Estienne Dolet: Sa vie, ses œuvres, son martyre - Joseph Boulmier - E-Book

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Joseph Boulmier

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Le plus énergique représentant de la renaissance intellectuelle en France, au seizième siècle, Estienne Dolet, l’imprimeur, l’humaniste, le cicéronien, naquit à Orléans en 1509, et peut-être le 3 août, suivant une hypothèse que je vais hasarder tout à l’heure. Par une étonnante coïncidence, nous le verrons mourir à Paris le même jour, trente-sept ans plus tard, sur la place Maubert.
Il n’existe aucun doute sur l’année précise de sa naissance: lui-même a pris soin de nous en instruire, dans une lettre-préface, datée du 22 avril 1536, qu’il adresse au célèbre helléniste Budé (Stephanus Doletus Gulielmo Budæo salutem), en tête du premier volume de ses Commentaires sur la langue latine. Dolet nous  apprend, dès la première ligne, qu’il avait alors VINGT-SEPT ANS (ad septimum et vigesimum annum ætate jam provecta mea); et, plus loin, nous lisons qu’il en avait SEIZE, lorsque François Ier tomba au pouvoir des impériaux, à la bataille de Pavie, le 24 février 1525.

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ESTIENNE DOLET

ESTIENNE DOLET 1509-1546

ESTIENNE DOLET

SA VIE SES ŒUVRES, SON MARTYRE

PAR JOSEPH BOULMIER

M.DCCC.LVII

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385740375

A MONSIEUR AMBROISE-FIRMIN DIDOT

Agréez, Monsieur, le faible mais juste hommage de mon travail sur Dolet. C’est une dédicace qui vous revient de droit. L’homme étrange et remarquable dont je me suis fait, en quelque sorte, le contemporain par une étude assidue de dix années, cet homme-là, sans parler de sa réputation comme savant, compte au premier rang parmi les gloires typographiques de ce grand seizième siècle que, vous aussi, vous savez aimer, admirer et comprendre. A ce double titre d’érudit sachant écrire et d’imprimeur dévoué à son art, il peut donc vous tendre la main avec confiance, à vous, Monsieur, qui, par un privilége héréditaire, continuez si dignement les doctes traditions des Sébastien Gryphius, des Simon de Colines, et de cette admirable dynastie des Estienne, dont vous avez pu, mieux que personne, nous retracer l’histoire et les travaux.

JOSEPH BOULMIER.

Paris, le 15 septembre 1857.

..........Seggendo in piuma,

In fama non si vien, ne sotto coltre;

Sanza la qual, chi sua vita consuma,

Cotal vestigio in terra di se lascia,

Qual fumo in aere, ed in acqua la schiuma.

Dante, Inferno, canto XXVI, v. 47-51.

«Ce n’est pas assis sur la plume, ou couché sur la soie, qu’on arrive à la gloire. Qui sans elle dissipe sa vie, laisse derrière lui moins de trace que la fumée dans l’air, et l’écume sur l’eau.»

Dante, Enfer, chant XXVI, v. 47-51.

PROÈME[1].

 

ransportons-nous par la pensée en plein seizième siècle, en pleine renaissance grecque et latine; à cette époque d’enthousiasme, je dirais presque de fanatisme antique... Mais le fanatisme semble permis, quand la religion est si belle!

Nous sommes à Lyon. La voix multiple et confuse de la grande ville ne se fait plus entendre depuis longtemps, et minuit vibre seul aux tours imposantes de la vieille cathédrale Saint-Jean.

Remarquez-vous, au-dessus de ce quai sombre qui longe la Saône, une large et haute fenêtre, la seule qui soit encore éclairée à travers ses vitres en losange?

Que peut faire soupçonner, à l’intérieur, cette clarté mystérieuse?

Un fils malade sur qui veille en ce moment l’infatigable tendresse d’une mère? Un agonisant au chevet duquel une ou deux vieilles femmes, avec leurs voix pieuses et somnolentes, murmurent lentement les prières des morts? Ou bien, peut-être, un sombre alchimiste épiant, avec une anxiété fiévreuse, l’apparition de l’or au fond de son creuset?

Oui, justement, c’est un alchimiste; mais non pas de l’espèce vulgaire des souffleurs. C’est un de ceux qui peuvent dire avec Perse:

At me nocturnis juvat impallescere chartis[2].

«Oh! moi, j’aime à pâlir sur les feuillets nocturnes.»

Il n’a d’autre creuset qu’un robuste cerveau de penseur; et la science, l’auguste science, voilà tout l’or de ses rêves.

Pénétrons dans ce calme sanctuaire du travail. A peine entré, voici déjà qu’on respire comme un parfum studieux, comme une suave odeur de recueillement et de méditation. Jetons les yeux sur cet ameublement, d’une sévérité claustrale: d’abord, une table énorme, solidement appuyée sur de massifs pieds de chêne; au centre de cette table, à l’instar du feu sacré sur le trépied delphique, la vieille lampe des nuits dont la flamme ondule, fumeuse et noirâtre, et dont les reflets concentriques vont s’élargir et trembloter au plafond noirci. Cinq ou six chaises de bois, aux sculptures gothiques; des livres, partout des livres; quelques-uns ouverts çà et là sur la table, d’autres s’égarant pêle-mêle sur les siéges, ceux-là parsemant au hasard les carreaux; le plus grand nombre, enfin, garnissant les rayons d’une bibliothèque.

Comme partie saillante du tableau, figurez-vous maintenant un homme, assis devant la table et courbé, pour ne pas dire ployé de tout son corps sur une besogne absorbante. On pourrait le croire, de prime abord, non moins immobile que ses livres, non moins inerte que ses meubles, si le frôlement sec de sa plume, courant et criant sur le parchemin, si le mouvement brusque avec lequel, de temps en temps, il se rejette sur un in-folio pour le feuilleter, ne révélait bien vite un être vivant... un être vivant, dans le plus noble exercice de la vie, je veux dire dans le travail de la pensée.

Une calvitie précoce a dénudé presque toute la partie antérieure de son crâne[3]; son front vaste est labouré de rides; l’action, ou plutôt, si j’ose m’exprimer ainsi, l’ébullition silencieuse de l’intelligence, qui fait vivre l’âme en tuant le corps, voilà ce qui s’annonce en profonds stigmates sur cette austère et puissante figure. Ajoutez à cela, pour compléter la ressemblance, une pâleur bilieuse, une teinte de médaille romaine, que l’habitude des veilles a répandue sur ces traits fortement accentués; d’épais sourcils; un regard d’aigle, dont souvent l’étincelle s’allume au vol d’une pensée rapide; enfin, glissant parfois sur les lèvres, ce mince et caustique sourire que reproduira plus tard la bouche de Voltaire. Vous aurez alors un portrait à peu près fidèle de l’homme que je vais mettre en scène.

Cet homme a nom Estienne Dolet, d’Orléans, Stephanus Doletus Aurelius; et il appartient à l’immortelle phalange du SEIZIÈME SIÈCLE.

Ah! certes, je l’ai toujours aimé, ce siècle des géants!

Grands hommes, grandes choses; de l’énergie et du calme, de la science et de l’action, de la pensée et de la vie.

En d’autres termes, de l’encre à flots sur le papier; mais aussi, du sang à flots hors des veines, pour engraisser les sillons de l’avenir.

«Ma vie est un combat», disaient après Job, Voltaire et Beaumarchais. Dolet et ses compagnons d’armes auraient eu, cent fois plus encore, le droit de parler ainsi.

Véritablement, il n’y a rien de plus beau, dans l’histoire, que ces luttes héroïques de la plume et de l’épée, de l’âme et du bras, de la tête et du cœur, au service d’une conviction généreuse, et sous l’invincible drapeau du progrès. Lorsque Arouet, cet Attila du sarcasme, envahissait avec son armée d’encyclopédistes tout un Bas-Empire social et religieux, mille rencontres particulières atténuaient déjà la résistance et diminuaient le péril. Au pis aller, le téméraire en était quitte pour quelques mois de Bastille. Mais, du temps de notre Orléanais, c’était bien autre chose: il y allait de la corde ou du bûcher; l’homme se dressait presque seul contre tout son siècle. Duel magnifique!

Certes, s’il y a des époques où il fait bon vivre, il y en a d’autres, en revanche, où il fait beau mourir!

C’est à l’une de ces dernières qu’Estienne Dolet, l’imprimeur, eut le privilége de combattre, au nom de l’intelligence humaine, et la gloire de triompher par le martyre, sur le bûcher de la place Maubert.

Sublime époque, en effet! Cinquante ans à peine s’étaient écoulés, depuis qu’au Fiat lux de Guttemberg, la liberté, cette lumière des âmes, avait inondé les peuples d’une soudaine irradiation; et déjà, de toutes parts, le moyen âge était chassé par l’ère moderne, le chaos faisait place au monde!

Combat de la renaissance contre la routine, de la liberté contre la tradition, de l’idéalité du droit contre la brutalité du fait, voilà le seizième siècle. Il dure encore!

J’ai voulu l’exhumer du répertoire éternel, ce grand drame, dont la Providence développait alors les premières scènes; et j’ai choisi Dolet comme le héros de la pièce, parce qu’il est, selon moi, le type le plus vigoureux, la personnification la plus complète, et, pour ainsi dire, l’incarnation, le verbe de cette grande époque.

C’est le Christ de la pensée libre!

Qu’on ne s’attende point à trouver ici de l’histoire impartiale, autrement dit, impassible; une espèce de procès-verbal, sans parti pris et sans âme, où les faits s’alignent, froids et cadavéreux, comme une rangée de squelettes dans un caveau. Je ne suis pas un greffier: je suis un avocat, et Dolet est mon client.

Bien plus, je vais, dès à présent, l’avouer avec franchise: Dolet est mon homme, pour parler la bonne langue du peuple; j’épouse toutes ses haines, je m’enfièvre de toutes ses colères, je m’exalte de tous ses enthousiasmes. Enfin c’est mon ami, ce vieux mort... et je lui tends la main par dessus trois siècles.

A ceux qui consentiront à parcourir ces pages, plus d’une fois, sans doute, elles remettront en mémoire cet immortel passage des Provinciales, qu’ils doivent savoir par cœur aussi bien que moi:

«C’est une étrange et longue guerre, que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité. Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l’irriter encore plus. Quand la force combat la force, la plus puissante détruit la moindre; quand on oppose les discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent et dissipent ceux qui n’ont que la vanité et le mensonge: mais la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre. Qu’on ne prétende pas de là, néanmoins, que les choses soient égales: car il y a cette extrême différence, que la violence n’a qu’un cours borné par l’ordre de Dieu, qui en conduit les effets à la gloire de la vérité qu’elle attaque; au lieu que la vérité subsiste éternellement, et triomphe enfin de ses ennemis, parce qu’elle est éternelle et puissante comme Dieu même[4].»

Pascal a raison. Cette guerre de la force et de la justice, de l’erreur et de la vérité, ressemble, dans la genèse humanitaire, à l’antagonisme du bien et du mal, dans le système cosmologique des mages.

Elle est vieille comme le monde, opiniâtre comme la haine, terrible comme le désespoir; elle lasse parfois le bras du fort, elle angoisse le cœur du brave. Mais elle finira, tôt ou tard, par le triomphe d’Ormuzd sur Ahriman.

[1]Proœmium, προοίμιον, avant-route (πρὸ, avant; οἶμος, route.) Ce mot expressif, particulier au seizième siècle, et, comme tant d’autres, puisé par lui dans la source antique, m’a semblé parfaitement à sa place, au début de la pénible carrière que je me propose de parcourir. Préambule, préface, avant-propos, introduction, etc., n’auraient pas rendu mon idée avec la même justesse et la même énergie. C’est qu’en effet, avant de me mettre en route à la suite de mon héros, j’ai eu besoin de rassembler toutes mes forces et de me stimuler moi-même, en évoquant le spectre de la grande époque dont je vais retracer l’épisode littéraire le plus dramatique et le plus émouvant.

[2]Sat. V, v. 62.

[3] Voir plus loin, ch. VII, p. 113.

[4] Douzième Provinciale, dernier alinéa.

ESTIENNE DOLET

CHAPITRE PREMIER.

Naissance de Dolet. — Ses premières années. — Son éducation.

Le plus énergique représentant de la renaissance intellectuelle en France, au seizième siècle, Estienne Dolet, l’imprimeur, l’humaniste, le cicéronien, naquit à Orléans en 1509, et peut-être le 3 août, suivant une hypothèse que je vais hasarder tout à l’heure. Par une étonnante coïncidence, nous le verrons mourir à Paris le même jour, trente-sept ans plus tard, sur la place Maubert.

Il n’existe aucun doute sur l’année précise de sa naissance: lui-même a pris soin de nous en instruire, dans une lettre-préface, datée du 22 avril 1536, qu’il adresse au célèbre helléniste Budé (Stephanus Doletus Gulielmo Budæo salutem), en tête du premier volume de ses Commentaires sur la langue latine. Dolet nous apprend, dès la première ligne, qu’il avait alors VINGT-SEPT ANS (ad septimum et vigesimum annum ætate jam provecta mea); et, plus loin, nous lisons qu’il en avait SEIZE, lorsque François Ier tomba au pouvoir des impériaux, à la bataille de Pavie, le 24 février 1525.

Quant au jour authentique où le héros de la pensée, en surgissant à l’existence, entra par cela même dans la douleur et la lutte, nul biographe, que je sache encore, n’a pris soin de relever une date si considérable. J’ai voulu, naturellement, combler cette lacune dans l’histoire d’une vie où tout intéresse, et, faute de mieux, voici ce que j’ai trouvé:

Le Laboureur, qui, dans ses Additions aux Mémoires de Castelnau[5], nous a conservé plusieurs poésies de l’époque relatives au supplice de Dolet, cite, entre autres, une pièce de vers latins de Théodore de Bèze, au bas de laquelle se lit la phrase suivante, probablement du même auteur: Stephanus Doletus, Aurelius, Gallus, die sancto Stephano sacro, etNATUSet Vulcano devotus, in Malbertina area, Lutetiæ, 3 augusti 1546. «Estienne Dolet, d’Orléans, né le jour de la fête de saint Estienne, livré au feu le même jour, à Paris, en place Maubert, le 3 août 1546.»

Ce témoignage formel d’un ami et d’un contemporain m’a paru suffisant pour déterminer, ainsi que je l’ai fait, et sans préjudice des renseignements ultérieurs qui pourront m’échoir, le jour sacré pour toute âme libre, pour tout zélateur du progrès et de la science, où notre Dolet fit son apparition dans la vie, et, plus tard, son apparition devant Dieu.

C’est lui-même, comme nous l’avons vu précédemment, qui nous fixe l’année de sa naissance, et par un soin pieux dont nous devons le remercier, c’est encore lui qui nous apprend le nom de sa ville natale. Dans une épître au cardinal de Tournon, qui se trouve au livre II, p. 61 de ses Carmina, publiés en 1538, et sortis de ses belles presses, voici comment il s’exprime:

.............Confestim allabimur alveo

Longe excurrentis Ligeris, quo vectus ad urbem,

Urbem illustrem olim, Genabum, incunabula vitæ

Prima meæ agnosco, patriasque deosculor aras.

«Incontinent, nous nous livrons au vaste courant de la Loire, qui m’entraîne vers une ville, une ville autrefois célèbre, Orléans. Berceau de mon enfance, je te reconnais et je couvre de baisers les autels de la patrie.»

Sa famille[6], honnête mais pauvre, comme presque toute la bourgeoisie de cette époque, ne put guère lui léguer d’autre patrimoine qu’un nom sans tache, un nom plébéien; et le silence obstiné qu’il garde sur ses parents ferait même croire, ou qu’il les perdit de bonne heure, ou qu’à un certain âge il en fut complètement abandonné. Voilà pourquoi, sans doute, nous le verrons achever presque toutes ses études aux frais de quelques hauts et puissants protecteurs, ou plutôt, s’il faut le dire, aux dépens de leur auguste charité.

Plus d’une fois, assurément, sa position demi-servile auprès de ces hautains Mécènes lui fit répéter la sombre exclamation de l’exilé florentin:

..........Come sa di sale

Lo pane altrui; e com’ è duro calle

Lo scender, e’l salir per l’altrui scale[7]!

«Qu’il est amer, le pain de l’étranger; et qu’il est dur à gravir et à descendre, l’escalier d’autrui!»

Une âme aussi fière, aussi réluctante à toute espèce de joug, devait, j’imagine, se plier difficilement à l’obséquieuse humblesse, à la basse reptilité que les patriciens de tous les temps semblent exiger, à titre de reconnaissance, des pauvres diables de la plèbe que leur main puissante a bien voulu tirer du néant social. Mais il y avait, dans le noble cœur de notre Estienne, une passion plus forte encore que la soif de l’indépendance personnelle: c’était l’amour de la science. Aussi, pendant les plus belles années de sa jeunesse, se résigna-t-il à l’acquérir à tout prix, cette science tant aimée... en d’autres termes, à l’arracher comme on arrache une aumône!

Quant au mutisme absolu de Dolet à l’endroit de sa famille, il a été largement suppléé par d’officieux généalogistes, qui ont imaginé pour notre héros une naissance des plus originales. A les entendre, il était fils naturel de François Ier. Bayle, qui mentionne ce petit conte de fées, en refusant d’y croire, bien entendu (Maittaire et le Duchat ont eu le bon sens de suivre cet exemple), Bayle, dis-je, cite en marge à ce propos le Patiniana, p. 22, édition de Paris. Les lecteurs curieux de semblables anecdotes, pourront encore trouver cette fable dans les Mémoires historiques, politiques et littéraires, d’Amelot de la Houssaye, t. II, p. 233. Au surplus, pour leur éviter la peine de la chercher jusque-là, voici les propres paroles de cet écrivain:

«On disoit en ce temps-là (et je connois des gens qui le disent encore) qu’il étoit fils naturel du roi François Ier et d’une Orléanoise nommée Cureau; et qu’il ne fut point reconnu, à cause du commerce que l’on dit au roi que cette demoiselle avoit eu avec un seigneur de la cour.»

Tout cela est charmant d’imagination, et ce serait une bonne fortune pour un romancier; mais ce n’est fondé, par malheur pour le biographe, sur aucune vraisemblance historique. D’abord, l’écrivain que je viens de citer suppose que François Ier était déjà roi lorsque Dolet naquit; première erreur, car Dolet naquit en 1509 et François Ier ne monta sur le trône qu’en 1515. Ensuite, l’auguste Valois, né en 1494, comme chacun sait, n’aurait eu, dans l’hypothèse qui nous occupe, que quinze ans lors de la naissance de Dolet, ce qui constitue une paternité bien précoce... même pour un prince. L’histoire s’est déjà montrée assez libérale envers François Ier, quand elle a cru devoir le gratifier du surnom de Père des lettres: il est inutile d’en faire encore le père des littérateurs.

Quoi qu’il en soit, après avoir puisé dans sa ville natale, jusqu’à l’âge de douze ans, les éléments d’une robuste éducation du seizième siècle, le jeune Orléanais vint à Paris[8], centre intellectuel, foyer de la pensée française, alors comme à présent.

C’était en l’an de grâce 1521. Tout d’abord l’enfant s’enthousiasma de Cicéron[9]; et ce docte fanatisme ne fit que s’accroître, plus tard, avec les progrès du laborieux étudiant. Bientôt, en effet, l’admiration fit place à l’amour, à un véritable amour... Dolet fut avare et jaloux; il eut tout l’égoïsme de la possession. Marcus Tullius devint son bien, son trésor, sa maîtresse; il l’enferma tout entier dans sa mémoire, il le réchauffa chaque jour dans son cœur. Grande et sainte passion que nous ne pouvons plus comprendre, nous autres beaux fils, enfants d’un siècle frivole, descendants bâtards de ces sublimes ouvriers de la science, dont toutes les journées de travail comptaient quatorze heures, et qui souvent, au bout de leur tâche, ne recevaient d’autre salaire que la persécution et la mort! Nous avons oublié, pour longtemps peut-être, que le bien dire a pour corollaires le bien penser, le bien vivre, le bien mourir!

En 1525, assidu disciple, notre Estienne suivait à Paris le cours d’éloquence latine de Nicolas Bérauld[10] et bientôt après, en 1526, il prenait son essor vers l’Italie, vers la terre sainte où se dirigent, dans un éternel pèlerinage, les poëtes et les savants, les artistes et les penseurs.

Qu’allait-il faire, dans ce pays classique du beau? Dolet, sans doute, n’était point étranger aux divines jouissances de l’art; et ce qui le prouve, c’est son goût pour la musique, dont je parlerai dans l’occasion[11]. Mais les chefs-d’œuvre plastiques des grands maîtres, bronzes, marbres ou toiles, n’étaient pas, il faut en convenir, ce qui l’attirait avec le plus de force. Non moins altéré que le cerf des psaumes, qui s’élance haletant vers l’eau fraîche des fontaines:

Quemadmodum desiderat cervus ad fontes aquarum, etc.[12],

l’avide étudiant courait vers l’Italie, comme à la source de l’antique savoir. Pour Dolet, avant d’être la patrie de Raphaël, l’Italie était la terre natale de Cicéron.

[5] Paris, 1659, in-fol., t. I, p. 356.

[6] «J’ignore, dit en note Née de la Rochelle, p. 2 de sa Vie de Dolet, quel degré de parenté il y avoit entre notre imprimeur et Matthieu Dolet, clerc ou plutôt commis du greffe criminel du parlement de Paris. Suivant le continuateur de Nicole Gilles, t. II de ses Annales, feuillet 128 verso (Paris, Oudin Petit, 1551, in-fol.), ce Matthieu Dolet avoit lu devant le peuple les lettres de grâce accordées par François Ier à Jean de Poitiers, chevalier, seigneur de Saint-Vallier, qui avoit été condamné à avoir la tête tranchée, le 17 février 1523, vieux style. Le 16 août 1603, un Léon Dolet, avocat, fut élu échevin de Paris. Voyez les Antiquités de Paris, par Malingre, 1640, in-fol., p. 690. Un Jacques Dolet, aussi avocat, posséda la même dignité, le 16 août 1623. Ibid., p. 692.»

[7] Dante, Paradiso, XVII, v. 58-60.

[8]Genabi duodecim annos liberaliter educatum exepit Parisiorum Lutetia, ubi primarum litterarum rudimenta posui.

«Au sortir d’Orléans, où j’avais reçu jusqu’à ma douzième année une éducation libérale, Paris m’accueillit dans son sein, et c’est là que je commençai mon initiation littéraire.»

(Orat. sec. in Thol., p. 105.)

Et ailleurs (Comment., t. I, col. 938):

Genabum, præclarum Galliæ oppidum, in quo et natus, et ad duodecimum annum adolescens educatus sum, Ligerim fluvium tangit.

«Orléans, célèbre ville de France, dans laquelle j’ai reçu le jour, et dans laquelle, enfant, j’ai poussé mon éducation jusqu’à ma douzième année, est baignée par les eaux de la Loire.»

[9]Tum artibus omnibus quibus ætas puerilis ad humanitatem informari solet, operam diligenter dedi, politioribusque disciplinis memetipsum quinquennio excolui, Ciceronis lectioni interim semper deditus.

«Ensuite, j’appliquai mon zèle à tous les exercices qui développent la pensée du jeune âge; pendant cinq ans, je cultivai mon intelligence par l’étude, et je m’adonnai dès lors assidûment à la lecture de Cicéron.»

(Orat. sec. in Thol., p. 105.)

[10]Nicolaus Beraldus, quo præceptore, annos natus sedecim, rhetorica Lutetiæ didici.

«Nicolas Bérauld, sous la direction duquel, à l’âge de seize ans, j’ai appris la rhétorique à Paris.»

(Comment. sur la langue lat., t. I, col. 1157.)

Nicolas Bérauld naquit à Orléans en 1473, et mourut en 1550. Comme on le voit, le maître survécut à l’élève. Bérauld fut aussi précepteur du cardinal Odet de Coligny, de l’amiral son frère, et de Châtillon. Erasme, dans plusieurs endroits de ses ouvrages, reconnaît, par de chaleureux éloges, l’hospitalité courtoise avec laquelle il fut accueilli de Bérauld, lorsqu’il passa en 1500 par Orléans, pour se rendre en Italie.

[11] V. plus loin, ch. IV.

[12] Psalm. XLI, v. 1.

CHAPITRE II.

Son séjour en Italie. — Simon de Villeneuve. — Jean du Bellay-Langey. — Amours avec une Vénitienne. — Son talent comme poëte latin. — Opinion de Buchanan et de Scaliger à cet égard.

Le jeune humaniste s’arrêta trois ans à Padoue; pendant ces trois années il travailla, comme on travaillait alors, je veux dire en doublant les jours par les nuits. Bientôt ses progrès furent immenses, grâce à la direction savante de Simon de Villeneuve[13], avec lequel il contracta dès lors l’amitié la plus étroite. Il composa même, en l’honneur de ce maître chéri, plusieurs poésies latines, entre autres la pièce 33, qu’il lui adresse au IIe livre de ses Carmina, p. 89. Il eut la douleur de le perdre en 1530, et cette cruelle circonstance lui dicta encore trois pièces de vers, qui font partie du même recueil, p. 154 et suivantes. Je vais citer et traduire la première de ces pièces; elle prouvera que notre caustique savant avait du cœur au milieu de sa science, et c’est assez rare pour qu’on le remarque en passant:

O mihi quem probitas, quem vitæ candor amicum

Fecerat; o stabili fœdere juncte mihi;

O mihi quem dederat dulcis Fortuna sodalem,

O mihi crudeli morte perempte comes:

Jamne sopor te æternus habet, tenebræque profundæ,

Tecum ut nunc frustra carmine mœstus agam?

Quod nos cogit amor, surdo tibi forte canemus:

Sed nimii officii non pudet esse reum.

Chare, vale, quem plus oculis dileximus unum,

Et jubet, ut mage te semper amemus, amor.

Tranquillæ tibi sint noctes, somnusque quietus;

Perpetuoque sile, perpetuoque vale.

Et, si umbris quicquam est sensus, ne sperne rogantem:

Dilige, perpetuo cui quoque charus eris[14].

«O toi, qu’une vie toute de probité, toute de candeur, avait fait mon ami; toi qui m’étais lié d’une chaîne indissoluble, et que la Fortune, dans un de ses jours de clémence, m’avait donné pour frère; compagnon qu’une mort cruelle m’enlève, eh quoi! te voilà plongé dans une éternité de sommeil, dans un abîme de ténèbres! C’est donc en vain qu’à présent je te consacre mes tristes vers: ce chant de ma tendresse te trouvera sourd, peut-être; mais, dans un devoir, il n’y a pas de honte à pécher par excès. Adieu, cher!... toi que j’aimais uniquement, que j’aimais plus que mes yeux, et que cet amour m’ordonne d’aimer toujours davantage. Que tes nuits soient tranquilles, que ton sommeil soit calme; jouis d’un silence éternel, d’un éternel bonheur. Et, si les ombres conservent un peu de sentiment, ne méprise pas ma prière: aime qui, en retour, t’aimera sans fin.»

Ce touchant hommage ne suffisait point encore à la piété filiale de notre Estienne; il fit à son cher Villeneuve l’épitaphe suivante, qui fut, par ses soins, gravée sur une table de bronze. Je la transcris, dans sa teneur exacte, en l’accompagnant aussi d’une traduction:

SALVE . VIATOR. ET . ANIMVM . HVC . PAVLVM . ADVERTE. QVOD . MISERVM . MORTALES . DVCVNT. FELICISSIMVM . CITO . MORI . PVTO . QVAMOBREM. ET . MIHI . MORTVO . MORTEM . GRATVLARE. ET . QVESTV . ABSTINE. MORTE . ENIM . MORTALIS . ESSE . DESII. VALE. ET . MIHI . QVIESCENTI . BENE . PRECARE.

«Salut, voyageur, et détourne un peu ton attention sur cette tombe. Ce que vous autres mortels regardez comme un malheur, mourir jeune, je le regarde, moi, comme le bonheur suprême. Félicite-moi donc d’être mort, et abstiens-toi de me plaindre; car, par la mort, j’ai cessé d’être mortel. Adieu, et souhaite-moi un bon repos.»

On sent déjà dans ces quelques lignes, mornes et glaciales comme le bronze qu’elles couvraient, cet incurable dégoût du monde, cet amer mépris de la vie, cette sombre et froide aspiration vers le repos du néant, qui forme un des traits distinctifs du caractère de ce malheureux Dolet, et dont nous retrouverons plus d’une fois l’expression navrante dans ses poésies latines et dans son Second Enfer.

Comme on le voit, la mort de Villeneuve l’affecta profondément... Ah! c’est que l’absence éternelle du seul être que l’on aimât au monde laisse autour du cœur un vide bien affreux!... L’aspect, sans cesse présent, des lieux mêmes où l’on a vécu deux dans un, où l’on a senti, pensé, travaillé ensemble, fait de la douleur une plaie toujours vive, toujours saignante.

Ne pouvant plus vivre d’une vie semblable, Dolet songea sérieusement à quitter Padoue et l’Italie, pour rentrer en France. Mais, cédant aux amicales instances de Jean du Bellay-Langey[15], alors chargé d’une mission politique à Venise, il consentit à rester dans cette dernière ville en qualité de secrétaire de l’ambassadeur. Là, pendant toute une année, l’infatigable travailleur suivit les leçons de Battista Egnazio[16], qui expliquait à ses nombreux auditeurs le de Officiis, de Cicéron, et le fameux poëme de Lucrèce de Rerum natura.

Il prit aussi, vers la même époque, des leçons d’un autre genre, et, puisqu’il faut l’avouer, d’une nature très-peu cicéronienne.

«Un jour, dit Athanase Christopoulo[17], l’Anacréon de la Grèce moderne, un jour qu’à la sortie de l’école, je retournais au logis vers l’heure du dîner, mon livre à la main et d’un pas fort lent, je rencontre Amour qui me dit:—Quelle espèce de leçon étudies-tu?—Maître, j’étudie l’art poétique; je l’étudie avec beaucoup de peine, voilà trois ans entiers, et je ne sais pas encore former un seul hémistiche.—Hé, mon cher! c’est la faute de ton maître, qui ne suit pas la vraie méthode. Viens avec moi, et je t’enseignerai tous les secrets de l’art en moins d’un instant. Toutefois, avant de commencer mes leçons, j’exige de ta part une récompense: laisse-moi prendre un doux baiser sur tes lèvres, afin que nous devenions bons amis.—Voici ma bouche, ô mon maître! baise-la autant que tu voudras. Aussitôt il me saisit, prend le salaire convenu, couvre ma bouche de baisers... et je deviens son poëte.»

Même chose advint à notre Estienne. Il fit rencontre du malin dieu d’amour, au sortir d’une des plus graves leçons d’Egnazio. En d’autres termes, au beau milieu de ses labeurs d’humaniste, il sut trouver le temps de s’enamourer d’une jeune Vénitienne, qui portait le doux et traître nom d’Eléna[18], et qui inspira plus d’une fois la verve latine du jeune savant.

A la mort de cette maîtresse adorée, notre homme se consola comme tous les poëtes... par des vers. Il consacra, en effet, à la giovinetta trois pièces qui forment la 40e, la 41e et la 42e du Ier livre de ses poésies latines.

«O ma muse, s’écrie-t-il dans la première, celle qui naguère t’encourageait avec tant de grâce à la douce élégie amoureuse, lorsque je sentais mon pauvre cœur se fondre tout entier au feu pénétrant de Vénus; cette belle Eléna, mes délices, mes amours... eh bien! devenue la proie du sombre Averne, elle maudit désormais l’impudique élégie qui retrace, dans ses brûlantes peintures, les jeux folâtres des amants; elle m’en demande une autre, plus décente, et dont les yeux soient baignés de larmes...»

La dernière pièce est une épitaphe, que l’abbé Goujet a trouvée très-profane, et qui n’est, selon moi, que bizarre, prétentieuse et dénuée, par malheur, de tout sentiment vrai. Au surplus, je vais mettre le lecteur à même d’en juger:

Quid mirare meum tumulum turgere, viator,

Ac ita me sola posse tumere negas?

Hoc mirare magis: tumulus quam condit et arctat.

Post mortis vulnus, duplicis esse animæ.

Persolvi, fateor, naturæ, et vulnere mortis

Occubui: constat quemque perire semel.

Sed nec mirandum est tumulum turgescere, nec me,

Post mortis vulnus, duplicis esse animæ.

Nam me sollicitus qui totam ardebat amator,

Pars animæ nostræ, vita vel ipse mea;

Hic mecum certe est, et, quam mihi tollere dira

Mors animam cupiit, continet ipse sua:

Nec tantum retinet, luci sed reddere primæ

Vult, et in amplexus me relevare suos.

Id dum conatur, tumulus turgescit ab imo,

Ac, ut spectare est, plus satis inde tumet[19].

«Pourquoi t’étonner, passant, de voir s’enfler ma tombe? Seule, dis-tu, je ne puis produire ce résultat? Voici de quoi t’émerveiller davantage: celle qu’enferme ce tombeau, même après la blessure que la mort lui a faite, a doublé son âme. J’ai payé, je l’avoue, mon tribut à la nature, et j’ai succombé sous l’atteinte du trépas: il est constant que chacun doit périr un jour ou l’autre. Mais il ne faut pas t’étonner que mon sépulcre s’enfle, et qu’après la blessure de la mort, j’aie deux âmes au lieu d’une. Car l’amant qui brûlait pour moi, cette part de mon âme, ma vie, pour mieux dire... eh bien! il est là, confondu avec moi. Cette âme que l’affreuse mort a voulu me ravir, il la recueille dans la sienne. Et non-seulement il la conserve, mais il veut la rendre à sa primitive lumière; il veut, enfin, me relever de la tombe et me rouvrir ses bras. A ce noble effort, mon tombeau surgit d’orgueil, et, comme tu le vois, s’enfle d’une manière surnaturelle.»

Je ne découvre qu’une chose à retenir dans toute cette prosopopée tumulaire: Hic mecum certe est! «Il est là, confondu avec moi!» Ce trait me rappelle les vers de Ronsard:

En sa tombe repose honneur et courtoisie,

Et la jeune beauté qu’en l’âme je sentois,

Et le flambeau d’Amour, ses traicts et son carquois,

Et ensemble mon cœur, mes pensers et ma vie[20]!

Ou ceux de Millevoye:

Ici dort une amante à son amant ravie:

Le ciel vers lui la rappela.

Grâces, vertus, jeunesse, et mon cœur, et ma vie...

Tout est là[21]!

Il n’est guère possible, en l’absence de tout renseignement positif, de se représenter au juste, caractère et figure, cette mystérieuse ondine de l’Adriatique. Je puis seulement, pour contenter un peu la curiosité de mes lecteurs, mettre sous leurs yeux certaine peinture catullienne que notre Estienne adresse à son ami Vulteius[22], au sujet de la maîtresse qu’il lui faudrait. Une induction assez naturelle nous permettra peut-être d’en conclure que la jeune Vénitienne remplissait les conditions exigées. Écoutons parler cet original de Dolet:

Amicam volo non nimis decoram,

Ne vultu moveat procos salaces;

Eamdem volo sat tamen decoram,

Ne me a se arceat, et fuget coactum

Deformi nimium et nigrante vultu.

Eamdem volo comitate plenam,

Facundam, improbulam in toro: at modestam

Torum extra. Sit et illa tota facta

Ad meum ingenium: quod ipse nolim,

Nolit; sed velit id, velim quod ipse.

Talem, blanda Venus, volo, da amicam[23].

«Une maîtresse?... oui... j’en veux une: mais pas trop belle, de peur que sa beauté ne remue la lubricité des galants. Pourtant, je la veux assez belle, pour que son aspect hideux, son visage noir et difforme, ne me fassent pas fuir à tous les diables. Je la veux, en outre, pleine d’amabilité, charmante dans la conversation, folâtre dans le tête-à-tête, réservée hors de là. Qu’elle soit faite au moule de mon caractère; qu’elle veuille ce que je voudrai, et ne veuille pas ce que je ne voudrai pas non plus. Douce Vénus, accorde-moi une maîtresse dans ce genre-là, et je serai content.»

Maître Estienne n’était pas dégoûté, comme on voit. Au surplus, tout cela nous prouve que, payant tribut à jeunesse, il trempa d’abord ses lèvres dans la coupe de Circé, pour parler le style de son temps. Mais son âme était trop altérée d’infini, pour étancher sa soif à cette source impure; et puis, il avait un coup d’œil trop perçant, pour ne pas découvrir bientôt la lie au fond du vase. Pareil à l’Hercule antique, il se trouva placé, un beau jour, entre la double sollicitation de la volupté et de la vertu[24], de Vénus l’enchanteresse et de Minerve la sainte. Il prit le parti des héros, il se décida pour Minerve. Dès lors, il ne rechercha plus d’autres faveurs que celles de la science, cette austère maîtresse, toujours belle, toujours jeune, toujours fidèle. Il exprime lui-même, avec son énergie coutumière, la ferveur de sa conversion, dans une boutade originale dont le titre est ainsi conçu: Venerem a se aufugere jubet, ce qui veut dire en français familier: Il envoie promener Vénus. La pièce est vraiment trop curieuse pour ne pas être citée in extenso, texte et traduction:

Frustra, Venus, mihi jecur tentas novo

Igne: ad tuas obdurui

Flammas; nihil tecum mihi isto tempore

Commune certe est. Impetus

Cæcæ juventæ dum ferebat, et calor

Ætatis effrenæ, tuis

Plus forte, quam castum decebat, parui

Jussis; fuit gratum improbo

Amore vinci. At alter ignis jam occupat,

Diu nimis qui canduit

Incendio tuo; alter ignis me occupat,

Ignis pudicæ Palladis,

Sanctusque litterarum amor, decens amor;

Mihi furit, furit mihi

Ille in medullis Palladis decens amor.

Quem nec pharetratus puer,

Nec tu dolis ullis repelles, ut locum

Spurcis relinquat lusibus.

Abi in malam crucem, dea impudica; abi,

Mortalium pestis fera.

Quod nunc nisi actutum uspiam te conferas,

Ac desinas lacessere,

Erit tibi res cum cruento Gorgonis

Vultu, quem habet tectum ægide

Pallas. Quid? an vim numinis tanti feres,

Imbellis et mollis dea[25]?