Et tout bascule - Lesley Buxton - kostenlos E-Book

Et tout bascule E-Book

Lesley Buxton

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Beschreibung

C’est l’histoire d’India, une petite fille comme les autres qui aime courir et grimper aux arbres. Puis, un jour, elle se met à tomber, de plus en plus souvent... Et tout bascule.
C’est l’histoire d’India, une adolescente pas comme les autres. Elle est devenue si faible qu’elle ne peut plus s’habiller seule. Les traitements et les effets secondaires s’enchaînent. Après des années d’errance, le diagnostic tombe comme un couperet : SMA-PME, une maladie neurodégénérative rarissime et incurable. Parce qu’aucun traitement n’existe alors, India décède à l'âge de 16 ans, en 2013.
Comment survivre à l'inimaginable ?
Au fil des pages, Lesley Buxton partage l’histoire d’une mère qui, un jour après l’autre, affronte l'inconcevable ; l’histoire de six années de lutte, entre joie, espoir et douleur.
En 2019, en France, la SMA-PME est diagnostiquée chez une autre jeune fille. Refusant la fatalité, ses parents créent Asap for Children pour regrouper les familles concernées et mobiliser la recherche médicale. Malgré les grandes avancées scientifiques, elle décède au printemps 2023, alors qu’un traitement innovant est à portée de main. Malheureusement, son coût de production très élevé entrave l’espoir de guérison des enfants touchés par la SMA-PME. Rendez-vous sur : www.asapforchildren.org

À PROPOS DE L'AUTRICE

Lesley Buxton a étudié l’art dramatique à la Mountview Theatre School de Londres, en Angleterre, et est titulaire d’une maîtrise en non-fiction créative de l’Université du King’s College à Halifax, en Nouvelle-Écosse.
Elle a travaillé comme dramaturge, auteure de courtes fictions, chroniqueuse de journal et critique de théâtre. Son livre "One Strong Girl" a remporté le premier prix Pottersfield pour la non-fiction créative, en 2018.

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Seitenzahl: 422

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Couverture

Titre

Dedicace

À Mark et India, ma chère petite famille.

Exergue

« … c’est dur d’être comme toutes les autres filles. »

– Joss Hill Whedon, Une Vie qui chante

Sommaire

Le voyage d’India

Le moment où tout bascule

Être mère

La dimension humaine

Se sentir chez soi

L’univers d’India

Reste en or

Ainsi Éden sombrait

Tout à la fois

Et maintenant ?

Chercher refuge

Remerciements

Le voyage d’India

Kamikakushi, littéralement « caché par les dieux », est une expression, issue de la mythologie japonaise, utilisée pour désigner la disparition d’une personne due à la colère d’une divinité ou d’un esprit supérieur. Aujourd’hui encore, dans le Japon moderne, lorsque des enfants disparaissent, on les dit victimes du Kamikakushi.

– Folklore japonais

L’avion du vol Air Nippon, de Vancouver à Tokyo, est bondé.

Les passagers de notre vol, pour la plupart, sont soit des Sino-Canadiens, soit des touristes japonais qui rentrent chez eux. À leurs côtés, les rares personnes d’origine européenne, comme mon mari et moi, paraissent immenses et gauches. C’est une sensation à laquelle je vais devoir m’habituer pour les soixante prochains jours. Où que j’aille, j’aurai l’impression d’être trop grande, avec des mains énormes et des pieds démesurés.

Dans les airs depuis environ une heure, nous volons vers le jour suivant. Les hôtesses de l’air poussent les chariots de restauration, dans les allées, avec lenteur. Vêtues de jupes aux couleurs sombres et de chemisiers clairs sous des tabliers impeccables, leur élégance me rappelle les lycéennes en uniforme des séries animées préférées de ma fille, India, récemment décédée. Arborant toutes le même rouge à lèvres écarlate, ces hôtesses distribuent, tout sourire, des canettes de Kirin ou d’Asahi, et des verres de whisky. À mon agréable surprise, je ne suis pas la seule à accepter volontiers un petit verre.

Je me demande ce qu’India boirait si elle était avec nous. Elle avait seize ans quand elle est morte : nous n’avons jamais eu l’occasion de boire un verre d’alcool ensemble. Cela dit, si elle était là, je suis sûre qu’elle ne refuserait pas une coupe de champagne pour célébrer notre voyage.

Je suis en route pour un pays qui attache énormément d’importance aux normes et aux conventions, ce qui me met mal à l’aise, avant même d’arriver. Je n’ai jamais aimé « suivre le troupeau ». À l’internat déjà, où nous devions porter un affreux kilt au tissu irritant, j’essayais toujours d’apporter une petite touche personnelle et originale à mon uniforme, à l’aide de bracelets colorés, de mitaines en dentelle, ou que sais-je encore.

India, qui était une fille très indépendante, aurait dû détester le principe même de porter un uniforme, et pourtant, paradoxalement, comme la plupart des gens qui n’en ont jamais eu d’ailleurs, elle en aimait l’idée.

Le Japon n’a jamais été le pays de mes rêves. Je n’en sais d’ailleurs que très peu de choses, à part ce que ma fille m’en a appris. Je n’ai jamais compris sa fascination pour ce pays. Je ne me souviens même pas quand son obsession a commencé. Était-ce ce satané Tamagotchi qu’on lui a offert quand elle a eu sept ou huit ans ? Le jeu consistait à nourrir et prendre soin de son Tamagotchi, mais celui d’India était toujours mourant, donc je doute que cela ait été ce qui a éveillé sa passion. Peut-être était-elle tombée amoureuse des photos que sa tante Margaret lui avait montrées de l’époque où elle vivait là-bas ? C’est grâce à ma sœur, en effet, qu’India avait découvert ces adolescentes, vêtues de kimonos fleuris, déambulant dans les rues étroites de Kyoto, avec leurs chaussettes blanches et leurs sandales Geta en bois.

Lorsque nous devions nous rendre à l’hôpital pour enfants malades, Sick Kids1 à Toronto, India insistait toujours pour que nous profitions de l’occasion pour visiter la petite boutique japonaise du marché de Kensington, qui vendait des vêtements de style Harajuku. À cette époque, elle était très malade et luttait pour se maintenir debout. Menue et tremblante, elle était descendue à la taille zéro pour ses vêtements, et ressemblait à ces personnages de manga aux yeux de biche. D’humeur particulièrement changeante, elle agissait d’ailleurs un peu comme ces personnages : calme et souriante l’espace d’un instant, elle piquait, soudain, une crise et avait alors une telle intensité dans le regard que je m’attendais à en voir jaillir des étoiles ou des X, comme chez ses personnages de dessins animés préférés.

Afin de pouvoir intervenir si elle tombait, ce qui arrivait souvent et sans signe avant-coureur, Mark et moi nous relayions pour la suivre partout dans la boutique tandis qu’elle contemplait les sweats à capuche en forme d’animaux, les robes noires à corset de style Steampunk, les jupes à crinoline, les robes Lolita pastel aux manches bouffantes, et même les chapeaux noirs à voilette et les tabliers.

Telle une couturière sage et expérimentée s’assurant de la qualité de ses étoffes, India pouvait passer des heures à examiner les tissus. En outre, qu’ils viennent de sa grand-mère, de sa tante ou encore de son argent de poche, ma fille avait toujours quelques billets avec elle et repartait invariablement avec quelque chose. Avec le temps, la Japonaise qui tenait le magasin s’était pris d’affection pour India et se faisait un plaisir de l’accompagner lors de ses visites pour nous accorder un peu de répit ; même si, bien entendu, assis à l’extérieur du magasin, à l’affût d’une catastrophe, nous étions bien incapables de nous détendre. India a fait tellement de chutes au fil des ans, que j’ai arrêté de compter ses blessures.

J’attrape mon sac sous le siège devant moi et l’ouvre pour glisser une main dans un sac rouge brodé de motifs chinois, de la taille d’un sac de whisky Crown Royal2. Ce sac contient seize perles en verre coloré. Chacune de ces perles renferme quelques grains de « poussière d’Indy ». C’est ainsi que Mark et moi avons nommé les cendres de notre fille.

Je n’ai jamais pu supporter l’idée d’enterrer India, ou plutôt l’idée de la laisser se décomposer lentement dans la terre. Après son décès, j’ai même été troublée par des visions dignes de films d’horreur, dans lesquelles je voyais ma fille gratter son cercueil avec ses ongles en sang, pour essayer d’en échapper.

Nous allons au Japon pour y laisser neuf perles au total. Chacune a la taille d’une petite bille, comme celles que notre fille collectionnait lorsqu’elle était en CE2. Certaines perles sont parfaitement rondes, tandis que d’autres rappellent davantage la forme irrégulière d’un beignet. Mark les a toutes enfilées sur un ruban de velours bordeaux. Je suis terrifiée à l’idée de les perdre. Ces perles ont été fabriquées grâce à une technique de soufflage du verre, qui permet d’obtenir des images à partir de fines baguettes en verre coloré, superposées et chauffées à l’aide d’un chalumeau.

Une soucoupe volante rouge des années 1950, le mot sing accompagné d’une note de musique, ou encore un oiseau en train de chanter : chaque perle d’Indy représente une facette de notre fille. Sur une perle bleue et argentée qui ressemble à la Terre vue de l’espace, les petites fissures à l’intérieur ressemblent à des feux d’artifice dans un ciel nocturne. Je les sens quand j’y passe mon doigt. Voilà, c’est ça, notre « poussière d’Indy ». Lezlie Winemaker, l’artiste qui a fabriqué ces perles, m’a confié que les cendres d’India avaient grésillé au contact des flammes, ce qui, d’après elle, témoignait de son « tempérament de feu ».

Lorsque Lezlie m’a téléphoné pour me dire cela, j’étais assise en larmes, dans mon salon, en train d’écouter Annie Lennox chantant Love Song for a Vampire. Lezlie a le don de m’appeler à chaque fois que je n’ai plus la force d’aller de l’avant, comme si elle pouvait communiquer avec India, et que ma fille lui faisait savoir quand j’ai besoin de réconfort.

Je ne sais plus qui, de Mark ou moi, a eu l’idée d’aller au Japon pour l’anniversaire d’India mais, à la minute où l’hypothèse a été évoquée, nous avons tous les deux su que c’était la meilleure façon de lui rendre hommage. Nous lui avions promis, il y a longtemps, que si elle continuait à faire tout son possible pour aller mieux, nous l’emmènerions là-bas. C’était bien avant que l’idée même qu’elle puisse mourir ne nous effleure. C’est d’ailleurs l’un de mes plus grands regrets : j’aurais tellement aimé lui permettre de réaliser ce rêve.

La semaine de l’anniversaire d’India, le 24 mai, coïncide avec la fête de la Reine, et a toujours été synonyme d’activité intense dans le village québécois où nous vivions à l’époque. Chaque année, les villageois aiment venir faire une promenade en bateau sur la rivière ou boire un verre sur les terrasses ensoleillées. Après son décès, je ne me sentais pas capable de faire face à toute cette démonstration de bonheur et j’étais donc heureuse de partir à l’autre bout du monde pour l’occasion.

Quand nous avons parlé d’aller au Japon pour la première fois, j’ai d’abord pensé faire entrer les cendres d’India dans le pays clandestinement, mais j’ai ensuite eu peur qu’on nous les enlève si nous étions découverts. C’est Margaret, ma sœur, qui a eu l’idée des perles. Elle avait rencontré une souffleuse de verre à Vancouver qui fabriquait des perles pour les personnes en deuil. Nous avons tout de suite aimé l’idée, mais le prix que demandait cette femme, deux cents dollars par perle, était bien au-delà de ce que nous pouvions nous permettre. Par l’intermédiaire de proches, artisans ferronniers, nous avons ensuite entendu parler de Lezlie. À la minute où nous avons fait sa connaissance, j’ai su que c’était la personne qu’il nous fallait. Lezlie vivait à Aurora, juste à côté de Toronto.

Lorsque nous sommes entrés chez elle pour la première fois, nous ne savions pas où donner de la tête. Les murs étaient couverts de poupées de verre représentant des personnages multiples : des reines en tenues élégantes, des dames en robes perlées, des déesses aux seins en pointe et aux hanches larges, des fées aux ailes en fil de fer, des femmes nues au lit avec leurs amants, et même une menorah en verre. Ma fille aurait été fascinée.

J’ai été immédiatement à l’aise avec Lezlie. Assise à la grande table de sa salle à manger pendant qu’elle nous préparait du thé, je me suis tout de suite sentie en sécurité, sans pouvoir expliquer pourquoi.

— Il y a trois Leslie dans cette pièce, ai-je dit ce jour-là pour amorcer la conversation. Le deuxième prénom de Mark est aussi Leslie.

Pendant un moment, je me suis autorisée à croire que l’esprit d’India était parmi nous, probablement en train d’admirer les œuvres d’art dans la pièce. Je ne sais plus si cela s’est vraiment passé, ou si je me le suis imaginé, mais je crois avoir entendu Lezlie déclarer qu’India était « avec nous ».

Sur le chemin du retour, alors que nous traversions les banlieues environnantes et passions devant des centres commerciaux et des concessionnaires automobiles, j’ai eu l’impression que mon échange avec Lezlie se poursuivait. Je l’ai entendue me confirmer qu’elle allait s’occuper de ma fille et que je n’avais rien à craindre. J’étais si profondément perdue dans cette conversation intérieure, que j’ai à peine entendu Mark quand il m’a demandé si j’avais faim.

Pour la énième fois, je touche le pendentif à mon cou et caresse du doigt les fissures où les cendres d’India se confondent avec le verre. C’est un souvenir que Lezlie a fabriqué spécialement pour moi. On dirait une peinture de Klimt. La perle est bleu clair et représente une fille à la chevelure noire sauvage. Ce souvenir est minuscule, et pourtant, il me paraît si lourd. Parfois, j’ai même l’impression qu’il m’étrangle.

Après cinq heures de vol, j’ai déjà regardé un film de Disney et une émission de pop japonaise. La dernière vidéo de l’émission montrait une jeune chanteuse japonaise, dont les yeux avaient disparu sous un fard à paupières jaune et vert, coiffée de multiples tresses attachées par des rubans. Son style vestimentaire était à mi-chemin entre Goldie Hawn, du temps de Laugh-In, et la poupée de chiffon Raggedy Anne. Je ne la connaissais pas du tout, mais ça ne m’a pas empêché d’apprécier. Je sais qu’India la regarderait si elle était là.

Mark est assis près de la fenêtre. J’ai le siège qui donne sur l’allée. D’habitude, j’ai peur en avion, mais aujourd’hui, je ne ressens aucune crainte. Je crois que c’est en partie parce que je ne crains plus la mort. Ça n’a plus d’importance maintenant ; cela ne me dérangerait pas de rejoindre ma fille. Cela dit, je pense aussi que c’est parce que j’ai l’intime conviction que notre vol ne peut pas s’écraser car nous avons une mission à accomplir. Je ferme les yeux et essaie de dormir.

Pendant les dernières années de la maladie d’India, j’étais constamment fatiguée. Le soir venu, j’avais hâte d’aller me coucher et je m’endormais dès que ma tête se posait sur l’oreiller. À l’époque, nous ne savions jamais ce que la nuit nous réserverait et savions que notre sommeil pouvait être interrompu à tout moment, par les hallucinations ou une nouvelle crise d’India. À présent, je dors toujours aussi profondément, mais le sommeil me sert à oublier, même si, avant de m’endormir, il m’arrive régulièrement d’être hantée par des images du passé. Je pense aux dernières minutes de sa vie ou à sa dernière crise sur notre canapé. Dans les premiers mois qui ont suivi sa disparition, la seule façon pour moi de m’endormir était de serrer son singe chaussette préféré dans mes bras en m’imaginant que c’était elle. Cinq mois après la mort de ma fille, la femme que je suis devenue est, pour moi, une énigme totale. J’ai l’impression d’avoir été arrachée à mon ancien corps et placée dans un autre qui n’a plus rien à voir avec qui j’étais. La nouvelle personne que je suis à présent se déplace trop lentement, est essoufflée au moindre effort et se sent constamment observée.

Lorsque j’étais comédienne et âgée d’une vingtaine d’années, j’ai participé à un spectacle dans lequel je devais porter des talons aiguilles. J’avais supplié la costumière de me donner une paire d’escarpins, mais elle avait refusé catégoriquement. J’avais eu beau m’entraîner, je ne me sentais pas du tout à l’aise et étais persuadée que ce n’était qu’une question de temps avant que n’arrive la chute inévitable. Chaque fois que je montais sur scène, plutôt que de me plonger dans le personnage que je jouais, j’étais obsédée par la peur de tomber. Un soir, en entrant sur scène, j’ai buté sur le bord du tapis avec mon talon. Heureusement, le comédien, avec lequel je travaillais, m’a rattrapée de justesse et a évité le désastre. Je me souviens avoir entendu un homme haleter au premier rang.

Ces derniers jours, j’ai l’impression d’être à nouveau constamment sur le point de tomber. L’expérience m’a certes appris que je survivrai à la chute, mais vivre sur le fil du rasoir de cette façon est épuisant. Je voudrais juste pouvoir retourner à mon ancienne vie, avec ma fille. Je ne sais pas ce que je peux espérer de ma visite au Japon. Je sais seulement que c’est l’endroit où je dois être pour le moment.

L’aéroport Haneda de Tokyo ne correspond pas à l’idée que je m’en faisais. On m’avait dit qu’il serait bondé, mais il ne semble pas plus fréquenté que l’aéroport de Vancouver. Il est environ vingt et une heures. J’observe la ville à travers de grandes fenêtres pendant que nous traversons une passerelle aérienne jusqu’au métro. Les nuances de bleu foncé dans le ciel et les lumières artificielles se reflétant sur la vitre donnent au paysage des allures féeriques. Nous sommes entourés d’hommes d’affaires en costume impeccable, qui ont les yeux rivés sur leur téléphone, comme s’ils étaient tous impliqués dans quelque affaire de la plus haute importance.

Notre hôtel se trouve à Ginza, le quartier commerçant haut de gamme de Tokyo, où nous passerons deux nuits avant de partir pour Kyoto. Nous arrivons enfin à notre arrêt et nous frayons un chemin à travers la foule, puis nous montons les escaliers qui mènent vers la sortie. Le spectacle qui s’offre à nous, à l’extérieur, m’évoque immédiatement une scène du film Blade Runner. Partout où mon regard se pose, je vois des panneaux publicitaires géants qui clignotent agressivement. Un groupe de personnes traverse la rue au pas de course devant nous, sans paraître dérangé par la musique électronique qui nous parvient depuis les salles de jeux présentes à chaque coin de rue. Complètement désorientée, je ne sais plus où donner de la tête. Je regarde d’un côté puis de l’autre, sans aucune idée de l’endroit où je suis censée aller. Nord, sud : je n’ai plus aucun repère. Tout n’est plus qu’un brouhaha de sons et lumières.

Je regarde Mark qui, de toute évidence, est aussi perdu que moi. Nous savons que l’hôtel est proche, mais nous ne savons pas où il se trouve exactement. Nous remontons la rue principale et hélons un taxi qui nous amène à l’hôtel, en moins de trois minutes, et vingt dollars.

Après avoir fait le nécessaire à l’hôtel, nous retournons dans la même rue à la recherche de quelque chose à manger. Nous découvrons un tout petit magasin qui présente un choix étonnamment varié de nourriture pour une si petite surface. Une vitrine réfrigérée expose des étagères remplies d’onigiri et de triangles de riz cuit enrobés d’algues, servis avec des tas de garnitures différentes. J’ai déjà vu ces onigiri dans la série animée préférée d’India, Fruits Basket.

Au cours des derniers mois de sa vie, j’ai essayé de profiter d’elle le plus souvent possible, ce qui dépendait de son humeur et de si elle me laissait rester à ses côtés. Quand elle me le permettait, je m’allongeais dans son lit pour regarder Fruits Basket avec elle. India hurlait littéralement de joie et de tristesse lorsque les personnages tombaient amoureux ou se séparaient.

Je me souviens surtout de la chanson du générique qu’elle chantait à longueur de journée. Pendant un moment, nous avons même envisagé de la passer à son service commémoratif. En général, je me contentais de tenir sa main sans la quitter des yeux, trop préoccupée pour suivre ce qui se passait dans la série. Les mains d’India, toujours douces et chaudes, avaient la même forme que les miennes, mais ses doigts étaient plus longs et plus gracieux.

Cependant, parfois, je me laissais absorber par l’intrigue et commençais à poser un tas de questions à India, ce qui l’agaçait profondément. Je n’ai jamais pu comprendre pourquoi, d’ailleurs, étant donné qu’elle avait dû regarder chaque épisode une bonne dizaine de fois.

Je finis par opter pour un onigiri au porc et un aux légumes, tandis que Mark commande des gyozas et des boulettes de porc. Nous achetons aussi une canette de bière chacun : nous avons besoin de dormir rapidement, car la journée de demain va être chargée. C’est le début de notre pèlerinage.

Le parc Hibiya Koen est entouré d’une épaisse muraille grisâtre qui semble tout droit sortie d’une forteresse médiévale, et qui me donne l’impression d’être enfermée dans une prison du passé. Je me suis abritée sous un gazebo en bois, au toit vert, mais cela ne m’empêche pas d’avoir le dos de ma robe trempé par la pluie. Je suis gelée. Mark est en train d’examiner un affleurement au bord d’un étang, à la recherche d’un emplacement pour la première perle.

À l’exception de quelques passants pressés, nous sommes les seules personnes dans le parc. Ce n’est pas la saison des cerisiers en fleurs, mais le lieu, qui arbore fièrement ses plantes aux fleurs rouges en forme de cloche, ses herbes ornementales et ses pins aux formes étranges qui semblent sortis d’un livre du Dr Seuss, n’en est pas moins magnifique. Le paysage en arrière-plan me rappelle la sculpture qui accompagne le bonsaï de ma mère.

— Je pense qu’on devrait déposer une perle là, finit par déclarer Mark en désignant une parcelle de terre sous un arbuste à fleurs fuchsia près de l’étang. India aurait aimé cet endroit.

J’acquiesce et le regarde enfoncer la perle juste sous la surface de la terre. C’est la deuxième perle que nous déposons. Nous avons placé la première au début du mois de mai, dans le bus de tournée de Johnny Cash, au musée du rock and roll (le Rock and Roll Hall of Fame) à Cleveland, dans l’Ohio. India était fan de Johnny Cash. Elle a vu le film Walk the Line de nombreuses fois et connaissait toutes les paroles de ses chansons.

La perle que nous y avons laissée possédait un noyau bleu comme un œuf de rouge-gorge, strié de lignes noires et blanches. Le verre transparent qui l’entoure avait craqué sous la pression de la poussière d’Indy et rappelait un éclat de lumière derrière un nuage.

Pendant longtemps, j’ai soupçonné India d’aimer tant le Japon parce qu’elle y avait vécu dans une vie antérieure. C’était idiot, je sais, et pourtant, ici, dans ce parc, assaillie par les souvenirs, je m’autorise à le croire à nouveau. J’imagine India en petite fille japonaise courant le long du sentier et se précipitant vers l’étang pour y tremper la main. Au fond, que ce soit réel ou non importe peu, du moment que cette pensée me réconforte.

La perle suivante nous emmène dans Harajuku, une zone connue pour être à la pointe de la mode des jeunes au Japon. Le samedi, la station de métro du quartier est le lieu de rassemblement des adolescentes et adolescents qui viennent y exhiber leur nouveau look. India aurait adoré voir ça.

Transie de froid sous cette pluie incessante, je ne sais pas par où commencer, dans ce quartier grouillant de jeunes qui portent des sacs remplis des dernières tendances de la mode. À un carrefour très fréquenté, non loin de là, nous apercevons un centre commercial, dont la façade affiche les posters géants de trois Princesses Disney, et décidons d’y entrer.

Contrairement au Canada, le centre commercial exploite peu le rez-de-chaussée ; aussi prenons-nous directement l’escalator jusqu’au premier étage. Face à nous, apparaît un grand auvent qui abrite une espèce de trône luxueux, sur lequel il semble possible de se faire prendre en photo déguisée en Princesse Disney. À ma grande surprise, ce ne sont pas des petites filles que l’endroit attire, mais des adolescentes.

Si India était ici, elle se serait dépêchée d’aller se faire photographier. Avant qu’elle ne soit très malade, même s’il lui arrivait déjà de tomber sans raison, je l’emmenais à l’atelier où j’enseignais la comédie. Elle y étudiait le dessin, son passe-temps favori avant qu’elle ne perde le contrôle de ses mains. Un soir, sa classe a interprété la chanson « Sous l’Océan » de La Petite Sirène. India, qui jouait le rôle de Sébastien, le crabe, était aux anges et s’en est donné à cœur joie. Elle s’est plongée totalement dans le personnage et n’a pas arrêté de sauter dans tous les sens. Je m’en souviens très bien car, ce soir-là, je ne l’ai pas quittée une seconde des yeux, agrippée à mon siège, terrorisée à l’idée qu’elle tombe et se fasse mal.

Même avec le recul, il m’est difficile d’accepter que cette fille sur scène était en train de mourir. À l’époque, nous pensions qu’elle souffrait d’absences, des sortes de crises d’épilepsie caractérisées par un regard vide qui dure quelques secondes. Ces absences ne causent généralement aucun problème à long terme, mais, dans le cas d’India, elles semblaient la faire tomber sans raison. Mark et moi étions constamment sur nos gardes, prêts à la rattraper, mais nous étions aussi persuadés qu’elle finirait par aller mieux. Parfois, je regrette de ne pas avoir deviné. Si j’avais su, je l’aurais emmenée au Japon. Je l’aurais emmenée au bout du monde. D’un autre côté, je suis aussi soulagée de n’avoir rien vu venir avant la fin. Durant les six mois où j’en étais consciente, j’ai souvent dû détourner le regard, pour qu’elle ne me voie pas pleurer. J’étais si terrifiée qu’il m’arrivait de faire des crises d’angoisse juste en la regardant dormir.

Mark et moi prenons un café au dernier étage du centre commercial, pour réfléchir à la manière dont nous allons procéder et décider où déposer une perle. C’est à ce moment précis qu’il se révèle à nous : dehors, en bas, un petit café aux murs vitrés est tapissé de photos de Princesses Disney.

Sans attendre, nous sortons et marchons avec hâte vers le café en question. Au centre d’une cour carrelée et bordée d’arbustes en fleurs, se dresse un bar circulaire orné de bouquets, de drapeaux aux emblèmes de Disney et de portraits de princesses en relief. Quand il ne pleut pas, la cour doit être bondée de jeunes filles, ce que me confirme le style de musique diffusée par une enceinte que je n’arrive pas à localiser. Puis, comme pour confirmer notre intuition et faire taire les derniers doutes quant à la pertinence de l’endroit, nous entendons la chanson préférée d’India de La Petite Sirène.

La perle que nous y déposons renferme un cœur rose lumineux, et ressemble à un objet magique du monde d’Harry Potter. Comme à chaque fois, nous ne choisissons pas une perle en particulier, mais prenons simplement la perle suivante sur le ruban de velours ; comme à chaque fois, la perle s’intègre parfaitement à son environnement. J’espère qu’une fois le beau temps revenu, une petite fille japonaise la trouvera et la conservera, tel un trésor. J’aime l’idée que les perles soient découvertes. Cela signifie qu’India continue à voyager et à vivre de nouvelles aventures. Je veux qu’elle puisse aller partout. C’était son rêve.

J’essaie de ne pas me laisser submerger par la tristesse en plantant la perle à cet endroit, mais c’est difficile. Je sais que c’est la meilleure chose à faire, que sa place est ici, dans le pays qui l’a séduite pendant tant d’années. Si elle était vivante, je l’encouragerais à voyager ici. Néanmoins, même ainsi, il n’est pas facile pour moi de me séparer d’une partie d’elle. Quand elle était petite, c’était d’ailleurs un petit jeu entre nous.

— Tu vas vivre avec ta mère pour toujours, n’est-ce pas ? me faisais-je un malin plaisir à lui demander.

Toute petite, elle souriait puis sautait dans mes bras.

— Évidemment, maman.

Plus tard, à l’adolescence, je continuais à la taquiner avec ça, mais ma question l’amusait beaucoup moins. Elle se renfrognait et me disait que j’étais folle.

Cela peut sembler tiré par les cheveux, mais j’ai la sensation qu’India sait ce que nous sommes en train de faire. Depuis que nous sommes ici, j’ai l’impression de mieux comprendre son attirance pour le Japon et donc d’en apprendre plus sur elle. Autour de moi, à Harajuku, je vois même des jeunes filles habillées comme elle. Sans difficulté, je l’imagine ici, avec une amie, bras dessus bras dessous, en train de marcher gaiement vers un restaurant de ramen ou vers une boutique Steampunk.

Notre destination suivante est une banlieue à l’ouest de Tokyo, du nom de Mitaka. Ici, les gratte-ciels et les rues fourmillantes de monde ont laissé place aux maisons de campagne et aux pistes cyclables. Les enfants gambadent en toute liberté tandis que les gens promènent leurs chiens sans hâte. Il y a même un parc de sculptures, que nous n’avons malheureusement pas le loisir de visiter, car nous arrivons trop tard dans la journée.

C’est ici que se trouve le musée Ghibli, fondé par Hayao Miyazaki, réalisateur dont India a été une des plus grandes fans pendant des années. Le Voyage de Chihiro, Mon Voisin Totoro, Le Château ambulant, Kiki la Petite Sorcière et Ponyo sur la Falaise étaient ses films d’animation préférés.

India a vu Kiki la Petite Sorcière pour la première fois quand elle avait environ huit ans. Elle l’a regardé en japonais avec des sous-titres, et a été complètement subjuguée. Je n’aime pas spécialement les films d’animation, mais je dois reconnaître un certain nombre de points admirables dans les œuvres de Miyazaki. Pour commencer, le personnage principal est toujours une fille intelligente et indépendante. Et, même quand l’héroïne a un compagnon garçon, on n’assiste jamais à des histoires d’amour, mais toujours à la naissance de nouvelles amitiés. Connu et apprécié dans le monde entier, Miyazaki est une véritable légende au Japon. En 2012, il a même été nommé personne de mérite culturel par le gouvernement japonais.

Peu après avoir réservé nos billets, nous avons appris que le musée était fermé pour rénovation, mais cela n’a en rien entamé notre détermination à y placer une perle en l’honneur d’India.

Une fois sur place, nous nous retrouvons face à un grand bâtiment jaune entouré d’arbres et encerclé d’une barrière faite de barreaux de fer. L’entrée me fait penser à celle de la villa d’un comte espagnol. Le portail est décoré d’un blason représentant des personnages de Mon Voisin Totoro, l’un de ses films les plus populaires. À l’intérieur, il y a un Totoro géant qui aurait fait bondir India de joie.

Nous tournons autour du musée plusieurs fois en cherchant, en vain, un moyen d’accéder à l’intérieur pour y déposer la perle. J’envisage même de la jeter par-dessus la barrière et laisser le destin faire le reste, mais l’idée ne plaît pas à Mark. À court d’idées, il finit par se demander s’il ne va pas tout simplement escalader la barrière, lorsque nous voyons une personne s’approcher du portail.

Je ne nommerai pas cette personne, car nous avons promis de garder son identité secrète. Tout ce que je peux dire, c’est que Mark et moi avons expliqué qui nous étions à cette personne, qui, par chance, parlait très bien anglais, et lui avons raconté notre histoire. Après avoir pris le temps de réfléchir au sens de notre demande, elle a accepté de nous aider et nous a même envoyé une photo de l’endroit où la perle avait été placée. Je lui serai éternellement reconnaissante et ne remercierai jamais assez le destin d’avoir fait se croiser nos chemins à ce moment précis.

Kyoto représente exactement l’idée qu’India se faisait du Japon : c’est le Japon des Mémoires d’une geisha. Des groupes de jeunes femmes en kimono déambulent dans les rues de la vieille ville, des temples hauts en couleur se dressent fièrement au milieu d’étals de marché, de salons de thé et de Starbucks, et des ponts en demi-lune surplombent des ruisseaux limpides. Sur notre passage, des jeunes en uniforme nous saluent, ou s’arrêtent pour savoir d’où nous venons et nous prendre en photo. Un garçon nous demande même s’il peut nous interviewer pour son cours d’anglais.

Le premier soir de notre séjour à Kyoto, nous atteignons le sanctuaire Yasaka au coucher du soleil, juste au moment où les lumières du temple s’allument une à une. Sans avoir la moindre idée de ce qui nous attend, nous montons les marches de l’escalier qui mène à l’entrée du sanctuaire et nous retrouvons face à un chemin de pierre bordé de maisons des esprits rouges. Le spectacle qui s’offre à nous est une révélation : nous venons d’entrer dans l’univers d’India, celui qu’elle a découvert dans son dessin animé préféré, Le Voyage de Chihiro de Miyazaki. Il raconte l’histoire d’une petite fille de dix ans, en colère, dont les parents sont punis et transformés en cochons à cause de leur avidité. La petite fille disparaît alors dans l’au-delà et se retrouve forcée de vivre sous le commandement d’une méchante sorcière, dans un royaume truffé d’esprits et de fantômes. Debout dans l’enceinte du sanctuaire, je comprends à présent où Miyazaki a trouvé son inspiration. Si India était avec nous, elle se serait déjà précipitée vers l’une de ces maisons.

Les shintoïstes vénèrent des esprits supérieurs, ou divinités, appelés Kami. Les Kami peuvent incarner des animaux et des éléments de la nature, dont ils font partie, mais également les âmes de personnes disparues. J’ai lu, sur un site de la BBC, que les shintoïstes croient en l’existence de millions de Kami à travers le pays. Ce ne sont pas des dieux au sens où nous l’entendons, nous, Occidentaux. Loin d’être parfaits, ils peuvent être bons, mauvais, et même espiègles, comme le serait l’esprit d’une adolescente de seize ans par exemple. On dit que les Kami sont très proches des humains et répondent parfois à leurs prières. J’ai trouvé dans cette croyance un côté réconfortant. Depuis la mort de ma fille, j’invoque fréquemment son nom quand j’ai peur.

Après sa mort, beaucoup de gens m’ont dit qu’India avait toujours eu quelque chose de spécial et qu’elle avait été amenée sur Terre pour être un modèle de bonté pour le reste de l’humanité. Je me souviens même avoir eu des frissons lorsqu’une de mes connaissances a qualifié un jour ma fille de « force du bien ». Je sais que toutes ces remarques partaient d’un bon sentiment, mais je ne pouvais m’empêcher de constater que ces gens ne comprenaient pas ma douleur. Je ne pleurais pas une sainte. Je pleurais ma fille : la petite fille qui me taquinait sans arrêt, celle qui sortait de son lit en douce le soir pour nous espionner, mes amies et moi, en train de tricoter et boire du vin dans le salon. Pourquoi cherchaient-ils à la transformer en quelque chose qu’elle n’était pas ?

L’idée qu’elle soit née dans un but précis, qui me donnait l’impression que ma fille était comparée au Christ, était particulièrement douloureuse. Ça me faisait terriblement mal de penser à elle de cette façon et cela avait le don de me mettre en rage intérieurement, même si je n’en ai jamais touché mot à personne.

Je ne voulais pas qu’on se souvienne de ma fille comme d’une sainte ; mais telle qu’elle avait été, avec ses qualités et ses défauts. Dans le shintoïsme, les Kami existent sous des formes multiples. J’aime imaginer qu’India est revenue dans ce monde sous la forme d’une énergie vitale supérieure. India a toujours dégagé une force extraordinaire, surtout lorsqu’elle riait ; et, même mourante, ma fille ne perdait jamais une occasion de plaisanter ou de rire.

L’atmosphère dans le temple Yasaka renforce mon sentiment de vivre « en apesanteur ». Depuis des mois, j’ai la sensation de ne faire que traverser la vie. Je ne suis pas somnambule – je suis parfaitement consciente de ce que je fais – mais j’ai plutôt l’impression d’être coincée dans une sorte de bulle flottant dans les airs qui traverse le temps ; l’impression d’être enfermée dans une couche brumeuse, suspendue dans l’air entre les vivants et les morts. Je sais que je suis en vie parce j’ai conscience de chacun de mes gestes. Je sais que je m’habille, que je mange, ou que je marche dans la rue, mais j’ai juste la sensation que tout autour de moi est irréel.

Mark prend une photo de moi avec la perle, que nous déposons ensuite au pied d’une des maisons des esprits. Nous répertorions tout, au fur et à mesure, avec l’espoir de pouvoir en faire quelque chose à notre retour. Nous avons tous les deux faim et soif, et quittons le temple avec hâte, contents de retrouver le monde réel.

Au total, nous laissons six perles à Kyoto, dont deux dans le quartier d’Arashiyama : la première, dans sa célèbre forêt de bambous ; et l’autre, dans un petit coin de verdure entre deux bouddhas en ruine, assis à l’extérieur du temple Adashino Nenbutsu-ji. Ce temple est connu pour ses milliers de statues de Bouddha en pierre, qui pleurent les morts depuis la période Heian, il y a plus de huit cents ans. C’est aussi là que les indigents apportaient les corps de leurs proches et les enterraient anonymement.

Pour ce qui aurait été le dix-septième anniversaire d’India, près de sept mois après sa mort, nous nous rendons au musée international du manga à Kyoto. À peine franchissons-nous la porte du musée que nous nous regardons d’un air entendu : India aurait passé des heures ici. Il ne s’agit pas vraiment d’un musée, mais plutôt d’une bibliothèque, dont les murs sont tapissés d’étagères remplies de tous les types de mangas possibles et imaginables. Assises sur un banc, recroquevillées dans un coin, ou encore allongées dehors sous le soleil, partout, des personnes de tous âges sont plongées dans leur lecture.

C’est une journée étrange. Je ne peux m’empêcher de me demander si, même sans connaître la date, je me sentirais quand même triste aujourd’hui, instinctivement. Il n’existe pas de rite ni de modèle pour les mères ayant perdu un enfant. Je ne sais pas comment je suis supposée me sentir ou agir. Je me souviens de chaque détail de sa naissance ; détails avec lesquels j’avais d’ailleurs pour habitude d’assommer India le jour de son anniversaire. À présent, ces souvenirs me font mal, comme des centaines d’épingles qui me transperceraient la peau. Malgré cela, j’aimerais crier au monde entier la chance que cela a été pour moi qu’elle ait fait partie de mon existence. Mais qui a envie d’écouter ça ? Il me semblerait déplacé de parler de la naissance de ma fille, maintenant qu’elle est décédée. J’ai peur que cela mette les gens mal à l’aise ou qu’ils aient pitié de moi.

Nous décidons de placer une perle à l’intérieur d’un livre, mais nous avons du mal à en trouver un qui nous convienne. Indécis, nous parcourons les étagères en choisissant des livres au hasard avant de les reposer aussitôt, jusqu’à ce que nous découvrions une sélection de titres anglais, parmi lesquels je trouve une version manga du Voyage de Chihiro. Inutile de chercher plus loin. Le musée étant très fréquenté, Mark met un certain temps pour cacher la perle, car nous sommes tous les deux très stressés à l’idée d’être pris en flagrant délit. Lorsque nous ressortons, je me sens épuisée et vidée, comme si je venais de perdre beaucoup de sang.

L’anniversaire d’India est le seul jour où nous optons pour de la nourriture occidentale et nous nous rendons au McDonald du coin. À l’exception des milkshakes et des sundaes au thé vert, je n’y remarque pas grand-chose de différent sur le menu. Néanmoins, quand je mords dans mon Big Mac, contrairement aux apparences, le goût, avec son fromage aromatisé au curcuma, s’avère complètement différent de celui que je connais. Je ne peux m’empêcher de faire l’analogie avec ma vie : tout a l’air identique et, pourtant, rien n’est plus pareil.

Avant de quitter Kyoto, nous jetons une dernière perle du pont Shijo Dori, dans la rivière Kamo. Les gens qui défilent sur le pont, en tenant leurs parapluies bien haut pour affronter la pluie, me rappellent la gravure sur bois de Hiroshige, Averse soudaine sur le pont Shin-Ôhashi et Atake. Mark et moi avons l’impression de faire un vœu à travers ce geste, mais pour souhaiter quoi ? Je ne sais pas. Je ne désire plus rien à part ma fille, et j’ai fini par accepter que je ne la verrai plus jamais. Debout, face à la rivière, nous nous demandons tous les deux où cette perle choisira de se poser.

De retour à Tokyo, nous déambulons dans la vieille ville, parmi les salons de thé, les étals des marchés, les papeteries et les boutiques de vêtements à la mode. Nous empruntons ensuite un chemin bordé de cerisiers qui mène au cimetière de Yanaka, avant de continuer jusqu’à un ancien temple bouddhiste, dont le cimetière faisait partie. C’est par hasard que nous trouvons les ruines d’une ancienne pagode de cinq étages qui a été brûlée ; et pourtant, c’est là que nous décidons de laisser la dernière perle dans ce pays. Il n’y a pas de raison particulière, si ce n’est que cela nous semble naturel de laisser une partie d’India ici, à la fois proche de tombes ordinaires et de celles appartenant à des shoguns.

Nous profitons de la chaleur de la journée et restons assis là un moment à contempler la vue qui s’offre à nous. La majeure partie de la ville a été détruite par le grand tremblement de terre de 1923, puis par les incendies et destructions de la Seconde Guerre mondiale. Il est donc difficile d’imaginer que ce quartier de la ville représente le Tokyo d’autrefois, bien avant les différentes vagues de modernisation. C’est plongée dans ces réflexions que je me souviens de quelque chose qu’India a dit un jour et dont j’ai parlé sur mon blog.

— Papa, si on regarde bien, je ressemble un peu à l’Inde3 : elle lutte contre des parties d’elle-même, par exemple avec le Pakistan, et elle est souvent victime de tremblements de terre.

Je crois pouvoir, quant à moi, comparer ma vie au Japon, ce pays où les gratte-ciels n’ont pas réussi à effacer les temples anciens, et où des hommes tirés à quatre épingles, symboles de la société moderne, n’hésitent pas à baisser la tête pour prier. Un mélange de l’avant et de l’après. Cela me semble être une bonne façon de regarder ma vie aujourd’hui. Je garderai à jamais les traces de mon ancienne vie gravées dans mon cœur, aussi sûrement que les traditions du vieux Tokyo sont ancrées dans son avenir.

Lors de notre dernière soirée à Tokyo, Mark et moi nous promenons à nouveau dans Ginza, le quartier commerçant huppé dans lequel nous sommes arrivés le premier jour. Cette fois, nous ne nous soucions pas de savoir où nous allons, mais nous nous laissons, au contraire, emporter par la foule, jusqu’à une petite rue remplie de petits restaurants, de bars et de petites échoppes. L’odeur de viandes grillées, de gaz et de bière, emplit l’air. Je repère un bar aux tables très hautes et suggère à Mark de nous y arrêter pour manger, ce qu’il accepte à contrecœur. Ses goûts sont plus raffinés que les miens ; or, l’endroit a tout d’un lieu de rencontres étudiantes. Des groupes de camarades boivent de la bière en discutant de choses et d’autres, dans une atmosphère étrangement décontractée pour un quartier comme celui-ci, le genre d’endroit que j’aime chez moi.

Nous nous asseyons et commandons du poulet Yakitori, du riz et de la bière. Pendant que nous attendons nos plats, j’observe les gens et essaie de deviner les sujets de leurs conversations.

Un groupe assis juste en face de nous, composé de trois hommes et deux femmes, m’intrigue particulièrement. De toute évidence plus âgées que la majorité de la clientèle, ces personnes discutent et rient sans retenue en buvant de la bière. Leurs tenues vestimentaires sont très atypiques, très décontractées. L’homme, le plus âgé du groupe, porte même une chemise hawaïenne rétro. Les personnes à cette table ne semblent pas freinées par les règles de politesse habituelles. Même les deux femmes paraissent très détendues. La plus âgée, dont le visage est dominé par de grands yeux sombres, boit de grandes gorgées de bière et parle en agitant les mains. Sa voisine, plus jeune, porte une tenue plus classique, mais rit sans gêne en suivant les conversations.

Je me demande ce que font ces gens pour vivre. Peut-être nous sommes-nous égarés, par hasard, dans un repaire d’artistes. Je montre le groupe à Mark qui, aussitôt piqué par la curiosité lui-aussi, essaie à son tour de deviner leur profil professionnel. Nous décidons finalement que l’homme à la chemise hawaïenne est un directeur artistique, et que les autres travaillent dans un studio de conception graphique.

Je sais que mon regard insistant pourrait paraître impoli, mais c’est plus fort que moi. Soudain, mes pensées sont interrompues lorsque l’un des hommes du groupe se tourne vers moi et me parle dans un anglais impeccable.

— Bonjour. D’où venez-vous ?

— Du Canada.

— Tiens, ma mère vit à Vancouver. Joignez-vous donc à nous.

Sans attendre notre réponse, tout le monde se déplace autour de la table pour nous faire de la place.

Malgré la barrière de la langue, nous parvenons à maintenir une conversation. Le jeune homme ainsi que Nana, la femme plus âgée, parlent anglais, et les autres semblent comprendre la plupart de ce que Mark et moi disons. Nana tente de me parler et rougit en cherchant ses mots. Elle est mariée à l’homme à la chemise hawaïenne, qui travaille dans le secteur de la mode et distribue les bottes Ugg au Japon. Il fête aujourd’hui son soixantième anniversaire. Les deux couples et le jeune homme, qui parle anglais, ne se connaissaient pas avant ce soir. Comme pour nous, c’est le hasard qui les a réunis.

C’est assez rare au Japon, mais il est vrai que ce petit groupe n’a rien de conventionnel. Outre le vendeur de bottes et son épouse, femme au foyer, le jeune anglophone est acheteur pour une grande entreprise de jeans, tandis que l’autre couple nous apprend que lui est pilote et elle, hôtesse de l’air.

Soudain, le jeune homme, dont je n’ai pas encore appris le nom, me touche doucement le coude pour attirer mon attention. Il m’informe qu’ils s’apprêtent à sortir dans le deuxième club de soul de Tokyo et nous invite à nous joindre au groupe. Mark et moi acceptons sans hésiter.

Alors que nous nous entassons dans un taxi, j’ai néanmoins un petit doute, l’espace d’une seconde. Dans n’importe quel autre pays, je serais réticente à l’idée de monter dans un taxi avec des personnes inconnues, qui parlent, qui plus est, une langue que je ne comprends pas. Cela dit, je fais taire mon inquiétude et laisse mon goût de l’aventure l’emporter. Après tout, c’est le Japon, un pays réputé pour son absence de criminalité.

Dans le taxi, nous apprenons que l’endroit où nous nous rendons est le club préféré de celui qui fête son anniversaire. C’est un grand fan de musique soul et un habitué de l’établissement.

Le club se trouve dans une rue étroite et sombre, qui n’est pas sans me rappeler les années que j’ai passées à Londres, lorsque mes amis et moi sortions en boîte after à Soho. Cela dit, contrairement à Soho, ici, il n’y a pas d’enseignes au néon qui clignotent sur les murs, ni de publicités pour des massages érotiques dans les vitrines. Nous entrons dans un vieux bâtiment en briques et montons des escaliers, qui aboutissent à un minuscule club éclairé par des lumières rouges tamisées. Quelques couples sont assis à l’autre bout de la salle, mais la piste de danse est encore déserte.

Le soixantenaire nous présente le deuxième meilleur DJ soul de Tokyo, qui nous serre la main avec enthousiasme. Je me demande, malgré moi, ce que ça fait d’être appelé le DJ « numéro deux ». Personnellement, je ne suis pas certaine que ça me plairait, mais ça n’a pas l’air de le déranger le moins du monde. J’apprendrai au cours de la soirée que c’est un privilège d’être dans ce club, où il faut normalement être connu pour être autorisé à entrer.

Notre groupe prend place autour d’une longue table, non loin de la piste de danse. Aussitôt, les femmes sortent leur téléphone pour une séance photos, pour laquelle tout le monde commence à poser, le sourire aux lèvres, et à se mettre en scène. J’ai l’impression d’avoir été plongée dans l’un de ces dessins animés qu’India aimait tant. Nana ne cesse de répéter à Mark que je suis « trop mignonne », ce qui me fait énormément rire, moi, qui me sens comme une lutteuse de sumo en compagnie de ces femmes menues et éblouissantes.

Tout le monde commande de la bière. Mark et moi essayons de les inviter, mais le groupe ne veut pas en entendre parler, sous prétexte que nous sommes leurs hôtes dans ce pays. Cela continue, tournée après tournée, jusqu’à ce que Mark parvienne enfin à s’éclipser pour aller voir le serveur discrètement. Nos nouvelles connaissances nous posent beaucoup de questions, mais ce qui les intéresse par-dessus tout, c’est la raison pour laquelle nous sommes au Japon. Nous hésitons à répondre honnêtement. Pour la première fois depuis très longtemps, nous nous amusons et nous avons peur que notre histoire ne gâche le moment.

Finalement, alors que Mark leur raconte notre histoire, je regarde le jeune homme traduire rapidement ses propos aux autres. Il est évident qu’à l’expression sur leurs visages notre histoire les touche. L’un des hommes nous fait remarquer à quel point il est honoré de l’amour d’India pour son pays.

— Je m’appelle Ash4, nous révèle alors le jeune homme. Vous êtes venus jusqu’ici avec les cendres de votre fille et vous avez croisé ma route. Nous étions faits pour nous rencontrer.

— Oui, effectivement, confirmé-je.

— Trinquons à India, déclare Ash en levant sa bière.

— À India, lui fait écho le groupe, verres levés.

— India nous a réunis, ici, ce soir, ajoute Ash.

— Oui, réponds-je, sachant que c’est la vérité.

1 Également connu sous le nom de Hospital for Sick Children. [NDLT]

2 Marque de whisky canadien très connue. [NDLT]

3 « Inde », en anglais, se dit « India », comme son prénom. [NDLT]

4 « Ash », en anglais, signifie « cendres ». [NDLT]

Le moment où tout bascule

Il me semble que dans notre culture, chagrin rime avec tristesse, et c’est vrai, en grande partie, mais ça ne se réduit pas uniquement à ça. Le chagrin, c’est aussi une sensibilité exacerbée et des nerfs à fleur de peau.

– Anthony Rapp5

Je suis en train de lire un magazine, assise dans le cabinet de mon dentiste, où l’air sent la menthe poivrée et le métal chaud. Je n’ai aucune raison d’avoir peur. Mon dentiste, Dr W., ne m’a jamais fait mal. On raconte qu’il y a très longtemps, il a été victime d’un terrible accident de motoneige qui lui a valu des mois de chirurgie dentaire et que, depuis, il est particulièrement prudent avec sa patientèle.

— Ce ne sera pas long, m’informe-t-il d’emblée, en enfilant ses gants. Aujourd’hui, je vais enlever votre dent et nous programmerons le bridge pour votre retour du Cap-Breton.

Bon sang, pensé-je. Ça va coûter une fortune.

À sa demande, j’ouvre la bouche en grand. Il me fait trois piqûres, que je reçois sans grimacer, puis son assistante, une femme âgée vêtue d’un uniforme aux couleurs vives, place le petit aspirateur à salive près de ma langue. Le Dr W. plonge ses gants en latex dans ma bouche pour serrer ce qui s’apparente à un anneau autour de ma molaire abîmée, qui ressemble à la pointe d’une montagne escarpée. Sur la route pour venir ici, Mark a été obligé de s’énerver pour que j’arrête enfin d’y toucher. India, âgée de dix ans, a trouvé ça hilarant et s’est moquée de moi, comme si c’était moi l’enfant et elle, l’adulte.

— Ça ne sera pas long, répète le Dr W. d’un ton rassurant.