Itinérance d'un Sahélien déraciné - Jean Y.S. Toguyeni - E-Book

Itinérance d'un Sahélien déraciné E-Book

Jean Y.S. Toguyeni

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Beschreibung

L'auteur décrit son parcours de vie, depuis son pays natal en Afrique de l'Ouest, jusqu'à son installation définitive en France, son pays d'accueil : la saga d'un immigré en col blanc

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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« Vanité des vanités, tout est vanité ».

« Ce qui a été, c’est ce qui sera ; ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera. Rien de nouveau sous le soleil ! ».

L’Ecclésiaste

À mon père Youmandia, pour ses sacrifices à l’éducation et la réussite de ses nombreux enfants.

À ma mère Larba, pour son dévouement au bonheur de ses petits.

À Jean Hervé Matisse, le petit-fils.

Table des matières

Préambule

Chapitre 1 : les tendres années

La mère

Le père

La fratrie

Itinérance familiale

Le lycée dans la capitale

Les vacances scolaires lycéennes

L’Institut de mathématiques et sciences physiques (IMP) de Ouagadougou

Chapitre 2 : La terre promise de France

La neige lyonnaise et les années « taupes »

Les études doctorales à Aix-Marseille

Chapitre 3 : L’itinérance France-Afrique-France

Les années de coopération française

Emplois et itinérance gauloise

Chapitre 4 : Crépuscule

Réflexion sur ma condition d’immigré en « col blanc »

Et maintenant ? Prier !

Annexes

Documents divers

Album photos

Préambule

Je suis né sous les prénoms de Yousseph Souleymane ; je suis gourmantché de Fada N’gourma, ville principale de l’Est du Burkina-Faso ; pays sahélien de l’Ouest africain.

J’ai ensuite pris le prénom de Jean pour bien m’intégrer à la société française ; enfin c’était mon intention en 1984 quand j’ai pris la nationalité française. Je m’appelle donc Jean Yousseph Souleymane Toguyéni.

Souleymane est le prénom de mon père ; une tradition du Niger où je suis né, en matière de baptême des nouveau-nés, est de donner au fils ou à la fille, le prénom du père en guise de nom ; cette tradition n’étant pas celle des gourmantchés, mon père a réussi à imposer le patronyme de mes ancêtres Toguyéni à l’administration nigérienne et à reléguer en prénom « Souleymane ». Chez nous, la continuité du patronyme est un vecteur incontournable d’identité, d’enracinement dans notre culture.

Mon père a eu ses deux premiers enfants vivants au Niger, où il était affecté en qualité d’Instituteur de l’AOF (Afrique Occidentale Française), avant les indépendances des années 1960. Je suis donc né « citoyen français » des colonies, avant l’indépendance du Burkina Faso.

Autrefois, le Burkina Faso s’appelait la Haute-Volta, du nom d’un fleuve-rivière qui relie ce territoire au Ghana (anciennement « Gold Coast ») et que lui avait donné le Colonisateur français. Un jeune Capitaine révolutionnaire des années 1980 a pris le pouvoir et a rebaptisé le pays, pour lui redonner une identité conforme à la culture des habitants : « Les Burkinabés » ou « hommes intègres ». Tout un programme !

Je suis donc maintenant un Franco-Burkinabè, assis sur deux chaises confortables ; deux continents : l’Europe, riche et fascinante, l’Afrique pauvre, joyeuse et pleine de vie.

Mon pedigree n’est finalement pas si original ; il est commun à tous ces immigrés qui quittent leurs terres d’origine, en quête de bonheur dans d’autres contrées, et qui doivent gérer le dilemme de la double identité. Que Dieu assiste le migrant !

Chapitre 1 : les tendres années

La mère, le père, la fratrie, itinérance familiale

Le lycée dans la capitale

Premières années d’études supérieures

La mère

Ma mère est de l’ethnie gourmantché, de la famille des Koidima1 (ou Koadima) ; cette famille est surnommée par certains les « Dahani » ; les clans familiaux à Fada sont spécialisés dans des activités ; celle de ma mère est le commerce du sel. Ses aïeuls seraient des nomades-commerçants de l’Afrique de l’Ouest, qui se sont fixés définitivement dans la région de Fada et ont bâti leur « concession d’habitations » au quartier « Fadadori », derrière le barrage2.

Ma mère

Fatimata Larba Koidima est la fille du grand-père Mardia Koidima et de la grand-mère Songuepali Tandamba ; elle est née en février 1939 ; elle avait un frère3 (de même mère) militant politique mort au combat au Niger.

Maman était une charmante femme, au teint clair, certainement convoitée par beaucoup de jeunes hommes du village ; elle est allée à l’école, mais n’a pas franchi le primaire. Sa priorité était certainement de faire du commerce comme beaucoup de jeunes filles de sa génération, et de trouver un « bon mari ».

C’était donc une femme au foyer, mon père ne lui a pas permis de s’investir dans le commerce comme elle l’aurait souhaité.

Maman avait des demi-frères et soeurs ; deux ont particulièrement compté pour moi, Simon et Adjima.

Mon oncle maternel Simon Koidima (ou Koadima) fut, parait-il, très tôt, un orphelin de mère, qui grandit sous la protection de ma grand-mère et de ma mère. Bel homme, il s’est rapidement émancipé de la tutelle de la grande famille Koidima de Fada, en allant chercher du travail dans la capitale Ouagadougou. Je l’ai véritablement connu quand il revenait de temps en temps au village pour voir la famille. La capitale Ouaga lui avait souri, lui permettant de trouver un poste de boucher dans un supermarché libanais, avec un bon salaire et des avantages que lui offraient régulièrement ses patrons. Mon oncle Simon a épousé une Sénégalaise d’origine, Kadi4, très belle et surtout très gentille avec moi quand je fus admis au lycée Zinda Kaboré, et confié à Simon pour le tutorat. Admis à l’internat du lycée grâce à l’effort financier de mon père, les sorties du weekend se passaient chez Simon, où j’avais le privilège de goûter au bon riz sénégalais « le thiéboudiène », que préparait Kadi ; elle était la petite soeur de l’ami de Simon, avant de devenir sa femme.

Aujourd’hui, mon oncle Simon est très gravement malade. Cette maladie, il l’a attrapée presque au même moment que la maladie de ma mère. Je me souviens de l’été tragique où les deux frères malades se sont rencontrés en ma présence pour se dire adieu ; l’une (ma mère) est ensuite décédée ; l’autre survit grâce au traitement intensif permis par la médecine moderne et le soutien sans faille de sa femme Kadi.

La tante Adjima est une demi-soeur de maman qui n’a pas eu d’enfants ; en Afrique c’est un petit drame pour une femme de ne pas avoir d’enfants ; du coup, elle est restée célibataire, mais son activité de « dolotière »5 l’avait mise à l’abri de la solitude.

Tante maternelle Adjima Koidima

Je l’ai connue très commerçante et très active ; au sein de la « concession d’habitations » des Koidima, elle s’était créé son univers d’amateurs de bière de mil appelé « Dolo » ; la vente du dolo avait lieu deux à trois fois par semaine, avec une animation exceptionnelle de la concession, des vas et viens de la clientèle. J’étais « son mari », celui qu’elle n’a jamais eu pour de vrai ; alors quand j’allais certains week-ends de vacances scolaires chez les parents maternels de Fadadori, j’en profitais pour voir « ma femme Adjima », boire de la bière de dolo, en particulier du dolo agrémenté de miel (dolo-miel). À chaque fin de vacances scolaires et avant mon retour au lycée de la capitale, j’avais droit à mon petit pécule offert par ma « femme ».

Le prénom de ma grand-mère maternelle Songuepali signifie en gourmantché « prendre patience et apaiser son coeur ». Les noms et prénoms de mon ethnie ont presque tous des significations en rapport avec les relations sociales. En général, ce sont des messages « codés » à l’endroit des autres, amis ou rivaux ; mais il arrive que ce soit pour marquer un évènement ou tout simplement pour indiquer le jour de naissance de la personne désignée. Songuepali était gourmantché de Fada, très attachée à sa culture animiste locale. Ma mère n’a jamais réussi à la convertir à sa religion musulmane. Chaque fois que je revenais à Fada pour les vacances scolaires et que je passais la saluer dans sa case à Fadadori, elle m’offrait ses « potions magiques », sortes de gris-gris à boire pour me protéger des esprits maléfiques et du mauvais oeil ! Elle était une grandmère d’une immense sagesse, capable de calmer et de maîtriser les fougues de ma mère contre mon père. Lorsque « l’orage familial tombait », c’était alors à sa belle-mère que faisait appel mon père, débordé par les colères de sa femme.

Grand-mère Songuepali en premier plan ; mon père et Grégory en arrière-plan

Ma grand-mère maternelle a vécu plus de 80 ans. En Afrique où l’espérance de vie ne dépassait pas 45-50 ans à l’époque, on peut dire que celle-ci a bien vécu. Malheureusement, elle a été frappée de cécité en fin de vie. Elle n’a jamais vu Véronique, mon épouse blanche que je lui ai présentée lors de vacances passées en famille à Fada. Elle, qui voulait que j’épouse une fille du pays, a dû s’accoutumer à ma « trahison » ; en tout cas, elle ne m’a jamais manifesté de mécontentement par la suite. À sa mort, sa dépouille a été enterrée suivant les pratiques animistes (religion traditionnelle), derrière sa case en banco et toit de chaume, à Fadadori. La grand-mère avait deux demi-soeurs, qui me chouchoutaient également. Malgré leur extrême pauvreté, elles étaient capables de se déposséder de leur dernière poule ou coq de basse-cour, pour que maman me fasse un festin de poulet ; témoignage du légendaire esprit de famille et de communauté des Africains.

Mon grand-père maternel m’a moins marqué ; c’était un homme discret, typé comme un peul soudanais (teint clair et élancé) ; quand je l’ai connu, il ne faisait plus le commerce du sel, activité de sa tribu ; il était à la retraite. Plusieurs de mes tantes et oncles ont pris le teint de sa peau, y compris ma mère Fatimata Larba. Il passait très souvent son temps au « bar » de la tante Adjima, à boire de la bière de mil préparée par sa fille, et à causer avec les clients du bar. J’ai souvenir que c’était un gros consommateur de tabac ; ce produit était consommé par les paysans

de mon village en poudre à « chiquer », associée à de la potasse. Ma mère et ma grand-mère en consommaient aussi. Alcool et tabac ont contribué au déclenchement d’une grave maladie buccale de mon grand-père ; c’est à Ouagadougou que celui-ci a été transporté quand la maladie qu’il traînait depuis longtemps s’est aggravée. Il a fini sa vie chez mon oncle Simon, qui l’avait pris en charge à son domicile.

Ma mère était une femme intelligente et sensible (à fleur de peau). Ces qualités ont fait son malheur quand elle ne fut plus la femme chérie.

Maman supportait mal la polygamie de mon père ; et sa souffrance a été durement ressentie par ses enfants. Épouse en secondes noces, elle a dû composer avec deux autres femmes venues après elle. La polygamie est un « mal » autorisé par la religion musulmane (et légalisée au Burkina Faso). Ceux qui la pratiquent ou la défendent prétendent que le Coran édicte des règles de la polygamie qui en principe devraient empêcher le mari de faire de la ségrégation entre ses épouses : tour de rôle pour les ménages familiaux, le droit aux relations sexuelles, équité dans l’attribution des cadeaux du mari aux épouses, etc. Mais la réalité des pratiques est tout autre. Les premières épouses sont généralement délaissées au profit de la dernière arrivée, qui bénéficie de tous les égards du mari. Dans le cas de ma mère, cela lui a valu des années de renfermement sur elle-même, des pleurs et colères. Je pense que si mon père avait eu la sagesse d’autoriser tôt ses épouses à se lancer sans restriction dans le commerce6 avec les moyens du bord, cela aurait atténué le chagrin et la tristesse de ma mère.

Certains défenseurs de la polygamie, la comparent au phénomène des « maîtresses », souvent appelées premier « bureau », second « bureau ». Outre le fait que cette forme de polygamie ne se conforme pas aux exigences du Coran, les 1ers et 2e « bureau » sont souvent des gouffres financiers au détriment de la famille officielle et légitime.

Pour tenir, maman s’est consacrée à ses enfants pour bénéficier de leurs affections. Elle rêvait secrètement qu’un jour l’un de nous la sortirait du foyer de mon père pour lui offrir plus de tranquillité ailleurs. N’eût été les constantes recommandations de ma grand-mère maternelle Songuepali, elle aurait demandé le divorce ; mais le divorce en Afrique est toujours un divorce de deux grandes familles. Il eût été difficile à ma mère d’obtenir l’appui de mon grand-père, de ma grand-mère, et de ses frères Koidima, pour un divorce avec les Toguyéni.

Maman avait peu de fréquentations et d’amies pendant sa vie d’épouse. Je ne sais pas ce qu’il en était dans sa jeunesse. Elle devait certainement, comme les jeunes filles de son époque, avoir son groupe de copines, ne serait-ce que pour aller faire les courses au marché. Cela évitait de trop se faire « draguer » par les jeunes « loups » du village ! Pas beaucoup d’amies, mais très fidèle dans ses amitiés. Je me souviens notamment de son amitié avec la femme du « commandant de cercle » de Fada quand j’avais 4 à 5 ans ; c’était une « blanche », comme son mari, qui avait pris ma maman en sympathie et l’invitait souvent à venir chez elle, apprendre la couture européenne et prendre un café. C’était au quartier « mossi », près du « barrage ». Moi, je suivais ma mère pour me gaver de biscuits offerts par la femme du commandant de cercle !

Maman avait aussi ses fidèles amies dans la grande famille des Toguyéni. L’une d’elles s’appelait Poyombo ; une femme d’une grande gentillesse, qui faisait office de conseillère de ma mère, surtout dans les périodes de relations tendues avec mon père. Poyombo avait deux filles que la maman comblait de petits cadeaux. En retour, elles lui faisaient de temps à autre des courses d’achats de condiments au grand marché de Fada. Poyombo et ses filles constituaient le « petit clan 7» de la maman ; très utile compte tenu du foyer polygame où elle vivait, pour se protéger des « coups » des rivales.

Mes rapports avec ma mère étaient empreints de tendresse et de pudeur. Comme la plupart des mamans africaines, la mienne était fière que son ainé soit un garçon, qui plus est travaillant bien à l’école. Elle voyait en moi sa revanche sur la vie, celui qui un jour la sortirait de sa souffrance existentielle. Sa course effrénée pour la natalité (huit enfants) s’explique en partie par l’absence à cette époque de contraception douce, mais aussi par « l’assurancevie8 » que représentent de nombreux enfants en Afrique.

Maman n’avait pas beaucoup de distractions en dehors du foyer. Elle était cantonnée aux tâches ménagères, qui lui prenaient tout son temps, vu la famille « XXL » que nous formions. Mais il arrivait parfois que le papa emmène ses épouses au « bal » pour danser. Je pense que ces sorties étaient des gestes d’apaisement de la part du papa ; mais avec le temps, elles ont fini par être moyennement appréciées par les « mamans 9». Certains soirs après le « tô - repas », maman prenait plaisir à faire des narrations et dire des contes pour aider ses enfants à dormir. Pour certains contes, elle agrémentait l’histoire avec des chansons, car elle avait une belle voix. Elle aurait pu être une chanteuse à succès, si elle avait vécu en Europe ; mais en Afrique, l’activité de chanteur à cette époque était l’apanage des griots du village.

Maman est décédée d’un cancer ; conséquence probable d’une vie de stress, et de consommation du tabac. Sa fin de vie a été terrible ; tant pour elle (elle n’avait pas de traitement d’apaisement des douleurs) que pour son entourage. Elle a longtemps lutté contre le mal. Lors de notre dernière rencontre sur son lit d’agonie, elle m’a pris la main et l’a caressée en guise d’adieu. Paix à son âme.

***

Le père

Mon père

Mon père était de l’ethnie gourmantché, de la grande famille des Toguyéni. L’activité principale du « clan Toguyéni » était l’abattage des animaux et la vente des viandes. La plupart des hommes de la grande famille possédaient des moutons et des boeufs, dont ils confiaient la garde à des Peuls qui les faisaient paître. Cela permettait d’assurer la continuité du commerce de la viande. Presque tous les oncles paternels10à Fada ont pratiqué ce commerce. Mon père a lui bénéficié d’une formation scolaire au-delà du primaire, qui l’a éloigné de l’activité ancestrale. Il est devenu instituteur.

Mon père, né le 15 mars 1932, avait deux prénoms : Souleymane et Youmandia. Le deuxième prénom signifie en gourmantché, « l’homme de la chance ». D’aucuns m’ont dit que ce prénom lui a été donné parce qu’il était rescapé de plusieurs mortalités infantiles qu’avait connues ma grand-mère paternelle. Cette dernière a eu finalement deux enfants de Yemboini, ma tante Poniagou et mon père.

Papa tient son prénom « Souleymane » de l’engagement musulman de mon grand-père, premier des Toguyéni à récuser l’animisme des aïeuls. Mais mon père n’était pas fanatique de la religion quand il était jeune adulte. Il l’a pratiquée régulièrement assez tard dans sa vie. J’ai souvenir d’une scène mémorable de dispute entre mon père et mon grand-père au sujet de l’observance des rites de prière (cinq prières journalières comme l’impose l’islam et participation à la prière à la mosquée le vendredi). Je devais avoir entre sept et huit ans. Papa avait l’habitude d’écouter la radio France Inter tôt le matin sur la terrasse de notre maison à Fada. Je vis un jour déboucher le grand-père vers six heures du matin, avec un fouet en lanières de peau de boeuf ; il conduisit le papa dans sa chambre pour soustraire la scène de la vue des deux mamans qui étaient déjà dans la cour pour les tâches ménagères. Nous entendîmes les coups de fouet assénés par le grand-père sur son fils avec furie et colère : « Alors, tu vas prier tous les jours ? Tu vas aller à la mosquée ? » Et vlam ! vlam ! Le papa, dans la tourmente, s’est engagé à être assidu aux rites des prières. Les mamans étaient heureuses de voir que leur « maître » pouvait aussi subir les foudres de plus honorable que lui. Elles avaient des sourires moqueurs aux lèvres ; j’avoue que moi aussi !

Après les études du primaire à Fada, un certain nombre de jeunes fadalais11 sont allés poursuivre leurs études de collège à Niamey au Niger. Mon père et son « oncle » Yembila12 en faisaient partie. On dit qu’ils étaient les meilleurs de leur promotion, avec une solide formation (coloniale) en lettres, histoire et mathématiques. Les vieux cahiers scolaires retrouvés dans les valises de mon père après son décès me l’attestent. Après avoir terminé les études de collège, papa a choisi d’enseigner immédiatement et fut affecté dans les écoles nigériennes, comme le permettait à l’époque l’organisation territoriale de l’Afrique Occidentale Française (AOF).

Mon père était un grand sentimental. Son intelligence était souvent entravée par son sentimentalisme et l’orgueil. Ainsi, il n’a jamais pu s’accommoder de la politique, qui lui aurait permis de se hisser comme certains de ses camarades de sa génération, à des responsabilités élevées dans les sphères administratives. Papa a toujours préféré le confort « tranquille » de son statut de petit fonctionnaire. Ses valeurs de vie n’étaient pas compatibles avec les « magouilles » et intrigues de l’activité politique. Il faut dire que l’époque de l’accession aux indépendances des États africains était propice aux intrigues pour remplacer les colons aux divers postes administratifs des jeunes administrations. Il fallait faire allégeance aux nouveaux partis tel le RDA13, pour espérer émerger du lot.

Papa était un amoureux de la gent féminine avec un goût prononcé pour la séduction. L’un de ses premiers amours fut une jeune fille peule intellectuelle et instituteur comme lui ; connue probablement sur les bancs de l’école. Cette fille, qu’il a voulu épouser en premières noces, n’a pas reçu l’approbation de la grande famille Toguyéni. Des considérations ethniques ont été, semble-t-il, à l’origine de cet échec qui a énormément marqué la vie ultérieure de mon père. Sa course folle à travers la polygamie peut en partie s’expliquer par cela. Papa a voulu combler sa frustration sentimentale par plusieurs noces avec des femmes14 qui n’étaient pas des intellectuelles comme son premier amour. Il a fini par épouser la dernière « maman » institutrice comme lui, en quatrièmes noces, à un âge plus avancé.

Les Toguyéni sont originaires de Diapangou, petite bourgade à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Fada. Les aïeuls seraient venus s’installer dans le village de Fada en passant une alliance avec la chefferie locale. On trouve encore des Toguyéni à Diapangou. En Afrique, comme ailleurs dans le monde, les populations sont des migrants potentiels à long terme. Le brassage, le mélange et le métissage sont la règle. Au gré de la « météo des guerres de voisinage », on migre. D’aucuns voient dans certains rites 15des gourmantchés, des ressemblances avec des populations tchadiennes.

Papa a vécu en suivant le modèle familial du grandpère paternel Yemboini. Celui-ci, quand je l’ai connu, avait deux femmes vivantes ; mais il en a eu au moins trois. Le nombre de ses enfants était d’au moins huit, dont mon père.

Grand-père Yemboini à droite (à gauche mon père)

Grand-père Yemboini était un fervent musulman, qui a réussi à imposer sa religion au reste de la grande famille de Fada. Une petite mosquée a même été construite à l’entrée de la concession16. Cette pratique d’élévation de mosquées devant les « lotissements familiaux » est courante chez les pratiquants de l’islam à Fada ; elle est fédératrice des liens du clan et permet aux membres de se rencontrer plusieurs fois dans la journée pour les prières (cinq fois). Dans le cas des Toguyéni, c’était mon oncle Soumaila qui faisait office de muezzin de son vivant.

Mon grand-père m’aimait beaucoup (comme tous les grands-parents me direz-vous !). J’avais l’impression d’être son préféré, peut-être parce que j’étais un de ses premiers petits-enfants. Entre cinq et six ans environ, je le fréquentais assidûment, les midis et les soirs particulièrement ; pour profiter des bons morceaux de viande que lui servaient les épouses des oncles. En effet, les pratiques dans les familles des Toguyéni, c’est que chaque foyer familial des fils se devait d’apporter à manger au doyen. Ainsi, grand-père Yemboini était destinataire de trois à quatre plats par jour, qu’il ne mangeait pas toujours et qui profitaient à ses petits-enfants.

Quand je rendais visite au grand-père dans sa case de banco et de toit de chaume, il en profitait pour me raconter le coran, le paradis et l’enfer, les illustres personnages de Dieu. Pour susciter toute mon attention, il me montrait des livres islamiques, avec des dessins d’anges et de démons ; cela a forgé mon imaginaire, comme le faisaient les contes de ma mère et du conteur Hanhadi. J’adorais cela et j’en redemandais.

À 70 ans, grand-père avait ses rites journaliers : cinq prières par jour, visites aux familles de ses fils très tôt le matin pour savoir si la nuit s’était bien passée. Certains jours, tournée le matin au grand marché de Fada, après avoir mis ses plus beaux boubous. C’était là une façon de perpétuer sa présence dans les commerces de boucheries qu’il avait fréquentés pendant sa vie active. L’après-midi, après la prière et la sieste de mi-journée, il allait s’asseoir sur une natte en bordure du chemin qui passe près de la « concession », pour voir aller et venir les villageois, ses fils et petits-fils. À chaque passage de villageois et villageoises connus, c’étaient d’interminables salutations et échanges d’informations sur la vie de la cité. Il m’arrivait d’aller auprès de lui sur ce chemin pour continuer de me faire raconter des histoires.

Mon père avait plusieurs oncles. Je les ai peu connus ou pas connus du tout. Deux « grands-pères » ont marqué mon enfance. Le premier, « baba », de son vrai prénom Yentéma, était un ancien combattant de la Grande Guerre dans laquelle il avait été enrôlé par les colonisateurs français. Il était l’aîné de mon grand-père Yemboini. Quand je l’ai connu vers l’âge de cinq-six ans, il était déjà très affaibli par son passé d’ancien « tirailleur sénégalais ». Mon « grand-père senior », Yentéma, avait un petit-fils du prénom de « Richard », fils de son unique fille. Richard fut un cousin envié pendant notre enfance, « gâté » par son grand-père dont le niveau de vie était au-dessus de la moyenne, en raison de sa pension de guerre. Il avait tous les jouets que nous convoitions ; et il savait en jouer pour exercer une forme de leadership sur notre bande de copains et de cousins. D’aucuns disent que « Baba » avait bénéficié de la part de nos aïeuls de « gris-gris », avant son départ pour la guerre. Cela le protégeait contre les projectiles de fusils et les armes blanches. J’aurais bien aimé l’entendre, sur ses faits de guerre en Europe. Mais il parlait peu et dormait beaucoup en raison de son âge avancé. Il devait avoir au moins 80 ans (probablement 90 ans) quand il est décédé.

Mon second « grand-père junior » s’appelait Nidjabiga. C’est le seul à ma connaissance, de tous les grands-parents, à avoir exercé une activité autre que la boucherie. Il savait écrire et travaillait en tant que « commis de l’administration du cercle de Fada ». Je crois qu’il assurait essentiellement la mission de traducteur entre les fonctionnaires du « cercle » et les villageois paysans gourmantchés. Je le revois faisant ses trajets domicile-travail à vélo, avec une régularité et une ponctualité sans faille. Très intelligent, il a su mettre à profit ses connaissances livresques au service d’une sorte d’activité parallèle d’écrivain public (rédaction de lettres et de certaines pièces administratives pour les villageois moyennant rémunération).

Nidja-biga était assez renfermé, peu communicatif (en-tout-cas avec moi). Comme le grand-père Yemboini, il était polygame, avec trois à quatre épouses, et autant d’enfants dont je ne connais pas le nombre exact. L’un d’eux était couturier ou « tailleur » (Ounnanli) ; l’autre, après des activités de boucher, a fini par exercer une activité de rabatteur de clientèles pour les transports en commun interurbains (Soiri), deux autres enfin, étaient des élèves de lycée et étudiants (Adamou et Aboubakar dit Nas). Quand je les ai connus, j’avais entre six et sept ans.17

Nas était un « beau gosse », très charmeur et révolutionnaire ; ses études universitaires, il les avait commencées à Dakar ; puis avait poursuivi en France, avec peu de succès. Son demi-frère Adamou était à l’opposé, tout en étant aussi un bel homme ; très discret, et même timide. Très intelligent, il avait de bons résultats au lycée jusqu’en 1re.Il fut atteint d’une sorte de schizophrénie qui bloqua ses études.

J’ai d’agréables souvenirs des journées de vacances scolaires passées avec Adamou et Nas à Fada. Bien qu’étant un « petit » face à ces « grands » étudiants que j’admirais, j’étais accepté à certaines de leurs activités. Je leur servais à faire de petites courses ou commissions. Ils avaient un électrophone type « Teppaz » qu’ils faisaient chanter à longueur de journée, avec des disques à la mode des années soixante et soixante-cinq. Et moi, je rêvais à l’écoute de leurs aventures d’étudiants. Je m’évadais en pensée vers les pays lointains qu’ils évoquaient, la France notamment ; je rêvais de rencontrer un jour les vedettes de chansons que je voyais sur les 45 tours de mes aînés.

Les échecs scolaires de ses fils furent très mal digérés par le « grand-père junior » Nidja-biga ; ajouté à cela quelques difficultés sociales et financières, celui-ci se suicida par empoisonnement. Il mourut d’une manière atroce dans les bras de mon père, venu à son secours dans sa case, dès qu’il fut informé de l’acte suicidaire. Cela entraîna des répercussions sur la santé physique et mentale de mon grand-père Yemboini qui cessa alors tout traitement de sa maladie chronique. On dit qu’il ne pouvait accepter que son petit frère se soit « endormi » avant lui ; question de tradition et de culture africaine. Il devait considérer qu’il avait une certaine responsabilité dans le décès prématuré de son petit frère. D’aucuns nous disent qu’il s’était engagé à veiller sur ce petit frère, dont la mort semblait être un grand échec pour grand-père Yemboini.

***

Ma grand-mère paternelle s’appelait Possibo Ouoba. C’était une petite dame très joviale et gentille. Elle avait été de toutes les itinérances de son fils, depuis Niamey où Papa a commencé sa carrière d’enseignant, jusqu’à Bobo Dioulasso. Elle venait passer plusieurs mois avec notre famille, notamment lors de la naissance d’un frère ou d’une soeur. Elle assurait alors l’assistance maternelle pour les mamans, en prenant en charge le nouveau-né (bains, remplacement des couches et vêtements, préparation des tisanes de bébé, etc.). Mes mamans appréciaient cette contribution de ma grand-mère à l’éducation des enfants, d’autant que chacune d’elles en a eu une huitaine. Mais je ne sais pas pourquoi, le courant passait moins bien entre Papa et sa mère. Il devait lui reprocher des choses remontant à son enfance et son excès de « bavardage ». Ma grandmère n’aurait pas eu la retenue et la « sagesse » de mon grand-père Yemboini, selon mon père. La comparaison par le papa des caractères de ses deux parents était en défaveur de la grand-mère. J’entends encore papa reprocher à sa mère, publiquement devant tous les membres de la famille, certaines attitudes qu’elle aurait eues ou des propos qu’elle aurait tenus.

Pour moi, grand-mère Possibo fut une « seconde maman ». Quand j’avais environ 2,5 à 3 ans, elle me portait encore au dos comme un bébé. Je passais des heures dans sa case à la grande concession des Toguyéni. Elle poussait même notre relation jusqu’à me donner le sein. En tétant ses seins, j’ai réussi à faire revenir du lait maternel ; et elle s’est remise à boire les boissons qui, chez les villageoises, permettent aux jeunes mamans d’assurer le lait aux nourrissons. Mon père était contre cet excès de zèle de la grand-mère et nous a disputé grand-mère et moi pour cela.

Je n’ai pas vraiment connu la grande famille Ouoba d’où venait la grand-mère Possibo18 ; je me souviens d’un jeune étudiant dénommé Thiombiano Rigobert, apparenté au Ouoba comme papa. Il est devenu médecin grâce aux conseils de mon père. Ce brillant étudiant était le cousin maternel de mon père. Rigobert est aujourd’hui à la retraite à Ouaga.

J’ai aussi connu une demi-soeur de ma grand-mère paternelle. Elle vivait à Ouagadougou dans la capitale. Elle s’appelait Talartompoa Dahani. Aussi douce et gentille que Possibo, cette grand-mère m’a été d’un grand secours lors de mon hospitalisation en classe de 6 ième. J’avais attrapé une pneumonie aiguë qui m’a privé d’un bon trimestre de cours au lycée Zinda Kaboré. Par la suite, j’ai appris qu’elle avait été la tutrice à Ouaga pour plusieurs de mes frères qui venaient poursuivre leurs études dans la capitale.

Possibo n’a eu que deux enfants vivants avec Yemboini : mon père, et une tante du nom de Poniagou. D’aucuns nous disent que Possibo a connu plusieurs mortalités infantiles, ce qui était courant aux temps anciens. C’est peut-être pour cette raison que je fus plus qu’un petit-fils pour cette grand-mère paternelle. Possibo a vécu assez longtemps et est décédée vers l’âge de 80 ans, de mort presque naturelle, c’est-à-dire de vieillesse.

Talartompoa, moi, Possibo, Songuepali(couchée), Talartompoa, Véronique, Possibo et SonguepaliTrois grands-mères

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Les frères et demi-frères de mon père m’ont marqué à des degrés divers. Parmi ceux-ci, il y a l’oncle Boiri, aîné du papa, il m’a toujours impressionné à plusieurs titres : par sa corpulence. Petit, je le voyais comme un gladiateur, grand et très fort. On dit qu’il terrassait les taureaux tout seul en les saisissant par les cornes. Il était très gentil et très ami avec le papa qui semblait le préférer à tous ses autres frères. Comme plusieurs oncles, il avait des cicatrices ethniques sur le visage, mais ça ne l’enlaidissait pas. Il était un pratiquant assidu des prières musulmanes, au grand plaisir du grand-père Yemboini. Le fils aîné de l’oncle Boiri s’appelait Salam. Ce cousin était l’un de mes meilleurs cousins d’enfance, mais aussi un sacré concurrent pour mon leadership de bande de bambins. Salam était costaud à l’image de son père. Très intelligent, il a été admis au lycée Zinda Kaboré de la capitale. Son père l’avait confié à un tuteur. On n’a pas découvert à temps la fièvre typhoïde dont il souffrait ; Salam est mort à son adolescence. L’oncle Boiri en a souffert, car l’aîné en Afrique est très important pour un chef de famille. Il est censé assurer la relève. Je pense que l’oncle Boiri avait un peu reporté sur moi, l’affection qu’il avait pour son fils décédé trop tôt.