’interrompait souvent pour, d’un œil inquiet, surveiller les alentours. La peur des mouchards.

— Clémence… chuchota Marion, viens avec nous !

Marion se précipita vers elle et la prit dans ses bras. Puis Clémence se sentit emportée par une étreinte frénétique.

Là, enfin, elle comprit.

L’agitation désordonnée des occupants, les regards fiers, monsieur Hervé… le cœur de Marion qu’elle sentait battre à tout rompre.

— Cette nuit ? balbutia Clémence.

— Oui !! Les Américains ! Avec les Anglais ! Ils sont là !! Marion lâchait ces mots, comme des caresses, dans l’oreille de Clémence.

Les deux jeunes filles s’approchèrent du groupe caché derrière une étagère qui craquait sous les dossiers.

— Le deuxième front, celui de l’Ouest, est enfin ouvert, expliquait monsieur Robert, cela va soulager l’Armée rouge qui souffrait depuis plusieurs mois… la guerre va se terminer, bientôt… vous avez vu les boches ce matin ? Ils sont paniqués ! Ils regroupent leurs troupes pour les envoyer en Normandie. Tenez ! Lisez cette feuille… mais ne vous faites pas prendre avec ça sur vous…

Il sortit quelques exemplaires d’un tract avec, comme en-tête : « Valmy », l’embryon clandestin du futur journal communiste L’Écho du Centre. Il lut des passages à voix basse.

On y apprenait que la bataille était très difficile, que les nazis tenaient bon, qu’il fallait rejoindre la Résistance afin de participer à des sabotages pour paralyser les communications allemandes. Que, cette nuit, quatre camions, avec à bord plus de quarante gardiens de la paix munis de leurs armes, avaient quitté la ville pour rejoindre Guingouin.

Puis il prit le journal Je suis partout et le déchira avec hargne, pour transformer le torchon collaborationniste et antisémite en confettis qui atterrirent dans une corbeille.

Clémence pensa à ses parents. Savaient-ils ? Bien sûr que oui. Ils n’avaient pas de poste TSF, mais ils allaient régulièrement écouter en français, chez des voisins, Radio Londres et même Radio Moscou.

Ainsi, ils suivaient sur une carte de l’Europe la progression des troupes soviétiques. Clémence, chaque dimanche, regardait la carte et écoutait ses parents lui expliquer les nouvelles de la semaine écoulée.

Son père, après avoir été valet de ferme, travaillait comme cantonnier pour le Département. Sa mère, comme beaucoup de femmes des environs de Saint-Junien, cousait des gants, à la main, chez elle.

À cet instant, elle aurait aimé être avec eux pour partager sa joie. Il faudrait attendre samedi… mais elle était réconfortée à l’idée qu’ils pensaient très fort à elle.

— Le général de Gaulle a prononcé un discours ce matin… il a dit que la bataille suprême était engagée, mais qu’elle serait peut-être longue et qu’il fallait que tout le monde combatte.

Monsieur Robert avait pris un ton grave.

Le travail reprit. Mais tous ces visages rayonnaient. Des regards, la peur avait disparu. Cette peur lancinante qui jour après jour avait labouré les entrailles, creusé des cernes sous les yeux, sculpté des rictus figés aux commissures des lèvres.

Mais chacun savait qu’il était hors de question de manifester sa joie en public.

Malgré tout, l’après-midi, une jeune fille prénommée Marie-Louise avait apporté son violon. Elle suivait des cours au conservatoire. Elle joua des airs gais de Bellini, Bizet et Franz Lehar.

Monsieur Hervé avait toujours son air d’ange et on voyait son gros ventre qui ballottait au rythme de « Vilja », le standard de La Veuve Joyeuse.

Au repas du soir, toutes les filles du foyer étaient très excitées. Chacune y allait de son anecdote. On échangeait les informations glanées sur les lieux de travail. La directrice affichait sa gueule des mauvais jours. Elle finit par interrompre ses lectures et disparut du réfectoire.

Les filles montèrent au dortoir au milieu de cris à peine étouffés. Puis certaines se mirent à chanter. D’autres dansaient.

Une insurrection. Une mutinerie contre l’ordre imbécile que la directrice faisait régner. Une rébellion contre la pénurie, les cartes de rationnement, le topinambour, la saccharine, le tissu de coton bleu marine qui occultait les fenêtres, la nuit tombée.

La censure, la violence, la répression, la peur, la souffrance, les privations.

Les fanions SS, les croix gammées – pas à Nuremberg, mais à Limoges –, les officiers allemands qui fument le cigare à la terrasse des bars.

Alors que tard dans la soirée le calme revenait dans le dortoir, Régine rejoignit Clémence. Elle s’allongea à côté d’elle.

— Tu crois qu’on verra les soldats américains à Limoges ? demanda-t-elle, le regard fixé vers le plafond gris.

Mais, en vérité, elle voyait les myriades de parachutes blancs qui dansaient dans le ciel.

— Je ne sais pas… peut-être, répondit Clémence.

— Tu crois qu’ils sont beaux, les Américains ?

— Je ne sais pas…

— Un jour, j’irai aux États-Unis…

Emportée par son rêve, Régine s’endormit sur le lit de Clémence.

3LES JOURS SUIVANTSJUIN 1944

L’euphorie du 6 juin fut vite dissipée, comme ces moments de joie un peu délirants, les soirs de bal, qui se perdent dans la brume matinale, lorsque l’aube pointe à l’horizon.

Clémence n’allait pas au bal. Pourtant ses amies passaient au Repaire, le samedi soir, vers 20 h 30.

— Viens avec nous, on va bien s’amuser !

Ces bals clandestins étaient organisés dans des granges, à la lueur de lampes-tempête. On oubliait la guerre sur un air d’accordéon. Même si ces instants volés à l’occupant s’avéraient très dangereux.

Clémence déclinait gentiment l’invitation, prétextant une fatigue ou un mal de tête. Ce n’était pas la peur qui l’arrêtait, mais une timidité qu’elle s’efforçait chaque jour de dissimuler. Le samedi soir, elle préférait se laisser aller à ses élans naturels : rester avec ses parents et les écouter raconter les anecdotes de la semaine.

Il lui arrivait de danser lorsqu’elle entendait la musique du poste TSF des voisins. Des airs qu’elle ne connaissait pas lui parvenaient par bribes lorsque le vent tourbillonnait. Bing Crosby et sa voix de crooner, Andy Russell et le King Cole Trio. Ses copines de travail lui disaient que c’était du « jazz », une musique venue des États-Unis. Quand elle écoutait ces « chansons », elle se sentait bien. Elle se laissait emporter, et, parfois, elle avait l’impression d’être arrachée à ce monde épouvantable.

Les Allemands avaient retrouvé leur sang-froid. Les rues étaient quadrillées.

Le matin du 7 juin, Clémence fut interpellée par un groupe de miliciens. De jeunes merdeux supplétifs de la Gestapo. Pantalons sur guêtres et brodequins, vareuse et ceinturon, chemise kaki, cravate noire, béret incliné sur le côté gauche. Et la lettre gamma, à l’envers, sur l’insigne métallique. Ils se prenaient pour les rois de la rue. Mais on voyait bien que leur visage, depuis mardi, était assombri par le doute. Comme un vacillement. Le sentiment que le balancier leur revenait en pleine gueule. Ce qui les rendait encore plus redoutables.

— Tu vas où, beauté ? avait dit le plus âgé.

Clémence avait baissé les yeux, sans répondre.

— On te parle !!

— Je vais travailler…

— Où ça ?

— Aux Assurances sociales…

— Ah ! dans ce repaire de communistes !

— Viens avec nous…! Et d’abord, montre-nous tes papiers.

Elle s’exécuta.

Elle chercha sa carte d’identité dans son sac à main.

Le chef des tortionnaires fascistes tenta alors d’embrasser Clémence. Il l’avait enlacée. Elle avait senti son corps lourd contre elle. Son sexe contre sa cuisse. C’était répugnant.

Elle s’était dégagée.

— Laissez-moi !!! avait-elle crié.

Des passants s’étaient arrêtés et, sans dire un mot, encerclaient les hommes de Darnand.

Puis, une voix, claire, percutante.

— Je te connais, toi ! T’es le fils Gambier… tu n’as pas honte ? Laisse cette pauvre fille ! Pense à ta mère que tu déshonores. Elle a honte de savoir ce que tu fais. Méfie-toi… dans quelques semaines, tu devras rendre des comptes…

Une femme âgée venait de se libérer de quatre années de colère.

Les miliciens décampèrent.

Les nouvelles qui parvenaient de Normandie étaient contradictoires. Certains affirmaient que les Allemands étaient en déroute. Que les Américains approchaient de Paris. D’autres disaient que les pertes alliées étaient immenses et que les renforts allemands venus du sud repoussaient les libérateurs. Que les combats faisaient rage.

Au bureau, le moral vacillait. Les mines étaient devenues graves.

Seule Marion gardait espoir.

— Tu verras, bientôt nous serons libres ! disait-elle à Clémence. Les Américains seront là dans quelques jours ! Et elle lâchait un rire effronté.

Durant la nuit du vendredi, Clémence fut souvent réveillée par le bruit fracassant d’inhabituels mouvements de troupes. Des chenillettes, des blindés fonçaient dans les rues de Limoges.

Le samedi 10 juin, la matinée au travail lui parut interminable.

Le ciel était d’un bleu paisible.

En descendant l’avenue de Juillet, pour la première fois depuis des années, Clémence sentit monter en elle une sorte d’allégresse qui lui donnait envie de courir. De sauter en l’air en criant de joie.

Sous ce soleil qui annonçait l’été, elle ressentait un désir fou de passer outre sa timidité et les bonnes convenances qui interdisaient aux jeunes filles d’afficher leurs sentiments. Oui, la chaleur de ce soleil, cette lumière étincelante de midi, lui redonnaient le goût délicieux des saveurs de la vie.

Marion disait que la guerre allait enfin cesser. Une question de semaines, de jours peut-être. Clémence éprouvait dans tout son corps ce vent de liberté qui arrivait de l’ouest.

On était samedi. Elle allait passer la soirée et le dimanche avec ses parents. Parler du Débarquement, de la semaine écoulée et fêter son anniversaire.

Le 5 juin, mardi dernier, elle avait eu 19 ans ! Elle pensait avec beaucoup de fierté qu’elle était née presque le même jour que celui du D-Day…

Elle arriva devant la porte du foyer, elle avait faim.

Dès la fin du repas, elle se dépêcha de grimper à l’étage. Elle fit un brin de toilette et se changea. Elle avait l’habitude de passer sa meilleure tenue pour le dimanche. Un corsage blanc sous un tailleur bleu marine avec une jupe plissée.

Elle songea qu’il faudrait qu’elle revienne chez la coiffeuse pour sa permanente.

Vers 17 heures, elle quitta le foyer, un sac à la main, et se dirigea vers la gare des Charentes.

De la place des Charentes partaient quatre grandes lignes de tramway qui desservaient tout le département. Il régnait l’ambiance habituelle des samedis, avec peut-être un supplément d’excitation difficile à interpréter. Comme des ondes d’électricité qui auraient flotté dans l’air pour passer au travers de tous ces corps qui se croisaient dans cette aimable cohue.

Le tram de la ligne de Bussière-Poitevine partait à 18 heures.

Clémence adorait arriver en avance. Elle s’asseyait sur un muret à l’ombre d’un platane. Là, elle repaissait ses yeux du spectacle de la foule endimanchée. Elle se sentait vite enivrée par le tangage provoqué par cette houle bigarrée.

Elle observait tous ces gens qui s’affairaient, rentraient et sortaient de la gare, puis montaient dans un wagon.

Le tram d’Eymoutiers s’ébranla.

Soudain, un employé des Chemins de fer départementaux de la Haute-Vienne, la CDHV, annonça que le tram de Bussière partirait en retard.

Clémence s’approcha d’un groupe d’hommes qui semblaient détenir des informations. L’un d’eux affirmait que le tram ne partirait pas. Les visages étaient inquiets.

Un convoi de voitures et de motos de la Wehrmacht descendit en trombe la rue Adrien-Tarrade.

Les voix se turent et les regards se firent sombres.

Clémence sentit son allégresse s’assécher.

Comment se pouvait-il que ce tram ne démarre pas ? Était-il en panne ? Il était déjà arrivé qu’en plein hiver les voyages soient annulés. Mais là…

Hauts dans le ciel, les martinets chassaient. Ils alternaient battements rapides des ailes et longs vols planés en lâchant un trille rapide et strident.

La chaleur devenait lourde.

— Mais… pourquoi ?

Les têtes se tournèrent vers la jeune fille.

— Pourquoi… quoi ? demanda une femme d’un air étonné.

— Pourquoi le tram ne partirait-il pas ?

— Il paraît que les gars de la CDHV essayent d’appeler Oradour au téléphone, mais rien, personne ne répond, dit un jeune homme sympathique que Clémence connaissait de vue.

Alors, un type costaud à la mine rouge écarlate vint en courant et lança, essoufflé :

— Les Allemands ! Ils sont à Oradour !

4

Les Allemands à Oradour ? Personne ne répond au téléphone ? Clémence ne comprenait rien à cette situation. Sur la place, devant la gare, la confusion avait remplacé l’euphorie. Chacun essayait d’en savoir plus.

— Les Allemands sont bien à Limoges et ça n’empêche pas les trams de partir et d’arriver ! entendait-on.

Dix minutes plus tard, on prévint les voyageurs que le tram allait enfin partir. Les passagers s’agglutinèrent devant la porte des wagons. Clémence était soulagée.

À son tour, après avoir fait contrôler son billet par le receveur, elle monta et s’installa, comme elle en avait l’habitude, sur la première banquette, devant et à droite, près de la fenêtre.

Le jeune homme sympathique s’installa à côté d’elle.

— Pfff ! fit-il, cette fois, on va peut-être partir pour de bon !

— Oui, on va partir…

— On se connaît, vous habitez au Repaire ? Je vous ai déjà vue à Oradour avec vos parents.

— Oui, c’est ça…

— Vous faites quoi à Limoges ?

— Je travaille aux Assurances.

— Ah oui, je vois… moi, je travaillais à l’usine Boucheron, dans les cartons et le cuir, et puis on a été bombardés au début de l’année… après j’ai trouvé du boulot chez un marchand de vin, route de Poitiers.

Le tram s’ébranla et se dirigea vers le Champ-de-Foire. Là, d’autres voyageurs grimpèrent. Puis, les stations Antony et Octroi.

Bientôt la motrice sortit de la ville et se dirigea vers Landouge.

— Je m’appelle André, et vous ?

Clémence n’écoutait plus vraiment.

— Comment ? dit-elle, comme si elle venait de se réveiller.

— André ! Et vous ?

— Moi, c’est Clémence.

Cet André avait l’air gentil, mais elle n’avait pas envie de faire la conversation.

Clémence avait bien eu un pincement au ventre lorsqu’elle avait entendu ces hommes dire que les Allemands étaient à Oradour. Mais maintenant que le tram bringuebalait dans la côte, son inquiétude s’était dissipée. Il lui tardait de revoir ses parents et de bavarder avec eux. De leur raconter ce qu’on disait à Limoges à propos du Débarquement. Et puis il y aurait son gâteau d’anniversaire.

La chaleur persistait malgré un soleil qui commençait à fournir une lumière rasante. Clémence avait baissé la fenêtre de la voiture. Par moments, elle percevait une odeur chaude et humide, une odeur brute de terre mouillée. Des bouffées d’émanations sauvages.

Elle adorait la campagne en juin. Parce que la végétation était exubérante, épaisse, et semblait gagner du terrain sur tout ce qu’avaient aménagé les hommes. Elle aimait ces herbes folles, les graminées, les fougères. Le mauve des digitales. Le jaune des boutons d’or et des genêts. Les marguerites et les carottes sauvages et ces petites fleurs roses qui osaient s’aventurer sur l’asphalte.

Le tram s’arrêtait, de temps à autre, devant une gare minuscule. Un ou deux voyageurs descendaient.

Clémence se laissait bercer par le roulis et le bruit métallique des roues, ponctué par une sorte de tic-tac. Elle oublia l’inconfort de la banquette en bois et sombra dans une torpeur presque voluptueuse.

À l’arrêt de La Bouteille, elle sentit que son voisin lui tapotait la main. Clémence se redressa. Regarda le jeune homme d’un air interrogateur.

— Vous avez vu ? demanda-t-il en tendant son bras vers le pare-brise du tram.

Clémence vit alors une bande noire qui dévorait le bleu du ciel. Rien à voir avec un nuage d’orage.

D’autres passagers observaient le phénomène.

La traînée qui salissait l’azur montait de la terre et se répandait jusqu’à masquer les restes du soleil.

Seul un enfant continuait à dormir, abandonné sur l’épaule de sa mère.

Les passagers interrogèrent quelques habitants. « Pourquoi cette fumée ? et… on ne voit personne venir d’Oradour. » Tous regardaient le ciel en y cherchant des réponses à leurs questions.

Le tram redémarra.

Les voix déraillèrent et un silence pénétrant s’abattit dans le wagon.

Le conducteur avait réduit la vitesse du tram qui continuait cependant à avancer vers cette nébulosité effrayante.

La lumière était devenue grise.

On vit alors un homme qui, fonçant sur son vélo, croisa le tram. Il s’arrêta et fit de grands signes en direction des voyageurs.

Clémence entrevit son visage livide. Sa bouche semblait émettre des sons. Des mots. Toujours les mêmes. Mais le tram laissa l’homme. Clémence se retourna et fut happée par ses yeux qui semblaient vouloir la retenir.

Quelques minutes plus tard, après une longue courbe, le conducteur stoppa en rase campagne.

Les voyageurs se levèrent et aperçurent des soldats allemands qui couraient dans les champs après avoir lancé des grenades incendiaires sur les maisons du hameau du Mas-du-Puy. Clémence connaissait bien les gens qui habitaient là. Alors que la ferme s’embrasait, elle pensa à son vélo qu’elle garait dans leur grange.

Les voyageurs, sidérés, regardaient ce chaos. Au fond d’eux-mêmes, ils se tenaient pour des morts en sursis. Aucun ne bougeait.

Au loin, les regards découvrirent les flammes de l’enfer.

Des flammes élancées qui léchaient le ciel. L’église… ! C’était bien l’église d’Oradour qui brûlait.

Les SS semblaient très excités.

L’un d’eux s’approcha du tram.

Il s’aida du marchepied pour monter dans la voiture. Puis il dit, dans un français impeccable :

— Vous voyez ! Les femmes et les enfants brûlent dans l’église !

« Non, c’est impossible… cet homme ment ! Ces incendies ne sont que les conséquences de combats que les maquisards ont livrés. » Clémence sentait que son esprit vacillait. Elle devenait folle, pour de bon. Elle n’avait pas compris ce que ce soldat venait de dire. « C’est impossible ! »

Le visage du SS exprimait une sorte de satisfaction teintée de haine.

— Les voyageurs pour Oradour descendent ! poursuivit-il. Une voix tonnante. Un ordre.

Il s’écarta avec une attitude presque déférente pour laisser passer Clémence qui fut la première à mettre pied à terre.

Ses yeux fouillèrent alors l’horizon rougeoyant. Son père. Sa famille. Étaient-ils au milieu de ce brasier ?

Sa gorge était nouée, elle avait envie de pleurer, mais aucune larme ne parvenait à se détacher de ses paupières.

Les senteurs de juin avaient disparu. Seule une odeur de fumée, âcre.

Des dizaines de SS, les mitraillettes pointées, avaient formé un cercle autour du tram.

Un à un, les voyageurs descendirent, sans un mot, soumis.

On les fit mettre en rang, par deux. Clémence se retrouva à côté de la femme sur laquelle l’enfant dormait. Elle portait un chapeau élégant. Le garçon serrait la main de sa mère. Son regard essayait de comprendre.

Dans les champs alentour, d’autres soldats.

On ordonna aux prisonniers de traverser la route. Ils marchèrent une centaine de mètres sur un sentier, puis obliquèrent à droite vers un pré.

Des détonations les firent sursauter. Derrière la haie, des SS lançaient des grenades incendiaires sur d’autres maisons.

Ils longèrent la haie. On entendait le crépitement du feu. Des ordres gutturaux. Des cris.

Le ciel était en éruption, interdisant à la nuit de se répandre.

Toujours encadrés par les soldats, on les fit marcher à travers des prés. Ils avançaient, la tête basse. Ils traversèrent un village désert. Une cour de ferme. Un chien aboya puis, apeuré par le cortège, disparut dans une grange.

Les Allemands firent stopper la cohorte. Certains pénétrèrent alors dans les maisons et se livrèrent à des pillages en règle. De la nourriture. Ils ressortaient les bras chargés de charcuterie, de boules de pain.