Ker Shalom - Stanislas Mahé - E-Book

Ker Shalom E-Book

Stanislas Mahé

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Beschreibung

Eléonore, vivant retirée sur l’île d’Yeu, révèle à son petit-fils, Raphaël, qu’elle est juive. Désertant les bords de Loire, il met le cap sur Israël, bien décidé à comprendre cet héritage.

Dans une université d’été sur les hauteurs du mont Carmel, il apprend l’hébreu et découvre les multiples facettes de ce qu’être juif veut dire. Le réveil identitaire de descendants de convertis ibériques échoués en Israël fait étrangement écho à sa propre quête. Rallié à la cause marrane, Raphaël n'oublie pas un seul instant les raisons intimes de son voyage initiatique : témoigner pour Eléonore, la juive cachée, oubliée…

Une quête identitaire et spirituelle bouleversante !

EXTRAIT

Quinze ans qu’elle avait déserté le continent, comme d’autres arrachent leur chemise à la mort de leur parent. Une fuite brutale dont elle reconstituait aujourd’hui, avec peine, les images.
Au matin d’une nuit d’hiver sans sommeil, elle avait rassemblé quelques affaires dans un grand sac de voyage puis rédigé une lettre rassurante à l’adresse de ses fils. Sur le seuil de l’appartement familial, elle s’était juré de ne pas se retourner jusqu’à son arrivée sur le quai de Port-Joinville. De mémoire de marin, la traversée pour gagner l’Île-d’Yeu fut épouvantable. Stoïque, Eléonore fixait l’horizon, reconnaissante que la mer, prise de convulsions, s’associe à sa peine immense. Les grands gaillards, accrochés à leur siège, lançaient des regards suppliants. Elle espérait que l’océan, écumant de rage, lave l’affront de ces vies injustement interrompues. La trentaine de corps accueillit avec soulagement l’entrée dans le port. Le sol se dérobait sous les pas fébriles d’Eléonore, par la force combinée du roulis, de la sidération de sa fugue, de l’émotion de retrouver cette terre de félicité.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Stanislas Mahé met en relation acteurs publics et privés à la faveur de projets d’art dans l’espace public. Il partage sa vie entre Nantes et Tel Aviv. Intrigué par l’aspiration identitaire des descendants de marranes, il a voulu rendre compte de leur extraordinaire vitalité et illustrer la dimension universelle du sentiment d’appartenance.

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Stanislas Mahé

Ker Shalom

Seul être à tête de brebis, il est entouré d’enfants Minotaures qui, peu à peu, l’encerclent et jouent à saute-mouton. La règle du jeu est donnée en latin par un corps étiré à deux têtes, prêtre et maître d’école :

–Vous devez tous sauter sur le dos de Raphaël et lui ne doit jamais se relever !

Raphaël les laisse faire. Ils appuient fort sur son dos, ils sont puissants et lourds. Il cède et s’effondre, le museau déformé par le bitume de la cour. Les enfants rient de plus belle et déclenchent une ronde étourdissante autour de lui en criant :

–Il n’est pas comme nous !

Dans ce tumulte, le grand prêtre l’exhorte à faire le signe de croix. Mais une force l’en empêche et le contraint à exécuter la manœuvre à l’envers, dix fois de suite. La toge immaculée exige qu’il lave ses mains souillées sous l’eau glacée des robinets de la cour, alignés à la façon d’une immense auge. Il a interdiction de se servir des savons jaunes rotatifs. Ses bras sont couverts d’inscriptions insultantes laissées au stylo par les enfants de sa classe. L’encre est indélébile. L’ecclésiastique hurle puis, se reprenant, suggère d’une voix devenue légère, trahissant une soudaine jubilation :

–Et si on le faisait griller… ?

Troublé par le songe de la nuit, le premier réflexe de Raphaël fut de chercher les yeux de sa grand-mère. Si seulement la chasseuse de mauvais rêves était à son chevet. La resucée de la scène lui fut plus douloureuse encore. D’ordinaire, c’est lui qui, au petit matin, prenait le dessus sur ses rêves. La poitrine serrée et le corps recroquevillé, il peinait, cette fois, à retrouver son souffle. Peu enclin à l’analyse sauvage, il s’y soustrayait volontiers en ce dimanche matin d’avril, marquant l’entrée dans la belle famille.

Saisi par une douleur sourde dans le bas du dos, il se laissa glisser hors du lit d’adolescente de Mona. Incapable de se lever, il rampa sur la moquette épaisse, vaste mer rose pastel, pour se hisser sur un fauteuil en rotin. Les rires des enfants résonnaient encore et il lui sembla sentir l’encre se mêler à son sang et contaminer sa bouche. Sa traversée pitoyable échappa à la vigilance de sa compagne de cabine, enfoncée dans les limbes d’un sommeil plein. Après cette nuit d’humiliation, la beauté tranquille de cette fille l’apaisait. Accroché à son fauteuil, Raphaël veillait sur le sommeil de l’occupante des lieux. Il s’assurait surtout du calme de la maison avant de mettre les voiles. C’est elle qui avait eu l’idée de profiter du week-end de Pâques pour qu’il rencontre ses parents. En toute simplicité.

*

Émergeant de sa torpeur, il troqua sa fuite pour un footing. Il enfila un short et, baskets à la main, s’engouffra dans la cage d’escalier jalonnée de portraits du clan. Cette haie d’honneur figée le mit mal à l’aise. L’alignement logique des pavillons éprouvait son sens de l’orientation. La fine pluie apaisa son corps brûlant et dilua le goût âpre de l’encre. Alors qu’il atteignait l’étang au Duc, il déclencha une série d’accélérations sous une pluie devenue plus soutenue. Sur le chemin du retour, ses foulées s’espacèrent. Le flot de pensées, neutralisé à vive allure, reprit insidieusement à mesure qu’il arpentait les allées du lotissement. Parvenu au seuil de la maison, il prit une grande respiration et pénétra chez les Le Blevec.

Son arrivée fut plus remarquée que sa discrète échappée. Mona, rhabillée, commentait les clichés de ses dernières créations de robes de mariées, suscitant l’émerveillement de ses parents. Le visiteur trempé, aux grands yeux verts, désarçonna la moue vexée de la jeune femme et provoqua l’attention immédiate de ses parents. Le père, lui faisant promettre de courir ensemble la prochaine fois, pendant que sa femme le couvrait d’une serviette de toilette brodée. Le champion enturbanné échappa à l’interrogatoire programmé à la table du petit-déjeuner.

Le répit fut de courte durée. C’est qu’il ignorait leur rituel pascal. Mona s’était, quelques semaines auparavant, contentée de le rassurer, lui vantant l’intérêt d’une rencontre informelle à la faveur d’une balade printanière.

*

Ils gagnèrent la vieille ville de Ploërmel pour une plongée dans les heures glorieuses de l’ancienne cité ducale. Cloîtres, chapelles, églises se succédèrent au rythme étourdissant du guide paternel, alternant dévotions silencieuses et chroniques détaillées. Raphaël le relançait mécaniquement. Il n’entendait déjà plus ses réponses enjouées, habité par les images de la nuit dernière. Son face-à-face inopiné avec une horloge astronomique abritée sous un kiosque vitré, le tira de ses rêveries. La mécanique complexe régissant le jeu d’entraînement de roues dentées de laiton excita sa curiosité.

La procession reprit, égrenant au détour de chaque rue, les noms d’illustres résistants déportés avant de se planter devant une statue monumentale de Jean-Paul II. Brève incursion contemporaine dans une suffocation médiévale. La ville était aux mains des hommes d’Église et des porteurs d’épée. Il eût parié que des sentinelles et des mouchards se dissimulaient au pied des remparts affaissés. Sur le portail de l’église Saint-Armel, une truie jouait du biniou.

Ils déjeunèrent place de l’Union. La terrasse de la brasserie fut prise d’assaut par des touristes chamarrés, empressés de sécher leurs vêtements de pluie et d’échanger leurs impressions. Raphaël se contenta d’asséner quelques formules convenues sur la sauvegarde du patrimoine et la force du lieu. Touché par la gentillesse des parents, il se prêta de bon cœur à leurs questions. Il s’en voulait d’anticiper systématiquement les intrusions et de couvrir ses arrières en animal traqué. Ses intentions vis-à-vis de leur fille unique ne semblaient pas – encore – au menu du jour. Ils cherchaient davantage à recouper les maigres informations distillées par Mona. Leur discrétion libérait la parole de Raphaël, flatté de ces attentions tenues à distance. Lapidaire sur son pedigree familial, il évoqua sans retenue ses années d’étude à Paris et son quotidien de jeune journaliste. Il restitua les circonstances de leur rencontre avec une décontraction qui étonna Mona.

L’ouverture, il y a quelques mois, d’un atelier de confection par une jeune créatrice élancée n’avait pas échappé aux yeux du reporter. Jusque-là critique des portraits du journal, il dut bien reconnaître que son papier pompeusement intitulé Désinvolte Élégance, n’échappait pas à la complaisance ambiante. L’hymne à la « sobriété rétro de créations aériennes », lui avait valu les sarcasmes de ses collègues, satisfaits d’avoir prise sur Raphaël. Ces quelques lignes furent accueillies avec moins de réserve par l’artiste, flattée par tant d’enthousiasme délicieusement désuet. Les parents échangèrent un regard complice avec leur fille, ravie de l’élan de son compagnon. Mais au fond d’elle, ses sautes d’humeur l’incommodaient.

*

Raphaël mit à profit les quatre-vingts kilomètres du trajet entre Ploërmel et Pontchâteau pour sonder la source familiale. La vitalité de ce couple fusionnel le fascinait. Ils partageaient tout : un cabinet de kinésithérapie à Vannes, leur identité bretonne teintée de foi chrétienne, les voyages en Afrique, une vieille Golf bleu marine, les taches de rousseur et le même plissement des yeux. Mais ils tenaient chacun à leur espace, précisèrent-ils à l’unisson. Annick occupait son temps libre par des stages de peinture chinoise et la conception de tuniques et tabards destinés aux croisés, chevaliers et archers d’une troupe locale. Son mari étudiait le gallo et pavanait en Duc lors des représentations de leur association de « reconstituteurs » médiévistes. L’unité apaisée de ces êtres déclenchait, chez Raphaël, une tendresse qu’il ne pouvait s’empêcher de repousser. La simplicité assumée de leur vie et leur connivence à toute épreuve le consternaient. La vie valait mieux qu’un appariement de fortune.

*

Le père de Mona, à l’arrivée sur le parking du Calvaire de Pontchâteau déclama, en l’honneur du maître des lieux, les mots du père Louis-Marie Grignion de Montfort :

–Chers amis, tressaillons d’allégresse, nous avons le calvaire chez nous. Courons-y, la charité nous presse, allons voir Jésus Christ mort pour nous.

Raphaël fut saisi par la dureté du lieu. Passé les premières étapes du circuit, la représentation en béton armé du Temple de Jérusalem, l’interpella. Admiratif des fresques murales figurant des scènes remarquables de la chrétienté, il fut heurté par l’image de Jésus, fouet à la main, pourchassant les vendeurs du Temple. Des quatre scènes de l’Évangile peintes sur les murs de la Visitation, son esprit irrévérencieux retint la mise en scène brutale du martyre de Jean-Baptiste et l’étrange pudeur du Christ lors de son baptême.

Malgré la pétulance du père et le regard bienveillant de sa fille, Raphaël s’enfonça, à mesure de l’ascension du chemin de croix, dans un mutisme complet, que ses camarades de cordée mirent sur le compte de la dévotion. Les stations de la voie douloureuse se succédaient : Scala Sancta, Grotte de Bethléem, Cénacle, Sacré Cœur, Grotte d’Adam, Calvaire, Résurrection, vieille chapelle, Moulin du père de Montfort, Ascension, Assomption.

La Grotte de l’Agonie achevée, il reprit son souffle sur le parking, au pied d’un car de fidèles portugais décoré en l’honneur de Notre Dame de Fatima et alluma une cigarette. Mona lui indiqua, de loin, qu’ils poursuivaient leur visite par le musée. Son intention de gagner l’auberge de l’autre côté de la route s’évanouit. Affalé sur le trottoir, il plaça sa tête contre l’arrière du car, étendit ses jambes harassées par cette pénible progression et s’endormit sur-le-champ.

La main fraîche de Mona posée sur sa nuque le réveilla en sursaut. Jésus crucifié, encadré par les deux voleurs dont il ignorait les noms, surplombait son refuge et le fixait. Agenouillée à ses côtés, elle se blottit contre son rebelle des parkings, se moquant de sa mine défaite et de ses postures adolescentes. La tête penchée vers le gravier poussiéreux, il confia ses épaules à ses paumes aguerries.

L’arrivée des parents leva le camp de fortune. Ils clôturèrent la journée par un verre à l’auberge, avant de déposer Raphaël en gare de Savenay, à quinze kilomètres de là.

*

Parvenu devant la gare, au pied du Sillon de Bretagne, il remercia sincèrement ses hôtes pour leur accueil, qui, sous le charme de cette marche inspirée, lui firent promettre de se revoir bientôt. Il s’abstint d’ajouter que leur prochaine rencontre pouvait s’affranchir du patronage du Christ.

Le tableau d’affichage annonçait le prochain train pour 19 h 08. L’occasion, pensa-t-il, de parcourir la presse dominicale. Le kiosque fermé de la gare déserte lui rappela où il avait échoué.

Les quarante kilomètres qui séparaient Nantes des quais de l’ancienne sous-préfecture furent avalés en vingt minutes par un train express régional dont le confort tranchait avec l’élégance surannée de sa gare de départ. L’esprit de Raphaël vagabondait, incapable de faire le tri dans ses émotions. Il sourit à l’idée du programme de la soirée auquel il échappait. À coup sûr, une partie de Scrabble, une sélection des meilleurs clichés de Mona et un digestif en cuisine en tête à tête avec son père.

Son ironie ne lui paraissait pas sans fondement au regard de cette journée inaugurale. Derrière l’hospitalité et les sourires en cascade, il mesurait la violence d’imposition de ce programme. Il s’en voulait de n’avoir manifesté aucune résistance devant leur prosélytisme béat, dont Mona s’était étrangement rendue complice. Bien sûr, il avait témoigné de la vigueur de son tempérament par une escapade matinale et une sieste dissidente, mais il s’agissait là davantage de fuites adolescentes que d’une insoumission assumée. Sa conduite lui semblait une forfaiture complète. Il s’en voulait d’avoir donné le change aussi facilement et voyait désormais clair dans leur jeu. L’apparente décontraction d’un protocole de plein air n’était qu’un trompe-l’œil. Il se sentait sali par l’auscultation de ce couple de laborantins obséquieux.

L’arrivée en gare de Nantes interrompit le flux de ses pensées. Il descendit du train, la devise de la ville de Ploërmel, « la ténacité dans la foi », résonnant dans sa mâchoire serrée.

–Ok Lionel, fêtons-le puisque vous y tenez tant. Je t’embrasse.

Eléonore raccrocha le téléphone. Elle avait bien cherché à repousser les arguments de son fils aîné mais elle dut bien reconnaître qu’il l’avait emporté. Ou plus exactement, elle avait cédé devant son insistance. On fêterait ses soixante-quinze ans le samedi 15 mai.

Elle n’ignorait pas qu’il fut missionné par la famille, le sachant plus habile que ses frères et leurs épouses pour ouvrir le cœur de la vieille femme. Il s’abstint de toute critique à l’endroit de son ermitage prolongé pour concentrer sa plaidoirie sur l’amour que lui portaient ses petits-enfants. Si sa conclusion grandiose sur l’union sacrée de la famille lui parut inutile, elle fut touchée par sa sincérité. Soulagée d’échapper aux ingérences de ses fils sur son mode de vie égoïste et inconvenant, elle se résigna à relâcher, un instant, l’emprise qu’elle exerçait sur les siens et sur elle-même.

À la disparition de son deuxième fils, elle avait exigé que l’on cesse de fêter son anniversaire. Toute réjouissance collective portait la marque de l’indécence. Elle avait eu son lot de fêtes assombries par l’absence. Son approbation ne provoqua, en elle-même, ni délivrance ni culpabilité. Elle ne dérogeait pas à sa promesse d’honorer le souvenir de son fils mais son devoir de mémoire ne pouvait éternellement étouffer les vivants. L’inflexion juvénile de Lionel l’invitait à délaisser sa tanière.

*

Quinze ans qu’elle avait déserté le continent, comme d’autres arrachent leur chemise à la mort de leur parent. Une fuite brutale dont elle reconstituait aujourd’hui, avec peine, les images.

Au matin d’une nuit d’hiver sans sommeil, elle avait rassemblé quelques affaires dans un grand sac de voyage puis rédigé une lettre rassurante à l’adresse de ses fils. Sur le seuil de l’appartement familial, elle s’était juré de ne pas se retourner jusqu’à son arrivée sur le quai de Port-Joinville. De mémoire de marin, la traversée pour gagner l’Île-d’Yeu fut épouvantable. Stoïque, Eléonore fixait l’horizon, reconnaissante que la mer, prise de convulsions, s’associe à sa peine immense. Les grands gaillards, accrochés à leur siège, lançaient des regards suppliants. Elle espérait que l’océan, écumant de rage, lave l’affront de ces vies injustement interrompues. La trentaine de corps accueillit avec soulagement l’entrée dans le port. Le sol se dérobait sous les pas fébriles d’Eléonore, par la force combinée du roulis, de la sidération de sa fugue, de l’émotion de retrouver cette terre de félicité.

*

Si les souvenirs de la fuite étaient incrustés dans sa chair, leur enchaînement échappait à l’entendement de la vieille femme. Aucunement défaillante, sa mémoire semblait prise en défaut par sa conscience, stupéfaite, quinze ans après, de la tournure des événements. Le récit de son échappée la bouleversait encore. En société, elle maîtrisait et camouflait parfaitement son trouble, ponctuant son exposé de détails insignifiants, devant des interlocuteurs charmés par tant de caractère et de pulsion de vie.

*

Elle passa sa première année dans une cabane de pêcheur, au cœur d’une anse du nord-ouest de l’île protégée des vents dominants, aménagée avec soin par Georges. Le maçon retraité, ami de son regretté mari, avait bien cherché à dissuader la naufragée de s’établir dans cet abri de fortune, quoique moins étroit que les cahutes voisines, pour gagner sa demeure de Ker Châlon. Il obtint seulement qu’elle réside quelques jours chez lui, le temps de reprendre des forces et de revoir l’étanchéité de l’habitat.

Cette année d’isolement fut semblable à une longue fièvre dans les cales d’un navire. Les premiers temps, elle restait prostrée le jour, ne sortant qu’à la nuit tombée, le regard planté vers le large, sans expression. Georges traînait, chaque nuit, sa lourde silhouette dans le sillage de sa protégée, l’observant à distance. Il terminait sa ronde par quelques prières devant la croix, érigée à la proue d’une barque échouée, en hommage aux marins disparus.

L’irruption de colonies de touristes ralentit sa convalescence. Elle évitait les attroupements et se tenait encore maladivement à l’écart du bruit du monde. Puis les cauchemars s’espacèrent et son corps cessa progressivement de lutter. Elle dormait et reprenait du poids.

Son hibernation prit fin un an après son premier pas vacillant sur l’île. Elle quitta son cabanon, à la fois soulagée d’achever son exil et redevable à ces vieilles planches d’avoir absorbé ses cris et ses sanglots. Georges avait repéré une petite maison à louer à quelques kilomètres de là, tout à l’ouest de l’île, sur la route du Ponant. S’il connaissait, par les anciens, le pouvoir guérisseur du Caillou Blanc, il misait davantage sur l’évocation positive de la ligne de roches de quartz, que le clan d’Eléonore s’amusait, à l’époque, à rebaptiser leur « ligne de vie ».

Les maisons étaient rares et les quelques résidents à l’année, discrets. De sa spacieuse terrasse grecque surélevée, elle embrassait une vue grandiose de la Pointe de la Gournaise à la Pointe du But dans un silence sauvage, éclatant de lumière.

*

Au fil des années, de vieux loups solitaires s’attroupèrent autour d’elle. La meute se composait de Georges bien sûr, d’un photographe animalier, d’un marin à la retraite, d’un Espagnol taiseux et du médecin de l’île. Un curieux mélange de locaux et de crabzingues exilés sur ce bout de terre indéterminé, entre Bretagne et Vendée. Eléonore, viscéralement du côté des révoltés et des marginaux, animait cette bande de déserteurs défaits. Elle hébergeait leurs soirées de résistants, ensorcelant leurs discussions de sa voix rauque. Ses yeux vert émeraude, dont ils louaient l’éclat, allongeaient les récits et provoquaient les confessions. Ils savaient aussi éteindre les polémiques et les rivalités.

Lorsque la bande, gagnée par l’appel de la civilisation, quittait le foyer de leur sainte patronne, les rues du port bruissaient de rumeurs nauséabondes sur le compte de l’étrangère et de sa bande de corsaires dépareillés. Elle s’amusait des commérages, fière de ce compagnonnage viril. Sa peau mate et ses cheveux de jais frisés lui donnaient des airs de princesse indienne. Tout au moins dans les yeux brûlants d’admiration de son petit-fils, Raphaël, qui jubilait de leurs descentes héroïques dans les bars et les venelles désertes.

Les rencontres hebdomadaires de leur confrérie étaient régies selon des règles simples, déterminées collégialement. Le temps de la soirée, les téléphones étaient coupés et les sujets d’actualité, de politique ou de religion, proscrits. Sauf quand le culte venait menacer l’intégrité des lieux.

Chaque 24 juillet, lendemain de l’anniversaire de la mort de Pétain, la fine équipe prit l’habitude de subtiliser la gerbe de fleurs déposée sur sa tombe au nom de la Présidence de la République. Le commando nocturne continua de frapper après 1992 contre les couronnes des patriotes zélés de « l’Association pour défendre la mémoire du Maréchal ». Lorsque le curé eut la délicatesse, à l’occasion de la commémoration du Vel’ d’Hiv’, de donner une messe pour le repos de l’âme du Maréchal Pétain, les vieux militants protestèrent hardiment devant le parvis de l’église de Port-Joinville. Leur engagement fut vite balayé par une campagne d’évangélisation des plages menée par de jeunes prosélytes, réveillés par l’appel au sursaut d’Yeu lancé par l’abbé.

L’échec de la manifestation les conforta dans le bien-être de leur cercle, à l’écart des controverses et des mesquineries de la vie. Leur amitié se sédimentait, semaine après semaine, par des veillées chaleureuses ponctuées de poisson grillé, de parties de cartes, d’histoires fantastiques et d’éclats de rire. Si les livres circulaient de foyer en foyer, les opinions restaient solidement arrimées.

À l’heure de la séparation, Eléonore, enveloppée d’une cape, gagnait son belvédère et guettait le départ du peloton dans l’humidité de la nuit. Elle éprouvait une tendresse infinie pour cette bande de vieux lions, les pattes accrochées à leurs guidons, s’époumonant pour parvenir en tête au sommet de la côte.

Ils la surnommaient « oveja negra », mouton noir, depuis que l’Espagnol parcimonieux, l’observant sillonner la côte sauvage au coucher de soleil, avait laissé son admiration parler. Quel secret pouvait bien dissimuler cette ombre qui arpentait inlassablement la roche ? Raphaël adorait ce surnom exotique mais lui préférait « Or’ », moins rocailleux. Lorsqu’il était loin d’elle, il la figurait à la façon d’un Tintin à la peau sombre régnant sur l’Île Noire. Au reporter intrépide, il préférait les aventures d’une brebis sauvage sans compagnon flanqué à ses côtés.

*

Un an après la disparition de son père, il passait une grande partie des vacances scolaires chez sa grand-mère. Leur relation fusionnelle fut peu disputée par ses frères et sœurs, qui s’ennuyaient ferme dans ce coin reculé. Leur mère espaça progressivement les séjours de ses adolescents et laissa le champ libre à Raphaël, consciente des bénéfices réciproques de leur complicité. Ils dessinaient leurs rêves, codaient leurs conversations et reprenaient à tue-tête les refrains des chansons ringardes de la station de radio locale. À la belle saison, ils dévoraient les éperlans pêchés au carrelet et se moquaient de la Sainte Trinité « short-marinière-méhari » des touristes en quête d’assimilation. À l’arrivée de l’automne, ils construisaient une immense cabane et écumaient la côte sauvage blanchie par les tempêtes. L’enfant sauvage était même exempté de se laver à condition de tremper dans le bain du vendredi après-midi avant leur dîner à la bougie. Étonnant, comme cette femme irrévérencieuse, hostile à tout protocole, soignait ce rituel de purification auquel elle-même ne dérogeait jamais. Leur soirée s’achevait lorsque la petite lampe à huile s’éteignait d’elle-même. « C’est parce que la mèche est priée », glissait Eléonore pour toute explication. Cette lampe magique était presque aussi mystérieuse que le calepin noir, planqué sous les nappes du buffet, où elle griffonnait des dates associées à des mots indéchiffrables. Les soirs de réunion du groupe, il luttait pour rester éveillé, fasciné par ces hommes aux histoires incroyables.

La candeur de Raphaël adoucissait son ironie et sa rugosité. Il parvenait parfois à la convaincre de quitter son île à la faveur de fêtes familiales. Il n’obtint jamais gain de cause pour les baptêmes et les communions mais elle honora de sa présence quelques-uns des mariages de ses petits-enfants. L’occasion, missionnée par ses compères, de s’approvisionner en denrées introuvables sur l’île.

À près de vingt-cinq ans, Raphaël trouvait encore refuge chez sa grand-mère. Les escales s’espaçaient mais leur familiarité naturelle déjouait les pièges de la séparation. Au coucher, elle continuait de le bénir en apposant la main sur son crâne puis la glissait contre son visage jusqu’à la poitrine. La toison de son oveja negra avait blanchi et elle n’enjambait plus les rochers avec la même agilité. Mais son élégance ne déclinait pas et il voyait toujours en elle le double féminin du héros de Conrad, Lord Jim, superbe d’honneur et de bravoure.

*

La fascination exercée sur ses hommes contrastait avec la vérité de son corps qu’elle savait fragile. Sujette à de violentes migraines, ses séances de lecture devenaient éprouvantes au point de troubler sa vue après une vingtaine de pages. Son coup de pinceau, naguère rageur, manquait de précision et ses tableaux lui échappaient. Son pas mal assuré ne soutenait plus ses longues escapades. Sous l’effet de la fatigue, certains objets se déformaient. Lors de leurs soirées, elle redoublait d’efforts pour maintenir sa concentration et se montrer à la hauteur de sa réputation. La qualité de sa performance et le déni de ses protecteurs lui assuraient le répit nécessaire pour s’acclimater à la perspective du déclin. Le médecin de la bande n’était pas dupe. Généraliste de la vieille école, il veillait discrètement au bien-être de son cheptel.

Eléonore se débattait dans le cabinet médical que son confesseur partageait avec un jeune confrère du continent. Elle minimisait ses maux, dissimulait tout élément de nature à faciliter le raisonnement du praticien. La sévérité inhabituelle du médecin interrompit son offensive de charme. Désarmée, elle prit une grande respiration et énuméra les symptômes, pressée d’en finir.

–Voilà, je préfère quand tu joues cartes sur table Eléonore. On a passé l’âge de se faire des cachotteries. Et non, ce n’est ni la fatigue, ni le manque de sommeil ou bien encore la luminosité.

–Je m’en doutais un peu à vrai dire, dit-elle.

–Tu n’as rien perdu de ton regard mais ta vue baisse.

–Et alors ? répliqua-t-elle machinalement.

–Difficile de me prononcer sans examens complémentaires… Mais l’altération de ta vision est indéniable.

–Merci Docteur, ça, je m’en étais bien rendu compte !

–Tu vas me faire le plaisir d’aller voir mon vieux copain Trebern. Il est ophtalmo au CHU de Nantes. Pas du genre causeur mais c’est un très bon.

–Ça tombe bien, je ne suis pas d’humeur non plus.

Elle acquiesça et obtint que l’entrevue se tienne le 14 mai, veille de la célébration donnée en son honneur à Nantes.

Deux mois plus tard, sa frêle silhouette disparaissait sous le poids de l’Hôtel-Dieu. Postée devant la chapelle de l’hôpital, les reliefs en pierre de la façade l’interpellèrent. Au détour des scènes de la passion du Christ, elle fut saisie par l’inscription : « Les aveugles voient ». Si l’église et la médecine s’y mettaient, elle n’avait décidément plus rien à craindre ! Regonflée par son inspiration sarcastique, elle prit néanmoins de plein fouet les formules lapidaires du chef de service.

–DMLA, dégénérescence maculaire liée à l’âge. Dans votre cas, c’est une DMLA exsudative ou humide, la forme la moins fréquente. Elle se caractérise par la formation de nouveaux vaisseaux sous la rétine, gênant ainsi la vision. Impossible de se prononcer sur un calendrier précis. La perte de la vision centrale peut prendre des années comme quelques semaines.

Sidérée par le verdict, elle voulait chasser cette blouse blanche au visage glabre de son stock de souvenirs. Après avoir déroulé le diagnostic d’une voix monocorde, il sembla réaliser qu’il ne s’adressait pas à son fidèle magnéto mais à une femme de l’âge de sa mère. Devenu rassurant, il expliqua que des solutions thérapeutiques existaient, précisant que s’il s’agissait d’une forme évoluée de la maladie, la capacité fonctionnelle de la rétine périphérique était préservée. L’entretien se conclut par des conseils pratiques qui lui coupèrent les jambes.

–Préférez naturellement des lieux de vie non isolés, soyez assidue aux séances de rééducation visuelle et faites-vous accompagner par votre famille.

*

Eléonore observait la ville s’agiter en silence. Raphaël se planta devant elle, lui présentant son bras :

–Vous permettez, Madame ?

–Avec plaisir jeune homme !

À la vigueur de l’étreinte de sa grand-mère, il ressentit l’ampleur de l’épreuve traversée. La farouche septuagénaire qui avait exigé de se présenter seule devant ses médecins, fut soulagée d’être prise en main à la sortie du ring. Son chaperon avait plus de poigne et de panache que les ternes étudiants de médecine de l’autre côté de la rue. Ils franchirent la Loire, frémissante sous un vent d’été soutenu. L’effluve maritime et le décollage assourdissant d’un hélicoptère depuis le toit du CHU, réveillèrent les sens d’Eléonore.

*

Raphaël, repoussant l’issue du débriefing, entraîna sa grand-mère dans une expédition le long des rives de Loire métamorphosées depuis sa dernière visite. Fin observateur des mutations urbaines, il s’extasiait devant le retour du fleuve et la nouvelle géographie de la ville qui assumait, tout en le revisitant, son héritage industriel et portuaire. Au débouché du pont, ils parvinrent au pied de l’immeuble du quotidien dont elle loua l’intelligence du recrutement. Elle tressaillait de fierté, le cou tiré vers les lettres immenses du journal incrustées dans le ciel. La cadence s’accélérait, il voulait tout décrire, s’enthousiasmant tour à tour pour l’audace architecturale, la sobriété de l’espace public ou encore la protection des espèces endémiques.

Elle retrouvait dans l’incandescence de son guide, la curiosité sensible d’Antoine. Les voix du père et du fils s’entremêlaient de façon troublante.

Cette île de Nantes, bien que raccordée à la terre ferme par quelques tentacules de béton qu’elle aurait volontiers décrochés, avait du tempérament. Bien sûr, ce territoire créé par l’homme n’avait pas la sauvagerie de sa terre d’adoption mais une force alchimique s’en dégageait. Des pirates avaient apparemment abordé l’archipel et s’amusaient à malmener l’atavisme des Nantais de souche. Elle prit instinctivement parti pour ces agitateurs à tricorne et leurs descendants à casque de chantier contre les vieux conservateurs engoncés dans leur modération coupable.

L’exaltation passée, ils cheminèrent silencieusement le long des quais pavés, la main traînant sur les garde-corps couleur rouille. Une douce torpeur gagnait la pointe ouest de l’île. Les étudiants affalés sur leurs chaises longues bariolées n’avaient pas la dignité des bâtisseurs de navires d’autrefois mais la tentation de la nostalgie ne l’étreignit pas. Elle n’oubliait pas les petits matins lugubres de Nantes et les sordides faits divers de l’époque. Les Nantais du xxie siècle semblaient sous étroite surveillance des anciens occupants du lieu. Elle voulait croire que cette génération prétendument ingrate et polémiste témoignait par la conservation de ses grues, cales et hangars d’une sincère déférence pour ses aînés.

*

Leur marche les mena aux banquettes confortables de l’un des cafés. La vue imprenable sur la Loire, maritime en ces latitudes occidentales, différa de quelques instants la discussion redoutée.

–Or’, quel est l’avis des médecins ?

–Dégénérescence maculaire liée à l’âge. DMLA si tu préfères son petit nom. Une maladie de vieux, quoi ! Je perds peu à peu la vue centrale… Je peux faire une croix sur la lecture et l’écriture. Inutile de te dire que j’ai peint mes dernières toiles et que ma bande se passera de moi pour nos projections de vieux films. Un détail…

–Mais pour le moment tu vois bien, non ? Tu ne veux pas prendre un autre avis ?

–Inutile mon grand, c’est le chef de service, le plus capé de toutes ces blouses blanches. La mauvaise nouvelle c’est que les deux yeux sont touchés, la bonne c’est qu’il me reste la vue périphérique ! ricana-t-elle nerveusement. Je pourrai, a priori, m’habiller seule et me déplacer sans aide.

–On ne sait jamais, peut-être qu’il se trompe. Chaque cas est unique, chaque malade a des ressources insoupçonnées. Je ne crois pas à ces verdicts qui tombent comme ça ! déclara Raphaël combatif et déjà résigné.

–C’est malheureusement le cas. C’est une maladie chronique et évolutive. À moi les joies de la loupe, des étiquettes XXL et des séances de rééducation orthoptique. Sans oublier les antioxydants et les livres enregistrés !

Raphaël avait les yeux rivés sur la table qu’il aurait volontiers projetée contre la grande baie vitrée, inondée d’un soleil indécent. Incapable de regarder le visage de sa protectrice, ses avant-bras tendus encerclaient le guéridon. Son corps enserrait sa proie de substitution dans une rage contenue. Il aurait voulu l’enlacer et trouver les mots pour la rassurer. Elle interrompit la torture qu’il s’infligeait en entourant ses poignets de ses doigts délicats.

–Et tu peux rester chez toi ? demanda-t-il en relevant la tête.

–Tu les connais, haro sur l’isolement ! Et le traitement le plus efficace… La famille ! Non mais quelle blague ! Je vois d’ici le soulagement de tes oncles et les sourires venimeux de leurs femmes… Trop contents de rosser mon indépendance ! Je te rassure mon petit gars, ils ne sont pas près de me rapatrier !

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Quel paradoxe, c’est elle qui apaisait ses craintes ! S’il ne doutait pas de sa détermination, il naviguait en plein sketch des Monty Python ou, pire, dans un mauvais film de guerre. Chef borgne d’une armée assiégée, elle assurait avec conviction à une poignée de soldats en loques que la victoire était à portée de main. Croyait-elle seulement à sa harangue ? Il était bousculé par ses émotions, terrorisé que le soubassement de son existence se fissure. L’enfant en lui, se murait dans une foi aveugle en la capacité de résistance de son rempart. Pas au point d’éteindre le pressentiment de la chute, entraînée par son orgueil dérisoire.

–Tu vas leur annoncer demain ?

–Je viens d’apprendre la nouvelle, je n’ai pas eu le temps de réfléchir à ma stratégie de communication familiale. Mais non, pas question de leur gâcher la fête demain et de me jeter dans la gueule du loup.