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Entre joies et peines, amour et séparation, suivez une aventure familiale à l'ampleur universelle !
Oxen Lambert a choisi de raconter la genèse d’une aventure familiale qui, vous le lirez, ressemble furieusement aux histoires de toutes les familles. À l’aube de changements législatifs, au seuil et au cœur des bouleversements sociologiques et humains de l’évolution des familles, Oxen Lambert recentre le débat autour d’une réflexion humaine, celle de « faire famille avec une famille ».
Ce récit de vie aborde des sujets tels que la famille homoparentale et le Mariage pour tous de manière touchante et sincère.
EXTRAIT
Notre amour a survécu, ou plutôt échappé à la principale menace qui pèse, comme l’épé de Damoclès, sur les familles recomposées, et a fortiori sur les nouvelles familles homoparentales. Les cas ne sont pas rares où celui des partenaires qui a des enfants vit une situation de séparation conflictuelle. Le nouveau partenaire est alors l’objet de tentatives de mises à l’écart, de dénigrement, de la part de l’ex-partenaire. Ce climat ne permet pas aux enfants de trouver une place confortable auprès du nouveau compagnon de leur père. Il ne leur est pas laissé beaucoup d’opportunités de faire connaissance avec ce nouveau venu, décrié par un des parents, dans la sérénité. Fort heureusement, jamais la nature des rapports que j’ai gardés avec la maman de Caro et Mathilde n’a pris cette tournure dévastatrice. Non seulement mes filles l’ont adopté, mais Léa elle-même me manifeste sa satisfaction de voir nos enfants en sa compagnie. Elle l’apprécie vraiment.
Cette menace, cependant, n’est pas la seule qui nous guette. Il en est qui s’abattent sur nous sans que nous n’en ayons soupçonné l’existence. Cette perfide ennemie a trouvé la meilleure des caches, la plus sûre. De son antre, elle nous nargue sans se laisser voir. C’est en moi qu’elle est. À l’intérieur. Dans mon corps. Elle y a germé lentement, sans donner aucun signe de sa présence sournoise, pendant des années jusqu’à se délecter de la douceur de notre romance et montrer sa mine hideuse et destructrice.
Je ne connais pas le nom de ce monstre, mais j’en reconnaîtrai toujours l’horreur des traits et la pestilence de l’haleine. Si je l’appelais « l’angoisse de l’abandon », je me fourvoierais dans ce vocabulaire auquel les hommes n’ont pas pu donner le caractère douloureux des expériences. Je ne suis pas psy, et la pratique de la psychologie du dimanche me donne le sentiment de me satisfaire d’habiller mes ignorances de mots graves. Je ne vais pas prétendre, me hasarder, à entamer une thérapie sur papier. Toujours est-il que mes cinquante années d’expérience d’humanité me laissent entrapercevoir des images de moi et de mes faiblesses.
CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE
J'ai aimé ce récit vrai, sincère et la simplicité avec laquelle
Oxen Lambert nomme les choses et les décrit. Oui, sa famille ressemble furieusement à toutes les familles. La seule différence c'est qu'elle compte deux papas. -
argali, Babelio
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Seitenzahl: 252
Veröffentlichungsjahr: 2019
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© La Boîte à Pandore
Paris
Direction éditoriale : Véronique de Montfort
www.laboiteapandore.fr
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ISBN : 978-2-39009-346-6 – EAN : 9782390093466
Toute reproduction ou adaptation d’un extrait quelconque de ce livre par quelque procédé que ce soit, et notamment par photocopie ou microfilm, est interdite sans autorisation écrite de l’éditeur.
Oxen Lambert
Deux papas, deux enfants
Je ne suis pas aussi no-Paris que la plupart des banlieusards. Le dimanche, ils passent les portes ou font la grasse mat’, j’utilise leurs rues momentanément presque agréables. Un passage éclair par chez Charles à Poincarré pour le dessert. Ça ne roule pas. Un dimanche de février qui sent le printemps, ils devraient tous être à la campagne. Il est toujours au rouge rue des Sablons. C’est Josh qui a pris la voiture hier, je ne suis que très rarement sur RTL, mais là... Je n’avais jamais écouté cette chanson. Il était juste celui qui bêle quand j’étais gosse et je l’avais inconsciemment poussé avec Lalanne dans ma liste des interdits de playlists.
« ... À quoi sert une chanson si elle est désarmée ?
Me disaient des Chiliens, bras ouverts, poings serrés... »
Une valse langoureuse, sur les barricades, les yeux dans les yeux. Deux notes pour une ligne de basse dramatique comme un serment. J’avance la main vers le volant pour l’écouter encore. C’est la radio, idiot ! Le feu est passé trois fois au vert et il reste encore cinq voitures devant moi. Ce n’est quand même pas pour Julien Clerc ? Il faut que j’apprenne cette chanson pour le prochain karaoké chez Magali. Une de plus pour qu’Oxen vienne « plomber grave son rock mood ». Il semble que ce soit l’avenue Mandel qui coince. Je laisse la voiture et poursuis à pied, le carton de mes gâteaux se balançant au bout d’une ficelle dorée. Aussi bêtement que la mouche qui s’imagine que c’est pour son bon plaisir qu’il y a du sirop au fond d’un flacon, je me dirige vers le tumulte.
En voyant la mer de calicots bleu ciel et rose bonbon, le touriste doit penser à une gay pride, puis se gratter la tempe et grimacer en voyant les têtes. Ici, c’est menthe et bergamote, limite naphtaline. Une gamine col-dentelle partage avec son frère raie-au-milieu, comme une intention à la messe, un message de paix en lettres fuchsia, « Un papa, une maman, c’est naturel ». Leurs cousins, leurs voisins de paroisse, leurs curés sont venus aussi et ne sont pas en reste.
« C’est la fin du père. »
« On ne ment pas aux enfants. »
« Qui détruit la famille menace la paix civile. »
En queue de peloton, ils ont casé les moins présentables. Pas vraiment moins nombreux. Femmes et hommes, dans une harmonieuse mixité. Ça hurle sa colère contre ce monde qui part en couille :
« Nos ventres ne sont pas des caddies ! »
« La France a besoin d’enfants, pas d’homosexuels ! »
Sur leurs faces, je vois tout sauf la communion dans l’esprit de l’amour de son prochain. Cent mille personnes ou plus qui, toutes, ont un ami gay ou une amie lesbienne. Et on ne parle pas des séminaristes en tête de cortège, venus aujourd’hui en nombre pour leur sortie évangélo-récréative du mois. Il faut que je me taille avant que mes neurones ne commencent à se suicider. En voir autant d’un seul coup. Les entendre dire, tous ensemble, leur haine, qu’ils prennent d’habitude la peine d’emballer dans de bonnes intentions. Si seulement ils ne se rendaient pas compte qu’ils parlent de la vie des gens. J’ai le vertige, un vide dans le ventre, mélange de peur et de dégoût, comme juste avant un white. Je repère la rue de Brigitte à cette gigantesque cheminée de briques rouges à laquelle une espèce de chapelle se colle et donne des airs de minaret du bled. Il est probable que je trouverais plus d’amour et de paix dans ses appels que dans ce qui me parvient encore des beuglements bicolores de cette basse marée.
À la vue de ma mine déconfite, Brigitte comprend que je suis passé par la MPT. Je lui file le carton pas trop secoué et me laisse tomber dans le canapé. Elle vient d’éteindre le poste de télé. Ils ont interrogé quelques parlementaires sur la tenue des débats et montré quelques vues de la manif pour tous. La dernière séquence montrait un groupe de jeunes gens portant le message « On ne lâchera rien ! » Elle a rétorqué à l’écran « Normal, pour des constipés ! »
Pas sûr que son humour suffise, même aidé de mes gâteaux, à effacer tout ça de mon esprit. Elle n’est pas cordon-bleu, mais c’était à son tour de me recevoir. Advienne que pourra. Je sais son histoire autant qu’elle a voulu me la dire et elle en sait au moins autant de moi. Ne pas juger s’apprend avec les amis. Demain, je repenserai à ces gens dans la rue, sans haine. L’immense majorité de ces femmes et de ces hommes sont sincères. La colère que j’ai sentie en eux est la même que celle que j’exhalais en frappant à la porte de mon amie. C’est celle des hommes dont le chemin ne se croise pas. Le grand Jacques dans Le Moribond chante ces mots :
« ... Adieu Curé, je t’aimais bien.
Adieu Curé, je t’aimais bien, tu sais
On n’était pas du même bord
On n’était pas du même chemin
Mais on cherchait le même port... »
Brigitte me dit, sans le croire, que tout finit toujours par s’arranger. Elle connait ma réponse « ... s’arranger bien ou mal ». Les lentes volutes de la vapeur qui porte les exhalaisons orientales de nos tasses de thé arrêtent le temps, le comblent. De ma cuiller, une goutte tombe sur la surface chaude et crée deux vagues qui vont toucher, l’une après l’autre, le mur de porcelaine. On se connaît, Brigitte et moi, depuis trente années, mais nous sommes restés quinze ans des inconnus avant de devenir des amis. Nous découvrons souvent de nouvelles histoires l’un, l’une de l’autre.
Il y a presque trente ans, Noël 1990, ici
Mon premier job, ma première école, mes premiers collègues. Pas facile de refuser l’invitation. Un repas de Noël tous ensemble chez Charles, le chef. Françoise, son épouse, est une vraie fée en cuisine et Léa, ma collègue de CE2, m’a déjà annoncé à trois reprises qu’elle confectionnerait pour le dessert les choux à la crème qui nous dispenseraient de la sempiternelle bûche au moka. Michel est celui dont je suis le plus proche. Il sait que je passe la soirée du vingt-quatre avec Gene, que je ne serai pas avec l’équipe.
Une dernière tentative.
⎯ Tu sais Oxen, Léa tient beaucoup à ce que tu sois là. Elle m’a dit qu’elle te l’avait demandé plusieurs fois et que tu n’avais pas semblé intéressé. Je pense bien que ça l’attriste.
⎯ Je n’y peux rien, Mick. Je t’ai déjà dit que je n’étais pas dispo ce jour-là. Nous aurons d’autres occasions de faire la fête.
⎯ Tu es vraiment certain d’avoir envie que ça se passe comme ça ?
Je suis troublé par cette dernière question. Michel est mon ami, il n’est pas en train de me menacer. Il est persuadé que je me trompe, que je ne fais pas le bon choix. Je ne le sens pas en opposition, j’entends ces mots comme un écho. Cette question est littéralement gravée à l’intérieur de ma tête. Je ne leur dois quand même pas ma présence. J’ai pris un engagement. J’ai envie de la voir. On doit passer la soirée dans sa famille et puis sortir s’il ne se fait pas trop tard.
Une tenue mi-dimanche mi-ville qui puisse seoir autant au début qu’à la fin de cette nuit. Nous laisserons les 4 L de Gene devant chez elle. Je passe la chercher. Elle ne semble pas avoir pensé sa tenue selon le même schéma que moi. Elle est assise dans le canapé, un doigt dans le livre dont j’interromps la lecture. Je m’assieds sur l’autre place du canapé. Elle avait installé une bulle de silence autour de son bouquin et d’elle que je remue en parlant et que je fais éclater en m’installant trop près.
Elle est debout maintenant tenant en main le boîtier du CD de Maurane qu’elle a choisi pour remplacer son livre.
⎯ Oxen. Je n’ai pas envie d’y aller. Je ne le sens pas. Je n’y vais pas.
⎯ Nous ne sommes pas obligés d’y aller. Tu peux leur dire que nous avons une invitation de dernière minute. On peut dîner en ville.
⎯ Je ne vais nulle part, je suis désolée, Oxen. Nous n’allons nulle part.
Voilà une fin simple, finement emballée.
Aller retrouver les collègues ? Je n’ai aucune envie de les voir ce soir. Encore moins de leur expliquer pourquoi je suis là. Ma tête est un bourdonnement de milliers de messages clairs que le nombre, le mouvement et le volume rendent incompréhensibles. Mes questions se réduisent à des points d’interrogation. Je roule et espère que toutes ces émotions retombent comme les cendres d’un volcan sur la terre désolée, mais calme. J’entends mes pas dans les ruelles quasi désertes de la ville. J’imagine que les fenêtres des restaurants dans leurs lumières orange sont des théâtres de Guignol dont je suis le seul spectateur. Tous les autres jouent. Je fais l’inventaire des « premières fois » vécues rien qu’aujourd’hui :
Je me suis fait larguer par une fille. J’erre seul la nuit dans les rues de la ville. Je passe la soirée de Noël en dehors de toute programmation et des prescrits socio-familiaux. Je rentre dans un bar gay. À un jet de pierre de l’église Sainte-Catherine, La Diva Roma. Derrière le barman-DJ, c’est Domi, le mur est recouvert d’une fresque monumentale d’une sorte de style pompéien très à l’aise avec les anachronismes. De gauche à droite, dans un parfait assortiment des tons et des styles, l’Adam de la Création, inspiré de Michel-Ange, dont l’auteur a manifestement oublié de respecter la règle en usage à l’époque de sous-représenter les attributs sexuels par dégoût de priape et des satyres. Au bout de son doigt, une grappe de personnages tout droit sortis du Satyricon de Fellini, dont un jeune faune musicien, une femme couchée dans sa totale nudité, la main d’un homme, nu lui aussi, posée sur une fesse. La mêlée luxuriante d’une douzaine de jeunes hommes et femmes dans le même simple appareil. À leur droite, deux superbes éphèbes, celui du second plan étant inspiré lui aussi d’un film, mais c’est, cette fois, le Flesh de Paul Morissey qui est à l’honneur.
Les dalles lumineuses d’une pole dance floor testent patiemment les couleurs de la nuit. Quatre gars aussi seuls que moi, mais qui n’ont pas cet air de touriste que je me reconnais. Un couple de garçons quitte un des coins salon et s’en va. Le plus petit des deux a vraiment de beaux traits. Et un pantalon qui lui va très bien. Au plafond, un projecteur laisse descendre la seule lumière blanche du lieu sur un ange de bronze. Un vestige sauvé d’un projet non retenu pour les colonnes du pont Alexandre III. Privé comme moi de son bonheur promis, il atterrit dans la douce chaleur de La Diva Roma. Sous ses boucles, ses yeux me le disent. Tout va bien.
Je n’ai pas entendu le bourdonnement partir d’entre mes oreilles. Les aventures de Gigi l’amoureux l’a éteint avec la douceur de la triste Iolanda du Caire. Si je m’installe et que je reste plus longtemps, je devrais découvrir à quoi ce genre d’endroit ressemble bondé. La dernière bulle de mon second Coca light, en éclatant, me dit que ce n’est probablement pas le bon soir pour venir ici. Je sors et prends la direction opposée à celle de l’emplacement de ma voiture. Comment apprend-on à distinguer les choses dont on doit se débarrasser et celles qui nous sont utiles ?
En janvier, à la rentrée, l’interesting news, c’est que Léa a refait des choux à la crème pour tout le monde, principalement pour ceux qui n’étaient pas à la fête. Plus précisément encore, pour moi. Quand je me suis pointé à la salle des profs, tout le monde y était déjà pour assister au spectacle dont j’étais le seul à ne pas être averti. Je me pris le chou de l’année, à bout portant au beau milieu de la face. Ma punition. Je passe les cinq mois qui suivent pour en arriver au 30 juin, la journée préférée de tous les instituteurs du monde. Le ciel a pris les couleurs des deux mois de vacances qui arrivent, le chef a prévu des bulles... Et Léa, des choux. Je ne l’avais pas prémédité, mais j’ai attendu qu’il n’en reste qu’un seul pour lui faire faire le chemin à l’envers et l’envoyer s’écraser entre et sur les verres de ses lunettes. Elle me déteste dix minutes avant de m’embrasser, de venir habiter chez moi, m’épouser et me donner deux filles.
1990, Noël, là-bas
⎯ Ruben, je te prête ce livre pendant les vacances.
⎯ Merci, Monsieur, j’en prendrai soin.
⎯ Je sais Ruben. Je voudrais aussi que tu en lises quelques passages.
⎯ Bien sûr, Monsieur. Je vais lire ce livre pendant les vacances. Merci.
Il a collé une étiquette sur la couverture : Ruben Ribeiro dos Anjos Sixième primaire. Il est gentil cet instituteur. Les frères Alferes et leur complice de tous les mauvais coups, Abraao Vale, sont déjà sortis de la classe. Une semaine entière sans qu’ils me tombent sur le dos à tout bout de champ. Une semaine sans qu’ils me poursuivent en chantant :
Corre galinha
Corre Ruben
Segura teu vestido
O lobo uiva
(Cours poulet,
Cours Ruben,
Tiens bien ta robe,
Le loup hurle.)
En descendant la route vers la maison de ma mère, après l’église de l’Évangile, on peut voir au loin, du côté de l’océan, les bras ouverts du Christ rédempteur au sommet du Corcovado. Nous sommes allés le voir l’an dernier, pour le mariage de ma cousine. Il me tourne le dos. La rua Euro est un raccourci que le bus n’emprunte pas. Elle plonge vers la vallée et serpente entre les bosses de la colline. Je la descends avec ma corde à sauter imaginaire, sans me prendre les pieds dedans. Du bout de la rua Genaro je vois mon beau-père sur le toit de la maison. Il est avec le mari de la voisine. Ils détachent le pont de câble électrique de la ligne de la rue. Il faut qu’il y ait quand même quelque chose au compteur, me dit toujours ma mère, sinon, ils viendront contrôler. Je les entends jurer. Un jour, il y en a un qui va se faire griller. Betina pousse la porte, de l’intérieur, au moment où je m’apprête à entrer. Elle s’arrête devant moi. Elle me regarde à travers moi, derrière moi. Elle a toujours quelque chose à dire, mais là, pas un mot. Je dis son prénom. Sans m’écouter, elle reprend sa course et disparaît. Ma mère pleure dans la cuisine. Elle ressemble tellement à grand-mère quand elle pleure. Elle se retourne et je ne vois plus sur son visage que les anciennes larmes. Celles qui ont gravé les rivières sur ses joues. Elle ne pose ni le drap de vaisselle ni la louche qu’elle vient de laver.
Mon sac est pendu à ma main, pendue elle-même au bout de mon bras. Elle va me parler.
⎯ Ta sœur m’a tout dit. Elle m’a tout raconté. Tout, Ruben. Quand ton beau-père va entendre parler de ça, il va te tuer. Oh oui, j’en suis sûre, il va t’attraper et te tuer. Si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera un autre jour.
⎯ ...
⎯ Il faut que tu partes. Va où tu veux. Ton beau-père... Il ne va jamais supporter de vivre dans la maison d’un...
⎯ ...
⎯ Maintenant ! Tu t’en vas.
Elle se retourne vers son bassin d’eau tiède sans voir mes yeux briller. Je laisse le sac d’école sur la chaise et je pars. Lui, il est toujours sur le toit. Ma sœur, probablement chez la voisine et ma mère... ma mère, le dos tourné vers la porte que j’entends se refermer derrière moi. Je sais qu’il l’aurait fait. Peut-être pas de sang-froid, mais j’y serais passé. Il y a quinze minutes, j’étais sur cette route et je savais parfaitement où elle mène, tant d’un côté que de l’autre.
Là, je ne sais plus rien. Il faut marcher. Le soleil se couche un peu plus tard à Noël. Je marcherai longtemps. Je n’ai pas dit au revoir à mon petit frère, Marco Angel, mon petit ange à moi. Le bus du centre scolaire spécialisé n’était pas encore passé quand je suis parti. Que va-t-il comprendre ? Se rendra-t-il compte que ça fait longtemps que Ruben n’est pas à la maison ? Je marche vers l’océan. Je me demande jusqu’où il faut aller plus loin pour arriver quelque part. La règle veut-elle que la destination soit juste « plus loin » ? Ou bien je suis dans un jeu où il n’y a plus de règle ? La seule règle dans ce monde, c’est que ta mère te chasse si tu es un maricas. Je ne reconnais plus aucune rue. Je vois plus d’églises que je pensais qu’il pouvait y avoir.
Le soleil ne m’accompagne plus depuis longtemps quand j’arrive à l’entrée du parc Flamengo. Je ne peux pas aller plus loin. J’ai faim, j’ai soif et mal aux pieds. Ici, c’est vraiment Rio. Les gens se déplacent en taxi. Ils doivent en avoir de l’argent ! On peut voir les torches sur les plages des hôtels de la baie. À la nage, on peut rejoindre la pointe de Jurujuba. On m’a dit qu’un gars y était arrivé. Le parc à son extrémité ne longe plus les plages. Il devient un petit bois. Je vais pouvoir me reposer un peu ici. Une toute petite clairière éclairée d’un côté par l’enseigne d’un hôpital et de l’autre par l’incessant passage des camions, des voitures et des ambulances. Je ne serai pas trop mal ici. Je compte douze sirènes d’ambulance et je ne dors toujours pas. Voilà ma grand-mère qui sort de je ne sais où et court vers moi, une hache entre les mains.
⎯ Attrape-la, Ruben, aide-moi à l’attraper !
Un poulet noir, le cœur hors du torse, court dans toutes les directions pour tenter d’échapper à l’impitoyable outil de la vieille femme noire. Elle m’appelle encore, me dit de me bouger. Elle le tient par une patte. L’animal hurle comme s’il savait son destin. Elle est assise, le corps de la poule bien serré entre ses mains tannées.
⎯ Prends la hache et coupe. Ruben, coupe son cou. Vas-y, je la tiens ! Prends la hache !
Je les entends hurler toutes les deux. La tête et les pattes de la poule gesticulent au milieu de la cacophonie. Grand-mère amène le poulet au sol et ses yeux me disent que c’est le moment, qu’il ne faut pas attendre. Je déteste faire ça, je déteste même quand c’est elle qui le fait. Mais moi, avec cette arme... Je la ramasse, la soulève au-dessus de ce repas encore vif et la laisse retomber lourdement sur le cou, le plus près possible de la tête.
Je retiens la nausée du bruit que l’os sous la lourde lame pousse dans ma gorge, mais je lâche tout à la vue de ce monstre qui court autour de nous la tête à demi-coupée, qui tient toujours par un lambeau de peau et danse autour de son mât sans plus de son que celui de ses pattes sur le sol et de ses ailes qui battent l’air. Et moi, plié en deux, le sang de la bête jusqu’aux coudes, mon estomac expulsant le peu qu’il contient dans des spasmes que je n’arrive pas à taire.
Une main se pose sur mon épaule.
⎯ Eh ! l’ami, tu vas bien ? Tu veux un peu d’eau ?
La poule n’est plus là. Ni ma grand-mère et sa hache. Évanouies. Toujours, l’hôpital, les voitures et puis ce garçon. Il est peut-être encore plus jeune que moi. Sa couverture est étalée au sol à deux mètres de moi. Il m’aura trouvé endormi et rejoint. Je l’ai réveillé en vomissant. Il sourit. Personne ne m’a souri depuis que j’ai déposé Marco Angel ce matin à l’arrêt de son bus. Raul est mon premier ami de la rue. Je ne saurai pas pourquoi il est là. Il ne me laisse pas non plus raconter mon histoire. On a bien assez à penser à demain, me dit-il en souriant. Ce que je voudrais, c’est trouver de l’argent, prendre un billet pour Jardim Meudonet passer quelque temps chez ma grand-mère, au Nord. Je sais que je serai bien, là-bas. Raul sourit encore. Il m’emmènera demain voir des amis qui m’aideront à gagner un peu d’argent et qui veilleront sur ma sécurité. Je peux leur faire confiance. Ils ne traînent pas dehors ceux-là, ils ont leur propre squat à dix minutes de Ipanema. Pour l’heure, dormons.
Au nord de Ipanema, on ne trouve plus d’hôtel de luxe et les touristes se font rares. Les amis de Raul se sont approprié un bâtiment discret coincé derrière le marché aux fruits et le centre de recyclage Favela, mais Limpa (favela plus propre). L’entrée principale est cadenassée depuis des années. C’est un escalier de secours extérieur auquel il manque les deux premiers mètres qui nous emmène au salon, au second étage. On l’appelle pompeusement le salon des quatre vents parce qu’aucune des fenêtres n’a conservé ses vitrages. Du côté ouest, on voit le commissariat central de la police d’Ipanema. Ils sont pratiquement le nez sur nous, deux cents mètres à vol d’oiseau. Ricardo dit en riant qu’ils sont là tout près pour veiller sur nous. À l’est, Copacabana et au sud, Ipanema beach à dix minutes de marche. Vingt pour le retour.
Ils sont quatre à vivre ici. Ricardo, le grand frère de Raul et trois autres gars. Ricardo est indiscutablement le chef. On dit que c’est parce qu’il a tué quelqu’un, mais c’est peut-être seulement parce qu’il commence à lui pousser une moustache. Je ne le lui demanderai pas. Nous sommes des frères. Notre seule famille est ici entre ces murs et nous dépendons tous les uns des autres. Chacun participe de son mieux et aucun pardon pour la trahison. L’ennemi n’a pas besoin d’être identifié, c’est la police militaire et les bataillons des forces spéciales. Voilà tout ce qu’il y a à savoir.
Ricardo me fait savoir qu’il a un travail pour moi. Plutôt une course. Ma mission est simple. Je dois aller à Lagoa, la banlieue de l’autre côté du lac. Au centre culturel Quilombo de Sacopa, Ayrton me donnera un paquet de biscuits que j’enfouirai au fond de mon petit sac à dos et que je ramènerai ici. Il faudra revenir par les collines du parc naturel municipal de Catacumba pour éviter les patrouilles canines sur les avenues du bord de mer. Après-demain. Demain, tu manges et tu te reposes.
Ricardo me donne de l’argent pour le bus de l’aller. Raul m’accompagne jusqu’à l’arrêt au bord du lac, au nord du district d’Ipanema. Il ne remonte pas chez Ricardo. Il fait sa route tout seul. Je n’ai pas bordé Marco Angel hier soir ni ne l’ai emmené à l’arrêt du bus ce matin. Je voudrais vraiment que ma mère prenne bien soin de lui. Au moins un de ses deux fils. La ligne de Lagoa parcourt la moitié du tour du lac en contournant la colline contre laquelle Ipanema est appuyée. Lagoa ressemble à Duque de Caixas. Les mêmes routes poussiéreuses dans le fond, et, sur les coteaux, les mêmes quartiers pauvres dont seuls les habitants disent que ce ne sont pas vraiment des favelas. En bas, on fait attention à la police, en haut, aux bandes et aux milices qui les traquent. Ayrton est trop facile à reconnaître. Il est le seul à faire semblant d’être occupé à attendre le bus, à l’arrêt d’en face. On ne fait pas vraiment plus ample connaissance qu’avec Ricardo et ses amis. Nous n’avons besoin de savoir de nos vies que ce que nous vivons ensemble. Le paquet de biscuits est dans mon sac avec une bouteille d’eau et un petit drap de plage. Ayrton me tire le bras. Nous montons dans le bus qui refait route vers Ipanema, cette fois, seulement pour deux arrêts. Il me montre le sentier du parc qui monte à mi-hauteur de la colline et la contourne jusqu’à l’autre versant. Je ne peux pas me tromper. Il n’y a qu’un chemin et à mi-distance, je reconnaîtrai, en contrebas, la destination. Il y en a pour trois heures sans courir. La mégapole de Rio est insignifiante à côté de cet océan sans fin. Un ruban sale coincé entre la plage et la montagne. Un concentré de misère où des gens arrivent, se sont tapés dix mille kilomètres, pour déposer un drap de plage contre un autre drap de plage et regarder ce ciel qui risque bien d’être ma seule couverture pendant bien longtemps. Dès que Ricardo me filera un peu de fric, ce sera pour une paire de pompes. Je vois à une centaine de mètres mon sentier disparaître à gauche derrière la colline. Je presse le pas, je sens plus fort les cailloux sous mes pieds. Passé la courbe, l’étroit chemin repart vers un petit ruisseau dans un creux de la montagne et une fois passé le petit pont, repart pour une nouvelle disparition qui comme les autres semble être la dernière. Une légère descente. Ça, c’est un bon signe. Le ravin est moins escarpé. La première bâtisse est en vue à quelques minutes. Le sentier s’élargit, devient presque carrossable. Un cabanon. Quelques briques, mais principalement des cailloux ramassés tout autour et grossièrement maçonnés. Elle ne peut pas être habitée.
Un garde civil ! Campé sur ses deux pieds. Les pouces dans la ceinture tournée vers le vide. Sa tête fait un bref mouvement vers moi. Je serai à sa hauteur dans une minute. Mes jambes attendent que je leur dise s’il faut s’arrêter ou continuer. Pas le choix. Il faut continuer. Il n’a pas de raison de soupçonner quoi que ce soit. Sinon, je peux toujours courir. Ah, son véhicule de service est juste un peu plus bas. Je marche. Comment faire pour sembler naturel ? Je ressemblais à quoi avant de le voir ? Je marche. Il est juste là. Je lance un « Bom dia ». « Bom dia », me répond-il. Je l’ai dépassé. J’entends les cailloux bouger sous ses bottes. Mes yeux se ferment.
⎯ Eh petit !
Cette fois mes jambes se sont arrêtées. Ce n’est pas à moi qu’elles obéissent. Je me retourne vers le policier. Je suis entre sa voiture et lui. Peut-il voir que mes mains tremblent ?
⎯ C’est une chouette journée pour se balader en montagne.
⎯ Oui Monsieur. Une belle journée.
⎯ Et où vas-tu comme ça ?
⎯ Je reviens de Lagoa. C’est Noël. Je suis allé voir la famille et des amis.
⎯ Ça, c’est gentil de traverser seul la montagne pour visiter la famille. Je peux voir ce qu’il y a dans ton sac ?
⎯ Bien entendu, Monsieur. Regardez ! Des biscuits, de l’eau et un drap de plage.
⎯ C’est bien. Tu es un gentil garçon. Tu m’offres un biscuit ?
Je commence à déballer le paquet de biscuit par le haut pour qu’il ne voie que celui qu’il va prendre. Il s’approche et me le prend des mains sans lâcher mon regard du sien. Je peux encore me décider à courir, mais je n’ai plus de jambes. Toujours les yeux sur les miens, il extirpe un biscuit de son emballage et le porte à sa bouche.
⎯ Ils sont bons tes biscuits. Tu en prends un ?
⎯ Non merci, Monsieur. J’en mangerai plus tard.
Il met une main sur mon épaule et me rend le paquet ouvert. Je ne dis rien, je ne pense qu’à mes jambes. Vont-elles redémarrer ? Il est derrière moi cette fois. Je n’ai jamais eu aussi peur. Que se serait-il passé ? Il faut marcher... marcher.
⎯ Eh petit ! Ils sont vraiment bons tes biscuits. Tu m’en donnes un autre ?
Je sais qu’il me regarde, mais ça ne peut plus être mon visage. Je me retourne, remonte les quelques mètres qui me séparaient déjà de lui et de son uniforme. Ordem e progresso. Je lui tends le paquet dont il prend le second biscuit.
⎯ Allez ! Prends-en un aussi. Ils sont bons.
Ce n’est pas une invitation, c’est un ordre. Je sors le biscuit du paquet. Mes doigts ont touché le sac en plastique sous ce dernier biscuit.
⎯ Alors petit ? On descend au poste de police voir mes collègues, ou bien on règle ça entre nous ?
Une de ses grosses mains passe sous mon T-shirt. De l’autre, il me presse contre la boucle de ceinture de son pantalon d’uniforme. La fermeture éclair. Je veux vomir. Je veux mourir. J’écrase ce biscuit dans mon poing. Je l’atomise, il n’en reste qu’une poudre qui s’échappe et tombe sur la terre sèche du sentier de Lagoa. Je tombe sur la terre sèche du sentier de Lagoa. Le fils de la Vierge, les bras ouverts, tourne toujours le dos, mais les larmes que je n’avais pas encore laissé sortir pour ma mère, pour ma sœur, pour mon ange sont témoins. Je ne lui ai rien donné à ce porc. Rien.
2018