L'amour relève le gant - Max du Veuzit - E-Book

L'amour relève le gant E-Book

Max du Veuzit

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Beschreibung

"Je veux me venger et me marier tout de suite, avec n'importe qui, mais je ne serai pas humiliée par lui !" telle est la fantasque décision que prend Chantal Angeville pour se venger de son fiancé Lucien dont elle n'a pas de nouvelles depuis longtemps. Et Chantal Angeville épousera Miche]. Lancey, par dépit, pour ne pas perdre la face. Elle avouera à son mari, le soir des noces, qu'elle ne l'aime pas; elle a agi pour se venger de celui qui l'avait fait souffrir et avoir la joie d'annoncer à son ex-fiancé son mariage avant le sien. Michel ne verra pas dans cet aveu s'arrêter sa souffrance, son calvaire, il sera, atteint de la poliomyélite, parviendra, par son courage et sa volonté, à surmonter l'effroyable maladie. Mais l'amour, longtemps bafoué, relèvera le gant.

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L'amour relève le gant

Max du VeuzitIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXXXIXXIIXXIIIXXIVXXVXXVIXXVIIPage de copyright

L’amour relève le gant

Max du Veuzit

Max du Veuzit est le nom de plume de Alphonsine Zéphirine Vavasseur, née au Petit-Quevilly le 29 octobre 1876 et morte à Bois-Colombes le 15 avril 1952. Elle est un écrivain de langue française, auteur de nombreux romans sentimentaux à grand succès.

I

Chantal eut obscurément conscience qu’il y avait quelqu’un dans sa chambre et instantanément elle se dressa sur son lit.

Elle vit Nadine qui s’avançait dans l’ombre, apportant le petit déjeuner sur un plateau.

– Le courrier est-il arrivé, Nadine ?

– Oui, mademoiselle, mais pas encore de lettre, ce matin, pour vous.

Les mains de Chantal se crispèrent sur le drap.

La vieille servante posa le plateau sur la table de chevet et d’un air affairé se dirigea vers la fenêtre.

Tandis qu’elle tirait les doubles rideaux de satin, elle dit :

– Un retard ne veut rien dire, mademoiselle. Je me souviens quand Monsieur avait fait son voyage en Amérique, Madame était inquiète comme vous et, cependant...

Comme Nadine faisait tourner l’espagnolette, instinctivement Chantal s’enfouit dans son lit. Un flot de lumière vint éblouir la jeune fille.

– Pas de lettre depuis huit jours... répétait-elle avec indignation.

La vieille bonne accomplissait son service comme un rite. Maintenant elle s’approchait du lit, ramassait en bougonnant les magazines qui traînaient sur le tapis.

– Vous avez encore lu jusqu’à quelle heure ?

– Pas très tard, minuit, peut-être, mais, à deux heures, je ne pouvais plus dormir.

– Quel malheur ! grondait la vieille. Allez, soulevez-vous.

Elle redressait les oreillers, tandis que la jeune fille se tirait à nouveau du lit.

– Oh ! je me vengerai, tu sais.

– On dit ça...

Nadine posa le plateau sur le bord du lit.

– Tu me mets trop de pain, je te le dis tous les jours.

– Il faut manger, vous n’allez pas dépérir... parce que votre amoureux ne vous écrit pas ? Regardez-vous dans une glace. Vous croyez que ce cerne autour des yeux vous rend plus belle ?

– Est-ce ma faute, si je ne dors plus ?

– Buvez votre thé avant qu’il refroidisse.

Chantal secoua sa chevelure blonde que le soleil venait pailleter d’or.

– Je ne l’ai jamais aimé, je crois, mais, maintenant, je le hais.

– Ne dites pas cela, s’offusqua la bonne femme. Sait-on pourquoi il n’a pas écrit ? Peut-être en est-il empêché.

– Tu crois encore que Londres est au bout du monde. Londres n’est qu’à une heure de Paris, ma pauvre vieille.

Nadine contemplait la jeune fille comme elle eût regardé une idole. Ne l’avait-elle pas vue naître ? Malgré la fatigue d’une nuit d’insomnie succédant à six autres nuits blanches, malgré cette lassitude, Chantal était encore pour elle la fille la plus belle et la plus désirable qu’il se puisse imaginer.

« Certes, pensait-elle, M. Lucien ne l’avait jamais vue ainsi dans le négligé du réveil, la chemise de soie largement échancrée sur l’ombre de sa gorge, mais était-il possible qu’il délaissât cette jeune fille au visage d’une pureté antique que des grands yeux noirs rendaient si vivant : une jeune fille si merveilleuse qui s’appelait Chantal Angeville ? »

D’un geste machinal, Chantal trempa une tartine dans le thé.

– Papa est parti à l’usine ?

– Il a craint de vous réveiller... il est parti sans bruit.

– Prépare mon tailleur gris.

La vieille servante voulut encore tenter de consoler la jeune fille.

– Les jeunes gens ne sont pas raisonnables, mais tout peut toujours s’arranger.

– Évidemment, tout peut toujours s’arranger, mais rarement comme on le désire. Ah ! si j’étais cousette ou marchande de fleurs, ce serait simple... Mais je suis Chantal Angeville, et toutes les cousettes et toutes les petites marchandes de fleurs envient les Chantal Angeville.

Un sanglot souleva la poitrine juvénile.

La jeune fille repoussa le plateau et, se retournant brusquement, s’effondra, le visage dans son oreiller.

Impuissante, la vieille nourrice recula jusqu’à la porte. Elle savait qu’en ce point de la crise il ne fallait pas essayer de consoler Chantal.

– Je ne veux pas de ta pitié, lui avait-elle dit une fois.

Avec peine, Nadine contempla encore cette chevelure que secouaient les sanglots et allait sortir quand Chantal se redressa :

– Je ne serai pas bafouée plus longtemps, Nadine ! Il verra, ce goujat, si j’attends son bon vouloir. Je veux me venger et me marier, tout de suite, avec n’importe qui, mais je ne serai pas humiliée par lui.

– Mademoiselle Chantal !

– Toi, va préparer mon tailleur.

La vieille servante battit en retraite.

Chantal sauta du lit et passa dans la salle de bains. Quand elle en revint, un quart d’heure plus tard, drapée dans sa robe de chambre, le visage détendu par le bain, elle s’approcha de sa psyché et se mira.

« Le monstre ! » murmura-t-elle en passant le bout effilé de ses doigts sur le cerne de ses yeux, ce cerne qui lui faisait peut-être un visage plus troublant, plus pathétique, ajoutait encore à sa beauté.

« Lucien, ajouta-t-elle, vous comprendrez, mais un peu tard, que ce n’est pas impunément que l’on humilie Chantal Angeville. »

Elle accorda encore un dernier regard à son visage dans le miroir et elle retira son peignoir pour s’habiller. À cet instant, elle vit la photo de Lucien posée sur son secrétaire. Une grande photo avec des jeux de lumière et signée d’un portraitiste en renom.

Le premier mouvement de la jeune fille fut d’ôter cette image de sa présence, mais un jugement s’imposa à son esprit pour justifier cette exécution.

« Est-ce que j’aimais Lucien quand j’ai enfermé sa photo dans ce cadre de cuir ? Un peu bellâtre, un cou appelé à s’épaissir et une petite lèvre mince, mordante... Comment ai-je pu aimer ce garçon ? Son regard est sans intelligence... »

– Tu penses trop, lui ont dit un jour ses amis. Ne serait-ce pas tout simplement de la bêtise ?

Avec quelle fatuité la présentait-il :

– Mademoiselle Chantal Angeville, ma fiancée. Mon beau-père est industriel, les tours Angeville, les fraiseuses Angeville.

À croire qu’il allait épouser une machine-outil.

Elle lui avait dit une fois :

– À vous entendre, Lucien, ne croirait-on pas que notre mariage sera celui d’une bouteille de champagne et d’un tour ?

Il avait ri, l’imbécile.

Un pli de dédain marqua les lèvres de Chantal.

« Ce qu’il faudra, c’est que nul n’ignore que c’est moi qui ai rompu. Je dirai :

« – J’ai cru l’aimer, je me trompais. N’était-il pas préférable de rompre avant ? Je lui apporte le bonheur, à ce pauvre garçon, en lui rendant la liberté.

« On me jugera cruelle, mais intelligente. Or, il n’y a que la bêtise qui ne se pardonne pas. »

Elle prit le cadre. Lentement, elle en ôta la photo et la rangea dans un tiroir.

« Je la lui rendrai avec sa bague, mais il faudra que je fasse vite, je ne veux pas qu’il me devance. »

Un peu plus tard, la jeune fille se posa une question en s’étonnant qu’elle ne fût pas encore venue à son esprit depuis une semaine qu’elle souffrait.

« Qu’est-il allé faire à Londres ? Vendre le champagne paternel ? »

Elle eut un geste d’indifférent dédain.

Elle constatait, avec un plaisir qui lui faisait mal, la sécheresse de son cœur. L’affaire était classée maintenant pour elle, sa décision prise.

Déjà elle se disait : « Qui ?... qui peut épouser Chantal Angeville, des machines-outils Angeville ? comme disait Lucien. Cinq hectares d’usines à Saint-Denis, mille ouvriers... »

Pourquoi fallut-il que le nom de Jacques lui vînt aux lèvres avec son parfum des premières amours ?

Jacques de Chalençais, un nom et une couronne de comte, à défaut d’une grande fortune... Jacques, fier et racé, oui, elle l’avait aimé... Et lui ? Aussi maladroit qu’elle, dans ses premiers échanges de baisers. Il terminait son droit et, l’autre jour, elle l’avait aperçu chez les Lacour. Il y semblait très accaparé par cette petite sotte d’Armelle. Évidemment, une conjuration de sang bleu. Eh bien ! qu’il l’épouse, cette Armelle, avec son grand nez et son sourire bébête !... Se marier ? Pourquoi se marie-t-on ? Par amour, tout le monde vous le dira, mais Chantal Angeville ne croit pas à l’amour, en ce matin d’avril surtout, en ce huitième jour sans lettre de... Mais assez pensé à celui-là.

Maintenant, Chantal, assise devant sa coiffeuse, ce n’est plus son miroir qu’elle interroge, c’est son âme, ses souvenirs aussi.

« L’amour... quelle folie ! Un mariage d’amour comme celui d’Irène ? Trois jours d’ivresse et trois ans de pleurs, pour finir par une séparation.

« Maman aurait dit : « On se marie pour avoir des enfants. » Peut-être les autres, mais moi ?... Des enfants qui pleurent la nuit, qui pleurent le jour, sans oublier la rougeole, la coqueluche, enfin, tous les ennuis que, petite fille, j’ai connus... Non, peut-être plus tard, mais, maintenant je n’ai nullement l’intention d’être mère de famille, même avec une nurse qui, le matin et le soir, m’amènerait un petit paquet bien propre à embrasser.

« Ah ! j’y suis ! la solitude, vieillir seule... Être un jour une vieille fille ! Voilà pourquoi on se marie, ce n’est pas pour être, c’est pour ne pas être...

« C’est pour ne pas être la délaissée, celle dont les autres disent :

« – Cette pauvre petite, une si jolie fille, malgré sa fortune, elle n’a pas trouvé à se marier !

« Elles seraient trop heureuses, les Monique, les Gisèle, les Armelle, toutes celles que leurs maris délaissent, celles qui attendent avec impatience une aventure ou celles noyées d’enfants.

« Non, mes bonnes amies, vous n’aurez pas ce plaisir, car Chantal Angeville se mariera », jeta la jeune fille à haute voix, comme avec défi.

Un dernier regard à sa glace, pour elle-même, cette fois, pour son plaisir. Enfin satisfaite de sa silhouette, de son regard, des mouvements de sa coiffure, de l’arc de ses lèvres, Chantal sortit de sa chambre.

Il était dix heures. Son père était certainement encore au bureau, avenue d’Iéna. C’était à deux pas. Chantal décida de s’y rendre à pied.

L’air était encore frais, mais déjà les marronniers verdissaient.

« Avant que leurs feuilles recroquevillées aillent au gré du vent d’automne rouler sur l’asphalte, pensa la jeune fille en marchant allègrement, je serai mariée. Avec n’importe qui, mais je serai Madame. »

*

– Je romps avec Lucien.

Cette phrase était lancée par Chantal en faisant irruption dans le bureau de son père.

– Pas encore de lettre ? s’informa M. Angeville avec intérêt.

– Je me moque de ses lettres... c’est un vilain personnage. Je ne veux plus en entendre parler.

– Calme-toi, Chantal. Si j’écrivais à Épernay ? J’y pensais, tout à l’heure.

– À son père ? Ah ! non, un goujat pareil et qu’il puisse dire à ses mis : « Regardez comme elle tient à moi : elle a fait écrire à mon père par le sien. » D’ailleurs, c’est une bénédiction du Ciel qu’il m’ait oubliée dans sa course, je ne l’ai jamais aimé !

– Tes paroles dépassent ta pensée. Souviens-toi du soir de tes fiançailles.

– Qu’y a-t-il eu le soir de mes fiançailles ?

– Ta joie, mon enfant.

– Une jeune fille est trop heureuse de se dire : « Ouf ! je ne resterai pas pour compte. »

– Chantal, ce que tu dis est monstrueux, c’est le dépit qui t’inspire, c’est...

– Le dépit ! Ne prononce pas ce mot-là... Tu t’imagines encore à la Belle Époque, papa ! Sérénades, amours, toujours, et tzigane à grandes moustaches, venant faire grincer son violon dans l’oreille de sa belle. Réfléchis, construis-tu encore les machines que grand-père exposait en 1900 entre la Grande Roue et la tour Eiffel ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien ! l’amour est comme la Grande Roue : il a tourné et il n’existe plus. Or, ce que tu appelles l’amour n’a plus qu’un lointain rapport avec ces beaux sentiments dont parlent les romans de ton jeune temps.

Avec patience, le père répondit :

– Admettons que l’amour n’existe plus : ton intention est donc de rester célibataire ?

– Mais non, papa. Je me marierai, mais pas avec Lucien... c’est fini.

M. Angeville faisait une juste part de la colère de sa fille.

En vérité, il n’était pas vraiment fâché de cette menace de rupture. Lucien ne lui avait jamais semblé être le gendre idéal. Assez joli garçon, certes, mais un peu trop... fils à papa, trop tenté de marcher avec les jambes de son père. Lui, Victor Angeville, il avait bien reçu en héritage les « Tours Angeville », mais, d’un petit atelier, il avait fait une usine qui, au lieu d’un modèle de tour, sortait vingt types de machines-outils.

Et puis, secrètement, une autre raison le rendait, aux yeux de l’industriel, un gendre imparfait : Chantal était sa fille unique. Chantal mariée à Lucien passerait immédiatement aux champagnes et, plus tard, quand il aurait fermé ses yeux et ne dirigerait plus l’usine, les « Machines-Outils Angeville » ne seraient plus pour Chantal et ses enfants qu’une source de dividende.

Depuis le jour où il avait compris que sa femme ne lui donnerait pas d’autres enfants que sa fille, Victor Angeville avait été harcelé par cette idée : un gendre formé par lui et qui, un jour, deviendrait le patron. Et, plus tard, des petits-enfants qui pourraient dire devant une vieille machine :

« Ce vieux tour que vous avez là, c’est mon grand-père, Victor Angeville, qui en avait inventé les réducteurs de vitesse... »

Laissant libre cours à son impatience, la jeune fille allait et venait nerveusement dans le bureau.

Soudain, on frappa à la porte et une secrétaire apporta le courrier.

– Il y a une communication de M. Lancey, annonça-t-elle.

– Posez cela ici, je verrai plus tard, fit M. Angeville.

Un instant troublé par cette interruption, le père chercha où il en était dans cette conversation inattendue avec sa fille. Celle-ci ne lui laissa pas le temps de se reprendre.

– Quel genre d’homme est-ce, ton Lancey ?

Victor Angeville s’immobilisa, soutenant le regard de sa fille.

– Lancey... mon ingénieur ?

– Je ne pense pas que tu aies ici toute une tribu de Lancey ?

– Il n’est pas ici, il est à Saint-Denis. Ici, je n’ai que les services commerciaux.

Saint-Denis, ce nom évoquait pour Chantal d’immenses halls où grondaient des alignées de machines avec des ouvriers en cotte bleue qui la regardaient, un sourire amusé aux lèvres.

– Chantal, à quoi songes-tu ?

– Je ne songe à rien, je te pose une question.

– Lancy sort de Centrale, un esprit remarquable... le génie de la mélancolie... un de mes meilleurs collaborateurs.

– Il n’est pas marié ?

– Non.

– Fiancé ?

– Je l’ignore... je ne le crois pas...

L’industriel fixa sa fille avec étonnement.

En un instant, comme dans une sorte de cinéma pris de folie, il vit avec une vitesse vertigineuse se dérouler des images, Chantal prête à épouser n’importe qui, un inconnu, et peut-être même Lancey... Lancey ?

– Pourquoi pas ?

A-t-il parlé, ou est-ce elle qui lui répond ?

– Lancey, pourquoi pas ?

M. Angeville était à peine revenu de son étonnement que déjà Chantal était partie. Elle suivait les couloirs où deux chefs de service la saluèrent au passage et, de sa petite cage vitrée, la standardiste la vit passer, hautaine et fière.

– Qui est-ce ? chuchota une petite dactylo, entrée à l’usine depuis peu.

– La fille du patron...

Un regard d’envie suivit l’élégante silhouette.

– Elle en a de la veine !... soupira la jeune employée.

Dans son bureau, Victor Angeville restait immobile, la tête dans les mains, et la secrétaire qui avait vu sortir la jeune fille le surprit ainsi.

– Vous ne vous souvenez pas de la date de promotion de M. Lancey ?

– Non, monsieur, mais je puis me renseigner.

– Oui, c’est cela, allez me chercher son dossier.

Maintenant, Chantal remontait l’avenue d’Iéna. L’Arc de Triomphe, tout proche, se dégageait mal de la brume du matin. Il semblait sous cet angle plus imposant encore que vu de face.

Tout en marchant silencieusement, la jeune fille évoquait son entrevue avec son père et les réflexions que cette dernière avait fait naître au sujet du jeune ingénieur.

Au fait, elle n’a pas pensé à demander à son père quel est le prénom de son collaborateur. Il a trente ans, peut-être. Elle sait qu’il est grand parce qu’elle se souvient d’une anecdote où il s’était cogné la tête alors que son père était passé sans mal.

Elle pensa tout haut :

« Papa n’a pas bondi, ce ne doit pas être un monstre. »

Sa famille, que fait-elle ? Qu’importe. Il est ingénieur de Centrale, c’est tout de même un titre qui, de nos jours, vaut bien une couronne de comte ou un nom sur une bouteille d’extra-dry.

Madame Lancey... Pourquoi pas ? Mais lui, voudra-t-il ?

Chantal sourit avec amertume :

« Bien sûr, ne suis-je pas « la fille du patron » ? »

II

– Eh bien ! Lancey, où en êtes-vous ?

Le jeune ingénieur, qui était assis devant sa table à dessin, se leva pour accueillir M. Angeville. Fallait-il que le patron fût pressé de voir fonctionner le changement de vitesses automatique pour qu’il revienne l’après-midi à l’usine !

À la dérobée, Victor Angeville examina son ingénieur et s’étonna de le découvrir.

« Un beau visage, mâle, expressif, un menton volontaire, un garçon sympathique, en somme », ne disait-il, tandis que l’autre poursuivait :

– ... Si mon axe est trop bas, la puissance nécessaire...

Il parlait, expliquait sans que M. Angeville l’écoutât, et c’était bien la première fois que cela se produisait. L’ingénieur était trop pris par sa démonstration pour y prêter attention et, quand la porte s’ouvrit à nouveau, le père de Chantal se retint de regarder derrière... pour ne pas le distraire. Il savait fort bien que sa fille entrait et il jugeait préférable qu’elle vît Lancey dans sa meilleure attitude, alors qu’il s’échauffait par son sujet.

– ... Le déplacement de l’axe va nécessiter de nouveaux calculs, mais, dès que j’aurai établi mes courbes, je serai en mesure de connaître...

Victor Angeville hochait la tête. Soudain, le jeune ingénieur eut conscience d’une autre présence. Il jeta un regard par-dessus son épaule et vit Chantal immobile à trois pas, qui avait les yeux fixés sur lui.

Il arrêta aussitôt son exposé et salua la jeune fille :

– Mademoiselle...

Le charme qui faisait de lui un homme brillant lorsqu’il parlait métier sembla s’évanouir.

– Vous ne connaissez pas ma fille ? demanda Angeville.

– J’ai quelquefois aperçu Mademoiselle...

Le père de Chantal fit les présentations dans les meilleures formes. Le jeune homme s’entendit appeler : « Lancey, dont je t’ai si souvent parlé... »

Et l’industriel poursuivit :

– En ce moment, nous mettons au point un système nouveau...

Mais la jeune fille ne paraissait que médiocrement intéressée par l’épure qui s’étendait sur la planche à dessin.

Elle regardait curieusement le bureau de l’ingénieur et s’approcha même de la fenêtre.

– Continuez, que je ne vous dérange pas, fit-elle aimablement.

Après quelques hésitations, Lancey donna encore des explications à son patron, mais ils étaient l’un et l’autre distraits et l’exposé du jeune homme fut vite terminé.

– Nous reverrons tout cela demain, fit Angeville.

– Si vous le voulez, monsieur, mais j’aimerais mieux que vous m’accordiez deux jours, comme je vous le disais, car il est nécessaire que je vérifie les moments d’inertie.

Bien sûr... Figurez-vous, Lancey, que ma fille serait très intéressée par une visite de l’usine... N’est-ce pas, Chantal ?

La jeune fille feuilletait une revue, assise sur le bord du bureau de l’ingénieur. Elle leva la tête.

– Oui, tu sais bien que je ne suis venue que pour cela.

– Si vous vouliez l’accompagner...

Lancey parut ne montrer qu’un faible enthousiasme.

– J’aurais grand plaisir à faire visiter l’usine à Mademoiselle, mais ne croyez-vous pas que Bachet serait plus qualifié que moi ? Et si vous désirez que l’étude soit terminée à la fin de la semaine...

– Une petite visite d’une demi-heure, une heure peut-être, ne vous retardera pas beaucoup.

Lancey s’inclina.

Quelques instants plus tard, alors que les deux jeunes gens descendaient l’escalier des bureaux, Chantal feignit de s’excuser. Avec quelque coquetterie, elle dit :

– Je suis navrée de vous avoir dérangé dans votre travail.

– Nullement, mademoiselle. Je ne crains que d’être un piètre guide. Je connais assez bien les ateliers, évidemment, mais je suis surtout un ingénieur d’étude. Ici, nous arrivons dans l’atelier de tournage.

Il faisait un bruit assourdissant et Lancey s’égosillait pour donner quelques explications.

– Le grand tour que vous voyez ici...

Mais la jeune fille n’écoutait pas.

« Physiquement, pensait-elle, il vaut bien Lucien... mais il est si différent... C’est un travailleur ! C’est sorti de sa mécanique que j’aimerais le voir, le juger. »

Ils traversèrent ensuite une cour pour se rendre à la fonderie.

– Il n’y a pas très longtemps que vous êtes chez mon père ?

– Deux ans.

– Et avant ?

– Avant, j’étais à Centrale.

– Votre père était officier, je crois ?

– Colonel de tirailleurs marocains. Il fut tué en Italie...

– Et... et votre mère ?

– Je vis avec ma mère... Je regrette que ce ne soit pas l’heure de la coulée. C’est dommage, vous auriez vu, c’est très intéressant.

Sur le sol, des ouvriers bourraient le sable dans les moules.

– Vous jouez au bridge, monsieur Lancey ?

– Affreusement mal.

– Vous dansez, alors, parce que, en général, on joue au bridge quand on n’aime pas danser.

Le jeune homme sourit.

– J’aime danser, mais je n’en ai que rarement l’occasion. Voyez-vous cette pièce de bois, c’est le modèle, il sert à...

– J’aime la danse également. Samedi, justement, j’ai une surprise-party, vous me feriez grand plaisir si vous acceptiez d’y venir.

– Faites attention au pont roulant.

Il la tira par le bras avec vivacité et Chantal vit une énorme masse passer à moins d’un mètre d’elle.

– Vous viendrez, n’est-ce pas ?

– Je suis très confus...

– Il n’y a rien d’autre à voir maintenant ?

– Si, vous n’avez pas encore visité l’ajustage.

– Cette visite est très fatigante et ce bruit exaspérant. Comment des hommes peuvent-ils vivre huit heures par jour dans cette atmosphère ?

Lancey sourit.

– Nous verrons l’ajustage une autre fois, dit-elle.

Le jeune homme n’insista pas.

– Vous allez sans doute retrouver M. votre père ?

– Papa ? Je ne vais pas attendre ; d’ailleurs, j’ai ma voiture. À samedi, dix heures, je compte sur vous. Vous savez où nous habitons ?

Le jeune homme bredouilla des remerciements.

– Ah ! j’allais oublier de vous rassurer : nous serons entre jeunes, papa ne sera pas là.

Elle rit malicieusement, le premier sourire d’elle qui fût naturel, et elle s’en alla, toujours aussi droite et distante.

Plus d’un parmi les jeunes hommes qui formaient l’état-major d’Angeville eût pensé avec orgueil et peut-être ambition :

« Je crois que je suis au tournant de ma carrière. »

Michel Lancey, lui, resta hébété.

Au-delà de la grille, la voiture de Mlle Angeville se mettait en route, et il était toujours planté au milieu de la cour. Il avait l’impression d’être pris d’un étrange vertige. Enfin, se rendant compte combien son immobilité, là, sur ce carré de ciment inondé de soleil, pouvait paraître suspecte à ses collègues, il se décida à rentrer dans le bâtiment et monta jusqu’à son bureau.

« Je ne comprends pas, je ne comprends pas ! »

À peine fut-il effleuré par ce qui était la vérité qu’il rejeta cette pensée.

Non, Mlle Angeville ne pouvait être à la recherche d’un mari. Flirteuse ? Elle n’irait pas chercher ses flirts parmi le personnel de son père.

Il ne posa ces questions que pour la forme, pour n’avoir plus à y revenir, et soudain, il pensa au père Angeville, comme l’appelaient entre eux ceux de la jeune promotion de l’usine, et même de la moins jeune.

Machinalement, Lancey s’assit à son bureau et, de la même manière qu’il eût intellectuellement démonté un mécanisme, il analysa l’événement.

« Ce coup est monté par le patron. Mlle Chantal n’est arrivée qu’après et seule, puisqu’elle avait sa voiture, mais tout était préparé. La visite ne fut qu’un prétexte, aucun doute. Prétexte à l’invitation... J’y suis. Le père Angeville est trop intéressé à la réussite de mon étude pour qu’il n’y mette tous ses atouts. Il y a quinze jours, il usa d’un argument : l’argent.

« – Lancey, me dit-il, si vous me mettez ce machin-là au point, je vous donnerai une gratification qui vous fera plaisir.

« L’autre semaine, il a joué un autre argument :

« – Si nos changements de vitesse marchent, il faudra que l’usine mette une voiture à votre disposition. Vous savez conduire, je pense ?

« Et, aujourd’hui, c’est la carte sentimentale. Oh ! je comprends... Il n’y a aucun esprit d’aventure là-dedans. Les Angeville ne sont pas gens à faire faire du charme par leurs filles. Non, on me montre simplement à quel point on apprécie mes services en m’invitant à une soirée. C’est amusant, j’aurais peut-être été moins étonné si Victor Angeville m’avait dit :

« – Vous êtes libre, demain ? Venez déjeuner à la maison, nous pourrons parler plus tranquillement. »

Lancey était assez satisfait de ses petites déductions et, cependant, quelques mots venaient résonner étrangement à ses oreilles :

« J’allais oublier de vous rassurer. Papa ne sera pas là. »

III

– Monsieur Michel Lancey, mademoiselle Anne-Marie Verdois

– Monsieur Michel Lancey, ma cousine Thérèse Villarnoux... Guy Pachon, un futur maître du barreau... Thierry Dupuis, le fiancé de Thérèse... Henri Jobourg..

Des noms que Lancey essayait de retenir, ce qui était assez facile, mais saurait-il dans un quart d’heure si Anne-Marie Verdois était la jeune fille rousse ou la petite brune en robe bleue ? Tous ces jeunes gens semblaient se connaître, ils se rappelaient des souvenirs, se demandaient mutuellement des nouvelles !

Le jeune ingénieur se sentit dépaysé au milieu de ces inconnus auxquels Chantal venait de le présenter. Il échangea quelques banalités avec Anne-Marie qui, empressée et curieuse, désirait savoir d’où sortait celui-là.

Dans le grand salon, au son d’un pick-up, des couples dansaient. Chantal, très affairée, accueillait les derniers arrivants tandis qu’au buffet le maître d’hôtel s’activait.

Une pétulante jeune personne arriva, troublant de son caquetage l’ambiance moelleuse, assourdie, de ce début de surprise-party.

– Lucien n’est pas encore arrivé ? fit-elle avec étonnement à la jeune maîtresse de maison.

Chantal se sentit rosir sous le fard.

– Non, il est à Londres.

– Pour longtemps ?

– Il ne sait pas exactement... Mais voilà Michou et son fiancé, excuse-moi.

Ce fut pour elle un soulagement d’apercevoir ce couple ami pour échapper aux questions indiscrètes.

La pétulante jeune personne resta interdite un instant, puis elle sauta sur un garçon qu’elle connaissait et s’éloigna avec lui.

– Que penses-tu de Michel Lancey ? demanda Chantal à sa cousine, entre deux danses.

– Mais qui est-il ?

La jeune fille prit un air mystérieux.

– Donne-moi d’abord ton opinion.

Thérèse la regarda avec circonspection.

– Sympathique, fit-elle négligemment. Mais qui est-ce ?

– Le futur directeur de papa.

– Ah !

Un « ah ! » qui montrait le peu de cas que la jeune fille faisait du futur directeur de l’oncle Victor. Puis elle reprit :

– Je m’imaginais qu’il était le cavalier d’Anne-Marie. Ils ne se sont pas quittés depuis le début.

– Anne-Marie ? Non...

Chantal jeta un regard circulaire, Michel dansait toujours avec son amie.

« Se connaîtraient-ils ? » songea-t-elle, prise soudain d’un soupçon.

Le jeune homme n’avait plus ce masque tendu qui le faisait paraître si ingénieur quand on le voyait devant sa table à dessin ou lorsqu’il faisait visiter l’usine. Sa danseuse, elle, le regardait avec extase.

– Anne-Marie accapare tous les nouveaux venus, elle est en quête d’un époux, constata Chantal en s’efforçant de rire.

Une crainte affreuse, cependant, venait de la saisir.

« Cette coquette d’Anne-Marie serait bien capable... Ah ! non, ma petite, tu ne vas pas t’imaginer que j’ai chassé pour tes beaux yeux. »

La danse finissait.

Chantal se trouva comme par hasard sur le chemin de Michel ; Anne-Marie était encore à son côté !

– Eh bien ! Monsieur Lancey, vous manquez à tous vos devoirs.

Elle souriait en interpellant le jeune homme, mais de ce sourire forcé qui immobilisait ses traits.

– Pourquoi donc, mademoiselle ? fit-il, surpris.

– Vous ne m’avez pas encore invitée à danser.

Malgré son effort pour paraître enjouée, elle sentit le heurt que provoquaient ses paroles. Son amie avait eu un petit haut-le-corps et Lancey, décontenancé, restait sans rien dire. Sa position était extrêmement délicate. Avait-il commis vraiment une faute en n’invitant pas d’abord Mlle Angeville ?

– Excuse-moi, disait Anne-Marie, d’un ton acide.

– Je t’en prie, ne vois-tu pas que je taquine M. Lancey ?

Le jeune homme crut à une plaisanterie, mais sa compagne ne fut pas dupe. Mi-figue, mi-raisin, elle répliqua :

– Je ne veux pas accaparer M. Lancey.

Et, s’adressant à Michel, elle ajouta :

– À tout à l’heure...

Puis, à mi-voix, elle glissa à Chantal, avant de s’éloigner :

– Mais, Lucien ?

La jeune fille ne répondit pas et, toute souriante, se tourna vers Lancey qui n’avait pas entendu cette dernière réflexion et qui, bredouillant quelques excuses, l’invitait à danser.

Et tandis qu’ils évoluaient, Chantal lui dit en raillant :

– Méfiez-vous d’Anne-Marie, elle est à la recherche d’un mari.

– Je n’ai pas peur du mariage ! s’exclama Lancey gaiement.

– Vraiment ?

Chantal avait senti un pincement au cœur.

– Et Anne-Marie... ?

Elle le vit rougir et elle rougit elle-même, non de son impertinence et de son sans-gêne, mais de crainte.

Était-il déjà trop tard ?...

Elle confisqua Lancey durant trois danses et, pour l’accaparer ensuite, elle le pria de l’aider à passer les coupes de champagne.

– Il est tard, expliqua-t-elle. J’ai envoyé les domestiques se coucher, nous serons plus tranquilles.

La fête battait son plein. Progressivement, le ton des conversations s’éleva, l’atmosphère s’échauffa, les rires fusèrent à travers les salons. Vers deux heures du matin, les danseurs abandonnèrent pour un temps les sambas et jerks pour une parodie de quadrille qui mêla les couples.

– Je vais encore vous mettre à contribution, monsieur Lancey, s’excusa Chantal, l’air tout confus. Voulez-vous venir avec moi chercher du champagne ? Il n’y a plus rien au buffet.

Elle l’entraîna vers le sous-sol et, tandis qu’ils descendaient l’escalier, elle lui dit avec camaraderie :

– Je vous remercie de m’accompagner, je ne sais pas ce que j’aurais fait toute seule.

Ils se trouvaient dans l’office et, fugitivement, Michel se rendit compte de l’inattendu de la situation : se trouver ici, dans une sorte d’intimité domestique, avec la fille du patron qu’il connaissait à peine, à ouvrir les placards pour chercher les bouteilles que le maître d’hôtel avait dû préparer.

– Je ne vois rien, fit Chantal.

– Ne seraient-elles pas dans le réfrigérateur ?

– Vous avez raison ; je suis sotte de ne pas y avoir pensé... Il est vrai que je me sens tout étourdie.

Elle se mit à rire coquettement.

Leurs yeux se croisèrent. Une lueur d’admiration brilla dans les prunelles du jeune homme.

Les lourdes boucles blondes qui tombaient sur les épaules de Chantal, ses yeux peut-être un peu flous et ses longs cils qui les tamisaient, rendaient le regard de la jeune fille plus mystérieux encore. Michel en ressentit un grand trouble. Il lui sembla que sa poitrine se soulevait un peu plus violemment et il ferma les yeux. Jamais encore il n’avait senti la tentation si proche. Il se ressaisit vite et son esprit positif cherchait déjà à démêler ses sentiments.

Sa compagne s’était-elle rendu compte de cet instant de vertige ? Celle-ci, impénétrable mais toujours souriante, lui tendait des bouteilles et refermait la glacière.

Comme ils remontaient de l’office, les bras chargés, Anne-Marie, qui était à l’affût, s’avança, goguenarde :

– Je vous y prends... On abandonne les amis !...

Chantal eut vers elle un coup d’œil aigu et, relevant fièrement la tête, elle fit, du bout des lèvres :

– Faites cette danse avec Anne-Marie, elle en meurt d’envie.

Puis, avec une pointe de défi, elle ajouta :

– Je vous réserve la suivante.

Michel, après une hésitation, posa le champagne sur la desserte et s’éloigna avec la jeune fille vers le salon.