Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Assis sur un banc, adossé à la majestueuse cathédrale Saint-André de Bordeaux, s’achève un périple commencé à O., au pied du mont Ouarsenis. Un jeune homme, empreint de nostalgie, contemple ses émotions, oscillant entre amour, oubli et une rancœur teintée d’une douceur étrange, sans véritable haine. De sa peine d’hier à sa résilience d’aujourd’hui, vous êtes invités à découvrir son histoire, dont les incertitudes et hésitations ne manqueront de vous émouvoir.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Originaire du village de O., au pied du mont Ouarsenis en Algérie,
Ahmed Rabah a vécu une rupture bouleversante qui a marqué son parcours. Trouvant refuge dans l’écriture, il nous offre avec "Dans le mur" le récit de cette épreuve décisive.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 94
Veröffentlichungsjahr: 2024
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Ahmed Rabah
Dans le mur
© Lys Bleu Éditions – Ahmed Rabah
ISBN : 979-10-422-4664-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.
Pour ma mère
Le sourire est un fleuve ouvert sur l’immensité.
Gérald Gaudet
Je suis à Bordeaux…
Je vois l’homme que je suis devenu – épuisé, qui pleure si facilement, chassé à coups de pierres – un homme sans asile. Ils me prennent sous les aisselles pour me soulever. Je leur crie : « Non, attendez ! Deux minutes ! Laissez-moi dans ma nuit ! Lâchez-moi, bon sang ! Je vous en prie ! » Pff ! Je me mets à pleurer ; je me souviens de l’enfant que j’étais à O. : contrairement à d’autres enfants, je ne pleurais presque jamais.
O. est un village au pied du mont Ouarsenis en Algérie. J’habitais avec ma famille dans la dernière maison, à l’ouest du village, après un tas de baraques où vivaient les sinistrés du tremblement de terre d’El Asnam. Notre maison avait du crépi ; il y avait une grande cour ; le toit était en tôles de fibrociment. Les étés étaient moins chauds que ceux d’aujourd’hui ; des flammes et de la fumée s’élevaient du maquis pendant des jours ; les premières pluies de l’automne exhalaient l’odeur de la terre en friche. Au printemps, les sentiers de sable et de caillasse étaient couverts d’herbe sauvage.
La guerre civile arrive dans notre région en 1990, la nuit, alors que je n’ai que six ans.
Un détachement de militaires investit notre village pendant de longs mois.
En janvier 1991, dans le froid vif, des paysannes, devant les campements militaires, n’arrivent plus à se tenir debout. Elles veulent revoir leurs fils arrêtés les jours précédents. À l’époque, tous les paysans sont accusés de terrorisme. Un gars, costaud, aux longues jambes dans un pantalon sale et ajouré, probablement de retour d’un chantier, dit aux femmes : « À beau jeu, beau retour ! »
À la maison, ma mère, en colère, dit : « Elle approche ! » Elle parle de la rumeur de la guerre. Elle regarde vers le nord, comme si le danger ne pouvait venir que de là. C’est la première fois que je vois ma mère avoir peur. Aujourd’hui, lorsque je discute avec quelqu’un de plus jeune que moi, je demande toujours : « Est-ce que vous avez connu la guerre ? » Comme si connaître la guerre allait définir tout le reste…
En juin 1992, le président Mohamed Boudiaf est assassiné à Annaba. Nous sommes assis derrière nos pupitres. La salle de classe sent la peinture fraîche ce jour-là. Le professeur nous dit que le Front islamique du Salut sauvera la patrie des mains du diable. Il l’a dit en arabe littéraire.
À l’école primaire, nous apprenons, en plus de l’arabe littéraire, les mathématiques, le dessin, l’histoire et la géographie. Nous sommes des Arabes et nous sommes musulmans. Nous apprenons à aimer l’Algérie, notre chère patrie, à glorifier le F.L.N., notre sauveur, et à haïr les Français. Je vais, en plus de l’école publique, à l’école coranique depuis mes quatre ans.
Les incidents dans le dortoir de cette école nourrissent nos bavardages d’enfants : vols, agressions, abus de garçons plus jeunes. Les Cheikhs nous préviennent de ne pas aller dans le dortoir des jeunes hommes. Si un enfant des gamins avec qui je joue me dit que mes parents font, quand ils s’enferment seuls dans la grande chambre, ce que font les jeunes hommes à l’école coranique, je lui jette des cailloux. Il fait froid. Le grand figuier perd ses feuilles. Nos cris peuplent la cour. Nos petits pas raclent le sol cimenté, nous jouons à la marelle et aux billes. Je souffre d’une maladie des yeux. J’ai les doigts engourdis par le froid. J’ai le nez qui coule. Je porte un bonnet en laine colorée. Une poignée de billes est cachée dans la doublure de ma veste.
Lors des couvre-feux, les gardes communaux patrouillent dans le village et nous crient de rentrer chez nous. Nos mères nous appellent du seuil de leur porte : « Rentrez, rentrez, il fait nuit. » Il y a des cauchemars, la peur, des pipis au lit. Il n’y a pas de lumière dans nos rues. Il y a des détonations, des affiches de menaces des Frères musulmans, des enlèvements et des morts. Les parents sont en deuil. Les familles s’exilent. Il y a de fréquentes coupures de courant, la télévision qu’on ne capte presque plus.
Des hommes malades et des femmes esseulées errent dans nos rues, ils chiquent, à peine articulent une phrase ou se souviennent de quoi que ce soit. En crise, ils pleurent, crient et nous pourchassent. Le médecin passe régulièrement à la maison, mon père est malade. Ma mère soliloque dans la cour et pleure souvent dans la cuisine. Nous n’en pouvons plus. Mes frères aînés n’habitent plus avec nous. Mes oncles ont quitté la région. À la télé, Miriam Makeba chante « Je suis libre en Algérie ». Dix ans plus tard, j’écris sur le mur des toilettes à l’Université d’Oran : « Makeba libre ; et nous (prisonniers). »
Dans ses « bons jours », ma mère nous raconte des histoires d’ancêtres qui réclament à boire avant de mourir… quand elle ne pique pas des crises de colère et ne distribue pas des gifles. La daronne a la main lourde. Mon père ne dit jamais rien. Il est depuis toujours vieux et malade. Il est absent de notre vie. Il ne nous parle presque jamais, à mon frère Saïd et à moi. Nous ne devons pas lui adresser la parole, même si nous désirons quelque chose. « Votre prose le fatigue ! » prétend ma mère. Non, elle le crie sur les toits.
— M’ma, on a vu un chien noir (le petit voisin a le même) dans le coin, et on aimerait l’adopter. Elle va parler à mon père. Saïd ronge ses ongles, s’assoit par terre. Ma mère revient. Jamais nous ne saurons ce qu’ils se sont vraiment dit.
— Non, il a dit non pour le chien, nous répète-t-elle avec un œil dur. Saïd se met à pleurer. Il se roule par terre comme un poisson hors de l’eau. Nous n’avons jamais eu notre chien, parce que Saïd a baissé les bras, parce que ma mère ne voulait pas de chien à la maison.
Saïd a désormais un VTT bleu avec de gros pneus. Il ne sait pas faire de vélo, moi non plus. Il a demandé à un petit voisin, qui sait en faire grâce à son père (jeune et sportif), de nous montrer. Nous n’avons pas cette chance d’avoir un père jeune. Mais notre père est doux, tendre, il ne nous crie pas dessus, il ne nous donne pas de gifles.
Ma mère est une femme triste et renfrognée. Ses cris s’entendent parfois de la rue, du moins dans mes souvenirs. Elle menace de partir et de ne jamais revenir. Elle nous dit : « Un jour, je partirai et ne reviendrai jamais. » Saïd et moi sommes terrifiés à l’idée de ne plus la revoir. Je pense souvent à cette peur de rentrer chez nous et de ne plus y trouver ma mère.
Septembre 1994, Cheb Hasni, le chanteur de raï, le Rossignol, est assassiné à Oran. Il avait 26 ans.
Janvier 1995
Ce n’est pas un rêve. Un après-midi (je ne me rappelle pas le jour exact), je rentre de l’école, traînant les pieds. Je retarde mon arrivée à la maison. Mon stylo à bille a coulé dans la poche de mon tablier ; on peut voir la tâche bleue même de loin, parce que ma veste est ouverte (la fermeture éclair ne fonctionne plus). Je ressasse ce que je vais pouvoir raconter à ma mère.
Je ne suis pas certain s’il pleut ou pas. Je vois notre rue, la voisine et ses fils. La voix de ma mère, comme un mugissement, cogne mes tempes comme des gifles. J’accélère le pas. Des petits voisins curieux s’immobilisent devant notre porte, attirés par les cris sûrement. Saïd est en pleurs.
Je me mets à courir vers la maison. Je ne comprends pas ce qui se passe chez nous : la grande porte est entrebâillée, mon père est évanoui dans la cour, à même le ciment, ses vêtements mouillés. Il a plu toute la matinée. Notre cour est découverte en cette saison, car la vigne du toit aux murs n’est que tiges noueuses à l’écorce rugueuse…
Les cris, les visages embrunis, l’odeur du café torréfié ce jour-là. Tout me revient. Tout.
Tandis qu’on s’entraide pour relever mon père évanoui et le porter dans sa chambre, une petite dame dit : « Il se remettra ! » Je ne peux pas la reconnaître derrière son voile. Demain, il sera sur pied, tout le monde le dit. Je me retrouve à psalmodier une prière. « Il se remettra ! » répète la petite dame. Ma mère ne croit pas à ses paroles. Je le vois bien.
Il fait chaud dans la chambre ; le chauffage au gaz est allumé (il reste allumé tout l’hiver). Un appareil tout noir (je ne sais ni d’où il vient ni quel âge il a), les livres sont sur la table basse, avec des pages marquées, des livres que mon père n’a pas encore finis, une vieille malle où on garde son stylet de roseau et son encrier. Des livres aux feuilles jaunies et aux bords déchirés. Il ne laisse plus d’argent dans la malle depuis qu’un cousin a forcé la serrure, et elle ne ferme plus.
Je suis sur le seuil de la porte, pétrifié par l’angoisse. Je n’écoute personne. Ma mère ne répond pas aux questions. Je ne l’entends pas quand elle m’appelle. Je suis comme un naufragé qu’on vient juste de secourir. Une main sur l’arrière de ma tête me secoue. Ma mère m’aide à retirer mon cartable et m’envoie chercher mon grand-oncle, l’oncle de ma mère, un ancien combattant, un septuagénaire aux moustaches blanches. Il nous fait peur, à Saïd et à moi.
Je suis sorti en courant de la maison. Je ne sais pas quelle rue prendre. Il y a un raccourci dans lequel je ne m’aventure jamais ; il y a un chien méchant. Je cours en me demandant si mon père va mourir. Il souffre de maux de tête, mais je ne sais pas qu’il est si malade.