Le souffle de la mandragore - Franck Linol - E-Book

Le souffle de la mandragore E-Book

Franck Linol

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Beschreibung

La Butte de Frochet est un endroit mystérieux où, selon la légende, vivait la terrifiante Mandragore, un dragon avide de jeunes filles...

Alors que le commissaire Dumontel est suspendu de ses fonctions, il est entraîné malgré lui dans une histoire étrange où se croisent des chamanes, des gourous et des familles « yourtistes ».

Le 9e opus de la série, qui flirte avec le fantastique, n’a pas fini de vous surprendre...

EXTRAIT

Le ciel se couvrait et le soleil n’éclairait plus que l’horizon. Soudain, alors qu’il allait faire demi-tour, son regard fut attiré par une vision insolite. Sur sa gauche et légèrement en contrebas, il aperçut, sur le sommet acéré d’un rocher, ce qui pouvait ressembler à des vêtements qui auraient été jetés, là. On distinguait des couleurs dans les rouges et dans les bleus. Damien décida d’aller voir. Il lui fallait escalader quelques monticules, puis redescendre un peu pour atteindre la cible. Plus il avançait, plus la vision se faisait précise. Il voyait à présent comme un agrégat de lambeaux de tissus. C’était la couleur rouge qui dominait.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Franck Linol est né à Limoges où il est aujourd’hui enseignant et formateur à l’IUFM. Grand amateur de romans policiers, il apprécie tout particulièrement les atmosphères d’Henning Mankell et l’expression du sentiment tragique de la vie chez Jean-Claude Izzo. Il avoue un réel attachement pour l’œuvre de René Frégni. Il s’est lancé dans l’écriture pour simplement raconter des histoires, mais aussi pour témoigner des dérives d’une société devenue dangereuse pour la liberté de chacun.

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On n’a rien à craindre de ceux qui crient. Ce sont les silencieux qu’il faut surveiller.

Henning Mankell

L’Œil du léopard (2012)

Si l’arrière-plan de ce roman repose sur des faits connus de tous, les personnages et les situations qu’ils vivent relèvent de la seule imagination de l’auteur. Toute ressemblance avec une personne vivante ou ayant vécu serait purement fortuite.

Chapitre 1

Novembre 1989.

Emma Rouffanche vivait seule dans une petite maison, un peu à l’écart du bourg, 6, route de Lesterps.

Chaque matin, qu’il pleuve ou qu’il vente, elle se dirigeait vers la place de l’Église située à quelques centaines de mètres de chez elle. Parvenue devant le parvis de l’église Sainte-Marie-de-l’Assomption, elle gravissait les marches, et s’arrêtait pour contempler la frise du portail. Emma restait là, fascinée par ces scènes étranges, certaines effrayantes, d’autres mystérieuses, sculptées dans le granit et usées par le temps : un chien qui dévore le cœur d’un homme allongé, des soufflaculs de carnaval, un homme qui se bat avec un dragon… Ensuite, elle pénétrait dans le lieu de culte.

Rite immuable depuis que son mari, maréchal-ferrant de son état, était mort, le crâne défoncé par une jument arabe grise truitée.

Elle s’asseyait alors sur une chaise paillée et restait à méditer. Elle ne priait pas, non. Mais elle se remémorait les souvenirs heureux. Il y en avait eu peu, à vrai dire, dans sa chienne de vie. Le silence, l’odeur d’encens, et cette lumière qui traversait les vitraux, voilà ce qu’Emma venait chercher afin de se retirer quelques instants dans son sanctuaire intérieur. Elle ne ressentait nullement la sainteté du lieu, ni l’atmosphère sacrée, mais elle se sentait bien dans l’église.

Se souvenir, c’était sa façon de rester en vie. L’avait-on aimée ?

Jules, son mari, qui dormait au cimetière, ne lui avait jamais dit : « je t’aime ». Quelqu’un lui avait-il jamais dit de tels mots ? Elle avait beau plonger jusqu’aux tréfonds de sa mémoire, Emma ne se souvenait pas.

Pourtant, Emma avait aimé un homme. Elle était alors âgée de trente ans. Et ce n’était pas Jules.

L’instant d’un court été. Il s’appelait Bruno. Il avait débarqué un matin de juillet. Il était vêtu d’un jean taille basse et pattes d’éléphant, d’une tunique en coton, de foulards, portait des colliers affichant le sigle « peace and love », et son visage était auréolé de longs cheveux noirs et de rouflaquettes. Il avait traîné à Paris entre Saint-Michel et le jardin du Luxembourg, se défonçait au LSD. Il voyageait en stop, destination Amsterdam ou l’Angleterre, mais, cette fois, il avait terminé sa « route » à Bussière. Sans savoir pourquoi il s’était arrêté là. Emma était tout de suite tombée amoureuse de ce type dont on disait que c’était un « hippie ». Quand il était reparti, Emma était enceinte.

Ce matin d’automne, un sale crachin poussé par un vent en rafale lui fouettait le visage.

Elle passa devant le bar-épicerie La Mandragore. Elle se souvint qu’elle devait acheter une boîte d’allumettes et du lait. Elle marchait vite, à petits pas.

La place de l’Église était déserte. Les arbres venaient de perdre leurs feuilles. D’un seul coup, en une nuit. Comme une mue.

Alors qu’elle traversait la rue, c’est là qu’elle le vit.

Un homme couvert d’un chapeau à large bord et vêtu d’un long manteau noir. Elle ne voyait pas son visage. Il marchait la tête basse pour mieux affronter les bourrasques. Derrière lui, un cheval noir semblait harassé. La bête portait tout un barda et des sortes de perches en bois.

La vision était spectrale : cette longue ligne droite de la route de Mézières qui n’en finissait pas, ce ciel gris, cette pluie comme un écran blême, et cette silhouette improbable qui avançait inexorablement, bravant l’ardeur des éléments.

Emma resta plantée au milieu de la route. Son regard était happé par l’homme et son cheval.

Il semblait arriver de nulle part et filer vers nulle part.

Était-ce un mirage ?

Emma entra dans l’église. Mais ce matin-là elle ne s’attarda pas pour contempler les scènes du portail. Elle ne put méditer. Il lui fut impossible de s’engloutir dans ses souvenirs. Elle était, trempée par la pluie, avec cette image irréelle qui la poursuivait.

Elle cherchait à quoi cette image lui faisait penser. « Oui, c’est ça, l’un des quatre cavaliers de l’Apocalypse. Le cheval noir. » Emma fut envahie par d’étranges sentiments qu’elle ne contrôlait pas : la solitude et la crainte des maléfices. Sa mère lui avait raconté que les âmes des défunts étaient transportées de la terre au ciel par des chevaux.

Soudain, elle frissonna de tout son corps. « Je vais attraper la mort », se dit-elle.

Elle se leva et, avec prudence, sortit de l’église.

Le vent pluvieux battait la rue. Elle regarda à droite puis à gauche. L’homme n’était plus là.

Alors qu’elle repartait chez elle, elle le vit sortir de La Mandragore. Une cigarette était coincée entre ses lèvres. En passant près d’elle, l’homme releva la tête. Elle fut embrochée par ses yeux d’un bleu électrique. Il se dirigea vers le cheval qu’il avait attaché à une barrière métallique. Puis il s’arrêta, se retourna et fit demi-tour. Il était grand et ses épaules étaient larges. Il ne devait pas avoir plus de trente-cinq ans, mais son visage buriné faisait qu’il ne portait plus d’âge.

— Bonjour, madame.

Sa voix était chaude et incarnait la sérénité. Il avait un léger accent d’un pays de l’Europe de l’Est.

— Monsieur… Emma le regardait sans pouvoir dire un mot de plus, comme aimantée.

— Sale temps… Savez-vous où je pourrais passer la nuit ? Une grange m’irait très bien.

— Euh…

Elle hésitait, et puis elle s’entendit répondre :

— J’ai bien une grange. Venez, suivez-moi. J’habite près d’ici.

— Merci, vous êtes trop aimable.

L’homme la suivit en tenant le licou du cheval. Elle entendait le bruit de ses sabots qui frappaient le goudron de la chaussée.

Emma Rouffanche avait cinquante ans et elle avait gardé une beauté énigmatique et envoûtante. Elle avait hérité cette ancienne fermette de ses parents. Elle avait vendu presque tous les hectares de prairie pour ne garder qu’un lopin qui enserrait la grange.

Parvenue devant la grange, elle tira les lourdes portes. Dans le grenier, il restait du foin. Sur la terre battue, des outils et deux machines agricoles étaient abandonnés, là, depuis des lustres.

— C’est pas bien fameux ici, mais… dit Emma en inspectant l’intérieur de la grange.

— C’est parfait, merci, madame… Allez, viens, Atica !

Le cheval suivit son maître et pénétra dans la grange en produisant un souffle rauque.

Il était aux environs de midi, mais on aurait dit que le soleil ne s’était pas levé. Emma regardait la lumière grise par la fenêtre. Elle songea qu’il était l’heure de faire réchauffer son ragoût de mouton. Mais elle ne pouvait s’empêcher de braquer ses yeux vers la grange. Cet homme, qui était-il ? D’où venait-il avec son cheval comme au temps du Far West ?

Le ragoût était chaud. Elle s’en servit une part.

Avait-il à manger ? Elle ne pouvait pas laisser cet homme dans cette grange, avec ce temps. Ce sont des choses qui ne se font pas. On ne traite pas les gens comme des chiens. Mais elle ne le connaissait pas. Quand même, ce n’était pas prudent. On voit tellement d’abominations tous les jours dans le journal.

Emma posa sa fourchette, se leva, enfila sa cape et fila vers la grange.

Elle glissa un œil par l’interstice des portes. L’homme était couché sur une sorte de natte et il fumait.

Lentement elle ouvrit un battant. Il tourna la tête.

— Il y a un problème ? fit-il.

Emma sursauta.

— Non… enfin, je me disais que vous pourriez partager mon repas. Si ça vous dit.

Il s’assit, avisa Emma avec tranquillité.

— C’est pas de refus… Merci. C’est très gentil.

Cela faisait longtemps qu’Emma n’avait pas eu quelqu’un à sa table depuis que Jules était mort.

Elle était descendue à la cave. Un homme, ça boit du vin pendant son repas.

Elle le regardait qui dévorait le ragoût. Elle fut émue de constater son appétit d’ogre.

Ils restèrent silencieux. Jusqu’au café.

— C’était délicieux. Merci… Je peux fumer ?

— Oui, oui, bien sûr ! Emma se leva pour apporter un cendrier.

L’homme avait l’air de se sentir bien.

— Vous vous appelez comment ?

Elle se sentit rougir.

— Moi ? Euh… Emma… Emma Rouffanche. Mon mari est mort il y a trois ans.

— Ah, désolé.

Elle fixait ce visage carré, envahi par une barbe de plusieurs jours qui virait au roux, encadré par une longue tignasse légèrement décolorée.

— La maladie ?

— Non… un cheval. Un sale coup de sabot.

— Ah…

L’homme fit la moue comme lorsqu’on constate qu’une grave erreur a été commise.

— Vous voulez un alcool ? demanda-t-elle.

Il rit. Un rire en cascade qui n’en finissait pas.

— Emma, vous me gâtez ! Quand j’ai repris la route ce matin, je ne me doutais pas que…

— Que quoi ?

— Que je croiserais une femme aussi prévenante ! La vie nous réserve parfois de petites pépites cachées sous une journée pluvieuse.

— Et vous ? dit-elle.

— Moi ?

— Vous vous appelez comment ?

Elle avait dû se faire violence pour poser la question.

— Volodymyr… mais on m’appelle Volo.

Emma lui servit un verre de cognac, une marque discount, celui qu’elle utilisait pour faire flamber ses crêpes à la Chandeleur.

Volo était assis sur le canapé, il avait étendu ses jambes sur la table basse, il fumait et avalait les verres de cognac. Assise en face de lui, Emma l’écoutait parler.

Volodymyr Strelkov était né en Ukraine. Alors qu’il avait quatre ans, ses parents avaient émigré dans le Nord de la France. Mais, victime de violences de la part de son père, le jeune Volo, un soir, quitta le foyer familial. Jamais plus il ne revit ses parents. Débutèrent alors de longues années de galères durant lesquelles, après avoir fait le tour de l’Europe, il voyagea en Orient et en Australie. Il vécut d’expédients, fit la manche, chanteur de rue, fakir, cracheur de feu, taxi, docker, et beaucoup d’autres boulots. Après des années d’itinérance, souvent coupé du monde, il finit par échouer dans la vallée de Coumeille en Ariège. Là était installé un groupe qui vivait en habitat léger : tipis, tentes, dômes. Une centaine de personnes étaient organisées en collectifs, produisaient de la nourriture bio et fabriquaient divers produits artisanaux, dont des tipis. Volo vécut quelque temps sous une simple bâche. Puis, trouvant le lieu magnifique et cette ambiance tribale sympa, fatigué par cette trop longue période d’errance, il décida de se fixer dans cette vallée. Il y rencontra une femme, Tina, qui lui donna une fille prénommée Ange. Il fut embauché par un éleveur de chevaux qui lui apprit tout ce que l’on doit connaître sur les équidés. Il savait tout faire : palefrenier-soigneur, ostéopathe équin, éleveur, maréchal-ferrant et, surtout, chuchoteur. Volo était devenu un expert des chevaux rétifs suite à un accident ou de mauvais traitements. Mais, un jour d’automne, après une dispute mémorable avec Tina, il avait acheté Atica, un akhal-téké. Ce cheval rare, originaire du Turkménistan, à la race restée pure, est athlétique, endurant et très élégant. Volo l’avait rééduqué après que la bête, dans un état pitoyable, avait été amenée par des trafiquants. Volo avait démonté son tipi, chargé Atica, et avait pris la route en remontant vers le nord. Il avait laissé Ange à sa mère.

Et le hasard, ou le destin, l’avait conduit jusqu’à Bussière, cette bourgade située à 45 km au nord-ouest de Limoges, coincée entre la Basse Marche et la Charente limousine, terre perdue, là où la frontière entre la langue d’oïl et la langue d’oc est incertaine, terre entre deux mondes, no man’s land et aussi pays de la légende de la Mandragore.

Chapitre 2

Début novembre 2015.

Il était 20 heures et Marion Farges n’était toujours pas rentrée.

Ce vendredi matin, elle avait demandé à ses parents l’autorisation de passer voir Claire, sa copine qui habitait une fermette route du Grand Pic. Claire était malade et Marion s’était proposée pour lui apporter les devoirs à faire et les cours de la journée.

Les deux adolescentes étaient dans la même classe, en 3e, au collège de Bellac. Chaque matin, à 7 h 30, elles prenaient le car de ramassage scolaire, et le soir le bus les déposait sur la place du bourg.

Ensuite, Claire devait marcher une dizaine de minutes lorsque ses parents ne pouvaient pas la récupérer. Marion Farges, elle, habitait une maison à la sortie de Bussière, rue de l’Étang-la-Planche.

Coiffure sage, les cheveux mi-longs blonds avec une frange sur le côté retenue par une barrette, vêtue de fringues aux motifs de fleurs, de rayures ou de pois, Marion assumait son look lolita. Sur son iPhone 7, elle écoutait tous les groupes rock à la mode, mais restait fan des Babyshambles, de Vanessa Paradis et des Plasticines. Tous les jours, elle grattait les cordes de sa guitare acoustique folk achetée 69 euros sur woodbrass.com, dans le secret espoir de devenir une star. Sur sa trousse d’école, elle avait inscrit au feutre et en majuscules : « COCAINE ». Il lui arrivait de se mettre minable à la bière lors de fins d’après-midi un peu festives avec les jeunes de la commune. La campagne n’était plus comme avant.

La mère de Marion avait fini par téléphoner aux parents de Claire.

— Oui, Marion est passée… avait répondu le père.

— Vous êtes sûr ?

On entendit la voix du père qui hélait Claire.

— Marion est passée ?

— Oui ! cria une voix de fille.

— Tu en es certaine ?

— Tu me soûles, je t’ai déjà dit que oui ! Le ton de la fille était carrément insolent.

Les jeunes n’étaient plus comme avant.

Le père reprit le combiné.

— Je suis désolé. Oui, votre fille est passée. Pourquoi ?

— Ben, nous sommes un peu inquiets… elle n’est toujours pas rentrée.

— Elle se sera arrêtée à La Mandragore… ne vous inquiétez pas.

À plusieurs reprises, la mère de Marion avait déjà tenté de la joindre sur son portable. Mais, après les sonneries, elle tombait sur la voix de Birkin : Ex-fan des sixties, petite baby doll, comme tu dansais bien le rock’n’roll. Puis la voix de Marion : « Alloooee…euh, ouais ici c’est Marion… laisse ton message, bisoueee. »

Elle avait laissé plusieurs messages demandant à sa fille de la rappeler d’urgence. Sans résultat.

Le père regardait Pujadas sur France 2.

— Paul ! Il faut faire quelque chose !

Paul Farges travaillait dans une entreprise d’entretien et de réparation de matériel agricole : Laplaud. Concessionnaire Massey Ferguson. Sa femme, Christelle, exerçait le métier d’infirmière libérale.

Toujours sur les routes, elle établissait la veille le planning de ses tournées du jour : de longs déplacements. Prises de sang, injections, pansements, nursing, elle bossait soixante heures par semaine. La phrase qu’elle entendait le plus : « Aujourd’hui je n’ai vu que vous. » Christelle Farges survivait à la fatigue et au stress, car elle avait acquis la conviction que son métier consistait à apporter du réconfort à tous ces oubliés des campagnes, l’esprit ankylosé par le poids de la solitude, en proie à l’isolement le plus total, des journées à regarder par la fenêtre la lumière qui décline lentement, une vie de mort-vivant, avec des larmes qui s’empalent sur le vide.

— Paul ! !

— Quoi ? ? ?

— Faut faire quelque chose !

Paul termina sa bière et se leva en gémissant.

Il enfila sa parka.

— Je vais voir à La Mandragore.

L’air était vif. Le ciel était dégagé, et les myriades d’étoiles figées dans une immobilité géométrique, armée pétrifiée, annonçaient une nuit glaciale. Paul frissonna et remonta son col. Il emprunta la rue déserte éclairée par de pâles lampadaires.

La Mandragore était située au pied de l’église. Ce bar-épicerie-restaurant, loué par la commune, avait été dans des temps anciens une forge. Aujourd’hui le bâtiment, totalement rénové, était le lieu de rencontres diverses et variées le week-end, Le Renc’art : karaoké, soirées musicales, soirées paella, etc. Paul poussa la porte de l’établissement alors que le patron s’apprêtait à fermer.

— Paul ! T’as vu l’heure ? Je ferme ! On n’est pas le premier vendredi du mois !

— T’as pas vu ma fille ?

— Marion ? Non ! Pourquoi ?

— Elle n’est pas passée ?

— Non, pas ce soir.

Paul s’accouda au comptoir. Le patron vit qu’il s’était blessé à la main droite. Il portait un pansement qui lui enserrait deux doigts.

— Djo, sers-moi un cognac.

— Je ferme !

— Merde, Djo, un petit cognac.

— Bon, vite fait alors… Tu t’es blessé ?

Djo servit un verre de Hennessy.

Paul avait plongé son regard dans le liquide à la couleur ocre profond.

— Mes doigts ? Non, c’est rien. C’est au boulot… Christelle est dans tous ses états… Putain, cette vie me fait chier, Djo. Elle est où, cette petite pute ?

— Marion ?

— Ouais, ma fille. Cette petite allumeuse.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Parce que… je sais qu’elle a déjà sucé des bites. De vieilles bites.

— Tu dis n’importe quoi ! Tu devrais rentrer chez toi, Paul. Allez, finis ton verre et dégage !

Paul avala d’un trait le Hennessy. Il fit une grimace.

Il laissa 5 euros et sortit sans dire bonsoir.

La température avait encore chuté. « Y a rien à foutre dans ce bled ! »

Il finit par rentrer chez lui.

— Ta fille n’est pas passée à La Mandragore, dit-il à sa femme avec une voix pâteuse.

— C’est aussi TA fille ! ! !

— Ben, je n’en suis pas sûr !

— Arrête avec ça, Paul ! Mais elle est où ? Christelle éclata en sanglots.

— Il t’a baisée, hein ? Comme toutes les salopes du coin !

— Paul ! ! ! Tu as encore trop bu !

— Moi ? Je bois si je veux ! Tu vas pas encore me faire chier ! Paul criait et il s’était approché de sa femme. Elle sentait son haleine imbibée d’alcool.

— Tu n’es qu’une salope ! Comme ta fille ! J’en ai marre de ta sale gueule et de tes pleurnicheries.

— Mais arrête un peu ! T’es un sale type ! Une merde ! Voilà ce que tu…

Christelle ne termina pas sa phrase.

Le poing de son mari s’était abattu sur son visage. Elle vacilla, puis tomba. Alors Paul se déchaîna. Il roua sa femme de coups de pied dans les côtes, dans le ventre et à la tête. Christelle se protégeait le visage comme elle pouvait et hurlait de douleur et de terreur.

Paul, le souffle court, les yeux exorbités, la bave à la commissure des lèvres, se laissa choir sur le canapé. France 2 diffusait un épisode de la série « Les petits meurtres d’Agatha Christie ».

— Excuse-moi… dit-il dans un murmure.

Puis il monta se coucher.

Christelle se releva. Son nez saignait abondamment et elle avait un mal de chien au bas-ventre.

Elle s’assit sur un fauteuil, attrapa un paquet de Kleenex et essuya le sang. Elle vérifia que son nez n’était pas cassé.

Elle se remit à pleurer. « Pourquoi je reste avec ce bourreau ? Je l’ai peut-être poussé à bout. C’est de ma faute. À chaque fois je pardonne. Quinze ans que ça dure. Pourquoi je reste ? Et Marion, où est-elle ? Il est 21 heures et elle n’est toujours pas rentrée. Je ne sais pas quoi faire. J’aimerais disparaître, là, tout de suite… Je vais encore avoir des bleus partout. Marion, ma fille… »

Les questions se bousculaient dans sa tête meurtrie.

Dans la salle de bains, elle se planta devant le miroir pour évaluer les dégâts. Demain, elle aurait un hématome sur la joue. Les yeux, avec un bon maquillage, ça devrait aller.

Christelle pénétra dans la chambre. Paul dormait.

Devait-elle téléphoner à la gendarmerie ? Elle n’osa pas réveiller son mari.

Elle redescendit et chercha l’annuaire. Elle le trouva dans un tiroir et l’ouvrit. Police : le 17.

Mais devait-elle appeler la police ? Christelle paniquait et elle avait mal au bas-ventre.

Elle fit le 17 sur son fixe. Après quatre sonneries, elle fut mise en contact avec le COG, le centre opérationnel de la gendarmerie basé à Cergy. On la rassura et on lui expliqua que la gendarmerie de Saint-Junien serait alertée.

Christelle fut un instant soulagée.

Vers 23 heures, on sonna à sa porte.

Deux gendarmes se présentèrent. Le plus âgé vit aussitôt les blessures de la femme. Son visage tuméfié.

Christelle expliqua qu’elle avait fait une chute dans l’escalier qui menait à la cave…

— Si votre fille n’est pas revenue demain matin, rappelez-nous et, là, on organisera des recherches. On ne peut rien faire cette nuit.

Les deux gendarmes s’éclipsèrent.

Christelle s’installa sur le canapé.

Elle savait qu’elle ne fermerait pas l’œil de la nuit.

Chapitre 3

Dumontel regardait la télé. Flag, son chat, était pelotonné sur ses genoux.

Il était suspendu avec traitement pour l’affaire concernant Mickaël Bost, jeune zadiste qu’il avait couvert en le planquant chez le lieutenant Dany Marval, son plus proche collaborateur. Bost avait accidentellement tué un vigile, mais Dumontel, pour des raisons liées à son enquête, avait eu besoin que Mickaël reste libre1.

Le nouveau divisionnaire Rudnick, un type qui voulait la peau du commissaire, l’avait coincé en beauté. Dumontel avait rendu sa carte de police et son arme de service. Depuis, il était soumis à une enquête administrative menée par l’IGPN, autrement dit la « police des polices » ou les « bœuf-carottes », réputés pour leur acharnement à « cuisiner » leur proie.

Mais, au même moment, le patron de l’IGPN venait d’être suspendu de ses fonctions. Il était accusé d’avoir divulgué des informations confidentielles, autrement dit d’avoir violé le secret de l’instruction, dans le cadre du scandale du 36, quai des Orfèvres à Paris. Une histoire louche et compliquée…

Du coup, les deux commissaires qui étaient descendus de Paris et que Dumontel avait croisés une dizaine d’années auparavant, n’étaient pas très motivés. Ils avaient d’abord échangé de bons souvenirs avec le flic suspendu, puis avaient épanché leur cœur au sujet du bordel qui régnait au « 36 ».

Dumontel les avait rencontrés une première fois dans un bureau de l’hôtel de police, avenue Émile-Labussière. Il avait mal vécu le fait d’affronter les regards en coin de certains fonctionnaires et, surtout, de se retrouver assis à la place des délinquants qu’habituellement il essayait de serrer. En sortant du bureau dans lequel avait eu lieu le premier interrogatoire, il était tombé sur Gisèle Matthieu, le lieutenant arrivé depuis peu dans son service du SRPJ.

— On va boire un café ? avait-elle proposé.

Ils s’étaient retrouvés à la cafétéria. C’était drôle, ce sentiment qu’il éprouvait de ne plus vraiment faire partie de la maison. Et, secrètement, il en souffrait.

— Vous nous manquez, commissaire… avait commencé Gisèle.

— Merci.

— Comment ça va ?

— Je me repose, avait-il dit avec un sourire triste.

— Et les « bœuf-carottes » ?

— J’ai ma conscience avec moi. Les deux flics sirotaient le gobelet de moka en regardant le crachin qui dégringolait de l’autre côté de la baie vitrée.

— Et vous, Gisèle ?

— Bof, la vie n’est pas drôle. Heureusement que j’ai mon boulot. Le soir, quand je rentre dans mon F2, je me sens parfois très seule.

— Ah…

— Et les autres ? avait repris Dumontel en adoptant un air plus enjoué.

— Fidèles au poste, si j’ose dire. Vous devez avoir des nouvelles par Dany.

— Oui… Et Rudnick ?

— Toujours aussi con. Depuis qu’il vous a suspendu, il pérore et gonfle son jabot de poulet de batterie élevé aux antibios.

Ils s’étaient regardés et avaient lâché un rire bref.

— Ce café est dégueu, j’aurais préféré un verre de sauvignon, avait grimacé Gisèle.

— Tout dépend du sauvignon…

— Ah, commissaire, quand allez-vous me faire goûter un grand sauvignon ?

— Gisèle, toujours ce péché mignon ?

— Toujours, ça étanche la soif et éponge un peu la solitude.

— D’accord… avait fait Dumontel.

— Pourquoi ?

— Pour le grand sauvignon.

Le visage de Gisèle s’était éclairé.

— Super, mais… vous savez, commissaire, je ne vous fais pas du gringue !

Dumontel avait ri à son tour.

— J’espère bien, Gisèle, je suis un vieux monsieur rangé des bagnoles !

— Oh, je ne vous crois pas !

Il avait avalé le reste du café, s’était levé et avait disparu.

Il avait remonté le col de son blouson. Le crachin avait cessé, mais un vent frisquet avait pris la suite.

En traversant le parc Thuillat, il avait pensé à Gisèle Matthieu. C’était une femme bien et qui en avait bavé plus que son compte. La discussion qu’il avait eue avec elle l’avait réconforté. Il avait souri en repensant à cette expression désuète qu’elle avait employée : « faire du gringue ». C’était plus classe que « draguer ».

Le deuxième interrogatoire avait eu lieu dans son appartement.

Les deux flics de l’IGPN avaient un faible pour le bordeaux. Dumontel avait voulu leur faire plaisir et avait ouvert un pessac-léognan, un très classique château-la-louvière.

Les deux « bœufs » lui avaient fait comprendre qu’il s’en sortirait avec un blâme. Rien de méchant.

— Mais à l’avenir, Dumontel, n’agitez pas le chiffon rouge sous le nez de Rudnick. Et puis… il vous reste combien à tirer ?

— Ma carrière est derrière moi, c’est vrai…

La question lui avait fait l’effet d’un coup de poing. Il avait éludé.

— Vous savez, moi, il me reste deux ans ! Si vous saviez comme j’attends ce moment ! avait dit Ravier, un flic qui était plus âgé que lui et qui avait travaillé dans l’antiterrorisme à l’époque d’Action directe.

C’était l’heure du « blanc ». Ce soir, il avait opté pour une magnifique bouteille de chez David Fourtout, un grand vigneron du Bergeracois.

La cuvée des Verdots était un vin gras, fruité, très élégant et long en bouche. À l’opposé de ces blancs à l’acidité excessive, verts et saturés de sulfites qui vous brûlent l’œsophage dès la première gorgée.

Le flic nettoyait son Glock, minutieusement, activité à laquelle il ne s’était pas livré depuis des lustres.

En réalité, Dumontel s’ennuyait comme un rat mort.

Jour après jour, il prenait conscience qu’en dehors de son boulot il n’y avait rien. Un vide intérieur l’habitait. Et ce trou béant l’angoissait. Il avait pensé revoir Mondrier, le psy qui l’avait aidé à plusieurs reprises. Mais il n’avait pas envie d’explorer chaque recoin de ses pensées et de son inconscient, pas envie de s’occuper de ses soucis existentiels, et puis « travailler sur soi-même », c’est du boulot et il n’avait pas l’énergie.

Il pouvait devenir bouddhiste, le vide est, paraît-il, une source d’apaisement. Ou boulimique, remplir son estomac c’est d’une certaine façon remplir sa vie. Ou alcoolique. Certains mauvais esprits prétendaient qu’il l’était déjà. Mais tout n’était pas « cirrhose » dans la vie de Dumontel !

« Je ne bois pas trop, disait-il souvent, car je ne bois que du bon vin ! »

Lily l’appelait régulièrement, surtout depuis ces dernières semaines. De le savoir désœuvré et seul l’inquiétait. Apparemment, elle avait pris sa décision. Elle n’avait plus rien à faire dans la région parisienne car elle avait réussi à obtenir la garde de ses enfants. Elle était simplement tenue de les confier à leur père un week-end sur deux. Son projet de devenir avocate avait bien avancé.

Son dossier de demande auprès du barreau de Limoges avait été transmis.

Dumontel eut envie d’entendre sa voix. Il hésitait à téléphoner car Lily saurait tout de suite qu’il avait liquidé une bouteille. Un je-ne-sais-quoi dans le ton, son volume sonore plus élevé et un rythme anormal des paroles : en moins d’une minute de conversation, Lily savait.

— Tu as bu combien de verres ?

— Moi ? Un ou deux.

— Tu rigoles ? Ne te moque pas de moi ! Au moins je n’aurai pas à affronter ton haleine et la vision de tes paupières lourdes.

C’était inutile de protester.

Il ne savait pas encore combien de temps il lui faudrait attendre pour connaître le verdict officiel. Les flics de l’IGPN devaient rendre leur rapport, ensuite la Direction centrale de la police judiciaire statuerait. En attendant, il se morfondait.

Il avait pris plus d’un kilo. Aussi avait-il décidé de se remettre au jogging. Il était revenu courir au lac d’Uzurat à deux reprises. Sa foulée était plus pesante et dans les montées son cœur s’emballait.

« Demain matin, je fais une troisième sortie… » C’était la résolution de la soirée.

Il n’avait pas envie de dîner seul. Il appela Dany. Mais il tomba sur le répondeur.

Et le bon sauvignon de Gisèle ? Il pourrait l’inviter. Non, c’était une mauvaise idée. Avec elle, la soirée pourrait déraper. Gisèle bien lancée, après moult verres consommés sans modération, pouvait dénuder ses seins et se jeter sur lui. Non, très mauvaise idée.

Il décida de sortir et de trouver, en laissant le hasard décider, un restaurant tranquille.

1. Voir Yellow Cake (2016).

Chapitre 4

À 7 heures du matin, Marion n’était toujours pas rentrée.

Sa mère avait patienté jusque-là en buvant du café, le nez collé à la fenêtre, en scrutant le gris cendreux de l’aube. C’était une heure raisonnable pour rappeler la gendarmerie.

Dès son arrivée, accompagné de trois gendarmes, le commandant Perrin prit les choses en main avec autorité. Il refusa le café que Christelle Farges lui proposait. « Merci, madame, mais nous avons beaucoup à faire. » Après avoir questionné Christelle sur les habitudes de sa fille, ses fréquentations, ses relations avec sa famille, il ordonna à ses subordonnés de fouiller la chambre de Marion.

Paul Farges venait de descendre de l’étage. Cloîtré dans la cuisine, il buvait un bol de café.

Perrin le salua. L’autre cracha un borborygme inaudible.

— Monsieur Farges, on fera tout pour retrouver votre fille… Dites-moi, avez-vous une hypothèse ?

L’autre releva la tête et fixa le gendarme.

— Une quoi ?

— Avez-vous une idée de l’endroit où votre fille pourrait se trouver ?

Le père réfléchit.

— Non. Aucune idée.

— C’est la première fois que cela lui arrive ?

— De ?

Perrin leva les yeux au ciel. « Il n’est pas réveillé ou il est né comme ça ? »

— De ne pas rentrer chez elle !

Paul réfléchit.

— Oui, c’est arrivé.

— Quand ?

— Pendant l’été.

— Pourriez-vous être plus précis ?

— Un samedi soir, elle a couché chez une copine.

— Elle vous avait prévenus ?

— Non.

Farges se leva.

— Bon, faut que j’y aille. Faut que j’aille bosser.

Perrin n’avait aucune raison de l’empêcher d’aller travailler. Il s’écarta pour le laisser passer. Par la fenêtre, il l’observa gratter le givre sur le pare-brise de la Clio. Puis la voiture démarra dans un nuage de fumée bleue et disparut.

— C’est vrai, ce que votre mari m’a dit ? demanda Perrin à Christelle.

— Oui, c’est vrai.

— Et… vous ne vous êtes pas inquiétée ?

— Si. Mais c’était l’été et les vacances. Et quand le lendemain elle est rentrée, elle a été punie. Son père l’a…

— Oui ?

— Son père… l’a fâchée. Elle nous a promis de ne plus jamais recommencer.

Le commandant Perrin hésitait. Devait-il prévenir le procureur ? Ou cette disparition trouverait-elle une explication dans les heures qui suivraient ? Déclencher un dispositif de recherche était une opération lourde et coûteuse en mobilisation de personnel. Il décida d’entreprendre des recherches en solo jusqu’à la fin de la journée.

Les lieutenants furent chargés d’entreprendre une vérification de voisinage et de patrouiller sur les lieux où Marion aurait été susceptible de se rendre.

Perrin était assis dans la cuisine. Il avait demandé à la mère de Marion de s’asseoir aussi.

— Vous ne voulez vraiment pas un café ?

— Bon, si vous insistez… merci. Ces derniers temps, avez-vous remarqué des changements dans le comportement de votre fille ?

— Quel genre de changements ?

— Était-elle anxieuse, renfermée ?

— Non. Mais, avec nous, Marion ne parlait pas beaucoup. Elle passait le plus clair de son temps dans sa chambre.

— Je vois… Et s’était-elle disputée, je veux dire une violente dispute, avec vous ou avec son père ?

Christelle parut mal à l’aise. Perrin le remarqua.

— Vous savez, madame Farges, vous devez tout nous dire si vous voulez que nous retrouvions votre fille.

— Non… enfin, elle se disputait souvent avec son père, mais…

— Mais ?