Jean-Marie, Marie-Jeanne : maquisards - Jean-François Crocis - E-Book

Jean-Marie, Marie-Jeanne : maquisards E-Book

Jean-François Crocis

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Beschreibung

Dans la France occupée par les troupes nazies, une histoire d’amour naît d’un désir partagé de justice et de liberté. Les événements se déroulent dans les maquis du Lot-et-Garonne pendant la Seconde Guerre mondiale, où ces « combattants de l’ombre », unis par le même idéal, mènent la lutte jusqu’à la libération. Leur rôle crucial facilite les débarquements de Normandie, le 6 juin 1944, et de Provence, le 15 août 1944. Ce récit, inspiré d’une histoire vraie, est celui des parents de Jean-François Crocis. Une aventure poignante de courage, de sacrifice et de résistance, qui résonne encore aujourd’hui.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-François Crocis, professeur de lettres classiques à la retraite, dirige depuis plusieurs années un atelier d’écriture axé sur la poésie. Il est l’auteur de "L’enfant de l’herbage" et "Le mesnil au secret", publiés par Le Lys Bleu Éditions en 2021 et 2022.

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Jean-François Crocis

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jean-Marie, Marie-Jeanne : maquisards

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Jean-François Crocis

ISBN : 979-10-422-7207-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Nanou,

À nos enfants :

Julien et Natassia,

Augustin et Camille.

À notre petit-fils : Anatole.

 

 

 

 

 

Chapitre I

 

 

 

La route si droite et si longue semblait s’enfoncer comme la lame d’une épée dans la chair de la forêt. Le soleil jouait avec l’ombre des pins, un peu comme sur la ligne de la vie se succèdent les heures lumineuses et les moments sombres. La noirceur mouvante des arbres semblait bousculer les taches de lumière. Voici ce qu’il voyait perché sur sa bicyclette, en ce 5 août 1943. Il allait vers le destin qu’il avait choisi. À chaque tour de roue, le point noir des arbres qui se rejoignaient là-bas, tout au fond, semblait être son avenir à la fois secret et qui s’ouvrait peu à peu à son avancée. Déjà derrière lui, la route se refermait comme un passé désormais aboli. Il aimait à rouler sur les larges ombres mystérieuses comme pour les dominer, comme pour les écraser de sa toute-puissance. Quand on a 22 ans, rien ne doit résister ! Le doute, bien sûr, s’immisçait par instants, mais très vite, comme le soleil, son engagement illuminait ses pensées.

Cela faisait un long moment qu’il roulait. Il était parti de bonne heure depuis le Paravis. En effet, après son départ de Caudecoste à l’aube, il était allé chez ses amis Pierre et Mireille. Son trajet passait si près de chez eux. Ils habitaient l’ancienne abbaye de ce lieu au nom évocateur. Le cloître et l’église étaient en ruines, mais ils demeuraient dans l’immense logis au milieu du parc. Les parents de son ami leur avaient légué ce bien. Des terres entouraient le domaine sur lesquelles poussaient des céréales. Il avait connu Pierre au Lycée d’Agen. Jamais depuis ils ne s’étaient perdus de vue, bien que leurs chemins se soient éloignés. Ils avaient longuement discuté, le soir avant d’aller se coucher pour une courte nuit. Leur vue de la situation était semblable : il leur fallait à tout prix s’engager pour répondre à leurs attentes…

Il faisait chaud, si chaud. La sueur roulait sur son front et glissait derrière ses lunettes à monture d’écailles, jusqu’à ses yeux irrités par le goût salé de l’effort. Bientôt, il s’arrêta, coucha doucement la bicyclette sur le talus non sans avoir au préalable retiré de son sac attaché sur le porte-bagages, le pain et le jambon glissés là par Mireille. Un linge entourait ces victuailles. La viande était celle de leur cochon. Ils l’élevaient près de la maison de l’enclos où demeurait André, leur ouvrier agricole, un homme « simplet » comme on disait là-bas, mais auquel ils tenaient plus que tout, toujours prêts à l’aider si besoin était. Il faisait partie de leur famille de cœur. Il trouva aussi une bouteille de vin. De l’eau aurait été une offense à leur amitié.

Il s’assit à côté de sa bicyclette et se retourna, voyant ainsi une part du chemin parcouru. Et, comme s’il s’était penché sur son passé, lui revinrent en mémoire quelques souvenirs marquants qui étaient sans doute cachés par la tache noire que formaient les pins en se rejoignant là-bas au fond de la route qu’il venait de faire.

Cela faisait dix jours qu’il était parti de Toulouse où il était en Khâgne. Voilà quatre ans qu’il avait quitté le lycée d’Agen pour rejoindre les classes préparatoires au Grand Concours de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm à Paris. Il avait trouvé là des camarades venus de tout le Sud-Ouest. L’année 40 avait été marquée par l’invasion de la France par les nazis. Cela lui était insupportable ! Il ne savait le cacher au cours de nombreuses discussions, le soir au dortoir. Cinq de ses copains prirent l’habitude de se retrouver avec lui, presque en se cachant. Ils envisageaient bien des choses ; ils ne pouvaient accepter de ne rien faire alors que de sordides individus arrogants et racistes, aux cruels desseins, envahissaient l’Europe. Ils commençaient déjà à s’immiscer dans l’esprit des gens, prêts à se soumettre par lâcheté. L’instinct grégaire des hommes qui ne savaient que suivre un meneur de troupeaux en amenait bien trop à écouter les discours de Pétain.

Les six, au cours de leurs sorties nombreuses en ville, avaient cherché une solution à leur désir de lutter dans les rues de Toulouse. Bientôt, presque par hasard, ils avaient rencontré deux hommes qui glissaient des papiers dans la fente des portes des maisons qui bordaient la rue. Ils s’étaient alors approchés, avaient souri à ces inconnus en les voyant remettre précipitamment dans leurs poches ces documents. Leur maladresse les avait trahis pour le plus grand bonheur des six ! Une discussion s’était alors engagée. Devant leur jeunesse avide de savoir, les deux hommes, prenant un risque insensé, leur avait dévoilé leur mission : elle consistait à mettre dans les boîtes aux lettres des tracts qui dénonçaient les atrocités des troupes nazies et qui appelaient à se soulever. C’est alors que les étudiants leur proposèrent de les aider. Il fut convenu qu’ils se retrouveraient certains soirs dans les rues. À chaque fois le lieu devait être différent. Ils décidaient alors d’un endroit pour la fois prochaine. Ainsi s’écoulèrent quelques semaines. Les troupes ennemies occupaient maintenant une grande partie de la France.

Un soir, Roger, l’un des deux hommes, les convia à se retrouver dans un appartement. À partir de ce moment-là, ils furent admis comme de véritables membres de cette association clandestine. Ils apprirent que les tracts et les affiches étaient parachutés par les Anglais. De temps à autre, en des lieux secrets, on leur montrait des armes. C’étaient la plupart du temps des mitraillettes « Sten » de fabrication britannique. On leur apprenait leur maniement. Tous les six se sentaient enfin à leur place. En parallèle, les cours continuaient. Par précaution, on ne les voyait jamais ensemble au lycée. Ainsi s’étaient déroulées les années toulousaines.

La date du concours à Normale Sup. était arrivée. Il était admissible ! Quel bonheur ! Mais il n’avait pas pu se présenter à l’oral. Il avait été averti que son arrestation, ainsi que celle de ses compagnons, semblait imminente. Sans tarder, il avait pris le train pour quitter Toulouse et se rendre à Agen. Le voyage avait été bien long, le trajet étant interrompu régulièrement par l’irruption soudaine et violente de soldats allemands. Il fallait montrer ses papiers, supporter le regard fixe et accusateur sous le képi et ne pas se soumettre. Même s’il fallait baisser les yeux, jamais sa volonté farouche, elle, ne faiblissait. Il arriva enfin à Agen et attendit avec impatience le camion de Roub qui devait l’amener chez ses parents à Caudecoste. Après un long moment, qui lui sembla une éternité, le véhicule apparut et se gara au coin de la rue. Il s’en approcha lentement ; il avait appris à ne pas se précipiter ; on ne savait jamais… Il gravit les trois marches en entrant dans le car. Roub qui était au volant lui dit avec un grand sourire :

— Te voilà Jeannot ! Tes parents vont être heureux depuis le temps qu’ils ne t’ont pas vu !

Sitôt arrivés après une route cahotante et bruyante, ayant laissé Layrac derrière eux, ils s’arrêtèrent aux Platanes devant le bistrot de Raoul R. Il prit le sac dans lequel il avait jeté « à la va vite » un pull et un pantalon, alors qu’il était remonté dans le dortoir du lycée de Toulouse qui commençait à être déserté à cette époque de l’année. Il s’engagea dans la petite rue à gauche qui menait aux cornières. La maison qui faisait l’angle aux abords du virage par lequel on pénétrait sur la place était la sienne, celle de sa famille. De loin, il aperçut son père qui travaillait à réparer une bicyclette. Il était assis, comme à l’accoutumée, sur la caisse en bois posée devant le second battant de la porte d’entrée du magasin et que jamais l’on n’ouvrait. Il s’approcha et doucement l’appela. Celui-ci leva les yeux derrière ses lunettes rondes cerclées de fer et aussitôt son visage s’éclaira. Avant même de venir au-devant de lui, il ouvrit la porte et cria :

— Madeleine ! Le gosse est là !

Un grand chambardement s’ensuivit. De la rue, il put entendre les voix précipitées de sa mère et de sa grand-mère, Manaïs. Son père le prit dans ses bras et lui tapota l’épaule comme pour voir si c’était bien lui en chair et en os. Les femmes l’embrassèrent avec effusion. Son Grand-père, Pépé Albert, n’était pas là, il faisait sa tournée avec son charreton et le cheval. Il devait être à Saint-Nicolas, lui dit-on. Ce dernier, boucher à Astaffort et à Caudecoste, avait beaucoup de travail, bien qu’à cette période, pour de nombreuses personnes, manger de la viande était presque un luxe. Cependant, on s’arrangeait toujours avec la générosité de cet homme au béret vissé sur la tête.

— Pourquoi ne nous as-tu pas téléphoné ?

Au magasin, qui faisait bureau de poste, trônait un appareil dont il fallait tourner la manivelle pour entrer en contact avec une opératrice. Il prit un temps pour répondre, étouffé qu’il était par les marques d’affection.

— Je n’ai pas voulu le faire, j’avais peur que certains fassent le rapprochement avec vous !

Ils entrèrent enfin dans le magasin rempli d’objets divers et variés : des lampes électriques, des pièces de vélo et de bien d’autres choses encore. Il s’aperçut aussi qu’il n’y avait plus les cartouches pour les chasseurs… Mais surtout, surtout, il sentit la douce odeur du tabac que les paquets rangés sur les étagères du fond propageaient… Un silence avide de savoir avait succédé aux cris de joie. La réalité cruelle de la guerre avait ressurgi. Que se passait-il donc ?

Cela faisait de nombreux mois qu’il n’avait pu venir. Il leur raconta son admissibilité au Concours et leur dit les raisons de sa venue. Ils connaissaient bien sûr ses activités clandestines à Toulouse. Son père put alors lui raconter que leur ami Raoul R. avait commencé à organiser un réseau de résistants sur Astaffort et Caudecoste et qu’à l’évidence lui-même était partie prenante. C’était surtout la nuit que les deux hommes s’absentaient, pour rencontrer en lieux sûrs des camarades prêts à risquer leur vie pour combattre l’horreur du Nazisme.

Son père, Louis, à 22 ans, le même âge que le sien aujourd’hui, avait été très grièvement blessé à l’épaule par un éclat d’obus en 1917. Il était parvenu malgré tout, à l’aide d’efforts considérables, à mouvoir son bras que jamais plus il ne pourrait lever plus haut que ses yeux. Eh bien, cet homme, qui avait souffert dans sa chair de la guerre, reprenait le combat contre l’injustice, contre l’ignominie à presque 50 ans ! En le regardant et admirant son courage, il se souvint de cette phrase de Péguy : « L’homme qui est poète à 20 ans n’est pas poète, il est homme : s’il est poète après 20 ans, alors il est poète. » Son père avait toujours lutté pour la liberté et n’acceptait ni la lâcheté ni la soumission.

Sa mère quant à elle, élevée à l’école des Sœurs de Caudecoste, avait une foi inébranlable. Jamais elle n’aurait failli à l’amour qu’elle donnait à son mari ! Elle aurait à coup sûr préféré se faire tuer plutôt que de renoncer à ses valeurs de confiance, de justice. Pour elle, Jésus s’était sacrifié pour sauver les Hommes, alors elle aussi, aurait pu se sacrifier pour sauver les siens. Il était vrai que ses qualités avaient aussi leurs revers : elle était intransigeante sur certains points de la morale et aurait volontiers participé à certaines chasses aux sorcières. Heureusement pour elle, les troupes d’occupation faisaient partie de celles-ci.

Le soir tombait sur la place. Les cornières autrefois si vivantes se taisaient. Le magasin avait fermé ses portes. Bien peu alors savaient que Jeannot était à la maison. Le secret était la sagesse des hommes dans cette époque cruelle.

Assis autour de la table de la cuisine qui prolongeait la pièce du magasin qu’une porte séparait, tous mangeaient la soupe. Manaïs comme d’habitude avait mis son verre empli d’eau à moitié au milieu de son assiette. Ainsi, elle réchauffait le liquide qu’elle boirait ensuite, afin de ne pas avoir le mal aux dents qu’aurait créé la différence de température des deux breuvages. Elle répétait à chaque fois cette petite manie. Pépé Albert, comme toujours, restait silencieux, à l’inverse de sa femme. Après que les hommes eurent fait « chabrot » avec le vin de la vigne de Cuq, la conversation se fit plus secrète, les voix devinrent chuchotements. Les grands-parents se levèrent et après l’avoir affectueusement embrassé, montèrent se coucher, harassés qu’ils fussent d’une journée bien remplie et sans doute aussi pour ne pas déranger l’intimité de ceux qui restaient.

Sa mère devant l’évier lavait la vaisselle et avec son père, ils avaient mis leurs chaises face à face devant la cheminée, qui à cette époque-là de l’année était éteinte. Chacun avait pris une cigarette et c’est en fumant avec un plaisir partagé que vint enfin la question :

— Que comptes-tu faire maintenant, Jeannot ?

Le bruit de l’eau et des assiettes s’était tu. Sa mère était venue s’asseoir près d’eux. Son père, avant même qu’il ait pu répondre, lui dit alors que ses grands-parents et eux-mêmes avaient mis de l’argent de côté pour qu’il puisse rejoindre de Gaulle en Angleterre.

— Tu iras en Espagne et de là tu pourras embarquer…

À peine avait-il fini de parler qu’en souriant, il leur avait dit :

— Et moi, je partirais en vous laissant ici à lutter contre les occupants pendant que je serais à l’abri loin de tout ça ! Il n’en est pas question ! Je reste pour combattre et non pour me soumettre à l’ignominie !

Ses parents le regardaient avec une fierté teintée d’inquiétude. D’un côté, ils auraient aimé le savoir en sûreté, mais par ailleurs, quel bonheur de voir combien leur cause commune l’emportait sur tout le reste. Jamais, jamais, on ne pourrait baisser les bras devant ces êtres arrogants et cruels ! Son père, au moment d’aller se coucher, lui avait dit que tout le temps qu’il resterait avec eux à Caudecoste, il serait plus prudent qu’il demeure dans sa chambre afin que personne ne sache qu’il était là.

Quelques jours passés ici lui avaient semblé une éternité. Était-ce ainsi qu’il avait imaginé sa lutte en partant de Toulouse, enfermé dans une pièce de la maison ?

Un soir, son père à la nuit tombée, l’avait invité à sortir avec lui. Tous deux s’étaient rendus derrière le cimetière et là ils avaient rencontré deux ombres dans le noir. Il s’agissait de Raoul R. et de Môme, l’instituteur du village. La discussion dans le silence de leurs voix s’était engagée :

— Jeannot, veux-tu rejoindre le maquis ?

— Bien sûr ! avait-il aussitôt chuchoté.

— Eh bien, dès demain à l’aube, tu devras partir à bicyclette et aller trouver le maître d’école de Saint-Michel de Castelnau !

Au cours de la conversation, il avait remarqué que les deux hommes appelaient son père : Ramon !

Et c’est ainsi qu’il se trouvait au bord de cette route des Landes à manger son casse-croûte.

 

 

 

 

 

 

Chapitre II

 

 

 

Ses yeux l’avaient promené au-delà du point sombre que formaient les pins en se rejoignant. C’était en arrière qu’il avait regardé dans ses souvenirs cachés au bout de la route. Maintenant, son regard, après avoir cheminé sur les traces qu’il avait laissées, se posa sur sa bicyclette. Son père avait passé une partie de la nuit de son départ à la réparer. Il avait mis des pneus neufs, des freins neufs et avait, bien sûr, enlevé l’écusson fixé à la potence de la roue avant, sous le guidon, sur lequel étaient gravés ces mots : « Cycles Crocis Caudecoste ». Rien ne devait rester qui put donner quelque indice que ce soit. Il avait même, par précaution, passé de l’eau gorgée de boue sur l’ensemble pour que le vélo ne fasse pas neuf et ainsi n’attire pas l’attention.

Assis sur ce talus vert-de-gris, un peu comme la couleur des uniformes ennemis, il remarqua comme des traces de ponctuation : des taches jaune orangé. Il se pencha et ramassa les quelques girolles qui égayaient la triste couleur de la végétation séchée par la chaleur de l’été. Il mit sa cueillette dans le linge de Mireille avec le reste du pain et du jambon, enferma le tout dans son sac, qu’il fixa au porte-bagages après avoir redressé la bicyclette. Enfin, il l’enfourcha et repartit.

Ce matin-là, il avait rencontré sur la route une charrette tirée par un couple de vaches garonnaises attachées au même joug. L’homme perché sur l’attelage n’avait rien dit lorsque le cycliste l’avait dépassé. Un peu plus tard, il avait quelque peu frémi en croisant une traction avant noire occupée par des hommes. Elle avait ralenti, avait semblé s’arrêter et était repartie, arrogante et fière d’avoir suscité l’inquiétude et la peur.

Le temps avait passé depuis son départ du Paravis. Il n’était pas en retard pour le rendez-vous que lui avait indiqué Raoul l’autre soir, cependant le désir de connaître le futur le tiraillait. Il savait bien que rien ne devait le presser sous peine d’éveiller des soupçons.

Au bout de la route, son destin s’éclaircit. Il approchait de la petite ville de Casteljaloux. Déjà les premières maisons écartaient de leur clarté les pins embrassés. Lorsqu’il pénétra dans le bourg, il fut surpris par le silence et l’absence. Rien ni personne ne bougeait. Il passa devant la boulangerie. Elle était vide. Il en était de même pour le bureau de tabac. En ce tout début d’après-midi, la vie semblait dormir et ressemblait trop à son ennemie, la mort. Il longea la place de terre battue où des platanes veillaient immobiles. Il s’arrêta pour boire à la pompe qui attendait là, puis continua son chemin. Il prit la direction de Saint-Michel de Castelnau. Il avait encore une bonne heure et demie pour aller à ce village. Le rendez-vous était à 15 heures et il n’était que 12 heures 30. Tout se déroulait ainsi dans la lenteur de la sagesse face à l’horreur qui pesait sur le monde.

En quittant Casteljaloux, la route s’était refermée sur elle-même. Il était à nouveau dans le long tunnel qu’elle formait avec les pins. Une légère brise s’était levée et faisait chanter les arbres. C’était le seul bruit qu’il percevait. S’il n’avait vu personne tout à l’heure en ville, c’est que c’était l’heure de manger, pensait-il, en sachant que ce n’était à l’évidence pas la seule raison. Un lourd couvercle pesait sur le monde qui s’évertuait à s’ouvrir au ciel clair et aux rayons violents du soleil.

Son tricot de peau en flanelle était à nouveau mouillé de sueur. Il s’était heureusement désaltéré à la pompe de la place, mais déjà la soif le reprenait. Il voulait à tout prix éviter de boire trop de ce vin de la vigne de Mireille et Pierre. Il lui restait très peu de kilomètres à parcourir avant de parvenir à son lieu de rendez-vous. Il n’avait encore croisé personne depuis Casteljaloux. Il faut dire qu’il s’agissait d’une petite route dans la forêt.

Il lui sembla là-bas voir quelque chose près du talus. C’était étrange, comme un amas sombre et mouvant. En s’approchant, il remarqua qu’il s’agissait d’individus. Une forte odeur de feu commença à lui monter aux narines et bien vite, il perçut de la fumée au-dessus des pins. Trois gamins se tenaient au bord de la route, immobiles sur leurs vélos enfourchés. Ils regardaient des hommes qui s’affairaient autour du squelette d’une maison qui finissait de flamber. Des fumerolles s’élevaient tout droit au milieu de cette clairière qui entourait ce qui avait été la demeure et soudain, arrivant au sommet des arbres, elles semblaient se plier sous le souffle de la brise qui les emportait au loin.

Il s’arrêta à côté des trois gamins et leur demanda ce qu’il s’était passé.

— C’est encore un sale coup des Bo…

C’était le plus jeune qui parlait. Aussitôt, il se prit une forte « bourrade » du plus grand qui reprit très vite :

— On ne sait pas comment ça s’est fait. Mais, tout à l’heure, les pompiers cherchaient encore le père et la mère Lagarde… Pourvu qu’ils ne soient pas là-dessous ! Ils avaient bien du mal à marcher, les pauvres vieux, alors peut-être qu’ils n’ont pas pu partir et qu’ils dormaient quand ça s’est passé cette nuit.

Des larmes mouillaient les yeux des enfants.

Pour ne pas attirer plus longtemps l’attention, il reprit son chemin. Le village était à coup sûr très proche. Laissant là la désolation des lieux et des hommes, il se remit à pédaler. Bien vite, il aperçut les premières maisons du village vers lequel il se dirigeait depuis le matin.

Comme à Casteljaloux, une pompe se tenait au bord d’une place. Il ne put résister. Il actionna d’une main le bras de fer et mettant son autre main sous l’eau qui coulait, dans son creux, il but. Il se sentit bien mieux et sa mission de lutter contre l’horreur occupa alors tout son esprit. Il lui fallait maintenant trouver l’instituteur. Pour cela, il se mit en quête de l’école. La plupart du temps le logement de l’enseignant était situé tout à côté. Il chercha quelque peu et enfin prit une petite rue dans le bourg. Il aperçut une bâtisse tout en longueur avec ses fenêtres bien alignées. Il lui sembla que derrière le bâtiment se trouvait une cour. Au-dessus d’une porte, une petite cloche ! Il se revit alors avec ses copains et son maître, mais ce fut un bref souvenir, car, derrière le muret surmonté d’une grille, se tenait un homme. Il était petit, mais se tenait bien droit. Sa cravate montrait toute sa rigueur et son autorité. À l’évidence, il devait être l’instituteur. Jeannot s’arrêta sur la route, devant lui. Ce dernier, avant même qu’il n’ait prononcé une parole, lui demanda :

— D’où venez-vous ?

— Je viens de Caudecoste !

Le visage de l’homme toujours aussi impassible et faisant semblant de regarder les fleurs à ses pieds lui fit comprendre de détourner les yeux et de faire comme s’il inspectait la route. Le maître reprit alors :

— Je connais bien mon collègue de votre village. Nous avons fait nos études ensemble après le Brevet Supérieur. Maintenant, écoutez-moi bien ! Vous allez revenir sur vos pas et vous tournerez à gauche dès le premier chemin forestier. Vous irez jusqu’à un caveau. C’est celui de la famille Ba… et là, vous attendrez.

Jeannot ne fut pas surpris, car il savait que dans les Landes, souvent, les familles avaient un lieu de sépulture au milieu des bois.

— Retenez seulement le mot de passe : « Je viens pour l’embauche des charbonniers ». Et maintenant, partez vite ; il ne faut pas que l’on vous voie ici ! Soyez prudents. Sachez que je ne vous connais pas. Au revoir.

Enfourchant à nouveau sa bicyclette, il reprit la route d’où il venait. Il croisa un chien qui avançait en suivant le rythme lent de sa tête qui se balançait doucement. Sa queue semblait battre une mesure endormie. Sortant du village, il trouva bien vite le chemin indiqué. Il descendit de son vélo et faisant semblant de chercher quelque chose sur le sol, il s’engagea dans la piste non sans avoir bien vérifié que personne ne le voyait ou ne le suivait. Il marcha un temps à côté de sa bicyclette. Il ne devait pas se précipiter. Il le savait, même si, au fond de lui, son cœur battait plus vite. Il se remit ensuite à pédaler et au détour de l’allée entourée de pins qui la veillaient, une tache blanche lui apparut.

 

 

 

 

 

 

Chapitre III

 

 

 

Arrivé au caveau, il s’arrêta et regarda avec application tout autour de lui. Rien ni personne ! Seuls les bruits de la forêt l’entouraient. Il descendit de sa bicyclette qu’il posa contre un pin, un peu à l’écart de l’allée. Lui-même appuya son épaule au tronc d’un des arbres, en retrait. Il attendit longtemps, longtemps, attentif à tous les sons. Le vent continuait sa musique. Des oiseaux chantaient… Soudain, il se serra contre l’écorce d’écailles entre lesquelles suintait la résine. On approchait… Et là, il vit un chevreuil qui avançait précautionneusement, levant la tête pour mieux appréhender la présence d’un danger quelconque. Il se sentit si proche de cet être qui craignait la violence tapie près de lui. L’animal passa son chemin sans le voir et les bruits de la forêt reprirent.

Cela faisait bien une heure qu’il était là, guettant le moindre souffle nouveau. Il s’assit enfin au pied de l’arbre, pensant que son attente n’en deviendrait que plus acceptable. Une voix grave et silencieuse le surprit dans ses songes :

— Que fais-tu là ?

Il n’avait rien entendu et ne voyait pas encore l’homme qui s’adressait à lui.

— Je viens pour l’embauche des charbonniers !

Alors ce fantôme sortit de l’ombre, comme une apparition. Il avait une mine patibulaire à faire peur aux enfants, mais de lui se dégageait une sérénité étonnante et c’est en chuchotant qu’il demanda à Jeannot de récupérer sa bicyclette. Il savait déjà où ce dernier l’avait cachée et lui demanda de le suivre. Le chemin qu’ils suivirent contournait les arbres et revenait parfois en arrière. Il comprit alors que c’était un bon moyen pour ne pas laisser de traces au sol qui auraient à coup sûr conduit là où ils allaient. Arrivés près d’un buisson, l’homme lui dit d’y laisser son vélo et que quelqu’un viendrait le chercher plus tard. Peu à peu, tout ce qui le rattachait à son passé disparaissait. C’était un peu de son père qu’il quittait. Ce dernier savait à coup sûr ce que deviendrait son travail accompli, pour permettre à son fils de rejoindre ses espoirs.

Ils marchèrent longtemps en silence. À un instant, une palombe s’envola tout près d’eux, faisant claquer ses ailes à son départ. L’homme ne sembla pas y prêter attention. Jeannot, en le suivant, remarquait son agilité à marcher sans bruit. Il s’efforçait de mettre ses pas dans les siens qui évitaient les branches mortes tombées au sol. De ce trajet, il ne voyait que le dos sombre de celui qui le précédait au milieu de la monotonie de la forêt de pins.