La onzième carcasse - Franck Linol - E-Book

La onzième carcasse E-Book

Franck Linol

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Beschreibung

Pour résoudre cette enquête, le commissaire Dumontel devra déterrer quelques secrets de famille...

Des corps disparaissent à la morgue... Une fillette disparaît dans un parc.
Cinq jours de canicule torride.
Cinq jours durant lesquels l’inspecteur Dumontel et son équipe sont sur la brèche.
Cinq jours d’immersion dans les entrailles d’une famille pas tout à fait comme les autres.

Ce 7e opus de la série des « Dumontel » se déguste sans modération. Pour les amateurs de page-turners !

EXTRAIT

André Sergent comptait ces putains de carcasses de porc, alors qu’il était coincé par le livreur de bidoche, et que ses potes l’attendaient au boulodrome du Moulin Pinard en bordure de la zone nord de Limoges.
8, 9, 10... La onzième carcasse était différente des autres. Il recompta. La onzième... Ce n’était pas un porc.
Il ouvrit bien grand ses yeux. C’était bien le corps d’un homme qui était pendu à un crochet.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Un polar parfaitement rythmé et calibré , où les personnages sont dépeints sans artifice et les histoires qui le composent sont totalement crédibles et savent conserver le lecteur en haleine jusqu'à la fin. -  Stonerandmore, Babelio

Immédiatement nous sommes en terre connue. Dès le frémissement des pages on reconnaît le style et la patte de Franck Linol, en permanence en grand écart entre enquête et exploration permanente des personnages. Les enquêtes du commissaire Dumontel sont des voyages en sociologie. -  Sébastien Vidal, Le souffle des mots

À PROPOS DE L'AUTEUR

Franck Linol est né à Limoges où il est aujourd’hui enseignant et formateur à l’IUFM. Grand amateur de romans policiers, il apprécie tout particulièrement les atmosphères d’Henning Mankell et l’expression du sentiment tragique de la vie chez Jean-Claude Izzo. Il avoue un réel attachement pour l’œuvre de René Frégni. Il s’est lancé dans l’écriture pour simplement raconter des histoires, mais aussi pour témoigner des dérives d’une société devenue dangereuse pour la liberté de chacun.

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Remerciements

Je remercie tous mes prochesqui m’encouragent chaleureusement…

Françoise et Gérard Gonfroy pour leur aidetrès précieuse,

Tous les collaborateurs de Geste, et en particulierRomain Naudin, pour la confiancequ’ils m’accordent.Et tous les lecteurs pour leur fidélité.

L’histoire qui est contéeest totalement imaginaire.Ni les faits ni les personnages n’ont existé.

Les photos de la couverture ont été réaliséespar Laurine Lavieilleque je remercie pour sa collaboration.

« Les flics sont les témoins quotidiens de la foliehumaine, en cela ils sont terriblement seuls ».Maxime Chattam

I

Le docteur Cartinaud était médecin légiste depuis bientôt trente ans. Il était chef de service de médecine légale au CHU de Limoges. Il avait sous ses ordres deux autres toubibs, deux infirmières, trois secrétaires et deux psychologues. Il donnait également des cours à la faculté de médecine.

Cartinaud témoignait régulièrement en tant qu’expert auprès des tribunaux. Depuis longtemps il ne s’occupait plus des accidents, des coups et blessures, des affaires de mœurs ou des évaluations de séquelles. Cartinaud était la star des scènes de crime, le roi des autopsies. Lui seul savait faire parler les morts.

Ce matin-là, il recevait dans son bureau une jeune journaliste de Marie-Claire, venue de Paris faire une interview sur le métier de « médecin des morts ».

Rémy Cartinaud avait sorti sa cravate la plus excentrique pour la circonstance. Une Moschino en soie noire avec New York vu du ciel, la nuit. À soixante-quatre ans, le toubib n’avait pas encore dit son dernier mot avec les jeunes femmes.

— Puis-je vous offrir un café ? demanda-t-il en minaudant.

— Volontiers, professeur… alors, dites-moi, comment faites-vous avec la mort ?

La femme, charmante, portait une minijupe ajustée noire qui galbait ses formes. Cartinaud, qui reluquait ses cuisses, pensa qu’il l’aurait bien autopsiée.

— Ah ! Vaste question, mademoiselle…

— Mélissa…

— Beau prénom ! La mort est devenue mon amie ! Oui, j’ai mis des années à l’apprivoiser comme un dompteur avec une bête féroce. Vous savez, je ne sais pas si les gens ont peur de la mort, ils ont surtout peur de vieillir. Les jeunes légistes qui ouvrent leurs premiers cadavres, outre l’odeur, ne supportent pas de projeter quelque chose d’eux sur les macchabées. Ils n’arrivent pas à prendre de la distance. Moi, quand je rentre chez moi, je ne repense jamais à mes morts.

— Même la nuit ?

— La nuit, je dors, Mélissa, et je ne rêve jamais. Vous savez, au xixe siècle, la visite de la morgue faisait partie des distractions du bon peuple. Hommes, femmes, enfants, tout le monde s’y rendait le dimanche. C’était même le lieu le plus visité de Paris. Les cadavres, nus, rafraîchis par un filet d’eau, étaient exposés dans une salle séparée du public par une cloison de verre. En 1876, écoutez bien, Mélissa, on avait découvert, dans la Seine, le corps d’une femme dépecée et coupée en deux morceaux. Le spectacle a fait 70 000 entrées !!!

Mélissa ne frimait plus. Elle mordillait ses lèvres et restait figée sur son siège.

— Et combien un légiste pratique-t-il d’autopsies chaque année ?

— Le département de médecine légale de Montpellier s’occupe de près de quatre cents autopsies. Mon collègue en pratique lui-même une petite centaine… Mais ici, en Limousin, c’est quatre fois moins. Vous savez, Mélissa, dans notre région, on meurt et on est enterré ou incinéré. Il y a peu de morts suspectes. Sauf dans les polars régionaux…

Cartinaud lâcha un petit rire narquois. Une secrétaire apporta les cafés.

— Merci. Et… est-ce un métier fatigant ? dit-elle pour respirer un peu.

Melissa posait des questions puériles et Cartinaud commençait à s’ennuyer. La journaliste s’en rendit compte et croisa lentement ses jambes.

— Oui, c’est un métier fatigant. J’ai mal au dos. Ma trousse pèse douze kilos !

— Et qu’emportez-vous dans votre trousse ?

Cartinaud n’eut plus du tout envie de mater les cuisses de la gazelle. Elle avait fait le déplacement de Paris pour savoir ce qu’un légiste transportait dans sa trousse ! Il regardait ce visage trop maquillé en essayant d’entrevoir une once de subtilité. Non, Melissa était à l’image du modèle de la femme que donnait son magazine féminin : image superficielle d’une personne qui aurait des capacités intellectuelles limitées, réduite à un rôle d’objet et de fée du logis.

— Un appareil photo, mon dictaphone, un bloc-notes, des gants, des masques… mais le plus dur est de manipuler les cadavres, les retourner, les changer de position et les glisser dans la housse. Un jour, j’ai dû dépendre un malheureux de 90 kilos ! Et puis, les bistouris, les scies, les pinces, les écarteurs… ouvrir de la gorge au pubis, sortir tous les organes un par un, les examiner, les remettre, recoudre, oui, c’est fatigant ! Au fait, Mélissa ! J’y pense… je dois faire une autopsie… je vous amène !

Cartinaud avait dit ça avec le ton et la gueule d’un tueur en série.

— Là ? Maintenant ?

Mélissa avait pâli et commençait à ranger son carnet.

— Oui, l’autopsie, c’est maintenant !

— Euh… je ne sais pas – elle regarda sa montre – mon train pour Paris… je vais vous laisser travailler, professeur.

Cartinaud raccompagna la jeune journaliste en se demandant à quoi ressemblerait son article qui serait coincé entre des conseils pour la drague, du luxe inaccessible, du shopping parisien et de la mode « importable ».

Son téléphone sonna.

— Professeur, il y a un problème.

— Ah ? Quel problème ?

— Venez, je vous attends à la morgue. Cartinaud enfila sa blouse blanche, réajusta son nœud de cravate et se dirigea vers le frigo.

C’était le docteur Prélat qui venait de raccrocher. Le jeune légiste avait merdé sur toute la ligne il y avait maintenant deux ans. Une affaire étrange : on avait découvert des jeunes femmes mortes habillées d’une robe de mariée, allongées au pied de monuments aux morts1… Mais Prélat, depuis, avait beaucoup appris, et il savait se montrer très perspicace. Cartinaud, désormais, arrivait à lui faire totalement confiance.

Cartinaud déboula dans la salle.

Prélat et un assistant se trouvaient devant une rangée de compartiments funéraires.

— Bonjour, alors, votre problème ? s’exclama Cartinaud en traversant la salle à petits pas de passereau.

Prélat sortit une main de la poche de sa blouse, attrapa la poignée du tiroir réfrigéré et le fit glisser vers eux comme un pharmacien qui cherche un médicament. Les yeux du jeune légiste observaient la réaction de Cartinaud.

— Et alors ? Le caisson est vide !!!

— C’est bien le problème… dit Prélat.

— Écoutez, mon ami, cessez de jouer aux devinettes et venez-en aux faits.

L’assistant se tenait en retrait. Il craignait les colères du professeur et, là, il sentait la tension croître.

— Vous vous souvenez de ce jeune type qui avait été percuté par une voiture, en pleine nuit, sur le boulevard ? demanda Prélat.

— Non !

— Vous m’aviez confié l’autopsie. Traumatisme crânien. Mort sur le coup. Cela faisait trois mois qu’il était là. Personne n’avait réclamé le corps. Et, ce matin, j’ai eu au téléphone une femme qui habite Tours. Elle prétend être la tante du défunt. Elle aurait appris seulement hier la mort de son neveu. Elle est sa seule famille… elle veut récupérer le corps pour des obsèques dignes… elle envisage une crémation.

Prélat semblait se tenir au garde-à-vous à côté du caisson vide. Il fixait Cartinaud. Celui-ci venait de digérer l’information. Il pencha sa courte silhouette au-dessus de la cellule funéraire pour mieux vérifier si sa conclusion était correcte. Seule une buée froide montait des entrailles du cercueil congelé et tournoyait tel un « périsprit » satisfait de retrouver sa liberté.

— Où est le corps ? éructa Cartinaud.

— C’est précisément le problème. Quand la femme a raccroché, j’ai appelé Hubert et nous sommes venus pour voir l’état du corps. Caisson n° 32… Le corps a disparu, professeur.

— Impossible ! Il s’agit d’une erreur !

— Nous avons tout vérifié, professeur… il n’y a pas d’erreur.

Hubert, l’assistant, avait osé lâcher ces mots.

— Impossible ! J’ai tout vu dans les morgues, tout ! Lors d’un congrès à Montréal, on m’a raconté qu’un urologue s’était introduit dans une salle mortuaire pour prélever du sperme sur un cadavre à la demande de sa femme, la veuve. Pas loin d’ici, il y avait des magouilles pour « orienter » les corps vers des thanatopracteurs. Les employés barbouillaient de marc de café les lèvres et le visage des morts pour donner l’illusion de sang séché. Hubert ! Vous n’avez jamais fait ça, vous !!

— Euh… Bien sûr que non, professeur.

— Le pire, Prélat, un type s’est réveillé dans un de ces caissons. Il hurlait dans son sac ! On l’a retrouvé déshydraté. Mort d’une crise cardiaque… enfin, c’est ce qu’on avait cru. Il faut toujours être humble avec la mort. Toujours. Mais, là… un mort qui disparaît…

— La tante du jeune homme arrive demain, murmura Prélat.

— Merde !

Cartinaud fit demi-tour, l’esprit chamboulé. C’était la première fois qu’il laissait un macchabée prendre la tangente.

Il décida de téléphoner au commissaire divisionnaire Mangeard.

1. Voir Lune de miel à la morgue, 2013.

II

Quarante flics. Pas un de moins. Pour cette affaire, on avait rassemblé des policiers parisiens (de l’Office central de la répression de la traite des êtres humains), des bordelais (de la Direction régionale de la police judiciaire) et des limougeauds commandés par le capitaine Maillet. Une femme supervisait l’opération, une juge spécialisée de Bordeaux. Un plan mûrement réfléchi.

Le gouvernement socialiste venait de faire voter une loi destinée à lutter contre le « système prostitutionnel ». Les dispositions étaient nombreuses et plutôt incohérentes. D’abord, une amende de 1 500 euros était prévue à l’encontre des clients. Pour la première fois dans une démocratie, l’État légiférait en matière de sexualité. Ensuite, on organiserait des « stages » de sensibilisation à la lutte contre l’achat d’actes sexuels. Très drôle. Qui seraient les « formateurs » ? Le délit de racolage était abrogé. Donc, les putes pourraient racoler en toute légalité, mais les clients seraient poursuivis… Allez comprendre ! Enfin, on créait un fonds pour la prévention de la prostitution. Pour construire des routes ? Oui, pour que les prostituées continuent à faire leur job… La loi avait engendré une violente polémique dans le pays. Des putes de la ville se déclaraient scandalisées. « Les conditions de travail des femmes dans certaines entreprises pourraient relever de la traite des êtres humains ! Je préfère être pute que caissière de supermarché ! » L’association AIDES envisageait d’organiser des manifs contre cette loi stupide et puritaine. La presse locale avait enquêté et des prostituées historiques déclaraient avoir reçu des élus, des chefs d’entreprise et des hauts responsables de la ville. La rue Baudelaire, fief légendaire du marché du sexe à Limoges, était devenue une rue habitée par les bobos. En revanche, depuis plusieurs années, les mafias des pays de l’Est avaient investi la ville, jusqu’à coloniser certains quartiers populaires. Limoges n’était plus une ville tranquille. Chicago in Limousin, oui, certainement. Quelques semaines plus tôt, on jugeait au tribunal correctionnel des caïds albanais qui, dans les rues calmes de Limoges, réglaient leurs comptes à coups de mitraillette, de carabine et de pistolet semi-automatique. Remake du film Taken…

C’est quelques jours après le vote de la loi que ce coup de filet avait été programmé. Comme si les flics avaient voulu montrer quelle était la vraie réalité de la prostitution dans le pays : des filières mafieuses, très dangereuses, armées jusqu’aux dents – des proxénètes bulgares et turcs – qu’il fallait combattre sans ménagement. C’était en tout cas l’avis du capitaine Maillet.

Le matin, 5 h 45. Les flics étaient en position dans plusieurs points stratégiques de la ville. Dans chaque voiture on attendait les ordres, l’heure « H ». On approchait de l’heure légale pour une intervention à domicile : 6 heures du matin. Les policiers étaient à cran.

— Dumontel n’est pas là ? demanda le lieutenant Mandon en suçant un bonbon au réglisse.

— Non, tu sais bien qu’il ne supporte pas de bosser avec les cow-boys parisiens ! Officiellement, il a pris sa journée, répondit Maillet. Et arrête de sucer ta pastille, ça me porte sur les nerfs !

— Ah bon ? Dommage. J’aurais bien voulu le voir dans un coup comme ça !

Mandon continua à suçoter sa friandise comme s’il n’avait rien entendu.

— Tu aurais vu quoi ? Il aurait été à l’arrière, avec les chefs, à superviser, comme ils disent ! Déjà qu’il ne veut pas que ses potes l’appellent « commissaire » !

Six voitures banalisées étaient stationnées dans une petite rue du quartier Carnot. Dans l’Opel grise, Maillet était au volant. Mandon et Maury, les inséparables, étaient assis à l’arrière. Sur le siège passager, un nouveau lieutenant, une femme, prénommée Gisèle, mutée à Limoges depuis quelques jours seulement. Une femme du genre Balasko dans le film Gazon maudit.

— Qui c’est, Dumontel ? demanda la nouvelle.

D’abord, il y eut un drôle de silence. Maillet jeta un œil dans le rétro. Il vit la gueule interdite de Maury et Mandon. Puis un éclat de rire tonitruant.

— Gisèle ! T’as jamais entendu parler de l’inspecteur Dumontel ? dit Maillet en reprenant son souffle.

— Ben non, pourquoi ?

— Mais c’est comme si un curé n’avait jamais entendu parler du pape François !!!

Les trois flics limougeauds se remirent à rire.

La radio de bord grésilla.

— Appel à toutes les voitures. H moins une minute. Tenez-vous prêts.

— Merde, arrêtez de déconner, les gars, concentrez-vous, ça risque chier ! dit Maillet.

Les flics avaient revêtu leur gilet pare-balles en Kevlar. Cinq kilos à porter.

— En position ! Et sur la pointe des pieds ! ordonna la voix qui sortait de la radio.

Le ciel matinal commençait à se parer de moirures roses. Les quatre flics sortirent de l’Opel, refermèrent les portières comme s’ils ne voulaient pas réveiller un nourrisson. D’autres flics longeaient la ruelle. Chacun savait ce qu’il avait à faire. L’équipe du capitaine Maillet devait pénétrer dans l’immeuble et s’assurer que toutes les issues seraient gardées. D’autres policiers étaient postés dans les rues alentour. Mais les quatre cow-boys parisiens étaient chargés de réaliser l’interpellation des proxénètes turcs. Au même moment, à la seconde près, d’autres équipes s’apprêtaient à foncer plus haut avenue du Général-Leclerc et dans une rue qui donnait sur le Champ-de-Juillet.

L’immeuble était vieillot. La porte d’entrée couina. Un hall minuscule avec des boîtes aux lettres ancestrales qui dégueulaient des journaux gratuits. Une odeur écœurante de moisi. En face, un escalier en bois. Les flics de Paris s’y engagèrent avec assurance. Tout alla très vite. On entendit un bruit fracassant. Puis des cris, des ordres, un branle-bas. Deux hommes, barbe noire de trois jours, jean élimé et tee-shirt à l’effigie du drapeau de la Turquie, sortirent menottés et furent aussitôt escortés à l’intérieur d’un véhicule de police. Immédiatement, deux maîtres-chiens montèrent avec leurs malinois. Des chiens spécialement dressés pour repérer des billets de banque.

Le coup de filet avait été un succès. Au total, dix souteneurs – des chefs de réseau – furent mis en garde à vue pour quatre-vingt-seize heures.

Dumontel se leva tard ce jour-là. Il avait encore un putain de mal de dos. Profitant de sa journée de repos, il avait pris rendez-vous avec un ostéopathe. Il ne se souvenait plus de l’heure exacte. Il faudrait qu’il retrouve la carte de la secrétaire médicale.

Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas traîné un matin. Il fit chauffer de l’eau pour avaler un thé. Puis il alluma son ordinateur et se mit à surfer sur Internet pour trouver une voiture plus récente. Sa bonne Golf accusait les 160 000 kilomètres. Il fallait qu’il s’en sépare avant d’avoir à payer des réparations coûteuses. Il se leva, versa l’eau bouillante dans un mug, y déposa un sachet de thé, un sucre, et se dirigea vers la baie vitrée. Elle était là, en bas, la Golf noire. Bien sage. Le flic regarda sa voiture en sirotant son Earl Grey. Trop chaud. Avec une petite cuiller, il remua le liquide presque noir.

Il avait toujours aimé les bagnoles. Quand il avait eu son permis B, à la deuxième tentative, une tante lui avait offert sa 2 CV Citroën. Une AZL de 12 CV réels qui fonçait à 70 km/h. « Quatre roues sous un parapluie », avait été le slogan publicitaire à l’époque. Mais vite, le jeune Dumontel en avait eu assez de cette sensation de devoir pédaler dans les côtes. Il acheta une Mini Cooper S d’occasion à un particulier. Rouge avec un toit noir. Immédiatement, il fit installer des élargisseurs de voies et un pot d’échappement sport en kit. Quelques stickers de marques d’huile ou de carburant. La voiture rallye était prête. Lors de son premier voyage, il se rendit compte que la troisième décrochait quand il rétrogradait, surtout à 6 000 tours/minute. Et, dans les virages, il se retrouvait au point mort…

Le diagnostic fut rude : pignons de la boîte de vitesses à changer. Le moteur de la Mini fut hissé par un palan à chaîne puis désossé. Dumontel passait tous les jours pour prendre des nouvelles, comme on le ferait pour un proche dans le coma. Mais les Anglais n’expédiaient pas les pièces. C’est ce que prétendait le garagiste qui avait eu la bonté de lui prêter une vieille Ford Vendôme pourrie. Puis il finit par ne passer qu’une fois par semaine. Voir la Mini le ventre ouvert lui tirait les larmes.

À la fin, au bout d’environ deux mois, il vendit au garagiste la Mini en l’état pour une bouchée de pain. Il repensait souvent à la dernière fois où il l’avait vue, au fond d’un garage crasseux, abandonnée comme une épave. Un déchirement. Et un sentiment de honte de l’avoir larguée.

Il aimait les bagnoles, les belles, celles sur lesquelles on se retourne pour admirer la silhouette. Celles qui ont du sex-appeal, et pas ces cafards sur roues dont on dit que « pour se déplacer, ça va bien comme ça ! » La vie est assez laide, pas la peine d’en rajouter. On peut aimer les voitures comme on aime une œuvre d’art. Certains sont épris des carrés répétitifs de Mondrian, d’autres du design pur et élégant d’une « Jag » type E qui flemmarde sur une nationale sinueuse, au crépuscule, lorsque le soleil caresse le capot. Sensualité garantie. Quant à la bagnole, « symbole phallique et attribut de la puissance mâle », Dumontel ne prêtait plus attention à ces propos de féministes attardées, une espèce heureusement en voie d’extinction.

Alors que son esprit vagabondait, son téléphone sonna.

Il ne reconnut pas le numéro qui s’affichait.

— Allô ? fit-il.

— Commissaire Dumontel ? Une voix de femme qui riait presque.

Il eut une hésitation.

— Lily ? dit-il avec étonnement.

— Oui, c’est Lily ! Comment tu vas, le flic ?

— Ça va, mais… je suis un peu surpris. Je pensais que tu m’avais oublié…

Dumontel avait rencontré Lily dans un couloir du commissariat. Elle hurlait parce qu’on avait mis ses deux enfants dans un foyer. La jeune femme vivait dans des squats afin d’échapper à son mari qu’elle avait quitté, munie d’un simple sac à dos, et accompagnée de Léo et Léa. Puis une enquête difficile avait rapproché le flic et Lily. Le mari de la jeune femme, un personnage pervers et violent, avait fini par la retrouver dans une chambre d’hôtel, près de la gare. Lily n’avait pas eu le choix, elle était repartie. Dumontel avait reçu une lettre quelque temps après.

« Je règle mes affaires et un jour je reviendrai. » Cela faisait bientôt six mois… Dumontel avait attendu d’autres signes. Mais, plus rien. Il pensait souvent à cette femme complexe, à la fois rebelle et fragile, déterminée et taraudée par mille questions sur le sens de sa vie, qui pouvait se montrer farouche et cajoleuse en même temps. Dumontel avait craqué pour Lily. Mais, une nouvelle fois, les circonstances de la vie avaient joué le jeu des courants contraires. Quand le flic reprenait espoir, qu’il avait le sentiment que son pessimisme invétéré était une simple pathologie qu’il pouvait dompter, la brutale réalité de la vie se dressait face à lui et, tels des vents défavorables, le repoussait vers le large. Dumontel, dès qu’il se rapprochait de la grève, qu’il apercevait la côte sur laquelle il pourrait enfin poser pied, se voyait aussitôt éloigné de la rive. Le rocher qui, inéluctablement, roule vers la vallée, même lorsqu’il est proche du sommet. La vie comme un éternel recommencement. Pas d’issue, seulement des illusions. Lily était-elle une illusion ? Dumontel constatait tous les matins que la vie pouvait être désespérante. Il s’était pourtant promis de ne plus jamais être déçu par une femme. Il était conscient, même quand il avait bu et que l’horizon semblait rose, qu’il était incapable de dominer sa vie. Mais qui le pouvait ? Un jour, et il se souvenait bien de ce jour-là, le lieutenant Grenier lui avait dit : « Vous savez, inspecteur, l’optimiste a inventé l’avion, le pessimiste le parachute. » Grenier était mort assassiné par des nervis.

— Non, je ne t’ai pas oublié… dit la jeune femme.

— Six mois sans nouvelles…

— Je sais, pardonne-moi, mais toi non plus tu n’as pas cherché à me joindre.

— Je ne voulais pas t’importuner.

Il y eut un silence plein d’espérance. Un soupir de Lily plein de promesses.

— Je t’ai demandé si tu allais bien, fit Lily.

— Moi ? Tu sais… oui, ça va.

— Je te connais, le flic, tu es une machine à broyer du noir… tu es fan de rock ? C’est le blues qui te conviendrait mieux.

— Tu veux quoi, Lily…

— J’ai réglé mes affaires. J’ai divorcé et j’ai la garde de mes enfants..

— Ah, Léo et Léa… Comment vont-ils ?

— Bien !

— Toujours dans tes jupes ?

— Je ne mets pas de jupe, Dumontel.

— Dommage…

Lily lâcha un petit rire complice.

— Alors ? dit Dumontel.

— Rien, je suis libre. Et j’ai toujours l’intention de revenir dans ta ville. Tu sais que j’y ai mes racines et que je dois terminer mon enquête pour retrouver mes origines…

— Tu crois que c’est une bonne idée ? Je veux dire de revenir ici.

— Putain ! Monsieur le Flic fait le morose, le distant, l’indifférent. Monsieur Dumontel est sombre, déprimé, il n’a plus goût à rien ! Si ! Au vin, au bon ! Monsieur l’Inspecteur joue les cafardeux, les déçus de la vie, les loups solitaires, pardon les vieux loups… au pelage blanc ! Enfin, un blanc qui jaunit. Dumontel, je vais revenir, et je vais te secouer les puces, et je vais t’acheter du shampoing pour chien, du Biocanina, qui réactive la brillance du poil ! Et même un spray contre les puces s’il le faut ! Merde, Dumontel, tu fais chier ! Tu crois que ça m’amuse ? Tu crois que je me suis éclatée pendant six mois ? La vie n’est facile pour personne ! Tu n’es pas le seul à en baver, tu sais ça ? Tu n’as pas le monopole du coup de calcaire ! T’en as pas marre de dilapider ta vie ? Tu n’as pas encore réglé tes comptes ? Tu attends quoi ! D’être dans un cercueil ? Tu vas continuer longtemps à te persuader que les femmes sont toutes des garces ? !

Dumontel esquissa un sourire. Il avait retrouvé la Lily en furie qui se débattait et essayait de mordre les deux brigadiers qui la conduisaient dans la cellule de garde à vue.

— Bon, tu as terminé ?

— Oui, j’ai fini !

— Bien, alors… tu as de l’énergie à revendre, à ce que je constate, ça tombe bien, moi je me sens un peu anémié. Viens quand tu veux, tu me feras une perfusion. Et puis… ça me fera vraiment plaisir de te revoir. Six mois, c’est long. Tu aurais quand même pu me faire signe… mais je sais, tu as réponse à tout, tu vas me démontrer le contraire, alors c’est bon. Préviens-moi quand tu arrives…

III

Un instant d’inattention. S’asseoir sur un banc pour poser son regard sur les oies, les canards et les cygnes qui glissaient sur l’étendue d’eau juste avant le pont de bois. Des gamins jetaient des quignons de pain. Les canards étaient les plus voraces et les plus malins. Comme des générations d’enfants, Valérie avait connu le parc de l’Aurence dès son plus jeune âge. Un havre de paix avec le petit cours d’eau qui serpentait dans les sous-bois, les aires de jeux et surtout le parc animalier avec de drôles de moutons, des chèvres naines du Tibet, des oiseaux qui venaient picorer dans votre main. Valérie avait laissé défiler ses souvenirs quelques secondes. Plus ? Une minute ? Peut-être, elle ne se souvenait plus. Nos émotions perturbent le temps qui passe. La peur semble durer une éternité. Valérie s’était oubliée. Elle était toujours dans le val de l’Aurence, mais trente ans plus tôt, avec son père. C’est elle qui lançait des morceaux de pain rassis aux canards.

Combien de temps avait-elle rêvé ? Soudain, Valérie ressentit comme la présence d’une menace. Un filet d’air glacé qui lui fouettait le visage et enserrait tout son corps. Pourtant, la chaleur était encore accablante en cette fin de journée de juillet, même si l’ombre des grands chênes apportait un peu de bien-être.

Elle tourna la tête à droite puis à gauche. Elle se retourna complètement. Des enfants jouaient au ballon, des mémés promenaient leur chien.

— Nadia ? avait-elle murmuré.

Elle fronça les sourcils, se leva, pivota sur elle-même.

— Nadia ? fit-elle plus fort.

La jeune femme descendit vers le plan d’eau, obliqua vers le pont de bois.

— Nadia ?? Elle criait à présent. Elle courait vers le pont.

Elle parvint sur le parking aménagé Chemin du Mas-Gigou, en bas de la rue Halévy.

Valérie Meillout courut jusqu’à sa voiture, une Toyota bleu boréal.

Nadia, sa fille, six ans, n’était pas là.

La maman rebroussa chemin et revint sur l’allée qui longeait le cours d’eau. Elle courait en inspectant tous les endroits du parc. Près de l’aire de jeux, elle vit la silhouette d’une fillette. Elle eut l’impression de voir une chevelure blonde bouclée avec un serre-tête agrémenté d’un nœud pailleté noir. Une robe bohème bleu foncé.

— Nadiaaa !!!!

Valérie fonça en direction des balançoires, là où la fillette se trouvait maintenant.

Mais plus elle se rapprochait, et plus elle se rendait compte que la petite n’était pas Nadia.

L’angoisse l’avait envahie. Sa respiration était hachée et haletante. Elle était en nage.

Elle sentit qu’on l’observait. Comme si tous les promeneurs du parc s’étaient subitement immobilisés et concentraient leur regard sur cette femme qui avait l’air d’une folle.

— Excusez-moi, vous n’avez pas vu une petite fille ?

Valérie pleurait à présent. L’homme à qui elle s’était adressée avait l’œil sur son garçonnet qui s’agitait, assis sur un cheval à ressort jaune vif.

— Que se passe-t-il ? Calmez-vous, madame. Une petite fille ?

L’homme attrapa l’enfant dans ses bras. Celui-ci se débattit en bougonnant.

— Sois gentil, Théo. Attends une minute.

— Oui, c’est ma fille, je ne la retrouve plus… je ne sais pas, je ne la vois plus, j’ai cherché, oh… Monsieur, je suis inquiète, c’est de ma faute.

— Calmez-vous. Vous la cherchez depuis longtemps ?

— Cinq minutes, peut-être plus…

Valérie continuait à examiner les alentours à la recherche de Nadia.

Elle porta les deux mains sur sa tête comme quelqu’un qui est perdu et qui semble chercher une voie de sortie.

— Elle ne doit pas être très loin…

— Je me suis assise sur un des bancs, là-bas, et je ne sais pas ce qui s’est passé… mais où peut-elle être ?

— Venez, on va chercher ensemble. Quel âge a-t-elle ?

Ils marchèrent vers le banc.

— Elle a six ans…

— Elle n’a pas pu aller loin et il n’y a qu’un filet d’eau dans l’Aurence… on va la retrouver. Comment s’appelle-t-elle ?

— Nadia…

Valérie décrivit comment sa fille était habillée, ses boucles blondes et son visage d’ange.

Ils décidèrent de chercher chacun de leur côté.

— Je vais sur le parking, ensuite j’irai sur l’autre rive, là où il y a les chèvres, les enfants adorent ces animaux. On va échanger nos numéros de portable et si l’un d’entre nous la retrouve, il prévient l’autre, O.K. ? dit l’homme.

— D’accord, moi je reviens vers les jeux…

— Mais allez voir plus loin et demandez aux passants. À tout à l’heure, on va la retrouver !

D’autres promeneurs furent alertés. Le message de disparition d’une fillette se diffusa en un rien de temps.

Cela faisait une bonne demi-heure que les recherches s’accomplissaient dans une ambiance fébrile. Il était 18 h 30. On ratissait le parc en fouillant les moindres bosquets. Mais le val était immense et une vraie petite forêt jouxtait les étendues de prairie. Le gardien du parc et des soigneurs avaient été prévenus. À l’aide d’un véhicule électrique, ils en avaient fait le tour.

Rien.

Nadia, six ans, avait bel et bien disparu.

« Une minute, elle était là. La minute suivante, elle n’y était plus ! Où est-elle ? » Valérie était en proie à une panique totale. Elle essayait d’imaginer un scénario possible. « Nadia n’a pas pu s’éloigner comme ça, pour faire du mal, non, et si elle jouait à cache-cache ? Que s’est-il passé dans sa tête ? Et là, en ce moment, à quoi pense-t-elle ? Non, ce n’est pas possible, je suis dans un cauchemar. » Valérie se souvint qu’elle avait lu à sa fille Tchoupi se perd au supermarché. Nadia avait été triste de voir Tchoupi pleurer lorsqu’il s’était retrouvé tout seul.

« Maman, moi je ne me perdrai pas, je resterai toujours avec toi, maman, je t’aime, tu sais. »

Valérie entendait encore la voix de sa fille avant qu’elle ne l’embrasse et lui dise : « Bonne nuit, ma chérie. »

Valérie s’était résignée à téléphoner à Julien, son compagnon.

— Faut prévenir les flics ! Merde ! Et appelle aussi ton ex, c’est son père, il doit être prévenu ! J’arrive…

Julien travaillait au centre de traitement du courrier, rue Philippe-Lebon, en zone nord. Il devait finir son boulot à 20 heures, mais il pourrait s’arranger avec son chef. Valérie avait besoin que Julien soit auprès d’elle. Et puis, peut-être aurait-il une idée…

La panique s’estompait dans l’esprit de la maman de Nadia. Un sentiment d’anéantissement, mêlé à une immense culpabilité, s’était emparé, à présent, de tout son être.

L’homme qui l’avait aidée était parti, non sans lui promettre qu’il prendrait des nouvelles.

— Je dois y aller maintenant, je suis désolé, je dois rendre Théo à sa mère… on est divorcé. J’ai votre numéro de portable, je vous appelle ce soir. Mais ne vous inquiétez pas, on va la retrouver.

« Si cet homme pouvait dire vrai ! »

Le parc se vidait. Des promeneurs venaient lui dire un mot de réconfort. D’autres cherchaient encore, mais avec moins de conviction.

Valérie hésitait à appeler Fred, le père de Nadia. Elle avait toujours eu peur de lui, de ses accès de colère, de ses coups de folie lorsqu’il avait bu. Quand ils avaient divorcé, le juge des Affaires familiales avait tranché sans hésitation : Nadia résiderait chez sa mère. Quant au père, il aurait un droit de visite. Mais Fred était parti dans le Sud, vers Narbonne, et il voyait rarement sa fille. Ce qui ne l’empêchait pas de revendiquer la garde alternée. Ivre, il téléphonait souvent rue Clément-Ader, là où habitait son ex, dans une petite maison qu’elle louait. C’était à chaque fois des scènes insupportables, des insultes, des menaces. « Je veux ma fille !! » gueulait-il. Épuisée par ces esclandres, Valérie raccrochait, terrorisée. Mais le père de Nadia était revenu à Limoges depuis quelques semaines. Valérie l’avait aperçu une fois qui traînait à la terrasse d’un bar, avenue Garibaldi.

Elle vit Julien qui accourait.

Dès qu’il fut auprès d’elle, il la prit dans ses bras. Valérie s’effondra. Une crise de larmes l’emporta. Elle était secouée de tremblements. Elle avait enfoui son visage contre la poitrine de Julien.

— Chut… ne t’inquiète pas, ça va aller… chut, mon bébé, chut… regarde-moi.

Il lui caressait les cheveux.

Valérie redressa la tête. Un regard à la fois affolé et implorant pénétra celui de son compagnon.

— Julien… retrouve-la, s’il te plaît… je t’en prie, retrouve ma fille…

Le gardien et les soigneurs se tenaient à l’écart. Julien les vit. Les hommes le mirent rapidement au courant de la situation : les recherches n’avaient donné aucun résultat.

— Il faut prévenir la police, dit l’un des soigneurs, un jeune type au look rasta.

Julien appela le 17.

Cela faisait plus d’une heure que la petite Nadia avait disparu.

IV

— Prélat ! Je vous attends dans mon bureau ! Tout de suite.

Cartinaud raccrocha le combiné. Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Pas à cause de la chaleur. Ni des moustiques qui tournoyaient au-dessus de son nez. Si la presse avait vent de cette disparition, c’en serait fini de sa réputation. Il serait la risée de tous les mandarins du CHU. On ricanerait sur son passage, on se gausserait : « C’est Cartinaud… eh, les gars, vous n’avez pas trouvé un mort ? Regardez dans votre congélo ! » Non, il ne supporterait pas un tel opprobre.

Cinq minutes plus tard, le docteur Prélat frappa.

— Entrez !

Quand il vit Cartinaud, il comprit que le légiste avait perdu les pédales. Ce matin, Cartinaud n’avait pas de cravate ! Un col de chemise froissée ouvert… un torse velu. Prélat pensa que lui était imberbe. Il s’était toujours demandé ce que préféraient les femmes. Un jour, il avait osé demander à une infirmière :

— Moi, un gorille dans mon lit ? Jamais de la vie !

Pourtant, il avait lu dans un magazine pour mecs que des poils sur les pectoraux et sur la descente vers le bas-ventre pouvaient avoir des adeptes. De toute façon, lui n’avait pas de pectoraux. L’affaire était réglée.

— Prélat ! Vous dormez ? Qu’est-ce que vous attendez ! Mais asseyez-vous !

La voix rude de Cartinaud le ramena à la réalité.

— Comment faites-vous avec ces satanés moustiques ?

— Comment ?

Prélat dévisagea son chef pour voir s’il était bien dans son état normal.

— Ce « bzzz » est insupportable ! Savez-vous que ce sont les femelles qui propagent ce « bzzz » afin d’attirer les mâles ? Infernal ! Et ce sont toujours elles qui piquent pour pomper notre sang…

Cartinaud avait l’air au bout du rouleau. Un visage cadavérique. Un comble pour un légiste… quoique.

— Elle arrive quand, cette tante ? reprit-il.

— Dans la journée, elle n’a pas précisé…

— On va lui dire quoi ? Vous avez une idée ?

— À vrai dire… Non.

— Vous vous rendez compte du scandale ? Il faut trouver une solution. Mais il est où ce putain de mort !!… Prélat, je vous parle !

Cartinaud devenait vulgaire, ce qui était très inhabituel, lui qui en pinçait pour la British touch. Mauvais signe.

— J’ai appelé Mangeard, le Divisionnaire, il s’en fout, il s’est même permis de me charrier. Pourtant, je lui ai souvent donné des coups de main. Ce flic est imprévisible. Savez-vous ce qu’il m’a conseillé en rigolant ?

— Euh… non.

— De me trouver un autre mort !

Ces mots résonnèrent dans le bureau du boss un peu comme une réplique de théâtre à la fin d’un acte.

Silence. Les spectateurs méditaient.

— C’est une idée… en fait. Prélat avait dit ça avec un air ingénu.

Cartinaud fronça les sourcils, puis laissa errer son regard quelques instants vers d’insondables abîmes.

— Vous croyez ? dit-il enfin.

— La tante de Tours n’y verra que du feu…

— À condition que ce ne soit pas le corps d’un vieillard ou d’une femme, Prélat !

— Oui, bien sûr…