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Jérôme Jodorowski, artiste aux multiples facettes – cinéaste, poète, écrivain, chanteur – se dévoile dans un long entretien où l’œuvre devient le miroir de l’âme. Refusant toute biographie conventionnelle, il confie avec pudeur et profondeur ce qui nourrit sa création : une mélancolie persistante, un regard acéré sur le monde et une sensibilité exacerbée par les blessures de l’enfance. À travers ses films et ses écrits, il explore les contradictions humaines, le rapport à la violence, au désir, à la mémoire. Cette introspection, fragmentée mais sincère, compose peu à peu le portrait d’un homme habité par le besoin de comprendre et de dire. Un cheminement captivant entre ombre et lumière, porté par le « je est un autre » dont nous sommes tous faits.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Quart Najes-Jacembel, ancien directeur du contrôle de gestion au sein d’un grand groupe de protection sociale, conjugue depuis toujours rigueur des chiffres et attrait profond pour les mots. S’il a longtemps raconté par le prisme des données, c’est dans l’écriture qu’il trouve son expression la plus libre. Il écrit depuis l’aube de sa vie, laissant la poésie éclore là où le langage devient mémoire, émotion et imaginaire.
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Seitenzahl: 235
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Quart Najes-Jacembel
Jérôme Jodorowski Therapy
© Lys Bleu Éditions – Quart Najes-Jacembel
ISBN : 979-10-422-7575-4
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À ma femme, ma fille, ma mère, ma sœur et à toutes les femmes
qui ont compté dans ma vie : mes sentinelles.
Toi le frère que je n’ai jamais eu,
Sais-tu si tu avais vécu,
Ce que nous aurions fait ensemble…
Maxime Leforestier
Quel idiot matinal m’a mouché dans des langes,
Sans prison demeurante au silence parfait ?
Dans l’Éden de reine j’aurais su rester ange,
Me voici aujourd’hui dans l’enfer du vrai !
Jérôme Jodorowski
15 mars 1986
Tandis que je divague dans le TGV qui me conduit dans sa ville natale afin de mener un long entretien – surtout pas une biographie, m’a-t-il dit, ça n’intéresse personne, ou ça devrait – avec ce cinéaste, chanteur, poète, écrivain, animateur… qui aura marqué son époque, et qui a consenti, après une forte insistance, à livrer seulement quelques indiscrétions sur sa vie, puisque tout est déjà dans mon œuvre, ce sont ces quatre vers, tirés de son album Ulcère, beauté et paradoxe qui me viennent à l’esprit, ainsi que la scène inaugurale de son premier film Dark Side (of a man).
Je ne sais pas précisément pourquoi Jérôme Jodorowski m’a choisi. Je ne suis pas critique de cinéma, je n’avais pas même vu tous ses films ; mais je suis heureux de rencontrer celui qui m’a ébloui quand j’ai découvert les images inaugurales de son premier film : ce long et lent travelling avant au-dessus de la canopée d’une forêt tropicale encore prise dans la brume du matin, sans musique, et qui s’arrête, au faîte d’un arbre, sur la vision d’un homme et d’une femme nus, tendrement enlacés, sans que leur nudité se dévoile frontalement, puis la musique qui démarre tandis que la brume s’évanouit, et qu’enfin la caméra zoome sur leurs visages. Alors dans un fondu au noir, le titre du film Dark Side (of a man) s’inscrit lettre à lettre sur l’écran.
Ce matin, avant de prendre le train, et après avoir vérifié de nombreuses fois que j’avais bien tout l’équipement pour l’enregistrer, je me suis aussi souvenu des circonstances dans lesquelles j’avais découvert son film. J’avais presque oublié, il faudra peut-être que je lui en parle. Je n’ai volontairement pas préparé de canevas pour cet entretien. Un chapitre pour chacun de ses 14 films ? Une approche thématique sur les grandes questions qui traversent ses longs métrages, mais aussi ses chansons, ses poèmes et ses nouvelles ? Ou une divagation au fil de l’humeur, la sienne, mais aussi la mienne, faite de flashs, de pastilles, d’un mélange, sans aucun autre plan que celui que forme notre âme pour dire ce qu’elle a vécu. On le dit affable, chaleureux, simple, mais aussi provocateur, avec le goût du paradoxe et un humour parfois cinglant. Lui se revendique comme non-intellectuel, artisan de l’image et du mot, posant ses impressions, ses sentiments, ses émotions et sa sensibilité sur les méandres de l’âme humaine.
Je ne suis pas inquiet de le rencontrer – ce ne sera pas mon baptême de l’air –, j’ai déjà fait d’autres interviews, même si cette fois-ci, il s’agit d’un long entretien et que cela m’impliquera forcément davantage. Que suis-je prêt à donner de moi face à un artiste qui d’emblée a établi les règles : je veux bien dévoiler mes pensées, mes obsessions, tout ce qui m’a conduit à faire ces films, excepté les éléments intimes qui en sont la vraie source ? Donnant-donnant, silence contre silence, indiscrétions contre indiscrétions ; je le répète, je ne suis pas inquiet : dans tout dialogue, on se révèle.
Le train arrive dans moins d’une heure. Je profite de ce temps pour lire une de ses courtes nouvelles : Le mur.
« Le mur »
Le commandant du camp s’était réveillé de fort mauvaise humeur. Une commission d’enquête mandatée par l’ONU devait arriver dans une semaine. Arthuro Bellencia, le président à vie de l’État de Pueltécata, avait accepté – non pour faire croire à la face du monde que son pays était une démocratie, mais pour atténuer les accusations de terreur –, cette rare intrusion du monde externe dans son petit pays.
Au départ, il était hors de question que cette foutue commission vienne dans le camp 2617. Là étaient regroupés les plus dangereux des opposants, pour une durée de vie de quelques semaines – en fonction de leur résistance à la torture. Une fois obtenues les informations attendues, les choses ne traînaient pas.
Nulle cruauté ici ! Il tenait à cette humanité ! Ne pas donner l’espoir, ne pas infliger l’attente. Voilà 2 ans qu’il dirigeait ce camp. Sans passion, sans culpabilité, avec autorité bien sûr, mais sans aucune jouissance du malheur d’autrui. Sans haine non plus. Il avait un travail à accomplir, et pour lui c’était un devoir qu’il devait à son président. Rien de plus. Il veillait néanmoins à la santé mentale du peloton d’exécution : il avait imposé que sur les 10 armes qui devaient tirer, trois soient chargées à blanc. Aucun de ceux qui les tenaient ne pouvait dès lors se sentir responsable de la mort du prisonnier. En la matière, le doute était une bénédiction.
Le commandant José Miranda, bel homme de haute stature, avait fait toute sa carrière dans l’armée auprès d’Arthuro Bellencia. Tous deux aimaient profondément leur pays, dont ils avaient acquis l’indépendance après un combat de 10 ans. Au nom du peuple, pour le peuple, et avec le peuple, comme le proclamait la devise de Pueltécata. Il avait été ministre de la Défense nationale, mais la paperasse, les réunions, les journalistes… tous ces ennuis qui le tenaient loin de l’opérationnel, loin de l’action, lui semblaient étouffer ses vrais talents (lui qui était fortement marqué par cette parabole de Jésus). Il s’était marié tard – après une vie de conquêtes –, avait trois garçons, et ce bonheur bourgeois conjugué à ce travail d’administration lui convenait parfaitement. Que vouloir de plus ! Le bruit des tirs venant troubler cette quiétude était le seul désagrément de cette villégiature.
Maintenant, il devait gérer cette maudite visite de la commission. Les salles de torture avaient été enfouies sous terre et dissimuler les tunnels y conduisant serait un jeu d’enfants. En surface, les cellules étaient confortables et le sort réservé aux prisonniers – avant qu’ils ne soient conduits dans ces fameux tunnels – était des plus correct. Rien en surface ne devait évoquer de mauvais traitements envers les délinquants condamnés pour troubles à l’ordre public. Restait la question du mur.
Il l’avait fait ériger dès sa prise de fonction – le début de sa mission de pacification, se plaisait-il à proclamer –, dans le but d’offrir aux arrivants la certitude de leur finitude. C’est devant ce mur blanc, immaculé, que se plaçaient les condamnés, suffisamment près pour que leur sang trace sur le béton, le tableau rougeoyant de leur supplice au son des fusils mitraillant. Seulement, voilà, à force, le blanc immaculé, malgré l’effort et les outils, les solutions chimiques employées, les sueurs et efforts des militaires… laissait paraître çà et là des points rouges, témoins des activités soutenues menées en ce lieu. Et ce mur, impossible de le dissimuler.
Il restait à présent 2 jours pour trouver une solution, dont la plus évidente était de le repeindre en rouge.
— Sergio ! Avons-nous de la peinture rouge dans le hangar ? hurla José Miranda pour que Sergio, occupé à l’autre bout du camp à des tâches subalternes, puisse entendre sa forte voix.
— Non, commandant ! répondit Sergio avec assurance.
— Comment le sais-tu, va vérifier d’abord.
— J’ai fait l’état des stocks ce matin, j’en suis sûr.
— Eh, putain de merde ! Va donc en chercher à Portocella chez Vincente. Il en a sûrement. Il nous la faut au plus vite. Allez, magne-toi !
Sergio n’attendit pas d’autres ordres et se dirigea vers Portocella, petit bourg de montagne de 500 âmes, chez Vincente, qui vendait tout ce qui pouvait se vendre, ou en tout cas le prétendait. Et c’était bien là le souci. La palette des couleurs disponibles était ahurissante à l’exception du rouge, et même en mélangeant les tons disponibles, difficile de reconstituer celle du sang.
Sergio n’envisageait pas de revenir au camp les mains vides et prit la décision d’aller jusqu’à Costabella, à plus de 100 kilomètres, sans être certain d’en trouver. Avec l’embargo, l’économie du pays était exsangue, et quand les habitants devaient souvent se priver de riz, alors une putain de peinture rouge ! Il en avait de bonnes le chef. Avec l’état des routes, cela allait lui prendre des plombes, et sans doute pour nada. Impossible de joindre le commandant. Eh merde.
Au long de ce périple, ce mot scanda ses différents arrêts, ses démarches, ses supplications, ses angoisses et ses sueurs froides… avant de voir, opportunément (miraculeusement, serait plus juste), un particulier repeindre le toit de sa maison en rouge. Et comme ce qui est au peuple est à l’état, en tout cas à Pueltécata… Il était sauvé, et le chemin du retour eut, à l’inverse de l’allée, une suave odeur de victoire.
Aussi, c’est avec une certaine fierté que le sourire aux lèvres, Sergio tendit le pot de peinture à José Miranda.
— Enfin ! lui dit le commandant avant d’ajouter : mais tu as un seul pot ?
— C’est tout ce que j’ai pu trouver, commandant. Cela suffira, je m’y mets tout de suite, commandant, ce sera parfait commandant ! répliqua Sergio.
— Appelle-moi quand ce sera fait, ordonna José Miranda.
Ce ne fut pas si facile de mêler sang et peinture pour que sèche au soleil un magnifique mur rouge. Mais même le commandant n’eut rien à redire au succès de l’opération. Tout était en place désormais pour accueillir cette maudite commission qui n’y verrait que du feu.
Le lendemain, José Miranda s’était vêtu de son plus bel uniforme, et il était presque joyeux en attendant les 4 délégués, quand il entendit la déflagration de 10 fusils… Qu’est-ce qu’ils ont foutu, bordel ! Il se souvint avoir ordonné que les prisonniers les plus abîmés soient exécutés chaque matin à 10 heures. Sans contrordre de sa part, la routine se poursuivait. Il se précipita pour constater les dégâts, sans trop s’inquiéter toutefois, car rouge sur rouge, le mur resterait, malgré cette bévue, vierge de tout crime.
À quelques minutes de l’arrivée de cette commission, il vit, horrifié, des taches blanches, immaculées, resplendir sur cette toile rouge du supplice.
« Angers, Angers, 5 minutes d’arrêt. Veuillez vérifier que vous n’avez oublié aucuns bagages… »
Je n’étais pas venu dans cette ville depuis un moment, et je trouvais que le réaménagement de la gare donnait de cette belle et tranquille ville une première impression positive. J’avais pris une réservation dans un hôtel bordant le boulevard Foch – proche de la place du ralliement –, où il m’avait fixé un premier rendez-vous. Nous retrouvant devant le théâtre, il m’invita à boire un verre dans un pub des environs.
— Avez-vous fait bon voyage ? me demanda-t-il
— Parfait. Je l’ai fini en lisant une de vos nouvelles, lui précisai-je.
— Ah oui, laquelle ?
— Le mur !
— Ah ! Puis il ajouta, c’est une ancienne nouvelle. J’ai dû l’imaginer vers vingt ans. Je ne m’en souviens pas très bien. Je suppose que ce doit être assez naïf.
Il s’excusa presque de ce qu’il écrivait à l’époque, s’accusant d’avoir usé d’une prose illisible et ampoulée, avouant un penchant mélancolique, et le prouvant, selon lui, par la citation de ces vers formés après une déception amoureuse : « Dans mon cœur, il pousse des cheveux blancs, et dire qu’il n’a que 22 ans ! » Il confirma d’un œil taquin cette inclination en affirmant : « Ah, la mélancolie. Ce bonheur d’être triste, comme l’a dit Victor Hugo, ou Nabila, je ne sais plus bien ! »1
Au fil de notre conversation, dans un sourire quêtant l’indulgence, il lui arrivait souvent de glisser avec gourmandise ce genre de malice. C’est un des traits de sa personnalité qui me marquera le plus.
Puisque vous lisez ce livre, je devine qu’à côté de l’intérêt que vous lui portez, vous vous êtes, vous aussi, forgé une certaine idée de cet homme et que vous attendez des pages que je vais écrire, grâce à son témoignage, une confirmation, une précision de cette représentation. Disons d’emblée que Jérôme Jodorowski ne se livre qu’avec parcimonie et que c’est au fil de nos échanges, pas à pas, que je découvrirai, malgré sa pudeur, les différentes facettes de son âme.
Ce livre n’a d’autre ambition que de tenter de vous entraîner dans cette odyssée où, à travers ses films, ses chansons, ses écrits, le trait se précise, la genèse de l’œuvre se dévoile, la vérité de l’homme apparaît. Elle est pour une large part celle d’un enfant, avec son ironie, sa malice, ses excès – et parfois même sa naïveté –, et celle d’un adulte qui regarde avec acuité et décalage le monde et ses congénères, souvent avec tendresse, parfois avec colère.
Mélancolie de l’album « Rivages anciens »
C’est comme un Caravage,
Entre ombres et lumières,
Nos vies se trémoussant,
Sans n’avoir plus le temps
De choisir nos destins ;
Et oublieux encore
De faire fructifier
Nos trop peu de talents.
Nous avançons en âge,
Tendus vers la poussière
Et vers des firmaments.
Qu’aurons-nous comme temps
Pour de nouveaux festins ?
Pour que s’embrasent encore
Nos délicieux baisers,
Et nos corps aimants ?
Faut-il envisager
De tous nouveaux carnages,
Tandis que nos prières
Et nos renoncements
S’évaporent vers la nuée
Des soleils décadents ?
Et qu’enfin sur la plage,
Le bonheur en nos mains,
La mer nous recouvre
De ses embruns savants.
Refrain
À la mélancolie
Une brassée de pleurs,
Le bonheur d’être triste
Est un curieux tourment !
Je ne pense pas utile de vous décrire l’apparence de Jérôme Jodorowski, puisque sans aucun doute l’avez-vous vu de nombreuses fois à la télévision. Disons juste qu’au réel il est plus petit que je ne le pensais, yeux bleu-vert, bienveillants et malicieux, vous regardant fixement, avec une acuité troublante.
Prudemment, je lui demandai depuis quand il vivait à Angers. Il me précisa y venir de temps en temps, mais sans y demeurer ; ajoutant qu’il y était né, y avait grandi, y avait passé toute son enfance et son adolescence, et que c’était à l’âge adulte qu’il était venu à Paris pour accomplir son objection de conscience. Il compléta avec un sourire ironique :
« Je sais qu’avec ce nom, on me soupçonne d’avoir quelques racines à l’orient. Je le démens. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’au bout d’un temps je n’ai plus signé mes films de mon nom Jérôme Jodorowski, mais avec mes initiales stylisées JJ, puis ma signature même. »
« Je renonçais ainsi, ajouta-t-il malicieux, à l’injonction de parler de mes racines supposées, à commenter les actualités, la culture, les traditions de mon pays… toutes ces injonctions bienveillantes et exaspérantes qu’on impose aux gens, dès qu’on les suppose venir d’ailleurs. » Et glissa pour conclure, presque nonchalamment : On vient tous d’un ailleurs.
Pour un premier entretien, et à mon grand étonnement, il me livra des éléments de sa vie, ouvrant des perspectives de compréhension intéressantes sur trois de ses films (Frustration, War, et Double D) sur lesquels nous aurons le loisir de revenir ; et d’emblée dans cet embryon de témoignage, s’invita l’aveu d’un rejet viscéral de la violence : « elle me tétanise ».
Je compris intuitivement que la source de ce rejet venait d’expériences traumatisantes. Mais sur ce point, son silence fut de mise. En regardant à nouveau Double D (titre énigmatique et à double sens pour qui ne l’a pas vu), et que l’on sait être un de ses films les plus personnels, intimes, on ne peut plus douter du fait que la confrontation à la violence ne ressort pas d’une interrogation intellectuelle forgée récemment, ou encore des méandres de son imagination. Elle remonte à son enfance.
Il me confia avoir collé, sur la porte intérieure de sa chambre d’adolescent, cette grande affiche d’un soldat atteint par une balle, légèrement penché en arrière - prélude à sa chute –, avec une main élevée, le coude replié, et l’autre baissée, tenant encore sa mitraillette, et orné de ce gros titre « Why ? »
Comme ce sera souvent le cas, il voudra me convaincre de l’universalité de certaines de ses interrogations, et insistera – cette fois avec sérieux –, pour affirmer que pour chacun d’entre nous la violence est une question centrale : à la fois pour savoir gérer la sienne, mais aussi, et surtout, détourner celle des autres ; que nous y sommes tous confrontés d’une façon ou d’une autre – qu’elle soit physique, morale ou psychique. Qu’il faut se construire malgré elle, apprendre à la désamorcer, réfléchir aux autres voies dont nous disposons pour régler les conflits inhérents à la vie, sans s’y soumettre !
Il me confia qu’une des réponses qu’il y apporta se forgea pendant les deux ans de son objection de conscience – jalon important de cette démarche de réflexion. Il insista aussi pour préciser qu’il ne s’agissait pas de former une réponse pacifiste naïve : « c’est un chemin d’introspection pour voir en quoi l’action non violente peut être une réponse, mais aussi quelles en sont les limites. Ce sujet de la violence est présent dans quasiment tous mes films ».
Comme dans la suite de ce livre, j’emprunte un texte à un de ses différents recueils –, je le ferai aussi souvent que nécessaire pour éclairer le cheminement de sa pensée. Il illustre un évènement marquant de cette période où son refus de faire son service militaire (celui-ci n’avait pas encore été aboli) se mêla – pour reprendre ses propres termes –, à une « tentation de prosélytisme ».
Extrait d’un texte de Jérôme Jodorowski publié dans le recueil « Fragments »
Nous étions à peine une trentaine dans ce jour pluvieux et froid parisien, mobilisés par un collectif des objecteurs de conscience pour une démonstration assez désolante. Réunis à la Concorde, nous avions le temps de la marche vers l’Arc de Triomphe pour peaufiner notre action, coordonner à minima la mission de chacun, et vérifier l’équipement nécessaire.
Nous n’avions rien établi de façon précise, si ce n’est la symbolique finale que nous souhaitions déployer sous l’Arc de Triomphe. L’ambiance était joyeuse, bon enfant, même si nous avions le sentiment que nous allions accomplir un geste symbolique de la plus haute importance, et inscrire à jamais cette date comme une référence majeure de la cause non violente.
Je revois aujourd’hui cette mascarade avec un sentiment mêlé : sans regret, mais avec la claire sensation de son inconvenance. La cible était non seulement dérisoire, mais elle manquait résolument de respect et de considération.
Rassemblés près de la flamme du soldat inconnu, nous allumâmes un petit bleuet pour y adjoindre celle de l’objecteur de conscience anonyme. Immédiatement, les gardes nous interrogèrent quant à ce geste, le désapprouvèrent et, sans tarder, appelèrent la police. Elle ne fut pas plus réceptive à notre démonstration, et nous embarqua illico – entassés dans un fourgon –, en direction du commissariat le plus proche, près du Grand Palais.
Le contrôle de nos identités se fit avec une extrême lenteur, nous donnant le loisir de découvrir et d’apprécier durant de longues heures le lieu dans ses moindres détails (et de profiter de la chaleur de hammam qui régnait). Mon casier reste à ce jour toujours vierge – je ne sais pas ce qu’il en est pour celui de mes camarades –, mais à coup sûr, notre fiche aux Renseignements généraux dut être complétée avec la mention de ce coup d’éclat.
Jérôme Jodorowski reconnaît l’embarras persistant ressenti à l’évocation de cette célébration, mais complète le récit par ces mots :
« Je dois vous avouer que nous avons bien ri, y compris au poste. Je me souviens avoir eu affreusement chaud et soif. Nous avions d’évidence raté notre opération : là n’était pas le lieu de la dérision. »
Il conclut en me parlant de ce merveilleux film d’Altman (Mash) et, avec finesse, me fit comprendre – par cette référence à une œuvre cinématographique majeure – que « nous étions proches de démarrer une forme de biographie ».
Nous avons dans la foulée pris rendez-vous pour un prochain entretien : « et pour parler cinéma ».
Rappel filmographie de Jérôme Jodorowski
1991 : Dark Side
1993 : Frustration
1995 : War
1996 : Power
1998 : Money
2000 : Blood
2001 : Beauty
2006 : Double D
2008 : SP
2009 : Looping
2010 : Attentat
2012 : Jésus
2015 : El Che
2020 : Birth
Synopsis
Ouverture du film sur le survol d’une forêt tropicale dans les brumes du matin pour arriver sur l’apparition d’un couple enlacé et nu. Après le générique de début, apparaît en gros plan le visage de la femme – Blandine, l’héroïne de ce film. Tout au long, nous allons suivre ses aventures amoureuses avec différents hommes, chacun ayant un trait de caractère très prononcé, allant du colérique au jaloux, en passant par le tendre, le romantique…
Au cours de ce long métrage, les relations ne sont pas présentées de façon linéaire ou chronologique, mais entremêlées. Pour chaque homme, différents styles de mise en scène sont convoqués : alternance entre noir et blanc et couleurs, longs plans-séquences ou découpages en nombreux plans courts, caméra fluide ou portée à l’épaule, plans larges, plans serrés, visions panoramiques, en surplomb… une exploration de la grammaire du cinéma, en parallèle de celle des caractères et des sentiments que convoque cette relation de Blandine avec différents hommes.
Dans la scène finale, une mise en abyme de ces différentes passions sera traduite par une succession rapide de flashs des scènes déjà vues et des styles abordés ; pour finir par découvrir, par un artifice de mise en scène, que ces différents hommes n’en sont qu’un seul et même, qu’ils incarnent chacun un des traits de caractère de l’homme unique, celui dont le visage apparaît alors en gros plan, et qui est bien sûr celui de la première séquence du film.
Plan final sur ce visage, puis travelling arrière pour voir à nouveau le couple enlacé, la brume réapparaître, survoler cette fois-ci en zoom arrière cette forêt tropicale… Fondu au noir puis générique de fin.
J’ai déjà dit combien cette scène d’ouverture et ce film m’ont marqué, comme sûrement les 2 millions de spectateurs qui l’ont vu à sa sortie, et les critiques qui l’ont accueilli par des papiers tous bienveillants et souvent enthousiastes.
C’est une forme de prouesse d’avoir réussi à nous proposer un long métrage émouvant, enrichissant, dans une forme novatrice et à la limite de l’expérimental, sans perdre personne en route. Sans compter ce twist final inattendu, mais logique et évidemment cohérent avec le titre du film.
On a su que le tournage avait été difficile, que certains acteurs avaient été frustrés de jouer un rôle archétypal, sans nuances… histoire oblige. Jérôme Jodorowski, concentré sur sa mise en scène et novice en matière de direction d’acteurs, leur avait semblé peu préoccupé par leurs doutes et leurs interrogations. Par interviews interposées, le ton était monté avec un des acteurs. Le tout, étonnamment, s’étant conclu après quelques mois par la proposition de Jérôme Jodorowski de confier le rôle principal de son prochain film (Frustration) au comédien en question. Jérôme Jodorowski en conclut que des amitiés intenses et profondes pouvaient naître de relations au départ houleuses.
Je donne à lire à présent quelques extraits de la réponse qui fut la sienne quand je lui demandai pourquoi, pour un premier film, il avait choisi de nous proposer une kyrielle d’approches de mise en scène – alors qu’il n’avait suivi aucun cours en école de cinéma –, et comment, de surcroît, il avait pu convaincre des producteurs de financer un projet si ambitieux pour un jeune auteur ?
« Je vais bien sûr vous répondre, mais nous avons du temps, alors je vais commencer loin en arrière, me déclara-t-il. Dès ma première séance de cinéma, j’ai été absorbé par l’écran. Si vous venez voir un film avec moi, vous constaterez à quel point je suis embarqué dès les premières images et avec quelle rapidité je suis absent au monde, tellement immergé, hors du temps, hors du lieu, dans l’univers du film de façon immersive. J’ai vécu là une expérience fondatrice. Je n’avais jamais ressenti une émotion artistique aussi forte – alors qu’il s’agissait du Livre de la jungle –, vous imaginez ce que j’ai éprouvé quand j’ai vu Apocalypse Now », plaisanta-t-il.
« Dès gamin, j’ai été amoureux du cinéma au point de me sentir en inconfort quand la séance se terminait. Le retour à la réalité me prend du temps et peut même me troubler. Comme pour tous, le cinéma a été pour moi une occasion de rêver, ressentir, m’échapper, mais aussi, et tout autant, un refuge. Rien ne peut vous arriver de désagréable pendant un film, du moins normalement », conclut-il.
Il précisa que si cette suspension du temps se retrouvait en contemplant un tableau, en écoutant de la musique, en lisant un livre, c’était rarement sur une durée continue et immersive identique : « C’est une sensation spécifique. J’ai bien sûr ressenti des émotions aussi fortes, voire plus intenses, devant un tableau du Caravage, une toile de Van Gogh, en écoutant le Requiem de Mozart, en voyant La Pietà de Michel-Ange ou encore en lisant Pour qui sonne le glas d’Hemingway – pour ne citer que quelques exemples ; mais Les Temps modernes, Huit et demi, Underground ! »
Dès qu’il le put, Jérôme Jodorowski demanda à avoir une caméra Super 8 et passa des heures à filmer, puis couper et coller des bouts de pellicule, pour essayer de construire une histoire ; ou plutôt une ambiance, une sensation. « Très honnêtement, cela, comme les poèmes que j’écrivais parallèlement, ne valait pas grand-chose, et exhalait curieusement un parfum de noirceur pour un enfant de mon âge. Ma mère, à la lecture d’un poème, m’en fit même la remarque. »
« Pendant que je fabriquais ces films, je me rêvais déjà cinéaste. Et plus que rêver, j’imaginais tous ceux que j’allais faire. Pas de façon précise, mais avec suffisamment de réflexion, pour savoir, comme pour Dark Side - qui a commencé à se concevoir à l’époque –, que je ne transigerais pas, si je devenais cinéaste, sur les commandements qui seraient les miens. »
Jérôme Jodorowski les déclina sans fausse modestie : « Le premier : être ambitieux – au sens artistique du terme. Je comprends difficilement qu’on puisse concevoir une œuvre artistique sans prétention, sans vouloir être novateur, différent, et pourquoi pas viser, dans un élan de folie, le génie. » Dans un sourire, il reconnut le droit d’échouer.
« La seconde règle, celle que je me suis donnée, c’est de n’aborder un film que si deux conditions étaient réunies : savoir évidemment ce qu’on veut raconter, mais surtout trouver la façon spécifique de le faire, dans une forme inventive et cohérente. Rien ne demeure sans le style. Empruntons à la littérature : en quoi Madame Bovary flamboie comme un sommet du roman français, sinon par le style… l’histoire n’est pas au fond guère plus que celle de l’adultère d’une femme qui s’ennuie ? »