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Graziella fut une enfant violée, violentée, déracinée. Devenue adulte, sa vie de femme fut jalonnée par une suite d’événements tout aussi tristes. Elle se consacra à l’amour qu’elle portait à son fils, à sa dévotion et à sa passion pour la littérature avec la même intensité. Elle dut également consentir à plusieurs renoncements, mais cette résilience lui aura-t-elle été bénéfique ?
À PROPOS DE L'AUTRICE
Adepte de Marcel Proust,
Claire Deblanchard signe ici son premier roman. En narrant les circonstances cruelles de la vie de Graziella, elle regroupe des conjonctures d’intolérance, de violence, de non-dit et d’abnégation mais aussi d’amour sous toutes ses formes, de belles rencontres, de bienveillance et de réussite qui ont existé ou pourraient avoir existé dans notre société.
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Veröffentlichungsjahr: 2024
Claire Deblanchard
Chéloïdes
Roman
© Lys Bleu Éditions – Claire Deblanchard
ISBN : 979-10-422-0480-8
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D’Eloïse orpheline naquit Rosette.
Rosette, « porteuse » de bois à la darse de Pointe-à-Pitre en Guadeloupe, avait pour amant un conducteur de camion qu’elle avait rencontré lors de la livraison de tuf qu’elle s’était procuré afin d’assainir la cour de sa case régulièrement noyée à la saison des pluies. Il était marié et se disait très malheureux dans sa vie de couple.
Il lui racontait, parfois avec beaucoup de détails, les démêlés qui subsistaient dans son couple depuis bien longtemps et surtout depuis qu’il avait posé ses yeux sur elle.
Elle en était flattée, il ne lui était pas indifférent, de fil en aiguille, elle convoitait de devenir sa femme et de le rendre heureux.
— C’est pour les enfants que je reste avec elle – tu comprends ? Patiente, ma belle, bientôt quand mes enfants seront sauvés, nous serons ensemble pour l’éternité, disait-il.
— C’est à toi que je pense quand je suis avec elle, etc.
— Mais, alors… pourquoi tu n’emménages pas avec moi, ajouta Rosette, avec une insolence calculée.
— Je ne reviendrai pas sur cette question car tu connais la réponse, je n’abandonnerai pas mes enfants.
Les langues allaient bon train et Rosette avait appris par inadvertance que sa femme attendait un autre enfant. Elle s’en était chagrinée.
— C’est le facteur qui lui a mis dans le ventre l’enfant qu’elle attend ? le rabroua Rosette, avec une intonation gouailleuse et un regard lourd d’amertume.
— Tu sais, ma belle, la chair est faible, et elle m’a piégé. Ces paroles lénifiantes, qui semblaient émaner d’un autre homme, la touchaient au plus profond de son âme et dans l’effondrement de sa volonté, elle le croyait.
Il avait l’art de mentir avec les mêmes caractéristiques des formes de l’évidence, si bien que, dès lors, elle n’avait plus aucun soupçon.
Mais après l’acte d’amour, tous plaisirs assouvis – alors persécuté par l’heure, il se revêtait hâtivement et disparaissait comme un éclair, en évoquant mille motifs – tandis que les épaisses vapeurs des sens qui étreignaient encore Rosette eurent souhaité plus d’apaisement.
Le cœur chaviré, elle sentit la douloureuse morsure de la jalousie et dans un sursaut de dignité, elle s’écria :
— Qu’a-t-elle de plus que moi, cette grosse couillonne, cette diablesse… hein !
Rosette n’avait jamais trouvé un homme qui lui fut fidèle – comme la beauté qu’on désire et qu’on se console de ne posséder jamais, face à cette injustice du sort, elle avait fini par accepter sa situation de « femme dewo » (maîtresse) et disait, en substance, à ses collègues, quand elles lui parlaient de mariage, « je ne souhaite pas me harnacher et laisse cette sotte immolation sociale aux femmes qui la convoitent pour se retrouver emmurées à élever des enfants et repriser des chaussettes. »
Toutefois, elle se montrait plus accommodante. Aussi, elle avait changé son fusil d’épaule et faisait durer toujours plus les moments qui précédaient l’acte en espérant le garder un peu plus longtemps et quand il s’empressait avec trop de vivacité – elle se refusait à lui.
Il prenait alors un air offensé :
— On dirait une vierge effarouchée qu’on mène à l’abattoir, s’exclama-t-il d’un ton bourru.
Furieux, il s’en allait et revenait le lendemain avec quelques vivres, des promesses d’une nouvelle case plus grande, ce qui lui offrait de fascinantes perspectives de rêves. Rosette, perdant ses peines dans l’essai de ce stratagème, s’essayait à lui rendre l’esprit frivole.
— Doudou, il faut que tu arrives à comprendre ma situation et que tu arrêtes de penser à ça, occupe-toi plutôt de moi, disait-il.
Elle lui préparait, avec une ardente sollicitude, un court-bouillon d’un incontournable de la cuisine antillaise, la morue – pêchée, éventrée, décapitée et probablement salée en Terre-Neuve – vaniteuse de son talent pour cette préparation dont il vantait la succulence, flatteries desquelles subsistait l’aspiration la plus adroite d’un profit immédiat.
Son inflexible volonté dès lors émoussée, elle s’enivrait des paroles pleines de romantisme dont il fut habilité à lui diffuser, en sachant que son cœur en était épris, et qui éteignaient tout esprit de discorde.
Pour ne pas laisser le climat d’incompréhension s’installer – dans des poussées d’indulgence et à défaut de mieux, elle mettait les bouchées doubles (sans mauvais jeu de mots, mais à l’avenant de ce que ceci permet de se figurer) à lui prodiguer de l’attention. Quand bien même il eut trouvé opportun de s’en aller, cette émulation qui éprouvait ses sens et tout ce que sa nature avait d’énergie et de vigueur l’en empêcherait – dans ce brasier de passions, sa chair à ce point satisfaite, il s’abandonnait à son libertinage effréné jusqu’aux aurores, tandis que Rosette rêvait tranquille et souriante. Le petit voisinage s’en donnait par-dessus les oreilles et ces indiscrétions alimentaient les conciliabules.
Revenu à lui, il rentrait au bercail, sa femme, qui l’aimait avec mille servitudes, n’avait pas manqué de claironner aux quatre vents avec une avalanche de questions auxquelles, face à ses propres noirceurs, il imposait son habituel mutisme.
Il ne cherchait même pas à travestir sa conduite licencieuse et libertine, car il n’y a pas de libertinage qui ne trouve de complaisance dans un foyer dont la survie est assujettie à la discrétion patriarcale.
Butée à cet espoir dont la réalisation se faisait attendre – Rosette souffrait encore des tortures de la jalousie, mais à la faveur des ans, ses souffrances étaient d’une force infiniment adoucie.
À défaut d’alternative, elle avait fini par accepter cette unique perspective de maîtresse occasionnelle, mais éprouvait mille artifices pour faire évoluer leur relation. Y aurait-il lieu de donner à son zèle et à l’intensité de ses efforts le nom d’amour ou de désespérance ! Elle-même ne semblait susceptible d’aucune réponse assurée.
L’existence de Rosette était rythmée par les visites nocturnes imprévues de son amant, qu’elle n’appréciait pas toujours, car elle eut aimé disposer d’un peu plus de temps pour se préparer à le recevoir. Mais telle était sa vie, elle l’acceptait comme une fatalité et continuait de vivre dans son hideux petit univers.
Au saut du lit, Rosette préparait le café dans sa vieille cafetière dont les flancs remplis d’effondrilles et les nombreux écaillements de son émail attestaient de longues années de bons et loyaux services. Toujours avec le même rituel, qui consistait à la mouture des grains torréfiés à l’aide du moulin à café en bois qu’elle tenait de sa mère, et y versait lentement de très petites quantités d’eau qu’elle faisait bouillir dans une petite casserole réservée exclusivement à la préparation du café, sur une chaufferette à alcool à brûler.
Depuis quelque temps, l’odeur du café provoquait chez elle de l’écœurement et ces soudaines nausées matinales suivies de régurgitations de grands arrachements de bile, lui interdisant tout apport de nourriture, elle se sentait très fatiguée.
« C’est une crise de foie », pensa-t-elle, et avait essayé une décoction de « thé-pays » sans résultat. Il y avait aussi l’absence de menstruation, mais son cycle étant très irrégulier, elle y était habituée.
Ces deux symptômes étaient accompagnés d’une grande fatigue. Elle éprouvait des difficultés à se réveiller le matin pour se rendre au travail et à terminer sa tâche journalière.
La situation devenait inquiétante. Aussi, après être rentrée chez elle, pour le déjeuner, suivi d’un brin de toilette – dans l’après-midi, elle avait décidé de se rendre chez le médecin qui lui avait annoncé :
— Tu es enceinte.
Elle était folle de joie en apprenant cette nouvelle qu’elle attendait depuis des années ou qu’elle désespérait d’attendre et qu’elle n’avait la chance de recevoir que grâce à un hasard improbable, puisqu’on disait d’elle « femme bréhaigne » c’est en vain qu’elle avait importuné les saints et leurs oracles en les chargeant d’offrandes. Elle se croyait condamnée pour toute sa vie à des amours stériles et avait fini par se faire à cette autre fatalité.
Elle avait même embrassé le médecin qui lui avait dit :
— Je n’y suis pour rien !
Rosette avait cru au consentement implicite de son compagnon et était certaine que cette nouvelle le ravirait autant qu’elle.
Elle en était amoureuse et accueillait cette grossesse comme une opportunité – dans l’abîme d’ignorances où elle était plongée, plus d’une conjecture était permise, elle voyait à travers cet enfant la perpétuité de leur amour et ne s’attendait pas aux griefs qui suivirent.
Quand elle lui apprit son état de grossesse, il était furieux et la réaction de son amant faisait échec à sa certitude.
— Cherche le père de ton enfant, je ne veux pas que mon nom soit mêlé à cette affaire. Finalement, tu es comme les autres. Tu savais que j’étais marié. Tu n’as qu’à le faire passer, lui avait-il dit en hurlant, le regard cynique et la bouche tordue par de furieux emportements.
Devant la brutalité de ses emportements grossiers, elle s’empressa d’ajouter :
— C’est la première fois de ma vie que je tombe enceinte, et je veux garder mon enfant.
Dans ces brusques percées de déception, le corps secoué de longs sanglots, elle l’avait maudit et traité de tous les noms, en projetant dans sa direction une vieille assiette ébréchée qui se trouvait à sa portée.
Quand le cœur est agité par la colère, la douleur et le désespoir, il se déchaîne contre de vains objets.
Il s’était retourné en lui adressant un regard menaçant.
— C’est le bon Dieu qui va te juger, espèce de vieux nègre, de scélérat, vaurien, traître, etc., maugréait-elle devant sa case, alors qu’il s’en allait.
Les commères, enclines à s’égayer aux dépens d’autrui, qui se réjouissaient des histoires de femme infidèle, de mari trompé et de désaccords conjugaux, qui offraient des ressources à leur verve – histoires qu’elles colportaient ensuite de bouche à oreille. Excitées par leur témérité à s’invectiver, elles s’attroupaient autour de la querelle et en tiraient profit.
Ces insultes pleines d’ivresse et de passion désordonnées n’étaient pas que de l’exécration feinte.
Les émotions sont des choses tellement complexes. Ainsi le plaisir n’est jamais loin de la douleur et le désir est proche de l’aversion. En d’autres termes, la femme connaît auprès de l’homme, et vice-versa, à la fois le ciel et l’enfer, il en sera toujours ainsi et notre égalité ne réside que là.
Les rires à peine apaisés, elle était rendue à la naïveté de ses désirs et à leurs conceptions divergentes de l’amour – des heures durant, sans sommeil, elle demeurât étendue sur son lit sans que le jour la délivrât.
Rosette n’avait pas eu le temps de penser au sens que cet évènement donnerait à son existence – c’était la vie telle qu’elle venait avec ses joies et ses peines. Mais elle était certaine d’une chose, cet enfant, elle le voulait plus que tout au monde.
Elle avait gardé un vif ressentiment de cette offense et à l’acharnement délibéré de son amant à l’humilier aux yeux de tous – elle ne se serait jamais attendue à une telle réaction de sa part.
À toutes ces nouvelles responsabilités à embrasser comme autant d’attitudes à adopter, le cœur résigné, elle voyait la vie comme elle était et non comme son imagination l’avait fait espérer, mais elle était prête – elle était une femme vaillante et assurerait seule la protection de sa progéniture.
Dans cette fixité ardente, elle s’attachait à des fragments de souvenirs.
Lui n’avait rien, ni ses prévenances, ni l’expression de son amour, tandis qu’elle, elle avait cet enfant qui vivait en elle et qui serait, certes, autre dans toutes les parties de son corps, mais tout en demeurant eux ; et la continuation de son existence serait l’immortalité de leur amour – dans le silence de ses nuits noires et la nébulosité de ses songes, combien de fois n’était-il pas présent dans ses tressaillements intimes ?
Quant à lui, jamais dans le dénuement ni dans l’opulence, il demeurait aux confluences des deux femmes sans en privilégier une. Les grossesses successives avaient éloigné son épouse de la volupté et la naissance de ce nouvel enfant ne ramenait pas la concorde.
Leur vie était un purgatoire de dissentiments perpétuels. Il ne l’aimait ni ne la détestait – avec elle ses désirs restaient inassouvis et il n’espérait plus aucun assouvissement. Depuis Rosette, son épouse ne préparait même point de mets qui ne furent assaisonnés de ses reproches – mais elle était celle qui lui procurait une stabilité familiale et sociale, son point d’ancrage.
Il déversait des boniments faussement élogieux à ses maîtresses, dont la réputation était souvent dépourvue de vertu, ou de vertu fragile
— sans cesse en train de tramer quelque ruse pour étancher sa soif du vice, les prenant toutes avec passion, quitte à se sacrifier « au coup de pied de Vénus », et les quittant toutes avec mépris. Poursuivi par la concupiscence de cette jouissance, l’âme sans boussole, il la perdait auprès des femmes qu’il fréquentait collectivement autant qu’il convenait à son âge, bien que la nature lui épargnât les difficultés que les hommes aiment à vaincre.
Rosette était d’une constitution robuste et faite d’un bois qui ne se plie pas, et même quand elle tombait, elle combattait à genoux. Les femmes qui, comme elle, étaient employées à transporter le bois dans la rade de P. A. P. étaient toutes de pareille constitution et soumises entre elles aux échanges d’une sorte d’osmose inéluctable. Ce travail pour lequel elles étaient payées à la tâche, sans aucune protection sociale et pour lequel elles ne recueillaient que de l’ivraie, était physique. La survenue de sa grossesse allait entraver la continuité de son gagne-pain, il fallait donc qu’elle n’en parle à personne. Pendant les premiers mois, il lui suffirait de maintenir son ventre avec un pan de tissu à l’identique de la torche sur laquelle reposaient en équilibre ses charges énormes. Le constat de son état avait stupéfié tout le monde et si pénible que cela pût être, elle avait poursuivi sa laborieuse besogne jusqu’au jour où le contremaître lui avait dit : « Tu es enceinte, Rosette, je ne pourrai pas te garder, car je ne veux pas que tu accouches ici. »
Elle avait fait mine de ne pas entendre.
Au septième mois, son corps en gestation s’était métamorphosé et elle avait vraiment beaucoup de difficultés à l’exécution des tâches, aussi, quand elle eut fini sa besogne, elle décida de parler au contremaître.
— Je dois m’arrêter, tu sais déjà pourquoi, mais je voudrais continuer à travailler après.
— Alors, Rosette, tu t’es enfin décidée !
— Pour le moment, je ne peux rien te promettre, car je ne sais pas si j’aurai besoin de porteuse, mais si j’ai besoin, je te donnerai du travail.
— Au fait, qui est le père de ton enfant ? ajouta le contremaître avec un sourire où perçait une légère ironie – on ne t’a jamais vu avec personne !
Rosette, préférant la concision au délayage, lui rétorqua :
— Tu as répondu à ma question, c’est tout ce que je voulais savoir.
Rosette végétait dans la misère mais ne confiait à personne la tristesse de son existence, sa nouvelle situation laissait la part belle aux supputations de première main.
Il fallait qu’elle s’organise. Elle avait demandé à une dame âgée qui habitait quelques cases plus loin et qui gardait occasionnellement des enfants, si elle accepterait de lui garder son enfant quand elle serait au travail le matin. Elle ne travaillait que le matin jusqu’à midi, mais commençait très tôt – cette dame avait accepté l’offre contre une petite rétribution. Rosette avait préparé sa layette sans savoir le sexe de l’enfant qu’elle portait. Certaines personnes auguraient d’une fille et d’autres d’un garçon. Elle écoutait ces hypothétiques raisonnements mais ne disait mot, par scrupule d’acquiescer à l’une ou à l’autre de ces conjectures et ne manquerait pas de donner lieu à des démêlés qui pourraient bien échapper à son contrôle.
— Je verrai bien, disait-elle.
Une voisine lui avait aussi donné quelques brassières de coton blanc, qu’elle avait gardées de son dernier bébé. Rosette les avait blanchies sur une tôle au soleil en les arrosant régulièrement, repassées avec soin et rangées dans la valise en carton qu’elle gardait en dessous de son lit.
Quand elle perdit les eaux, vers dix heures du matin, elle appela la voisine qui s’était dépêchée d’aller chercher « Man Clotilde » l’accoucheuse qui officiait dans le quartier et même au-delà, une « matrone » dans toute l’acception du terme. Quand cette dernière arriva, le travail avait commencé. On pouvait entendre « Man Clotilde » crier « allez, pousse, pousse je te dis… encore, encore, plus fort ». À onze heures et demie, l’enfant était née et l’accouchement s’était bien passé.
— C’est une fille, lui avait-elle dit en lui posant le bébé sur le ventre.
Depuis, Rosette élevait sa fille Eloïse (qu’elle avait prénommée comme sa mère) dans l’indigence et l’exiguïté de sa case en luttant contre le dénuement.
Elle n’avait plus qu’un but dans la vie, pourvoir aux besoins de sa fille Eloïse qui était la prunelle de ses yeux. Elle avait retrouvé son travail et se hâtait de rentrer à midi pour la récupérer, avec une ombrelle pour la protéger du soleil qui dardait à cette heure de la journée. La petite dormait avec sa mère dans le lit qu’elle bordait copieusement sur le côté pour éviter sa chute.
Les jours se déroulèrent dans leur platitude.
Comme elle ne fréquentait personne et qu’on ne savait rien d’elle – en discutant avec la voisine, qui avait appelé la sage-femme et lui avait procuré quelques vêtements pour son bébé, elle découvrit combien les propos épars, travestis et défigurés étaient répandus à son sujet.
Sa fille avait toujours ignoré les circonstances de sa naissance, sa mère lui avait simplement dit que son père avait pris la poudre d’escampette quand elle lui avait annoncé qu’elle attendait un enfant de lui.
Au bout de longues résistances et de courage acharné, Rosette éleva seule sa fille, elle s’appliquait à pratiquer avec une continuité sans lacune et toute linéaire, ce qui lui semblait bien pour Eloïse et pour l’éducation de laquelle elle avait fait de grands sacrifices. Tous les autres soucis lui paraissaient secondaires.
Bien plus tard, une collègue qui avait eu vent de leur relation et qui connaissait bien le géniteur de l’enfant de Rosette lui avait appris la survenue d’un accident qui lui avait ôté une jambe. Ce sectionnement qu’il avait subi avait anéanti ses appétits déréglés, il ne marchait plus qu’à « cloche-pied » cet unique membre inférieur lui était resté comme un vestige pour lui rappeler à jamais les douleurs infligées aux autres.
Il était des hommes qui ne mettent un terme à leur indiscipline et à leur appétit de conquêtes féminines que du fait qu’ils auront été amoindris, ou que l’affaiblissement des ressorts du pouvoir physique à l’exaltation du désir leur eut ôté la volonté pour ne leur laisser que l’indifférence. Dès lors, son épouse faisait montre de plus d’audace et s’exprimait avec plus d’amertume.
Bien que Rosette ne fût dépouillée de ses droits, elle avait fait le choix de ne rien réclamer à son amant qui n’en fit pas plus cas. Ce dernier continua sa petite existence sans jamais avoir informé ses enfants légitimes des parentés qu’il leur avait partout créées. Rosette était illettrée par un défaut d’accès à l’apprentissage dans son enfance et avait une appréhension viscérale des livres. Orpheline, elle habitait sa modeste case avec sa fille, qui était sa fierté et qu’elle destinait à une vie différente de la sienne. Eloïse venait d’être reçue au certificat d’études primaires et cherchait une place de serveuse ou bien de vendeuse, sans aucun résultat.
Rosette soupçonnait les puissances malfaisantes d’une influence occulte sur fond de jalousie, ourdie à l’encontre de sa fille (préméditations qui accompagnaient sourdement ses évocations utopiques).
Subsistait en elle le souvenir de cet homme qu’elle avait longtemps méprisé peut-être, mais aimé.
Rosette avait péri en plein sommeil dans l’incendie accidentel de sa case, un jour que sa fille passait la nuit chez une camarade. Les voisins avaient bien essayé de circonscrire le phénomène à grands coups de seaux d’eau puisée dans la fontaine publique avant l’arrivée des pompiers. Cette offensive incendiaire avait fait grand ravage, en peu de temps, plusieurs cases s’étaient volatilisées en une multitude de fragments.
Eloïse fut prévenue et constata en arrivant cette scène cauchemardesque, il ne restait plus rien de leur case, le corps calciné de sa mère avait été retrouvé dans les décombres à proximité de son lit de fer.
Jamais son géniteur n’avait donné signe de vie.
Une voisine l’avait accueillie pendant deux mois environ. Au désespoir, elle avait modéré ses ambitions professionnelles et cherchait ardemment une place de bonne dans une famille où elle serait logée et nourrie.
C’est ainsi que Eloïse ébaucha ses premiers battements d’ailes, avant que la vie ne lui eût rien appris. Eloïse avait alors quinze ans, elle avait été placée comme « bonne à tout faire », logée à demeure dans la famille Audemer. Monsieur Audemer émoustillé par cette fleur de jeunesse qui annonçait des moments de plaisir, un bestial éclat embrasait ses yeux. Il lui avait promis une nouvelle case en échange de sa virginité, de quelques « bons offices », et de leur secret à jamais bien gardé – Eloïse avait cédé dans cette perspective, mais Monsieur Audemer repoussait sans cesse l’échéance. Dans cette dépendance servile qui lui consumait ses forces, il redoutait sans doute qu’elle s’empressât de lui refuser ses faveurs dès qu’elle n’aurait plus rien à attendre de lui, et qu’il succomba à la peine. Pour paralyser sa fuite, il fallait la retenir par l’attente du lendemain.
Madame Audemer semblait enchantée de la complexion robuste d’Eloïse, corvéable à merci, qui ne renâclait jamais à la tâche, disponible tous les jours, sauf quand, après des mois d’attente, car elle devait les suivre dans leur résidence de villégiature. Elle se décidait à user de son droit à demander une demi-journée pour s’en aller voir ses voisines tout aussi démunies.
Elle est heureuse, cette petite, de prendre des vacances, disait-elle à ses amies qui s’étonnaient de la présence de cette « perle » ductile à souhait, même pendant les vacances, et se plaignaient de leurs employées de maison qui refusaient le travail du dimanche, ou bien exceptionnellement et non sans une contrepartie financière qui enflait les dépenses « leur sybaritisme les perdra, elles ne pensent qu’à remuer leurs croupions et à travailler le moins possible », disaient-elles.
Durant leurs vacances, Eloïse travaillait encore plus rudement – elle devait assurer le service lors de leurs fréquentes réceptions, dans une cacophonie de musique, de confrontations d’opinions et de rires homériques, qui se terminaient tôt le lendemain dans un esprit folâtre et joyeux et maintenait le couple au lit jusqu’à l’heure du déjeuner, précédé de cachets « d’aspro » censément souverains en tout, dont les principes actifs « dissipaient » leurs maux de tête.
Eloïse se sentait complètement étrangère à ces rassemblements de personnes – ces profusions d’une satiété si lourde qu’elle équivalait à une pénitence. Tous ces excès étaient inconnus d’elle et même dans ses rêves les plus fous elle n’aurait pu envisager qu’ils puissent exister.
Parmi « le personnel » de cette « habitation », il y avait Clinton, le jardinier, originaire d’une île voisine, il ne s’exprimait que dans la langue de Shakespeare.
Clinton, le protecteur des massifs et des pelouses, humble exécutant maniant à la perfection les instruments horticoles, occupait une baraque en appentis à l’extrémité de la propriété, sans confort ni eau courante. Eloïse fut parfois désolée du manque d’égard dont il paraissait souffrir.
Elle au moins avait une chambre (à elle) au sous-sol (ce qui ne contrariait pas les desseins de Monsieur Audemer pour ses accointances adultérines) – et pouvait se servir du WC à l’étage. Eloïse utilisait pour ses ablutions une cuvette d’eau posée dans un coin de sa chambre, n’ayant accès aux cabinets de toilette que dans le but ultime du nettoyage.
Eloïse, d’habitude si réservée dans un effacement d’elle-même, qui rendait plus facile les relations quotidiennes, avait brusquement des mots plus lestes, elle était devenue ce que les besoins de la vie voulaient qu’elle soit, nullement en rapport rationnel avec ses habitudes, elle éclata en injures et avait tout déballé.
C’est peut-être à cause de cette opulence affichée, qu’elle pensait légitime d’avoir la part du gâteau, la récompense de son invisibilité, que Monsieur Audemer lui avait promis. Dans ses douces poussées délirantes, son cœur s’agitait à cette impression de spoliation.
Madame Audemer, dont la modération dans la recherche du plaisir depuis la naissance de son dernier enfant, ne parvenait plus à purger la fougue débordante de la nature de son mari. Le corps juvénile d’Eloïse avait logé dans son corps passionné comme un trait de feu sans cesse ranimé. Elle était prise au dépourvu, et en épouse débonnaire, voulut cacher sa honte domestique.
Elle la traita de menteuse, il fallait jeter l’opprobre sur cette fille effrontée qu’elle avait aimablement et dans un moment d’égarement acceptée au service de sa famille, mais qui était venue chez elle uniquement dans le but de séduire son époux, lequel bien entendu avait refusé de succomber à ses avances.
Puisqu’il l’avait dit, nul doute n’était permis.
Monsieur Audemer, de sa situation dominante, se livrait librement à ses amours ancillaires qui semblaient échapper à toute justification. Il avait le plus grand mépris pour les choses de l’intendance qu’il abandonnait aux soins de son épouse et avait disparu, le temps pour elle de régler ce problème qu’il estimait en faire partie. Toutefois, pour tenter de se libérer de ses chaînes, Monsieur Audemer s’accusait secrètement « de stupidité pour avoir attribué au corps de cette petite dinde plus de perfections que sa nature n’en comportait. »
Cette fille, ayant été éconduite par son fidèle mari, Madame Audemer était devenue complètement folle de rage et hors de raison – avec ces filles-là on ne sait jamais. Il fallait qu’elle se charge elle-même de répandre cette nouvelle auprès de ses amis afin d’éviter que ne s’ébruitent d’infâmes calomnies qui pourraient entacher leur réputation. Ces piquantes révélations ajoutaient un surcroît de savoir aux conversations des potinières et la version contrefaite que Madame Audemer avait souhaitée si vivement propager, transformée par d’imparfaites réfractions au fil des colportages, avait fini par se rapprocher de la vraie.
Minée par cette réputation qui la précédait, Eloïse ne trouvait plus à se faire embaucher. Submergée par la désespérance et le sentiment d’injustice qui ne la quittait plus, sans but précis, elle promenait ses pas attardés sur les chemins de son enfance dont il ne restait plus que les vestiges de la case délabrée de sa défunte mère.
Depuis ce jour funeste, Eloïse avait jusqu’alors évité de revenir sur les lieux de son enfance. Elle constata l’état du plus lugubre aspect, des lieux ravagés par le fléau destructeur. Elle crut revoir parmi cet amas de décombres des planches effondrées en faisceau et noircies de marques sulfureuses, le lit de fer de sa mère où gisait son cadavre carbonisé. Un mouvement d’effarement s’empara d’elle et elle éclata en sanglot. Le mauvais sort, qui avait attisé l’incendie, lui avait volé sa mère et l’avait dépossédée de son amour, de son regard, de ses conseils.
Tous ces attributs qui lui seraient bien utiles aujourd’hui pour défaire les nœuds de l’existence. Le mauvais sort poursuivait inexorablement son offensive.
Quelques feuilles de tôles ondulées, du bois de récupération de caisses de savon de Marseille ou de morue salée, les voisins l’avaient aidée à l’érection d’une misérable case construite à la hâte, avec un plancher de bois de coffrage dressé sur des pierres en guise de plots sur la terre battue, dont les interstices assuraient un libre parcours aux rongeurs. Le soir venu, il n’était pas rare d’entendre leurs va-et-vient, leurs grattements et leurs couinements – parfois ils s’enhardissaient à sortir de leur habitat. Eloïse les chassait à grands coups de bâton avant qu’ils ne s’évanouissent dans leurs galeries. En guise de porte, une feuille de tôle ondulée en acier galvanisé fixée sur un croisement de planches mal équarries et une petite fenêtre également en tôle, fixée dans sa partie haute – pour son ouverture, dans le grincement métallique des gonds, il suffisait de la faire basculer et de la maintenir au milieu avec un bout de bois. Les pages découpées dans les magazines avec les photos de stars de cinéma en robes de soirée, collées sur les parois intérieures, étaient les seuls joyaux sur les hardes de sa misérable case. Une petite cour avec un auvent en tôles ondulées, clos sur deux faces dans lequel elle avait installé un réchaud à pétrole en laiton avec une pompe qu’il fallait actionner régulièrement pour maintenir la pression et raviver la flamme. Derrière l’auvent se trouvait le seau hygiénique en zinc.Après ce rude coup du sort, dans ce désœuvrement, Eloïse se prostituait, l’ivrognerie et le pire dévergondage étaient entrés dans sa misérable case.
Et c’est ainsi qu’Eloïse, vit les affres d’un déclin sans rémission. Succombant aux innombrables propositions dont elle faisait l’objet, se réfugia dans l’alcool qui stimulait son esprit faible en errance, encouragée par ses visiteurs empuantis de rhum, compagne des basses œuvres de leurs cerveaux enténébrés.
Eloïse tomba enceinte, et apprit son état de grossesse après quatre mois ; elle avait bien tenté de faire appel à une « faiseuse d’anges » armée d’aiguilles à tricoter qui officiait dans les arrière-cours – mais cette dernière avait refusé d’intervenir eu égard à l’état avancé de la grossesse et des risques encourus. Du fond de sa mémoire surgissait, maintenant qu’il était trop tard, le chaos dans lequel elle vivait.
Elle aurait voulu être entendue de Dieu pour obtenir de lui que cet embryon, tout mêlé encore à ses entrailles, ne vît pas le jour.
Elle sanglotait éperdument, hoquetait en posant la main sur son ventre, répétant obstinément :
— Je ne veux pas de ce bébé ; comment vais-je faire ?
Eloïse enfanta d’une petite fille et la prénomma Graziella, en se référant à une héroïne de roman-photo qu’elle avait un jour feuilleté. Dans ce misérable bouge, Graziella n’a eu de père que le temps qu’il avait fallu pour la concevoir.
Quelques hardes de vêtements usés jusqu’à la trame tenaient lieu de lit ou plutôt de « cabane » à sa fille – rassemblés dans un coin de la case le matin et réinstallés chaque soir – à l’âge de deux ans elle était sevrée.
Quand Eloïse était déjà trop troublée par l’ivresse pour préparer un maigre repas, la petite, la morve au nez, trouvait à se nourrir chez une voisine âgée, nommée Man Léontine qui avait le cœur sur la main, ancienne « revendeuse » sur le marché, qui déplorait la situation de cette enfant, qu’elle avait prise sous sa protection quasiment à plein temps.
L’année qui précéda les six ans de Graziella, toujours à l’instigation de Man Léontine – une jeune femme du quartier qui avait de peu, disait-on, échoué à l’épreuve du Certificat d’Étude primaire, lui apprit sans grandes difficultés, les rudiments de l’écriture, à l’aide d’une ardoise qui, jadis, avait servi à l’affichage des prix sur le marché.
Cet affichage était devenu obligatoire depuis que le satané placier du marché l’exigeait – ce qui n’arrangeait pas les affaires de Man Léontine qui ne pouvait plus adapter ses prix à la physionomie du client, habile à distinguer les plus aisés pour qui elle haussait les prix avant de leur accorder un rabais. Man Léontine maudissait et invectivait rageusement « ce petit couillon », mais rien n’y avait fait – il fallait se conformer aux nouvelles règles – tchiiiip.
À ses six ans, l’âge obligatoire de la scolarité, la santé de Man Léontine était subitement chancelante, elle avait arrêté son activité et ne pouvait plus s’occuper de Graziella qu’elle avait prise en affection. En croyant se sacrifier aux intérêts de la petite, elle avait subrepticement signalé à une sœur catholique la situation de la mère et de l’enfant – elle lui avait proposé un placement chez Monsieur et Madame de Brême.
Eloïse, qui n’avait plus la capacité de s’occuper de sa fille, avait accepté. Dans ses rares moments de lucidité, Eloïse estimait qu’habiter chez Monsieur et Madame de Brême était un précieux privilège – que sa fille allait être traitée avec bonté dans cette famille de moralité sans faille, bien différente de celle qu’elle avait connue, elle.
Au creuset de la misère, elle essayait de se convaincre d’avoir fait un bon choix pour sa fille, qui errait depuis sa naissance çà et là autour de la case et assistait aux activités de sa mère, puisqu’aucune intimité n’était possible dans cette unique pièce qui tenait pour tout mobilier un matelas à même le plancher.
Man Léontine était ravie du placement de cette petite chez Monsieur et Madame de Brême, famille qu’elle croisait chaque dimanche à l’office, qui jouissait d’une réputation favorable.
Graziella fut conduite chez Monsieur et Madame de Brême. Elle était éblouie de voir cette si belle maison d’une immensité impossible à anticiper par imagination, mais elle pleurait de devoir quitter Man Léontine et sa mère, cette dernière n’étant déjà plus en mesure de tenir debout, avait confié la tâche à Man Léontine qui était aussi sa marraine.
Madame de Brême lui avait montré le cagibi dans lequel elle dormirait et toutes les tâches qu’elle devait accomplir – elle se souvenait d’avoir eu très peur les premières nuits, et n’avait jamais pu se départir de sa crainte de l’obscurité.
Une semaine après le « placement » de Graziella, par une très chaude après-midi de mai, les voisins étonnés de l’absence d’Eloïse devant sa case depuis deux jours et ne pouvant concevoir qu’elle se fût effacée de son plein gré, forcèrent sans difficulté sa porte et découvrirent son corps sans vie entamé par les rongeurs, gisant sur le sol encrassé de son immonde taudis qui transpirait toute la détresse de son indigence. La nouvelle s’était propagée à la vitesse de l’éclair, les gens à la délectation morbide au spectacle de l’horreur et à la curiosité ardente, affluaient de toutes parts.
La famille de Brême, dont Monsieur et Madame de Brême et leurs deux fils de deux et quatre ans – les époux de Brême étaient l’image même du pire drame du pacte matrimonial – deux êtres maladroits au bonheur conjugal, si peu faits pour s’accorder, ils sont restés toute leur vie, déplorablement et obstinément enchaînés l’un à l’autre, une sorte de réconciliation résignée et pathétique – profondément malheureux l’un par l’autre.
Une famille soucieuse avant tout d’entretenir sa réputation de fervents croyants bienfaisants, Madame de Brême érigeant son mari en homme vertueux et aimait qu’on le sût – faussement dévote, quand elle s’agenouillait le dimanche à la messe, son visage trahissait trop de remords pour ne pas traduire les vœux d’un repentir. Déterminée à faire montre avec affectation de particularités supposées distinctives de la communauté embourgeoisée locale ou bien issue de la colonie de peuplement – dont les manières étaient commandées par le seul désir de se maintenir en bonne place dans l’univers corseté de cette collectivité de personnes à la morale hypocrite – obnubilées par la culture de l’entre soi et s’épouvantant de toute intonation nouvelle.
Madame au foyer, sans épithète, dont la famille d’origine européenne vivait dans l’île depuis six générations – Monsieur ancien officier de marine sur le « Jeanne d’Arc » puis Contrôleur général des finances publiques, une situation acquise par la ruse et de pitoyable écrasement pour servir sa sédentarisation à ce poste – en recevant en grande pompe son supérieur hiérarchique nommé par la puissance étatique.
Le sentiment qui enveloppait leur vie de couple évoquait plus de la tendresse qu’une passion débordante. Il ne l’aimait plus, elle n’avait plus aucune illusion à perdre.
Pour leur entourage, cette famille était considérée comme un modèle de bienveillance suprême et de charité – qui, n’arrêtant pas dans son élan vers le bien, avait accueilli une petite fille dont la mère ne voulait plus, ou ne pouvait plus s’occuper.
La famille de Brême habitait une propriété enclose de mûrs moussus, dont l’humidité tropicale favorisait la prolifération, surmontés d’une grille en fer forgé richement armé de barreaux érigés de fer de lance, qui la protégeait des regards inquisiteurs et d’éventuelle intrusion – édifiée au cœur d’un jardin spacieux, une frondaison de verdures persistantes. Dans la luxuriance de cette végétation tropicale, se côtoyaient, des hibiscus rouges à la splendeur fragile et éphémère et à l’éclosion généreuse, impudente et lumineuse, qui offraient leurs sucs nourriciers au colibri impétueux au bec acéré – puis, retrouvaient leur pudicité en s’enroulant sur eux-mêmes avant d’octroyer, les uns après les autres, leurs dépouilles à la terre originelle – des fleurs rouge et or qui fusaient des balisiers – un arbre du voyageur aux airs de menorah – des lataniers – les fleurs du frangipanier à la retombée molle mais noble, répandaient leurs suaves émanations – les grappes de fleurs de couleurs vives et délicates, d’exubérants bougainvilliers dont les rameaux épineux et flexibles s’entortillaient à la structure du kiosque piqueté de rouille et obombraient un banc convexe verdi d’humidité – où s’installait Madame de Brême, par temps de grosse chaleur, pour profiter des frais ombrages de cette canopée de plantes grimpantes – les pommes lianes qui jetaient leurs vrilles sur le treillage d’une tonnelle.
Trônant çà et là, des nains de jardin en céramique, d’un agressif mauvais goût, qui avaient victorieusement traversé l’atlantique et résisté aux balancements et au transbordement du conteneur, bedonnants et souriants dans leurs costumes colorés, offrant la pointe de leurs bonnets aux oiseaux effrontés qui les déshonoraient. Une roue d’ancienne charrette peinte en blanc. Des chaises et tables en fer richement ouvragé. Sur le treillage à claire-voie d’une tonnelle s’entremêlaient des lianes frugifères de maracuja, avant de tomber en cascade – une grande dalle en béton à l’abandon, craquelée par l’exhumation des racines d’un puissant flamboyant – un manguier – un avocatier, etc. Un assemblage hétéroclite nimbait le jardin d’une myriade de couleurs – en somme un arpent de paradis à deux pas de l’enfer urbain.
La maison était une volumineuse bâtisse blanche assiégée de verdures – un exemple du raffinement de l’architecture coloniale, par elle-même, comptait, pour l’essentiel, un grand salon servant à recevoir exclusivement leurs amis et invités de marque – richement meublé d’objets pleins de tons froids et détachés de toutes affectations pratiques, avec un ordre et une propreté qui annonçaient une économie sévère, des meubles qui donnaient l’impression d’habiter là plutôt que de faire partie de la pièce, meubles que chaque semaine la vieille domestique, qui s’occupait en dehors de la cuisine, des détails de ménage et de nombreux soins domestiques – entachée de servilité et pantoise devant cette « exquise matérialité » qui réjouissait son regard et sur laquelle elle ne souffrait pas un grain de poussière, quand dans les autres pièces elle ne donnait que de furtifs coups de balai à ce qui se trouvait le plus en vue.
Drapée dans son tablier à poche serré à la taille au moyen de deux sangles, elle s’exécutait dès que Madame de Brême lui commandait de les épousseter, avec une prestesse qui dénotait un enthousiasme égal à son attachement. Alors munie d’une chamoisette, elle les cirait, les frottait et en caressait inlassablement toutes les sculptures, tous les méplats – obligée par sa défavorable condition sociale à chercher des éléments de bonheur dans ces travaux obstinés qu’elle mettait au faîte de ses félicités, tout en perdant du même coup le peu de considération qu’elle avait pour sa propre personne. Elle exprimait avec emphase à son entourage familial, ce rêve qu’elle vivait par procuration. Sa besogne terminée, elle avait pour consigne de maintenir la porte du grand salon fermée, de peur que les visiteurs trop peu choisis osassent s’y introduire.
On pouvait y distinguer deux immenses terrasses, une vaste salle à manger avec, notamment, une commode contenant d’amples réserves de linge de maison, un buffet en enfilade avec de la cristallerie et des couverts en argent dont le fourbissage régulier protégeait de l’oxydation – vestiges de cadeaux de mariage ou partie d’héritage âprement disputé – de six autres grandes pièces, un réduit, deux cabinets de toilette.Un bloc séparé, avec cuisine, réserve et cabinet d’aisances était également visible.
Dans le prolongement, un cagibi éclairé d’une misérable ampoule qui pendait au bout d’un fil électrique fixé sur une solive, un banc en bois, un petit sommier à ressors rouillés, qui faisait office de lit à Graziella, sur lequel elle éparpillait de vieux vêtements de la famille ou des vêtements moult fois rapiécés de récupération. Pour ses besoins, dans la nuit, elle disposait d’un seau avec couvercle en métal émaillé, qu’elle devait vider le matin quand c’était nécessaire – ce récipient était rarement utilisé car Graziella souffrait d’énurésie nocturne (probablement liée à des troubles psychoaffectifs) et quand elle « s’oubliait » (comme disait Madame de Brême) elle était vigoureusement réprimandée car Madame de Brême, quand elle faisait son inspection, ne supportait pas l’odeur qui s’exhalait de ces hardes.
D’une remise remplie d’objets d’un autre temps, d’une hypothétique utilité ou hors d’usage qu’il fallait, on ne sait jamais, ça peut servir, conserver, car la famille avait pour système de ne se défaire de rien.
— Graziella, il faudra te lever de bonne heure demain afin de remplir les bidons d’eau avant de partir à l’école, disait Madame de Brême.
Bien qu’elle disposât d’une arrivée d’eau à demeure, la fontaine publique n’étant qu’à cinquante mètres (et une porteuse d’eau à demeure), il fallait profiter de cette opportunité pour en extraire l’eau servant au lavage des haillons de son couchage et au nettoyage des extérieurs – et à la fois, diminuer la consommation.
Graziella, habituée à l’exécution de ces tâches, ne comprenait pas pourquoi Madame de Brême lui ressassait journellement cette litanie, mais soit.
La petite Graziella exécutait cette besogne à l’exception du dimanche, car il fallait que les voisins soient convaincus de la parfaite moralité de la famille de Brême et la présence de la maisonnée à l’office du dimanche faisait partie de la panoplie – après l’office, durant lequel il ne manquait, ni ferveur, ni génuflexion pour se vider des tumultes du quotidien, ni espoir d’une vie éternelle – Madame de Brême ne manquait jamais de féliciter le curé de ce minuscule diocèse – ces grands orateurs de profession, qui n’ont nullement le souhait d’instruire les fidèles mais de provoquer leur ferveur et susciter leur naïve admiration pour les mystères de ces messes dites en latin, inventées tout exprès, afin de servir une aveugle servilité et éteindre la lumière de l’intelligence en empêchant avec l’exercice libre du jugement, la distinction du vrai et du faux.
Les desseins du Seigneur sont impénétrables.
L’imbrication de l’ordre spirituel et du pouvoir colonial, si fertile en sentiment de supériorité où l’esprit de domination est si puissamment marqué.
Graziella était tenue donc d’assister à la messe tous les dimanches, vêtue d’une robe qui constituait le tout de sa « garde-robe » – confectionnée par Madame Antoinette avec un impératif, prévoir deux tailles au-dessus et un ourlet large comme la main.
— Elle s’allonge si vite cette petite, disait Madame de Brême.
Antoinette, dont les cheveux étaient presque toujours enroulés dans des papillotes en papier journal, couturière de son état, bien que n’ayant pas reçu de formation, était jolie, malgré sa parfaite rondeur, avec un goût certain pour les vêtements qu’elle portait et qu’elle confectionnait tant bien que mal. Ces seuls attributs suffirent à ses parents, qui en tiraient vanité, pour lui acheter à crédit, une machine à coudre – mais ils semblaient insuffisants pour se faire embaucher dans une île où, déjà, même les plus instruits étaient contraints à l’exode.
De fil en aiguille, Antoinette essayait de confectionner des robes, pour peu qu’on lui apportât l’étoffe et le fil.
Pour le compte de Madame de Brême, il fallait faire diligence, car Antoinette ne pouvait confectionner qu’à partir d’un modèle et Graziella n’ayant qu’un vêtement du dimanche, il était impératif de restituer le modèle le samedi au plus tard. Toutefois, il y avait quelques variantes au niveau des cols – rond, en V, large échancrure, ce dernier ayant un mal fou à tenir, le large décolleté qui en résultait, conférait à lui seul une offense à la décence, vu l’usage auquel ce vêtement était destiné.
Pour que les apparences fussent sauves, les six premiers mois, l’excédent de tissus, habilement maintenu à l’envers par une épingle de sûreté, permettait de lui rendre sa décence et le tour était joué. Il en était de même pour les robes d’école, bien qu’il n’y avait que le nombre minimum de robes pour permettre d’employer le pluriel.
— Après tout, c’était bien mieux que les autres enfants, issus comme elle de très modeste extraction, qui portaient des habits élimés et rapiécés, arguait Madame de Brême.
La clientèle d’Antoinette était constituée de rares femmes pauvres du quartier mais aussi de familles plus aisées ou bien moins pauvres qui la payaient en discutant âprement ses tarifs déjà dérisoires – pour la confection de vêtements de leurs enfants élevées ou bien « secourues », c’était le terme que Madame de Brême préférait, sans qu’aucune enquête de moralité ne soit diligentée – et en dehors de tout cadre légal, d’ailleurs qui pouvait s’en plaindre.
En guise de chaussures, Graziella en possédait deux paires – une en plastique nommée « Mica » et une autre fermée plus adaptée à sa mise dominicale.
Le « Mica » devait durer le plus longtemps possible – quand il devenait trop juste, il suffisait d’ouvrir l’extrémité avant de la chaussure pour que les doigts de pied soient libérés.
À l’achat des chaussures fermées que Madame de Brême faisait ferrer à la sortie du magasin par un cordonnier ferreur et élargisseur de chaussures douloureuses, il fallait prévoir deux tailles au-dessus – les premiers mois, il suffisait de rembourrer autant que nécessaire l’avant de la chaussure avec du coton hydrophile et en extraire au fil des mois.
Pour ses mises et sur les recommandations de ses amies, Madame de Brême s’adressait depuis des années à Henriette, une couturière qui se déplaçait aux domiciles de ses clientes. Les tarifs d’Henriette étaient bien plus onéreux, mais qu’importe, il fallait se conformer aux règles du mimétisme et les couturières de renom, qui plus est discrètes, n’étaient pas monnaie courante.
Henriette s’engageait à ne jamais dévoiler les projets des unes et des autres et devait endiguer tout croisement impromptu, piètre secret de polichinelle puisqu’elles fréquentaient les mêmes lieux.
Henriette restait muette comme une carpe et sourde aux tentatives de questionnements pourtant adroitement risqués.
Les étoffes étaient commandées en « Métropole » et chacune gardait jalousement ses adresses.
Madame de Brême les faisait ramener par les rares membres de la famille de Brême qui les visitaient, ce qui la mettait en émoi à cause du surplus de travail et des dépenses que ces séjours occasionnaient, elle mettait tout son génie à évoquer des déluges de motifs plus fallacieux les uns que les autres, dont ils étaient saturés – ironiquement reçus par la famille incrédule qui la considérait comme l’exception de la « famille » (en mimant des guillemets sur le mot) et absente, faisait l’objet de railleries et d’anecdotes.
Afin de décourager les candidats au voyage, les plus coriaces – pour faire place à ses continuelles lamentations et lui adoucir cette inévitable invasion douloureuse, Madame De Brême leur adressait une liste longue et détaillée d’articles, avec marques et références, à leur apporter.
Pendant le séjour, elle resserrait les dépenses avec une rigueur compulsive de pingrerie maniaque – si bien que, même l’appel de la sirène au charme ensorceleur des eaux chaudes et des plages paradisiaques ni l’affection qu’ils avaient pour « les de Brême » comme ils disaient, ne les encourageaient guère à réitérer leur visite.
En général, les voyages donnent de l’originalité à la vie d’un provincial ou de quiconque en quête de découverte de vérité nouvelle, qui affûte l’esprit, corrige les idées reçues et transforme les mentalités – pour peu qu’il soit perméable au contraste absolu.
Madame de Brême, s’inspirait des modèles vus dans les magazines qu’Henriette, toujours courbée sur son ouvrage, réalisait dans une passion silencieuse et s’ingéniait, parfois avec talent, à adapter à la morphologie plantureuse de Madame de Brême.
Quant à Graziella, elle se rendait à la messe chaque dimanche et au catéchisme le jeudi matin – l’instruction religieuse était dispensée par Mademoiselle Michardin, fervente « Catherinette » depuis plusieurs décennies, solidement ancrée dans le christianisme, auprès du curé qui régnait en unique maître au plus haut des cieux – comme toutes ces zélées du dogme trinitaire, qui bourrent les crânes sans éclairer les esprits – au service du diocèse depuis toujours et transportant des intrigues mesquines et des caquetages.
Mademoiselle Michardin, qui tenait à cet appellatif, dont les idées tristes de sa vie solitaire étaient toutes entières dans ses yeux ternes. D’ailleurs, tout en elle avait le caractère de la rigidité et de la sécheresse. Étroitement rivée à une église dont elle était la servante sous l’autorité ecclésiale, toute à son ascétisme spirituel, Melle Michardin s’était donnée pour mission de faire grandir les enfants qui lui étaient confiés dans la foi et l’intelligence de la vie chrétienne et s’investissait pour imprimer dans leurs cervelles communément conformées le sentiment de leurs devoirs envers Dieu – et à accepter comme une fatalité leurs grandes infortunes.
Elle y mettait toute l’énergie de sa silhouette osseuse – ses mains avaient une soudaineté bizarre qui excluait toute grâce, décharnées, pareilles à des ossuaires, elles cliquetaient comme des cailloux qui s’entrechoquent, quand elle les posait sur le lutrin derrière lequel elle s’installait, pour feuilleter son missel doré sur tranche.
L’examen de passage consistait à apprendre par cœur des textes liturgiques et les restituer, stricto sensu, sur un ton monotone et spasmodique, sans en comprendre le sens. C’est par cette méthode que des générations d’enfants avaient été catéchisées.
(C’est dans la clarté de la conscience que nous pouvons vérifier la vérité des préceptes du christianisme et de l’orthodoxie de toutes ses significations, en mesurant leurs approbations ou réprobations aux actes et à la factualité existentielle de ceux qui les promeuvent.)
On pouvait, en cas de réussite, avoir droit aux précieux sacrements. À l’issue de ces évènements, les familles invitaient les proches à partager un gâteau traditionnel dans sa robe meringuée et un « chaudo » une variante chaude de la crème anglaise. Mais pour Graziella il n’y avait jamais de réception. Elle n’était qu’une forme dépourvue d’existence individuelle.
Graziella s’était accoutumée aux habitudes de Monsieur et Madame de Brême. Quand Monsieur de Brême, qui avait l’estomac qui lui tenait lieu d’horloge, revenait pour le déjeuner à 12 h 30, il fallait qu’elle lui présentât à table une petite cuvette contenant de l’eau avec une petite serviette en coton pour qu’il se lavât les mains avant le repas.
Ensuite venait le moment du repas précédé par les grâces dites par Madame de Brême dont la fin faisait tonner un rituel amen collégial bien huilé.
Elle serait nourrie après que toute la famille eut été repue – prévenue de ce moment par trois coups de sonnette frénétiques.
Madame de Brême disait que Graziella, bien qu’elle eut appris à réprimer ses mouvements, ne savait pas se tenir à table et pourrait communiquer par contagion à ses enfants, qui se tenaient droits comme un soldat présentant les armes, les habitudes issues des bas-fonds qui l’avaient vue naître (faute de griefs on invente des grotesques) – « il est plus facile d’apprendre le mal que le bien », aimait-elle à dire.
Après le bénédicité dit par Madame de Brême pendant lequel elle devait se tenir debout derrière les enfants, marquant ainsi les limites de leur charité, Graziella s’installait à l’écart, adossée au mur et assise à croupetons, ses bras nus entourant ses jambes, sur un banc de bois dans la cour sur lequel elle s’asseyait également pour faire ses devoirs et apprendre ses leçons. La chienne de la famille « Diane » (labrador abâtardie) de caractère affectueux, mais dont les aboiements avaient pour effet de décourager les malvenus – ne cessait de lui faire fête. Elle attendait le moment où retentirait la sonnette et priait pour qu’il en restât suffisamment.
Puis elle se restaurait de la portion congrue des aliments restants et les derniers reliefs étaient attribués à la chienne qui attendait avec une égale impatience.
À l’issue du repas, Monsieur de Brême, s’acagnardait dans un hamac, émettait des râles et des sifflements, ronflait profondément la bouche ouverte en se délectant de sa sieste journalière avec une certitude légitimité.