Hubert Côme - Hélène Da Silva-Lejal - E-Book

Hubert Côme E-Book

Hélène Da Silva-Lejal

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Le prêtre vosgien Hubert Côme se raconte de façon saisissante sous la plume de sa biographe. À travers les décennies, vous plongez dans la vie dynamique d’un homme d’Église, en découvrant ses doutes, ses faiblesses, mais aussi sa dévotion inébranlable à Dieu et aux autres. "Hubert Côme – Biographie d’un prêtre heureux" est une saga poignante et authentique qui révèle les multiples facettes d’un destin hors du commun.

À PROPOS DE L'AUTEUR

En exerçant en tant que musicothérapeute dans les EHPAD, Hélène Da Silva-Lejal a croisé de nombreuses personnes remarquables. Animée par le désir de partager l’histoire de l’une d’entre elles, Hélène s’est plongée dans l’intimité du héros méconnu qu’est Hubert Côme.

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Hélène Da Silva-Lejal

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Hubert Côme

Biographie d’un prêtre heureux

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Hélène Da Silva-Lejal

ISBN : 979-10-422-2598-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

Avant-propos

 

 

 

Autour de l’an 2000, pendant mon séjour à Rome, j’ai eu la joie d’accueillir au séminaire un petit groupe de prêtres vosgiens venus pour une semaine de pèlerinage fraternel. Par la fraîcheur et la simplicité de leur émerveillement, ils avaient marqué notre docte assemblée d’étudiants en théologie parfois perdus dans leurs hautes considérations et trop habitués à vivre dans un musée à ciel ouvert ! Parmi eux, le P. Hubert n’était pas le plus jeune, mais peut-être le plus enfant du haut de ses 70 ans passés.

La grâce de l’enfance selon l’Évangile revêt de multiples visages dont Hubert nous offre un bel aperçu. Grâce de l’enfant qui reçoit sa vie comme un cadeau. Grâce de l’enfant qui y découvre l’amour débordant de Dieu. Grâce de l’enfant qui y puise une joie inébranlable. Grâce de l’enfant que peine le malheur des autres. Grâce de l’enfant qui saisit la main tendue lorsque se présente un obstacle. Grâce de l’enfant qui sans cesse sait dire merci…

Tout est grâce nous redit sainte Thérèse, docteur de la petite voie de l’enfance spirituelle. La joyeuse action de grâce en laquelle nous plonge ce récit d’une vie de prêtre heureux n’a rien de mièvre. De même que sainte Thérèse unissait en son nom l’Enfant Jésus et la Sainte Face, la croix est bien présente tout au long de cette vie. Jamais pourtant, son ombre ne l’a emporté sur la lumière de Pâques et son évocation se fait toujours discrète et pudique. Là n’est pas ce qui compte, mais bien l’élan vital de la résurrection.

Deux sources entretiennent cet élan. Tout d’abord, la rencontre avec Dieu chaque jour dans l’eucharistie. « Elle me dynamise », confiait Hubert au diocèse dans un entretien vidéo en 2018. La messe est très présente tout au long de ces pages. Présence familière et habituelle, il n’est pas besoin de la questionner ou de commenter, force non pas tant de l’habitude routinière que de l’évidence qui, comme l’air que l’on respire, excède notre compréhension et nos raisonnements humains.

L’autre source est la rencontre. Tant de figures surgissent dans ce récit, de tous âges et conditions. Le prêtre se fait « caméléon », capable de pousser toutes les portes pour embrasser la vie tissée de joies et de peines de tous ceux qu’il rencontre. Discussion à bâtons rompus avec des jeunes, toilette improvisée d’une personne à l’hôpital, rencontre dans des familles ou à la prison : la bonne nouvelle de l’amour de Dieu, « comme un feu brûlant dans son cœur », veut être portée à tous (cf. Jr 20, 9).

Au terme de cette lecture demeure un triple merci : au Seigneur tout d’abord, qui a appelé Hubert « dès la naissance » et l’a conduit jusqu’à aujourd’hui ; à Hubert ensuite, qui « a choisi le Seigneur et n’a pas changé d’avis » ; à Hélène enfin, qui ne pouvait se contenter d’un « livret » recensant une collection de dates et de lieux sans vie… « Le monde ne mourra jamais par manque de merveilles, mais par manque d’émerveillement », rappelait Chesterton. Puissent ces pages nous aider simplement à nous émerveiller.

 

P. Denis Béligné,

prêtre et administrateur du diocèse de Saint-Dié-des-Vosges

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ne laissez personne venir à vous et repartir sans être plus heureux !

 

Mère Teresa

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cormontreuil

(octobre 1947 – juillet 1952)

 

Moi, je suis le Chemin, la Vérité et la Vie ; personne ne va vers le Père sans passer par moi.

 

Jean 14, 6

 

 

 

 

 

Chapitre I

 

 

 

Je crois que je dois en parler.

Robert l’a fait, lui. Il me l’a dit au réfectoire le jour où nous avons mangé de la saucisse. Il a rencontré le père Reinbold1 et apparemment, ça a tout changé. Je devrais peut-être suivre son exemple. Je ne peux pas rester plus longtemps à patauger entre moi et moi-même avec ce brouillard dans ma tête. Seul problème : le père Reinbold est parti pour deux mois à Barcelone, il me faut donc une solution de rechange. Comment faire ? Avec le père Tritz2, c’est compliqué. Il est tellement… intellectuel ! Je ne comprends pas la moitié des choses qu’il raconte et lui a toujours l’air de ne pas comprendre pourquoi je ne comprends pas.

Et voilà, rien que d’y penser, je m’embrouille !

Le stylo me glisse des doigts et roule jusque derrière la chaise.

Je prends mon temps.

 

18 h 42

Encore une vingtaine de minutes, et cette punition sera terminée. Je ne peux pas en dire autant de la version.

« Deus enim rex terrae, Deus dominatur gentibus… »

Mon Dieu, est-il vraiment besoin de savoir-faire tout cela pour annoncer à tous ta Bonne Nouvelle ? Dans les champs, j’avais moins de problèmes !

J’ai bien tenté de faire un peu l’abruti en demandant à rester à la chapelle après les vêpres pour continuer à prier, mais l’étude est obligatoire. Aucune dérogation, si ce n’est pour un motif strictement médical. Le préfet de discipline aurait pu considérer que la migraine attenante à la version était une cause légitime de dispense, mais nous n’avons manifestement pas le même point de vue sur le sujet.

« Magnus Dominus in terra… »

Je repasse soigneusement chacune des lettres latines et gribouille un peu l’intérieur des a et des o avec mon crayon de papier. Ce n’est pas mal. Clairement, j’ai un côté artiste. Ça ne fait pas avancer le schmilblick, mais ça donne le change au surveillant qui me fixe depuis tout à l’heure. Je pense qu’il a compris que je fais de la figuration. Je consulte rapidement mon cahier de textes. Il me reste encore un exercice de français, deux d’arithmétique, la leçon d’histoire et moins de vingt minutes pour tout faire. Nos professeurs s’enhardissent. Contrairement à Maurice, qui se trouve en pole position dans toutes les matières et se met aux devoirs comme un joker à la piste, je peine à démarrer, je peine à les faire, je peine à finir. Quelle galère !

 

18 h 44

Les mots s’emmêlent devant mes yeux.

Allez, Hubert, ça n’ira pas mieux si tu attends la dernière minute !

Je crayonne vaguement quelques phrases décousues en pensant à autre chose. Mon texte au théâtre, pour changer. Je me récite quelques vers en prenant un air inspiré. Depuis que Fernand a écopé d’une retenue sous prétexte de rêverie, je ménage le surveillant. Je me concentre sur mes vers, sourcils froncés, stylo en bouche. J’ai déjà appris le premier acte et une bonne partie du deuxième. Je vais jouer le juge dans Le Jugement deMarie-Antoinette.

Nous avons fait un premier essai de costumes la semaine dernière. J’ai une sacrée allure avec ma fausse moustache, si Papa me voyait !

Fernand dit que ça ne me va pas si mal.

Les répétitions avancent bien et je me prête volontiers au jeu, bien que nos professeurs nous répètent sans cesse qu’il ne s’agit pas de nous prendre pour des acteurs, mais bien d’apprendre à faire des discours et à parler en public. Pour eux, le théâtre n’est qu’un exercice de style. Selon moi, ça n’empêche pas de s’amuser.

Il y a une question cependant à laquelle nous n’avons pas répondu et qui demeure au cœur de nos discussions : qui va jouer le rôle de Marie-Antoinette ? La représentation a lieu dans trois mois et nous n’avons toujours personne pour le rôle-titre. Le père Marq3 a demandé à tous les élèves, aucun n’est partant. Fernand lui a même répondu qu’il préférerait jouer le porte-plume ou l’animal de compagnie du juge plutôt qu’un rôle de femme. Je trouve qu’il exagère. Ils feront peut-être appel à Mlle Grisel, l’une des rares dames professeures du petit séminaire. Pour tout dire, je la vois plutôt bien en Marie-Antoinette, mais je ne suis pas sûr qu’elle accepte.

Devant moi, Maurice range ses affaires d’un air décontracté et regarde par la fenêtre.

Au-delà de la pluie qui martèle les carreaux, la cime des arbres disparaît déjà dans la nuit pressée de ce début de printemps maladif. Je lâche mon crayon, découragé.

Le silence de l’étude me plombe l’estomac.

 

 

 

 

 

Chapitre II

 

 

 

— Père Héripret4, puis-je vous parler ?

Face à sa grosse pèlerine, son béret, son écharpe et son air revêche, j’avoue que je n’en mène pas large. L’Esprit Saint a de curieuses idées. Le préfet de discipline est la dernière personne à laquelle j’aurais envie de confier quelque chose et pourtant, c’est son nom que j’ai écrit sur le petit papier posé sur mon bureau. Charles a ramassé et transmis. Cette semaine, c’est son tour, tandis que je suis de patates avec Vladimir et Fernand. Le planning nous indique chaque trimestre notre « semaine de ». Tour à tour, en plus de nos cours, on surveille les plus jeunes, on prépare les repas, on fait le ménage, le jardin, la peinture, la vaisselle et tutti quanti.

Ça occupe, comme dirait Jacques. C’est de l’esclavage, comme dirait Fernand. Fernand a une opinion bien tranchée dans un certain nombre de domaines. Je me trouve plus modéré en considérant que ça fait parfois beaucoup, mais comme on n’a pas le choix, je m’y résigne de bon cœur. Et surtout, j’ai vu tellement pire.

Il se passe deux jours avant que je sois convoqué.

Je stresse.

Je fais le poireau devant le bureau dès 13 h 30, au comble de la nervosité. J’ai le bout des doigts glacé, je transpire de partout. Peut-être que je pourrais m’enfuir maintenant. Il faudrait juste que je trouve un moyen de le faire sans paraître impoli.

Le Père Héripret est une force intellectuelle. Pour un paysan comme moi, en retard sur tout, il n’y a rien de plus intimidant. À le voir comme ça, boiteux, frileux et tout le temps malade, j’étais loin de soupçonner, à mon arrivée, un homme d’une si grande envergure.

Préjugé, quand tu nous tiens…

De plus, j’ai le sentiment que le père Héripret a un don pour voir les choses et les gens, ce qui est bon et mal en chacun. Cela le rend à la fois intrigant et terrifiant.

Dieu sait tout de moi, ce qui est normal. Ma mère en connaît un rayon également. Mais mon professeur, qui n’est censé savoir que ce que je lui dis, semble lire en moi comme dans un livre ouvert et je ne parle pas du livre de latin. Il ne le fait pas exprès, il ne cherche pas à diagnostiquer ni à faire de la psychologie de bazar. Il voit, il ne dit rien, mais il sait. La seule chose qui m’empêche de le fuir à toutes jambes, c’est son regard doux et bienveillant. Si je me résume, je dirais qu’il m’attire et me fait peur. Je le crains, je l’admire, je l’évite, je le cherche et ça recommence.

Oh là là, je stresse !Seigneur, c’est toi qui as fait ça, débrouille-toi de moi maintenant !

 

— Que se passe-t-il, Côme ? Viens t’asseoir.

Sa voix est calme et posée. Rien à voir avec les aboiements autoritaires dont il nous gratifie chaque matin avant la séance de gymnastique. J’ai encore la dernière en travers ! Qu’on s’agite torse nu par tous les temps, chaque matin, est une chose ; qu’on nous oblige à « méditer un peu avant de rentrer » quand il fait quatre degrés, après avoir sautillé comme des lapereaux, en est une autre ! J’ai mis plus de deux heures à m’en remettre et si je n’attrape pas un rhume de poitrine dans les jours qui viennent, j’aurai de la chance !

Je m’assois sur une chaise élimée. Le bureau est petit, impersonnel, pauvrement meublé. Ce n’est pas le moment, mais je constate que nos éducateurs sont aussi mal logés que nous. Dans un sens, ça me rassure.

— Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

Il ne semble pas pressé. Adossé à la chaise, bras croisés, il attend patiemment que je me mette à table.

— Eh bien…

Mon anxiété disparaît d’un coup. Je lui confie ce qui se passe en moi, mes questions, mes inquiétudes, ma peur terrible de ne pas être à la hauteur, de ne pas réussir, de décevoir. Plus que tout au monde, je veux devenir prêtre, mais en ce moment, j’ai l’impression que le Mauvais travaille à détruire ce que Dieu a semé en moi dès la naissance. Tout est lourd, tout est dur, tout me pèse.

— Il n’y arrivera pas.

— Comment en être sûr ?

— Parce que ta volonté est accrochée au Seigneur comme le jeune fruit à son arbre et que vous vous cramponnez mutuellement. Ne t’inquiète pas, même si le vent souffle, la branche est solide.

— Comment pouvez-vous le savoir ?

— Ça se voit, Côme.

— Je ne comprends pas.

— Tu as 18 ans et pour ainsi dire, tu viens d’arriver. Regarde-toi ! Tu as passé ta vie d’enfant et d’adolescent à travailler pour aider ta famille et à survivre à la guerre. Tu aurais pu continuer avec ton père à la tannerie ou aux champs, ou devenir… instituteur, pourquoi pas ? Mais tu as choisi le Seigneur et tu n’as pas changé d’idée.

— Depuis toujours.

— Oui. Tu travailles dur en dépit du retard et des difficultés. Tu doutes, mais tu ne lâches rien. Tu ne fais que persévérer. Si ce n’est pas clair, je ne sais pas ce qu’il faut.

— On m’a aidé.

— On t’a aidé parce que tu as prouvé que ta place est ici. Parce que tu as convaincu.

Le Père décroise les jambes. Le bas d’un pantalon fatigué apparaît furtivement, au-dessus de chaussettes couleur cendre. Je pense à mon allure ces trois dernières années.

Au pull propre et chaud que je porte aujourd’hui.

À Maman.

Elle connaît son métier et m’a sauvé plus d’une fois de la honte d’un pantalon troué, d’une chaussette sans talon, d’un chandail décousu. La misère fait des trous partout.

— Qu’est-ce qui te motive dans la vie, Côme ?

— Père, je veux être prêtre !

— Pourquoi ?

— Parce que le Seigneur m’a appelé dès avant ma naissance. Je n’y peux rien, c’est inscrit en moi. Tout petit déjà, j’allais caresser l’Enfant Jésus dans la crèche et je ne trouvais rien de plus beau au monde. Ce que je veux, c’est dire oui au Seigneur. Je n’ai pas une vocation tardive, comme m’a dit un camarade l’autre jour. Je suis arrivé tard parce que je n’ai pas pu commencer les études plus tôt, à cause de la guerre et parce qu’on n’avait pas d’argent. C’est tout.

Je me tais. J’attends. Et puis, je continue, encouragé par un clignement de paupières. Je raconte au Père ce qui a mal en moi. Pendant plus d’une heure, je déballe l’essentiel.

— Côme, retrouve-moi en bas dans quinze minutes.

Curieuse façon de conclure l’entretien.

— N’oublie pas ton manteau.

Un peu sonné, je claudique jusqu’à la porte principale. Je me sens bien plus fatigué qu’après la gymnastique matinale. Nous prenons Michel au passage et nous rendons à la cathédrale de Reims.

— Je connais le curé qui va prêcher, dit le père Héripret en me poussant devant lui, c’est un jésuite. Écoute-le attentivement, Côme, et observe. Nous en reparlerons ensuite.

J’acquiesce en silence, prêt à tout.

Notre professeur d’histoire sainte nous a déjà parlé des conférences de carême. Les Dernière Année sont même tenus d’y assister, cela fait partie de leurs cours. Ils se rendent à la cathédrale le dimanche après-midi, et sans prendre de notes, doivent faire un exposé de ladite conférence à leurs camarades le lundi matin. Pas simple comme exercice.

C’est la première fois que je vais à une conférence. Je le vis comme un privilège.

 

***

 

La cathédrale est bondée.

Apparemment, le gars est connu. J’observe son attitude, ses gestes, son ton. J’écoute ses paroles et ses silences, j’analyse son discours.

Je sors à 17 h, complètement bouleversé.

Une phrase choc résonne dans ma tête jusqu’au plus profond de moi : « la résurrection n’existe pas sans la croix ». Il faut souffrir pour renaître à la vie. Il faut mourir à quelque chose pour prendre un nouveau départ.

Cela peut paraître convenu, mais je m’y retrouve. Je le comprends dans ma tête, je le ressens dans mon cœur.

Et je constate que pour ce qui est de la croix, ça a déjà bien commencé.

Je tourne en rond sur le parvis, bousculé par la foule enthousiaste. Les gens se regroupent, se pressent les uns aux autres pour commenter le discours, le temps, les deux. Je frissonne sous la bise qui farfouille dans le col de mon manteau comme un insecte parasite.

La croix et la résurrection.

D’un mouvement de tête, je chasse les images désolantes qui m’assaillent. La débâcle, l’exil, la mort à chaque coin de rue.

Laissant Michel et André Héripret en grande conversation avec notre prêcheur, je me mets à déambuler autour de la cathédrale. Je cogite, je réfléchis, je fais un Notre Père et trois Je vous salue, Marie. J’ai besoin de prier.

La croix et la résurrection.

J’associe les deux, les transpose à ma vie, organise les flash-back. J’ai souffert c’est vrai, mais le Seigneur a voulu que je sorte finalement du fossé et que je sois accepté ici.

La croix et la résurrection.

Je croise les bras dans le dos, j’accélère la marche.

Un sentiment de gratitude monte en moi à mesure que je prends conscience de certains événements, certaines coïncidences, certains signes.

Seigneur, merci ! Je n’avais pas vu, je n’avais pas compris !

Peut-être que « coïncidence » est l’un des surnoms que tes amis te donnent, finalement !

Tu es grand, Seigneur, je crois en Toi !

 

 

 

 

 

Chapitre III

 

 

 

Noël approche.

Maman m’a écrit. Toute la famille me souhaite un joyeux Noël.

Je vais répondre bien sûr, même si je n’écris jamais grand-chose, car je n’aime pas que mon courrier soit ouvert. Nos Pères jésuites ont sûrement leurs raisons, mais cela me décourage. De plus, je suis certain qu’ils ne lisent pas toutes les lettres, alors à quoi bon ?

Je n’ai pas revu ma famille depuis l’été. C’est ma quatrième année à Cormontreuil et je m’habitue difficilement à ne rentrer que trois fois par an. C’est peu. C’est court. J’ai hâte de passer un moment chez moi, après les fêtes.

Le Père Roland et quelques élèves sont partis chercher les sapins. Nous allons décorer l’école. Il y aura un sapin dans la chapelle, un dans le réfectoire, un dans la grande salle à l’entrée et encore un dans le dortoir. Mon camarade Vladimir a voulu absolument participer à l’expédition. Il dit qu’en Ukraine, sa grand-mère l’emmenait toujours chercher le sapin de Noël et que c’est une façon de lui rendre hommage que de perpétuer cette tradition. Je peux comprendre.

Le réfectoire est décoré et les petits ont monté la crèche à la chapelle. C’est très beau. Notre ancien prieuré a revêtu sa parure de fête. J’aime ces moments de prière festive où la Parole est au cœur de tout, de manière plus intense, plus joyeuse encore que d’habitude. J’aime aussi la messe du soir de Noël. Le grand mystère de l’incarnation me bouleverse. Je suis toujours ému en pensant à la Vierge Marie pour qui j’ai, depuis toujours, une grande dévotion.

Évidemment, je pense aussi à ma mère.

Quand j’étais enfant, je célébrais la messe sur un petit autel que j’avais construit dans ma chambre. Comme j’avais besoin d’un vêtement blanc, j’empruntais à Maman le tapis dont elle se servait pour repasser, je posais deux quilles de chaque côté – c’était mes cierges –, un verre, un petit carton qui me servait de pale, un mouchoir pour le corporal et c’était parti ! In nomine patris… Le latin ne me faisait pas peur, à l’époque ! Je crois que j’étais déjà prêtre dans mon cœur, car après avoir servi les quatre messes de la paroisse, une fois le repas de Noël englouti, je filais dans ma chambre célébrer « ma » cinquième messe, tout rempli de joie.

Maintenant que je suis là, au séminaire des missions, je ne peux plus célébrer Noël en famille. J’ai fait un choix. Il faut donc que « ma famille » s’étende progressivement à tous les gens que je rencontre. J’aime mes parents et mes frères et sœurs, de tout mon cœur, mais si je veux pouvoir me donner totalement, je dois n’avoir d’attache en ce monde que Dieu seul. Les disciples ont pleuré quand ils ont quitté leurs familles. On ne peut pas faire autrement quand on aime.

Je refoule les larmes qui me montent aux yeux et me frotte le visage. Je n’ai vu qu’une fois Yvette, ma dernière petite sœur, née au mois de mai. J’essaye d’imaginer son petit visage. À qui ressemble-t-elle aujourd’hui, à sept mois ? À Maman ? À Papa ? Aux filles ?

J’installe des branches de houx à côté de la fenêtre en reniflant. Je monte et descends de la chaise quinze fois, modifie, coupe ceci, enlève cela. Une demi-heure se passe avant que je recule pour admirer mon œuvre. C’est élégant sans être tape-à-l’œil. Je suis plutôt satisfait du résultat. Un élève de 6e passe près de moi, seul et tout en pleurs. Immédiatement, je l’interpelle.

Merci Seigneur !

Rien de mieux pour évacuer ma peine que de me permettre d’aller consoler quelqu’un d’autre !

 

 

 

 

 

Chapitre IV

 

 

 

— Côme, qu’as-tu fait de mon pull ?

— Ton pull ? Mais, je ne l’ai pas ton pull !

— C’est bien toi qui t’occupes du linge, non ? Il me manque un pull !

— J’ai tout remis, absolument tout, je t’assure. Il est comment, ton pull ? On va le chercher ensemble.

Jean est dans tous ses états. Je le comprends, on a déjà bien peu de choses, si nos vêtements commencent à disparaître, on n’a pas fini ! Nous passons ses maigres affaires en revue. Entre la valise et la petite armoire, cela va relativement vite. Je regarde sous le lit, Jean soulève le matelas. Rien. Nous filons à la lingerie. Peut-être que, dans un moment d’étourderie, j’ai remis le pull dans la mauvaise pile… c’est possible après tout. Mais non, rien de rien, nulle part. Le pull de Jean a disparu.

— On me l’a volé !

Cette affirmation me fait froid dans le dos. Je repousse l’idée de toutes mes forces, arguant qu’aucun des garçons présents ici ne pourrait faire une chose pareille. Jean ricane.

— On ne t’a jamais rien volé, peut-être ?

Je remonte l’escalier, relativement perturbé. Si, on nous a volé beaucoup de choses pendant la guerre, mais mes parents n’ont jamais dénoncé personne ni repris ce qui leur appartenait et qu’ils ont revu plus tard, chez des voisins. « C’est la nécessité, Hubert, qui contraint les gens à de si vilaines choses, disait ma mère. On ne sait pas comment on réagirait si on n’avait plus rien du tout. »

Ce qui est faux, ma chère Maman, totalement faux !

Quand nous étions exilés en Haute-Marne et que nous n’avions rien à manger, jamais personne chez nous n’a volé quoi que ce soit ! Papa faisait des allers-retours à vélo jusqu’à Le Thillot – 120 km par le col de Morbieu ! – pour ramener ce qu’il pouvait et Maman s’arrangeait toujours pour cuisiner ce que nous ramassions dans les champs, dans la forêt ou sur le bord de la route. Parfois, il n’y avait rien et nous dormions comme ça, en attendant le lendemain. Nous n’avons jamais rien pris à qui que ce soit et cependant nous manquions de tout. J’avoue tout de même que dans un moment de désespoir, en passant devant l’épicerie, j’y ai pensé, mais Dieu a bien voulu que mon âme reste forte et que jamais la tentation ne s’installe en moi. Je suis reconnaissant pour cela et plus encore aujourd’hui, quand je vois dans quel désarroi se trouve Jean.

— Tu es bien trop naïf, mon pauvre Hubert ! Je vais voir le préfet de discipline.

Je me traîne derrière lui, malheureux, sans essayer de l’en empêcher.

 

***

 

Il fallait s’y attendre. Trois heures plus tard, nous sommes convoqués au dortoir.

— Messieurs, il s’est passé quelque chose de très grave.

En rang serré face au préfet de discipline qui s’échauffe, nous n’en menons pas large. Moi qui ai les cris en horreur, je tremble qu’il continue à hausser le ton.

— Tous ici, vous savez à quel point le vol est une abomination ! Ce que nous avons, nos parents nous l’ont chèrement gagné en s’abîmant à la tâche, à l’usine ou dans les champs. Où est notre dignité de fils de Dieu, de chrétien, de futur prêtre si nous n’avons pas la force de résister à la facilité de prendre les affaires d’autrui ? Si la bassesse et la tentation nous gouvernent, qui sommes-nous ? Quel Dieu servons-nous ?

L’exposé dure longtemps et tout y passe. Même le plus innocent d’entre nous doit commencer à se sentir coupable. J’ai la nuque qui gratte, je suis mal à l’aise. À la suite du Père, qui a encore pris quelques centimètres, j’ai une furieuse envie de crier au coupable : « Mais oui, ramenez le pull, vous valez mieux que ça ! » Rouge de colère, André Héripret conclut en disant :

— J’exige que l’objet manquant soit restitué dans l’heure et que le ou les coupables soient entendus en confession ! Disposez !

Sous le choc, abîmés dans la contemplation de nos chaussures, nous ne bougeons pas.

— Disposez ! cria-t-il de nouveau.

Nous nous dispersons finalement. Je redescends à la lingerie encore tout remué quand un autre camarade m’interpelle.

— Côme ? Tu es seul à la lingerie ?

— Oui, Schmitt épluche les patates et Meyer a la grippe. Pourquoi ?

Mon camarade attend que j’aie fermé la porte et me glisse à l’oreille, penaud :

— C’est moi qui ai pris le pull de Jean.

Je suis abasourdi. Le choc me colle la langue au palais.

— Tu ne dis rien ?

Péniblement, je déglutis. Pour me laisser le temps de réagir, je mets à chauffer le fer à repasser. Mon camarade se dandine en jetant des regards partout.

— Je ne sais pas pourquoi tu as fait ça, mais tu dois rendre ce pull.

— Impossible !

— Et pourquoi ?

— Parce que j’ai promis à ma mère de ramener un pull à mon petit frère quand je rentrerais. Il n’en a pas et maman n’a pas de quoi en tricoter un nouveau. On n’est pas riche, chez nous. Depuis que mon père est mort, c’est difficile. Si les prêtres de ma paroisse ne m’avaient pas aidé, je ne serais pas là.

— Pourquoi tu me dis tout ça ?