L'archéologue - Tome 2 - Philippe Ehly - E-Book

L'archéologue - Tome 2 E-Book

Philippe Ehly

0,0

Beschreibung

Auréolé de ses découvertes en mer d’Oman, l’archéologue Marc Miller, accompagné par l’attachante Anne Verspieren, prend des vacances dans le désert du Dhofar. Mais une découverte aussi inattendue qu’insolite va donner un nouvel élan, terrestre cette fois, à leurs recherches archéologiques.
Que cache cette colline ? Et pourquoi n’est-elle mentionnée sur aucune carte, ni dans aucun manuscrit ancien ? Quel drame s’y est-il déroulé ? Serait-il possible que cette région parmi les plus inhospitalières au monde eût eu une importance majeure dans l’Antiquité ? Des questions auxquelles Marc Miller est décidé à trouver des réponses.
Plus fanatique que jamais, l’Ombre pousse son frère à préparer une série d’attentats pour semer le chaos au sultanat d’Oman, ruiner son économie et châtier le sultan trop ouvert à l’Occident.
Tandis que Marc Miller poursuit sa mission pour faire resurgir l’histoire du sultanat, le terroriste met tout en œuvre pour l’anéantir.
Que se passera-t-il quand les chemins des deux hommes vont se croiser ?


À PROPOS DE L'AUTEUR


Philippe Ehly, conseiller juridique et financier, a longuement voyagé en Asie, tant professionnellement que pour satisfaire sa passion pour l’histoire et l’archéologie




Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 596

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Philippe EHLY

L’ARCHÉOLOGUE

Tome 2 :

LE FORT D’ASHID

Le prince Mohamed al-Said, gouverneur de Salalah, était un des frères du père du prince Turki. Âgé d’une cinquantaine d’années, il avait la silhouette mince d’un homme qui, ayant passé l’essentiel de sa vie dans l’armée, avait gardé un goût marqué pour les exercices physiques. En tant qu’officier, il jouissait d’une solide réputation pour avoir brillamment servi dans les rangs de la Première Division blindée britannique pendant la première guerre du Golfe. Son escadron de tanks Challenger avait mené l’attaque de flanc que la Division avait livrée et qui avait permis d’écraser la Garde républicaine irakienne. 

Miller et Anne avaient été surpris d’être accueillis à l’aéroport de Salalah par un aide de camp qu’il leur avait envoyé. Ils avaient particulièrement apprécié cette présence dans la mesure où le jeune officier avait écarté en quelques secondes les hésitations de la police aéroportuaire devant ces deux occidentaux armés de deux fusils et de deux pistolets Sig P 210, d’un appareil de détection, d’une radio satellite et de divers autres matériels dont la possession les rendait un peu suspects. 

Le prince les avait reçus pour un dîner privé impromptu dont le seul autre convive était le directeur provincial du ministère de l’Héritage et il n’avait pas paru surpris ni choqué que Miller et Anne parussent en chemise et pantalon de toile.

⸺ Quelle est votre expérience du désert, Miller ? demanda le prince pendant qu’un maître d’hôtel servait les sorbets.

Pendant l’essentiel du dîner, le prince avait questionné Miller et Anne sur leurs recherches sous-marines et il semblait passionné par ce qu’il avait vu à la télévision ou lu dans la presse à propos des épaves et de la manne de découvertes qui y avaient été faites. Il n’avait d’ailleurs pas tari d’éloges à propos du congrès des directeurs de musées maritimes, des communications de son neveu Turki et de Miller et l’impact que le sultanat pouvait en espérer en termes de retombées touristiques, même si sa province n’était pas directement concernée.

⸺ Très voisine de nulle, votre Altesse.

⸺ Ce n’est pas très grave. Turki a demandé à la direction régionale des antiquités de mettre à votre disposition un Toyota équipé pour le désert et si vous avez la patience d’attendre 48 heures, vous pourrez faire la route avec une colonne de véhicules légers de la 1ème brigade mécanisée qui va au-delà de Ash Shisar pour patrouiller le long de la frontière. Je suis certain que la visite des sites archéologiques que nous avons ici à Salalah devrait vous permettre de patienter utilement.

⸺ Soumhouram ?

⸺ Notamment, mais aussi le tombeau de Job et les vestiges de al-Balid, précisa le représentant local du ministère. Les touristes bouclent en général ce genre de visite en trois heures, mais des archéologues professionnels comme vous y passeront sûrement plus de temps. Je serais ravi de vous servir de guide.

⸺ Nous sommes à votre disposition, monsieur le directeur.    

⸺ Mon aide de camp m’a dit que mon neveu Turki vous avait suggéré d’emporter des armes individuelles.

⸺ Oui, il nous a expliqué que la proximité de la frontière yéménite rendait le coin un peu dangereux.

⸺ Il a peut-être un peu exagéré. C’était plus d’actualité il y a vingt ans, quoique nous ayons encore de temps à autre des incidents un peu déplaisants. Maintenant, il y a pas mal de touristes qui vont dans le Rub al Khali, ou du moins qui vont sur sa bordure admirer ses dunes et se donner le grand frisson en 4x4, mais c’est vrai qu’ils y vont en groupe avec des guides et des chauffeurs locaux. Vous en croiserez probablement.

⸺ Le désert est toujours dangereux, compléta le directeur. Ne pas camper dans le lit d’un oued, ne pas partir avec un seul véhicule, se méfier comme de la peste des serpents et des scorpions. Et des chameaux qui ont tendance à traverser les routes sans crier gare. Mais, le désert, c’est une expérience qui mérite vraiment d’être vécue.

Anne et Miller étaient très en avance pour leur rendez-vous avec les militaires. Ils avaient parqué leur Toyota, un gros véhicule de plus de deux tonnes, doté de pneus extrêmement larges et d’un schnorkel, au lieu indiqué : devant une station-service à la sortie nord de Salalah sur la route 31 qui en raison de l’heure matinale commençait juste à s’animer. Ils avaient passé plus de deux heures la veille à vérifier leur équipement, l’état des deux roues de secours fixées sur la galerie de toit, la présence des outils indispensables, le stock de piles, le bon fonctionnement du convertisseur électrique qui fournissait l’électricité pour les ordinateurs, l’appareil photo et la caméra numériques.

Puis, tout en se jugeant très gamins, ils s’étaient fait photographier par un des chasseurs de l’hôtel devant leur véhicule blanc dont les portières étaient ornées des armes officielles du sultanat et de la mention ‘département des antiquités, sultanat d’Oman’. Anne avait envoyé immédiatement la photo à sa mère, copie à sa sœur et son frère.

⸺ Il fait déjà 33° et il n’est pas encore six heures du matin, constata Anne en buvant une gorgée du thé de très mauvaise qualité que venait de leur servir le pompiste mal réveillé. Ils ne vont plus tarder maintenant.

⸺ Les militaires sont généralement à l’heure.

Pour la première fois depuis des mois, le ciel n’était pas limpide aux toutes petites heures de la matinée : ils baignaient dans la lumière glauque d’une aube de mousson, environnés par un brouillard étrangement tiède, très différent de celui auquel ils étaient habitués en Europe. Ils savaient que c’étaient les queues de mousson qui frappaient cette partie du sultanat qui en faisaient la seule région de la péninsule arabique qui fût un peu verdoyante et où les rivières coulaient réellement une partie de l’année au lieu de n’être que des sillons plus ou moins larges dans le sable, souvenirs d’une époque lointaine où l’Arabie n’était pas un désert absolu. Mais pour eux qui venaient de la partie nord du pays où les précipitations ne dépassaient 200 mm qu’une fois tous les dix ans, la sensation d’eau palpable dans l’atmosphère était un phénomène qu’ils n’avaient pas connu depuis leur séjour à Londres.

Moins de cinq minutes plus tard, une colonne de véhicules s’arrêta devant eux. Miller compta une jeep Humvee, cinq pick-up Toyota, deux automitrailleuses et un camion tractant une citerne. Tous étaient peints d’un camouflage que Miller se souvenait avoir vu sur les matériels employés pendant ‘Désert Storm’. Un officier en treillis descendit du Humvee et se dirigea vers eux. Il salua à six pas.

⸺ Professeur Miller, mademoiselle Verspieren ? Je suis le capitaine Tayyab bin Ali al-Balutchi. Mon supérieur m’a avisé que nous ferions route ensemble, au moins jusqu’à Ash Shisar.

⸺ Nous sommes très heureux de faire route avec vous, Capitaine. Notre but est effectivement d’aller à ‘l’Atlantis des Sables’ comme disait Lawrence, mais nous ne sommes pas pressés et souhaitons découvrir le plus possible de la région au-delà de Ash Shisar. Du moins si nous ne vous encombrons pas pendant votre mission.

⸺ C’est une mission de routine, Professeur. Les marins appellent ça ‘montrer le pavillon’. Nous devons parcourir un circuit de pistes très rarement fréquentées, dont certaines sont d’ailleurs des culs-de-sacs à cause de la frontière ou du désert, vérifier ce que font les rares nomades qui vivent encore dans le coin et l’état des quelques puits existants. Si vous souhaitez nous accompagner, je n’y vois aucune difficulté.

⸺ Merci de nous offrir l’hospitalité de votre colonne. Que fait-on ? 

⸺ Si vous avez fini votre thé, nous y allons. Réglez votre radio sur 107.1.

⸺ Ce n’est pas comme ça que j’imaginais une piste dans le désert, remarqua Anne un quart d’heure plus tard alors qu’ils suivaient la colonne du capitaine bin Ali dans la rude montée du djebel Qara sur une trois voies au revêtement lisse comme un tapis de billard, construite entre deux falaises.

⸺ J’avoue que je ne m’attendais pas à rouler sur une route de cette qualité. Et encore moins à le faire sous une averse comme on les aime en Bretagne. Tu as vu toute cette végétation ? Elle est tellement dense qu’on se croirait à Bali.

⸺ La qualité de la route me surprend moins que d’être obligé de rouler en phares avec les essuie-glaces à sept heures du matin. Avec cette pluie, ce paysage de collines abruptes est fantomatique.

La radio grésilla.

⸺ C’est bin Ali. Nous traversons le coin où l’on produit le meilleur encens du monde. On appelle ça le pays des Baït Kathir, du nom de la seule tribu qui soit autorisée à le recueillir par ici. Nous allons traverser Hanoun qui était un centre de groupement et de transit de l’encens. On y a retrouvé un bâtiment qui a la même structure architecturale qu’un autre qui se trouve à Soumhouram qui servait de port d’exportation.

⸺ Vous vous intéressez à l’archéologie, capitaine ?

⸺ Dans la mesure où elle me permet de mieux connaître mon pays. Vous me raconterez vos plongées sur les épaves ?

⸺ Si cela peut aider à faire passer une heure ou deux autour d’un feu de camp. Le temps est toujours aussi pourri ?

⸺ On sera à Thoumraït dans un quart d’heure. Après, vous commencerez à regretter la pluie. Bin Ali, terminé.

Il y avait une discrète trace de rire dans la voix de l’officier omani.

Vingt minutes plus tard, le ciel était redevenu clair, quoiqu’encore un peu plombé et ils virent un aérodrome important sur leur gauche. Miller nota la présence de plusieurs gros porteurs sur un parking et ils virent un petit bi-réacteur bondir vers le ciel.

⸺ Une base aérienne militaire en plein désert. J’espère qu’ils ont la télé, parce qu’on doit richement s’emmerder ici le soir.

⸺ Pourquoi est-ce qu’ils l’ont installée ici au milieu de nulle part ?

⸺ La partie côtière est une succession de collines, de falaises et de ravins et des pistes pour ce genre d’avions seraient irréalisables, je suppose. Ils ont déjà eu du mal à caser l’aéroport civil de Salalah. Ici, un coup de bull, une couche de ciment et c’est fini. 

Une autre vingtaine de minutes plus tard, la colonne obliqua sur la gauche en quittant la route principale 31 pour une piste portant le numéro 43 d’après la carte.

⸺ Fini le beau bitume, constata Miller en s’engageant à son tour sur la piste tandis que les véhicules qui les précédaient soulevaient un lourd panache de poussière roussâtre.

La piste était superbement entretenue et ils roulaient aussi vite que sur le bitume un peu plus tôt, mais de temps en temps un caillou frappait lourdement le bas de caisse ou l’intérieur des ailes. Miller laissa l’espace se creuser avec le véhicule qui le précédait pour éviter de recevoir des pierres tout en sifflotant le jingle d’un réparateur de parebrises qui avait fait une campagne publicitaire radio intense avant son départ de France.

⸺ Même le coin le plus sinistre de la Crau est riant à côté de ça, remarqua-t-il devant les étendues plates de pierrailles grises sillonnées de place en place de ravines profondes.

⸺ Les dunes commencent cent kilomètres plus au nord d’après les photos satellites, commenta Anne, penchée sur une carte.

La bourgade d’Ash Shisar qui dans un passé très ancien s’était appelée Ubar, Ad, Iram des Pilliers, et avait été baptisée Omanum Emporium par Ptolémée sur sa célèbre carte de l’Arabie Heureuse n’avait pas grand-chose d’où tirer fierté bien qu’à son entrée un panneau bleu proclamât : ‘ Welcome to Ubar, the Lost City of Bedouin Legend’.

Ils découvrirent une trentaine de maisons récentes toutes bâties sur le même plan et les plantations artificielles circulaires que Miller avait remarquées sur les photos satellites. La surprise venait de ce qu’un esprit entreprenant avait goudronné les rues de la minuscule agglomération et qu’il y avait même un rond-point giratoire, digne d’une métropole urbaine. La colonne se gara dans un quadrilatère dégagé en bordure du village tandis que le capitaine faisait signe à Miller de suivre son Humvee vers un enclos devant lequel était parqué un minibus de touristes.

⸺ Quel est le programme, Capitaine ?

⸺ Il y a une citerne à carburant dans le village. On complète les pleins. Ensuite on mange une bricole et on repart. J’ai pensé que vous voudriez jeter un coup d’œil au site maintenant et que vous y reviendriez plus tard, puisque vous m’avez dit que vous vouliez nous accompagner sur une partie de notre patrouille.

⸺ Parfait. Vous connaissez le site ?

⸺ Oui. Venez voir.

Le site de l’ancienne Ubar, ou quelque fût le nom de l’antique cité, était entouré d’un quadrilatère de grillage dans lequel ils purent voir les ruines d’anciennes murailles et de tours. Le plus spectaculaire était un énorme cratère en forme de haricot en plein milieu des fortifications qui devait représenter la moitié de la superficie enclose dans la muraille.

Miller contempla le site d’un œil morne. Des missions archéologiques avaient longuement travaillé ici et ses confrères y avaient plus bâti des théories que déterminé des faits.

« Cela dit, c’est déjà un exploit d’avoir trouvé ces ruines en plein milieu du désert en analysant sur des photos satellites les points de convergence des anciennes pistes chamelières. Mais, je ne vois pas ce qu’Anne et moi pourrions faire de plus. Peut-être faire une petite exploration avec le Miller 1100 et le radar de sol, mais pour le reste ce n’est pas de ma compétence, ni dans mes moyens d’organiser des fouilles élaborées comme on les pratique à Saqqara ».

« D’ailleurs, officiellement, on est en vacances et Turki n’attend aucun résultat concret de notre voyage. La question à se poser est ‘pourquoi des gens ont-ils construit ce machin ici il y a deux, trois ou quatre mille ans ?’ Les seules raisons que je voie pour le moment, c’est que quand ils se sont installés à cet endroit le climat n’était pas le même que maintenant, qu’il y avait de l’eau en abondance et qu’il y avait assez de marchandises à transporter dans la région pour créer une ville-étape fortifiée ».

« Mais une fois que j’ai dit ça, j’ai enfoncé une porte ouverte par d’autres il y a quatre décennies ».

⸺ C’est pas encourageant, remarqua Anne. Je ne m’attendais pas aux ruines de Ninive, mais ça, c’est plutôt décevant. Je partage assez l’avis de Bertram Thomas qui parlait de ‘fortin grossier’dans son bouquin « Arabia Felix ».

⸺ C’est ce que je me disais. On se servira de notre matos sur le site quand on reviendra. Ce dont nous disposons est nettement plus efficace que ce que nos prédécesseurs avaient avec eux. Peut-être qu’on pourra mettre la main sur quelque chose puisqu’ils ont trouvé des artefacts grecs, romains et perses. Ok, Capitaine, nous sommes à vos ordres.

***

Anne avait pensé que les hommes du capitaine bin Ali se nourriraient de rations militaires en boîte comme elle avait vu dans les films de guerre. Elle avait été ravie de constater que la trentaine d’hommes disposait de vivres frais et qu’une sorte de congélateur dans le camion contenait de la viande surgelée.

Un sous-officier, d’origine bédouine, lui avait appris à préparer des galettes et à les cuire sur une plaque de fer placée au-dessus du feu qu’ils allumaient dès la nuit tombée avec des arbustes morts ramassés dans la journée, la règle étant de ne jamais couper un arbuste vivant. Ils préféraient garder les réchauds à gaz pour la partie du voyage où ils ne trouveraient rien à brûler.

Les hommes étaient assez impressionnés par ces deux européens qui partageaient leur vie pour quelques jours, ne se plaignaient jamais, prêtaient la main pour les tâches collectives et ne s’étaient pas révélés être les nuisances qu’ils avaient craint de devoir supporter quand on leur avait annoncé que des archéologues occidentaux se joindraient à la patrouille.

La présence du couple s’était même révélée un appoint important pour les veillées. Les soldats savaient tout les uns sur les autres à force de vivre ensemble et les conversations étaient parfois languissantes ou répétitives autour du feu de camp. Le professeur avait passionné les soldats en leur racontant soir après soir dans son arabe désormais fluide les fouilles sous-marines qu’il avait dirigées, puis en leur racontant ses voyages au Maroc, au Liban et en Syrie. Il le faisait sans aucune prétention, ne se mettait jamais en avant, mais avait un véritable talent de conteur pour évoquer un porteur d’eau de Marrakech, un cultivateur de la Bekaa, un commerçant beyrouthin ou décrire une ville, un minaret ou un jardin.

Ils s’amusaient de voir que les deux surnuméraires portaient des pistolets automatiques dans des étuis d’épaule, surtout la jeune femme, mais avaient compris que ce n’était pas pour faire genre quand ils les avaient vus les nettoyer chaque soir avec la sûreté de geste d’un sous-officier armurier.

En trois jours de piste et près de cinq cents kilomètres parcourus sur la piste 43 et toutes les pistes tributaires, ils avaient effectué un long périple qui les avait menés à la frontière yéménite qui n’était matérialisée que par deux cairns là où la piste 43 omani devenait la piste 5 yéménite. Puis, ils étaient remontés plein nord-ouest en longeant la frontière, vers le point où se rejoignent les frontières d’Arabie saoudite, du Yémen et de l’Oman. Au milieu de la troisième journée, ils s’étaient lancés hors des pistes reconnues, bonnes ou mauvaises, et le paysage avait changé peu à peu, la plaine grise et caillouteuse laissant progressivement la place à de petites dunes de sable roux ou jaune selon l’axe du soleil.

En fin de journée, ils s’étaient retrouvés dans un univers de sable et de dunes, sans la moindre trace de végétation. Ils auraient probablement pu parcourir une plus grande distance, mais Miller et Anne qui n’avaient eu aucun problème de conduite dans le désert plat de pierraille et de poussière n’avaient aucune expérience de la conduite dans les dunes et le capitaine ben Ali leur avait donné un cours accéléré pendant que le reste de la patrouille paressait sous des tauds tendus entre les véhicules. Au bout de trois heures à franchir des dunes, à s’ensabler et à pelleter pour se dégager, Anne et Miller avaient acquis assez d’expérience pour pouvoir suivre la patrouille sans la retarder, éviter les pièges les plus grossiers et pouvoir se débrouiller seuls si la nécessité s’en présentait.

À deux reprises, leur route avait croisé des traces de véhicules, ce qui avait valu à Miller un cours de pistage par un des sous-officiers qui jouissait dans ce domaine d’une solide réputation. La première trace indiquait un véhicule solitaire et elle avait été partiellement recouverte par le vent de sable léger, mais permanent. Le sous-officier l’avait datée d’une quinzaine de jours. La seconde était beaucoup plus récente et indiquait trois véhicules, passés par là moins de 12 heures plus tôt vu la netteté des traces. Vaguement soucieux, le capitaine bin Ali avait envoyé immédiatement un rapport par radio.

⸺ Des gens qui passent trois camions par le désert, loin des pistes reconnues, sont des gens qui ont des choses à cacher. La base de Thoumraït va envoyer un avion de reconnaissance et la gendarmerie militaire va dresser des barrages sur les pistes principales, la 31, la 37 et la 39. Il n’est pas impossible qu’on nous demande de suivre la trace dans le sable de ces véhicules pour bloquer leur voie de repli éventuelle. On va camper ici.

Miller ne manqua pas de remarquer qu’à la différence des soirs précédents, les véhicules n’étaient pas garés sur un rang comme dans un parking urbain, mais en cercle ainsi que l’avaient fait les colons américains avec leurs chariots un siècle et demi plus tôt, et que les sentinelles avaient été doublées.

À l’aube, un message avait précipité la levée du camp. Les trois véhicules avaient été repérés la veille au soir, puis une nouvelle fois un peu avant la levée du jour et ordre était donné à la patrouille de bin Ali, la troupe la plus proche, de suivre leur piste et éventuellement de bloquer toute retraite vers le Yémen aux suspects. L’aviation devait les tenir informés de la position de ces gens qui avaient, semble-t-il, des choses à cacher pour emprunter un itinéraire aussi particulier.

Le capitaine accéléra le départ et ils prirent la piste sans même déjeuner en progressant beaucoup plus rapidement qu’ils ne l’avaient fait la veille. À neuf heures du matin, ils avaient parcouru près de cinquante kilomètres malgré les galères inévitables et se rapprochaient de l’endroit où la piste 31 s’orientait vers le nord-est et rejoignait la piste 37.

⸺ Les trois camions sont à dix kilomètres de la piste 31 d’après l’avion d’observation. Nous sommes moins d’un quart d’heure derrière eux. La gendarmerie a trois véhicules en bouchon au carrefour de la 31 et de la 37, annonça bin Ali. Professeur Miller, quand nous approcherons de la piste, vous resterez en arrière. Accusez réception.

⸺ Rester en arrière. Bien compris, Capitaine.

« Mon vieux, si tu crois que j’ai le goût du sang au point de charger avec le reste de la cavalerie, tu te trompes. Je n’ai aucune envie d’avoir à me servir des joujoux dont Turki nous a équipés. Que les pros se démerdent ! ».

Ils sortirent du réseau complexe des dunes comme des boulets de canon et retrouvèrent un terrain plus plat où les pierres alternaient avec le sable, mais les traces qu’ils suivaient restaient nettement visibles. Bin Ali en profita pour accélérer.

⸺ S’ils ne sont pas trop cons, les gars qu’on poursuit vont se disperser. Mais, si ça se trouve les Omanis vont envoyer un ou deux hélicos armés.

⸺ C’est qui, ces mecs, à ton avis ? demanda Anne, ses yeux bleus bien brillants d’excitation, pas vraiment inquiète et que la poursuite semblait passionner.

⸺ Aucune idée. Des contrebandiers probablement, mais je ne vois pas bien ce qu’ils peuvent trafiquer. On trouve de tout à Oman et il faudrait que ce soit de la marchandise sacrément chère pour justifier un voyage pareil à travers le désert de l’est du Yémen et l’Oman.

Un peu plus tard, Anne repéra un petit avion qui tournait assez loin dans le ciel au moment où la radio crachotait sur un ton excité. Miller vit trois véhicules se détacher de la colonne et filer vers le sud-est tandis que les autres accéléraient encore en filant plein est. Il décida de suivre les véhicules qui filaient au sud-est, mais en conservant la même vitesse et l’écart se creusa peu à peu.

Ils devaient être au moins un kilomètre en arrière quand il y eut un bref échange radio. Miller eut du mal à comprendre tant la transmission était mauvaise.

⸺ Ils ont rattrapé un des camions et les mecs leur ont tiré dessus, traduisit-il en arrêtant le Toyota sur une petite butte.

Ils descendirent de voiture et essayèrent de distinguer quelque chose à la jumelle, mais ne virent rien dans un premier temps à cause d’un mouvement de terrain. Puis, ils aperçurent une petite colonne de fumée.

⸺ En route.

Miller lança le Toyota en direction de la fumée qui devait se trouver à moins d’un kilomètre. Ils cahotèrent à toute vitesse sans le moindre égard pour les amortisseurs. Il ne freina que quand ils furent à moins de deux cents mètres de la piste. Un camion bâché brûlait et les trois pickups de l’armée l’entouraient à quelques dizaines de mètres. Anne observait la scène à la jumelle.

⸺ Il y a un corps allongé. Et nos petits copains braquent leurs armes sur quatre bonshommes. On y va ?

⸺ Oui, mais doucement.

Ils approchèrent au pas. Au moment où ils s’arrêtèrent un des soldats finissait d’attacher les mains des prisonniers dans leur dos avec des menottes en plastique.

⸺ Miller ? Ben Ali ici. Où êtes-vous ?

⸺ On vient d’arriver à proximité d’un des camions qu’on poursuivait. Il est en train de brûler. Vos hommes ont capturé quatre bonshommes et sont en train de les menotter. Il y en a un qui a morflé. Où en êtes-vous ?

⸺ On a encerclé les deux autres camions. Mais, ils se sont retranchés dessous et nous canardent. Restez où vous êtes tant que je ne vous appelle pas.

Anne et Miller descendirent de leur voiture et s’approchèrent. Le sous-officier qui commandait les trois véhicules détachés de la colonne vint vers eux, le visage fendu par un large sourire.

⸺ Ils ont voulu jouer aux cons. C’était une erreur de jugement de leur part.

⸺ Vous savez qui sont ces gars-là ?

⸺ Il y en a un qui parle arabe et qui nous a insultés. Les autres n’ont pas dit un mot.

⸺ Qu’est-ce qu’il y avait dans le camion ?

⸺ Je ne sais pas. Ils n’ont pas obtempéré quand on leur a fait signe de s’arrêter. On a tiré dans les roues avant et ils ont capoté. Le feu a pris aussitôt. Celui qu’on a flingué a jailli de l’arrière en tiraillant. C’était une erreur d’appréciation de sa part : sa kalash ne faisait pas le poids par rapport à notre M.60.

⸺ Il est mort ?

⸺ Il en a pris trois dans le ventre et c’est pas beau à voir. Vous avez eu le capitaine ?

⸺ Oui. Il nous a dit de rester avec vous tant qu’ils n’ont pas mis la main sur les autres.

⸺ Je vais rester avec vous ici et envoyer mes deux autres voitures lui donner un coup de main.

⸺ OK.

Deux soldats gardaient les quatre prisonniers assis dans la caillasse, armes pointées. Un troisième soldat leur avait ôté leurs chaussures et les avait balancées dans le camion qui continuait de brûler. Le sous-officier fit signe aux autres équipages de rejoindre le capitaine. Le renfort ne paraissait pas inutile dans la mesure où ils entendaient par intermittence des rafales d’armes automatiques dans le lointain.

Anne regardait fixement le cadavre à vingt pas d’elle : c’était la première fois qu’elle voyait de près quelqu’un qui n’était pas mort paisiblement dans son lit au milieu de sa famille et elle en éprouvait une gêne sourde, tout en sachant que si cet homme avait été tué, c’était parce qu’il avait passé clandestinement la frontière dans un but inavouable et qu’il avait résisté aux soldats qui avaient essayé de l’arrêter.

Il y eut une explosion dans le camion qui surprit tout le monde et des débris voltigèrent en tous sens. Malgré la distance, Anne et Miller sentirent le souffle et ils virent une des sentinelles vaciller comme bousculée par une bourrasque. Un gros morceau de métal vola en direction des prisonniers et s’enfonça dans le sol juste à côté d’eux : ils bêlèrent de frayeur et cherchèrent à s’éloigner, mais les soldats qui les gardaient aboyèrent des ordres et les quatre prisonniers se laissèrent retomber sur le sol. Miller retourna au Toyota.

⸺ Ici Miller. Le camion vient d’exploser. Pas de blessés. Votre sous-officier pousse vers vous deux de ses voitures avec les hommes dont il peut se passer ici. Où en êtes-vous ?

⸺ Bien compris. Ils continuent de nous canarder de sous leurs camions. Je ne veux pas les mitrailler : je les veux vivants et les camions intacts. Restez où vous êtes.

⸺ Bien compris. Miller, terminé.

Il revint vers Anne.

⸺ On ne peut pas leur donner à boire ? demanda-t-elle

⸺ On n’intervient pas. Ces gars-là ont pris des risques pour venir ici dans un but qui, à mon avis, n’a rien à voir avec une activité caritative. La façon de les traiter regarde les Omanis. Ici, nous ne sommes que des invités. Tu comprends pourquoi Turki voulait qu’on soit armés ? Imagine qu’on soit tombés rien que tous les deux sur cette bande ! Ou pire que ce soit eux qui nous soient tombés sur le dos pendant notre sommeil !

⸺ Ce sont des aspects du tourisme qu’on envisage rarement avant de partir en vacances.

⸺ De l’autre côté de la frontière, au Yémen, le kidnapping d’étrangers fait partie des sources classiques de revenus pour les tribus, mais je ne suis pas sûr que ces gars-là soient venus ici pour ce genre d’activité.

⸺ Pourquoi alors ?

⸺ Ce qui a explosé dans le camion n’était pas le réservoir d’essence. Je suis prêt à parier qu’ils charriaient des explosifs. Conclus toi-même.      

Il y eut dans le lointain une série de longues rafales d’armes légères qui empêcha Anne de répondre. Puis, le tir très cadencé d’une arme plus lourde tirant par rafales brèves.

⸺ Qu’est-ce qu’il se passe ?

⸺ Pas la moindre idée. Ma seule compétence militaire se limite à avoir vu les Canons de Navarone et Rambo. On va demander à notre sous-off.

Le sous-officier omani n’avait pas l’air inquiet.

⸺ Les premières rafales, c’était des kalash tirées par des jean-foutres. Rafales bien trop longues. Après, c’était la mitrailleuse de 20 d’une de nos automitrailleuses. Les copains ont dû en faire de la pulpe.

Une heure plus tard, ils eurent une meilleure vision de ce qui s’était passé quand bin Ali leur eut fait savoir que tout était terminé et qu’ils pouvaient le rejoindre. Les quatre prisonniers, poignets et chevilles menottés avaient été entassés sans ménagement à l’arrière du pick-up et les deux véhicules avaient parcouru les quelques kilomètres qui les séparaient du lieu de l’autre accrochage.

Les deux camions des contrebandiers étaient intacts, mais il y avait six cadavres qui étaient restés là où les rafales de mitrailleuse les avaient fauchés. Quatre hommes blessés étaient en train d’être sommairement soignés, mais ils étaient étroitement surveillés par des hommes, armes braquées.

⸺ Ils ont fait un banzaï, sourit le capitaine. 

Devant le regard d’incompréhension d’Anne et Miller, il expliqua :

⸺ C’est une expression américaine qui date de la guerre du Pacifique : une charge d’infanterie sans aucun espoir. Ils étaient sous leurs camions. Ils en sont sortis tous ensemble et nous ont chargés en tirant comme des fous. Mais, on était à plus de cent mètres. C’était suicidaire. On n’a pas eu d’autre choix que de les étaler. C’est peut-être ce que ces gars-là voulaient. Tu as trouvé quelque chose dans l’autre camion ? demanda-t-il au sous-officier.

⸺ Il a brûlé, puis explosé. C’est plus que de la tôle fumante. On a récupéré les kalash des prisonniers, mais il n’y a rien d’identifiable dans ce qui reste du camion.

⸺ Occupe-toi des prisonniers. Deux tasses d’eau chacun. On ne leur délie pas les mains. Abrite-les du soleil sous une toile de tente. Est-ce que ça va, mademoiselle Anne ?

⸺ Oui Capitaine, on peut dire que ça va. Mais j’avoue que je n’ai pas été préparée à ce genre de chose.

⸺ Pour être franc, moi non plus. Bien sûr, nous sommes entraînés, mais habituellement on a affaire à de simples contrebandiers ou à des touristes égarés. C’est la première fois qu’une de nos patrouilles tombe sur une bande de terroristes armés jusqu’aux dents et prêts à se faire tuer, plutôt que de se rendre. Cette histoire va remonter tout en haut à la vitesse de l’éclair.

Dans l’esprit du capitaine, comme le comprirent Anne et Miller, ‘tout en haut’ signifiait dans l’ordre ascendant le gouverneur de la province, le chef d’état-major à Mascate, le ministre et in fine le Sultan.

Ils en eurent la première preuve un quart d’heure plus tard quand la steppe commença de résonner du flukata flukata de trois hélicoptères de transport qui approchaient en formation triangulaire à moins de cent mètres d’altitude. Quand ils furent à proximité, le grondement était devenu assourdissant et les trois hélicoptères atterrirent très espacés en soulevant d’immenses nuages de poussière.

Des rampes arrière jaillirent des grappes d’hommes en treillis qui constituèrent un large cercle de protection autour du périmètre formé par les véhicules des contrebandiers, les prisonniers et leurs gardes. Puis, le prince Mohamed bin Saïd descendit à son tour par la rampe d’un pas mesuré. Il portait lui aussi une tenue Tempête du Désert, mais au lieu d’un casque comme ses hommes, il portait un béret rouge incliné à l’anglaise orné des deux étoiles d’un général de division.

⸺ Bonjour Professeur, Bonjour Mademoiselle Anne. Êtes-vous content de vos vacances ?

⸺ Le syndicat d’initiatives s’est déchaîné, votre Altesse. Splendide programme et attractions très variées.

Le prince eut un sourire pour marquer son appréciation de l’humour de Miller.

⸺ Bonjour bin Ali. Des félicitations sont de rigueur, je crois.

⸺ Merci votre Altesse. Nous avons huit prisonniers dont quatre blessés. Et sept tués. Deux de leurs camions sont intacts, le troisième a brûlé, puis explosé. Tous ces hommes étaient équipés de AK 47, sauf un qui avait un pistolet Beretta. Pas de tués, ni de blessés de notre côté.

⸺ Quelque chose de significatif dans les deux camions ?

⸺ Des munitions et des explosifs de travaux publics ou miniers, plus trois kilos de ce qui semble être du Semtex. Les détonateurs sont du vieux matériel militaire américain des années 80. Nous avons trouvé des cartes et divers documents, mais je n’ai pas eu le temps d’y jeter un coup d’œil.

⸺ Une radio ?

⸺ Non, votre Altesse.

⸺ Tant mieux. Cela nous laisse un peu de temps pour nous retourner. Six heures, peut-être huit. Passez les documents à mon officier de renseignements. Je veux un black-out complet sur cette affaire. Prévenez vos hommes. Miller, mademoiselle Anne, je ne peux rien vous ordonner, mais j’apprécierais que vous gardiez le silence pour le moment sur ce dont vous venez d’être témoins.

⸺ Vous pouvez compter que nous serons muets, votre Altesse.

Une demi-heure plus tard, la colonne du capitaine bin Ali, le Toyota d’Anne et Miller en serre-file, reprenait la piste vers le nord-est, les trois hélicoptères chargés des hommes du prince bin Saïd et des prisonniers volaient vers le sud et les deux camions des terroristes en état de rouler étaient convoyés par quatre commandos du prince vers la base de Thoumraït où ils seraient examinés à fond par des officiers de renseignement.

Ne restaient, quelques kilomètres plus loin, que les restes inidentifiables d’un camion qui avait brûlé au bord d’une piste sur laquelle ne passaient pas plus de dix véhicules par an.

***

En regagnant Salalah quinze jours après l’interception dramatique de terroristes dont ils avaient été témoins plus qu’acteurs, Anne et Miller avaient l’air joyeux de deux collégiens qui avaient réussi un coup pendable à l’égard de leur professeur.

Ils se sentaient sales comme des gens qui n’ont fait que des toilettes sommaires pendant près de trois semaines, avaient envie de manger dans autre chose que de la vaisselle en aluminium et de dormir ailleurs que dans un duvet étalé dans le sable.

⸺ Comment est-ce qu’on procède ?

⸺ Par la voie hiérarchique : on prévient le directeur régional des antiquités qui prévient le gouverneur qui lui-même prévient Turki et on attend de voir ce qu’il se passe. Mais, on commence par prendre un bain, paresser deux heures à la piscine et se taper un énorme scotch sans glaçons.

⸺ Je verrais plutôt commencer par le scotch, peut-être dans le bain surtout si tu t’y glisses avec moi, faire une orgie de homard et seulement après la piscine.

Ils suivirent le programme d’Anne point par point.

***

Le prince Turki et Carol avaient été accueillis à l’aéroport civil de Salalah par l’aide de camp du gouverneur et directement conduits à la résidence officielle de celui-ci. Le prince Mohamed avait embrassé Turki, son neveu préféré, avec affection, puis, avec une certaine curiosité, avait serré la main de la jeune américaine dont la présence presque permanente auprès de son neveu faisait bourdonner les téléphones les plus privés de la famille depuis quelques temps déjà.

Le prince qui avait effectué plusieurs stages dans des bases américaines, dont un de six mois à Fort Bragg et avait servi à diverses reprises dans l’armée britannique savait reconnaître une blonde volcanique quand il en voyait une, même quand elle se contentait d’un maquillage discret et d’un tailleur pantalon noir modestement coupé comme Carol ce jour-là.

C’était la première fois que Carol rencontrait un membre important de la famille de Turki et elle avait pour une fois joué la carte de la sobriété vestimentaire et décidé d’adopter une conduite d’institutrice quaker. 

Elle s’en félicita quand elle vit que plusieurs personnes les avaient attendus sur une terrasse de marbre blanc, dominant un jardin tropical, où régnait une température rendue supportable par des brumisateurs. S’il faisait près de 50° sur le tarmac de l’aéroport, la température ne devait pas dépasser les 28° sur la terrasse, ce qui était parfaitement supportable pour une Bostonienne qui avait passé beaucoup de temps en Californie et en Floride.

Turki alla embrasser une femme très brune d’une quarantaine d’années à la beauté souveraine, la femme du gouverneur, à laquelle il présenta Carol qui se vit accueillie par un inattendu ‘Ma chère, vous êtes époustouflante. Je comprends mieux mon sacripant de neveu’. L’épouse du prince parlait l’anglais avec le même accent bostonien que Carol qui eut du mal à cacher sa surprise.

Puis, elle fut présentée au directeur régional des antiquités et à un capitaine en tenue camouflée qui avait l’air terriblement gêné d’être en une compagnie aussi choisie. Carol alla ensuite embrasser Anne qui portait une ravissante robe grège assez décolletée et Miller en chemisette et pantalon de toile comme à son habitude.

Avec envie, Carol remarqua que Marc avait un verre de scotch dans la main, mais quand le maître de maison lui demanda ce qu’elle désirait boire elle opta pour un jus d’orange, ce qui lui valut un regard amusé d’Anne qui elle aussi buvait du scotch.

⸺ Est-ce que je peux enfin savoir ce que c’est que ce mystère et pourquoi tu m’as demandé de venir ici, oncle Mohamed ? En dehors du plaisir de vous voir, tante Samia et toi, bien entendu.

⸺ Imagines-tu que j’aurais fait venir ici un personnage aussi important que le Directeur des Antiquités pour des broutilles ?

« Oui, je l’imagine très bien », s’amusa Turki, tout en sachant que c’était partiellement faux dans la mesure où le gouverneur du Dhofar était une des trois ou quatre personnalités les plus puissantes de l’Etat et n’avait ni la réputation d’aimer perdre son temps, ni de le faire perdre aux autres. Mais il avait aussi parfois un humour plus britannique qu’omani et on ne savait pas toujours à quoi s’attendre avec lui.

⸺ Oui, je l’imagine très bien, répondit Turki en souriant. Qu’est-ce que tu m’as mitonné cette fois ? Un stage commando ? Une chasse au faucon ? L’arbitrage d’un combat de chameaux ?

⸺ Rien de tout cela. Pourquoi faut-il que tu sois toujours aussi suspicieux ?

⸺ Peut-être parce que la dernière fois que je suis venu ici, je me suis retrouvé servir de juge-arbitre dans les manœuvres régimentaires que tu avais organisées et que tes chars Challenger m’ont fait bouffer des kilos de poussière.

Le gouverneur eut un sourire amusé.

⸺ Mon cher neveu, c’est le capitaine bin Ali qui est responsable de ta venue. Capitaine, si vous voulez bien raconter.

⸺ Voilà, prince Turki. Comme vous le savez peut-être, le professeur Miller et mademoiselle Verspieren m’ont accompagné en patrouille d’abord le long de la frontière yéménite, puis le long de celle des Saoudis. Mademoiselle Verspieren a eu la gentillesse de m’expliquer le fonctionnement de son détecteur de métaux et le soir j’ai pris l’habitude de m’exercer à l’utiliser autour de notre campement, sans grand résultat, je dois dire. Mais, un soir, alors que nous campions à l’abri d’une petite colline, j’ai fait mon tour habituel et l’appareil s’est mis à grésiller comme il ne l’avait encore jamais fait. J’en ai parlé au professeur Miller et nous y sommes allés tous ensemble. Le professeur a confirmé qu’il y avait bien quelque chose de métallique sous nos pieds. Cela n’a pas pris beaucoup de temps parce que nous étions très nombreux. Nous avons juste dû creuser un mètre et demi dans du sable pulvérulent. Mais nous avons trouvé ceci.

Il montra de la main une table basse sur laquelle une écharpe de soie avait été étalée. Il l’enleva d’un mouvement spectaculaire du poignet et Turki se pencha pour découvrir une dizaine d’objets métalliques, grands comme la moitié d’une main. C’étaient de petites statuettes très stylisées, aux formes épurées, représentant des animaux. Il reconnut sans peine un éléphant, un cheval, deux gazelles différentes, un oiseau de proie, une panthère. Quelques autres animaux étaient plus difficiles à identifier.

⸺ Ce sont des bronzes, forte influence stylistique africaine, dirait-on, commenta Turki en les examinant de près. Difficile à dater parce que cette stylistique a été utilisée d’environ – 500 à + 1000 et peut-être même plus tard. Vous dites, Capitaine que vous avez trouvé ceci près de votre bivouac. En bordure d’une piste, j’imagine ?

⸺ Pas exactement, prince Turki. Nous étions assez loin au nord de la route 31, je dirais de l’ordre de deux kilomètres. Nous avions installé notre camp à l’abri d’une sorte de promontoire rocheux pour nous protéger d’un vent assez fort. Nous avons pensé que ces petites statues ont été perdues ou oubliées par une caravane qui s’était, comme nous, abritée à cet endroit.

⸺ Avez-vous trouvé autre chose ?

⸺ Oui, mais pas exactement au même endroit répondit Miller. Mais des objets récents, très ordinaires, probablement perdus eux aussi au cours de bivouacs, comme l’indiquent les traces des très nombreux feux de camp que nous avons vues. Nous avons tout remis en place et quand nous sommes repartis le lendemain, c’était comme si personne ne s’était jamais arrêté là. Le capitaine y a veillé. Pourtant…

⸺ Pourtant, poursuivit Anne en souriant, il y a quelque chose que nous n’avons pas pu dissimuler et que des tas de gens ont dû voir au cours des années ou des siècles sans réaliser ce dont il s’agissait. Ceci, par exemple, dit-elle en tendant une photo couleur en format A4 à Turki.

Le prince l’examina longuement sans comprendre ce qu’il y avait à voir. La photo représentait un bout de falaise de deux mètres de haut dépassant du sommet d’une vaste étendue irrégulière de dunes de sable, deux éboulis et Miller qui prenait la pose au pied de la falaise pour indiquer l’échelle.

⸺ En dehors du fait que Marc avait une barbe assez hirsute, je ne vois pas bien…

⸺ Ce ne sont pas des pierres, Turki, mais des briques. Irrégulières, grossières, mais des briques. Ne soyez pas gêné de ne pas l’avoir remarqué, nous qui avions le nez dessus et qui avions été alertés par la découverte des statuettes à quelques mètres de là, il nous a fallu du temps pour le réaliser. En fait, c’est Anne qui a remarqué cette bizarrerie et a attiré notre attention.

⸺ Vous voulez dire que la falaise n’en est pas une, mais est en fait un mur.

⸺ Disons plutôt une muraille vue son épaisseur et ses importantes dimensions : quatre-vingt mètres par quarante-cinq autant que nous avons pu le mesurer. En forme de quadrilatère presque parfait. Aucune idée de la hauteur, compte tenu du sable accumulé autour, quoique par endroits, les briques soient discernables sur deux à trois mètres de hauteur. Pas d’entrée visible et rien d’apparent quand on grimpe dessus. Avec cent mètres de recul, on a l’impression d’un massif rocheux d’une certaine régularité, mais le fait qu’il soit artificiel n’est visible que si l’on sait ce que l’on regarde et qu’on a le nez dessus. Sinon, ce n’est qu’une colline banale avec une forme de parallélépipède vaguement régulier.

⸺ Merci, mon oncle. Je préfère grandement ce prétexte pour me faire venir que la surprise d’un stage commando.

⸺ Cela, mon cher neveu, ce n’est pas sûr. Il y a des moments où les stages commando sont utiles. Capitaine, voulez-vous raconter la charmante rencontre que vous avez faite avec ces trois camions ?

« Une journée qui n’est pas sans surprises », réfléchissait Carol un peu plus tard en buvant une gorgée du scotch qui avait fini par remplacer son jus d’orange, malgré toutes ses bonnes résolutions.

« La première qui n’est que moyennement une surprise d’ailleurs, c’est que Marc et Anne ont encore fait une découverte, même si dans la réalité factuelle, c’est ce brave capitaine qui en a été l’instrument. Mais le mur de briques, c’est bien Anne qui a réalisé que ce n’était pas seulement un vulgaire tas de cailloux. Joli coup ».

« La seconde, c’est de se rendre compte que dans un trou comme Salalah, la femme du gouverneur qui est le neveu du sultan, comme Turki est son petit-neveu, n’est pas omani, mais syro-américaine, née à Philadelphie et diplômée de Vassar et que comme par hasard elle connait ma famille du moins indirectement, puisqu’elle a été en fac avec une de mes ex-belles-mères et sait que je suis diplômée de Duke ».

« Je ne serais pas étonnée d’apprendre que depuis que je sors avec Turki quelqu’un se soit intéressé de près à ma petite personne et n’ait établi mon CV avant de le faire circuler dans certaines strates de la famille. Est-ce que Turki est au courant ? Ou s’en doute-t-il seulement ? » 

⸺ Cela pose un problème, expliquait Turki à son oncle. À l’évidence, le professeur Miller ne peut pas s’occuper de ce site puisqu’il doit reprendre sa campagne de recherche sous-marine. Mina est débordée et tous nos autres chefs de mission, omanis ou étrangers, sont déjà occupés sur d’autres sites.

⸺ Mademoiselle Verspieren pourrait peut-être s’en occuper ? suggéra le gouverneur.

⸺ Je n’ai pas l’expérience nécessaire, votre Altesse. Je peux sans doute effectuer les relevés basiques, mais si ce site se révèle aussi intéressant qu’on peut l’espérer, il doit être traité par des professionnels chevronnés.

⸺ Votre modestie vous honore, Mademoiselle. Je pense cependant que vous pourriez faire une première approche : mesure, documentation photo, réfléchir aux moyens et effectifs à mettre en œuvre etc. Une compagnie d’infanterie de la 1ère Brigade mécanisée doit effectuer une période d’entraînement d’une quinzaine de jours dans le désert. Pourquoi pas là : elle assurerait votre sécurité et vous fournirait la main d’œuvre dont vous pourriez avoir besoin. Qu’en pensez- vous, Professeur Miller ?

⸺ Je crois que c’est au prince Turki de décider, mais s’il allait dans votre sens, je suggèrerais que quelques étudiants en histoire ou en archéologie des différentes universités aillent également là-bas en stage.

⸺ OK, trancha Turki. Anne peut aller là-bas, disons quinze jours, pour établir un premier constat. Je retiens l’idée des fantassins et de quelques étudiants.

⸺ Je sais bien qu’un chantier de fouille n’est pas une villégiature de vacances, déclara Carol en souriant, mais je tiendrais volontiers compagnie à Anne. Ce sera moins choquant si elle est avec une autre fille que seule au milieu d’une compagnie de soldats.

Le prince Turki et Miller crurent avoir mal entendu. Après un instant de stupeur, ils échangèrent un regard interloqué. A des titres différents, ils connaissaient tous les deux fort bien Carol et savaient que cette jeune femme issue d’un milieu privilégié, hyper protégée et sophistiquée avait aussi peu d’affinités avec les conditions rudes d’un campement dans le désert qu’une nonne cloîtrée avec un concert punk. Cependant, Miller se souvint que quand il avait rencontré Anne à Paris, la jeune étudiante avec ses chaussures Louboutin, ses pulls en cachemire et ses manucures hebdomadaires pouvait difficilement passer pour le prototype de l’archéologue de terrain. Or, force était de constater qu’Anne s’était adaptée à la vitesse de l’éclair à la vie de coureuse de brousse.

⸺ Pourquoi pas ? dit Miller à la surprise de Turki, avant que celui-ci n’ait réussi à réfléchir à la réponse à faire à l’étonnante proposition de Carol.

« Évidemment, Marc a l’exemple d’Anne dans la tête. Mais le connaissant comme je le connais, il a vu plus loin en se rappelant notre conversation à propos de la difficulté de faire accepter Carol par ma famille : comment créer une sorte de légitimité à Carol aux yeux d’oncle Mohamed et de tante Samia : en la transformant de fille décorative et futile en une personne altruiste et utile ».

⸺ Tu seras ravissante en salopette Donna Karan avec une truelle ou un pinceau à la main à déterrer des artefacts, dit-il avec un sourire qui signifiait son accord.

***

Mina n’avait pas pu résister à la tentation. Bien qu’elle se fût promis de ne pas remettre les pieds au Dhofar de longtemps, ne serait-ce que pour ne pas avoir à respirer le même air que sa famille, l’idée de visiter le camp de fouille où Anne et Carol étaient installées depuis quinze jours était irrésistible.

Un avion de liaison de l’armée de l’air l’avait déposée à Thoumraït et elle avait juste eu le temps de sauter dans un hélicoptère de ravitaillement qui montait vers le nord, chargé de touques d’eau et de vivres frais pour l’équipe d’archéologues et la compagnie d’infanterie qui leur servait de plastron de protection.

Mina avait demandé au pilote avant le départ de survoler le site et celui-ci dès qu’il était arrivé à proximité avait entrepris un vol en spirale pour d’abord donner une vue d’ensemble avant de resserrer son vol sur le site même. Puis, après trois tours il avait posé son hélico en plein centre d’un cercle tracé dans le sol à proximité duquel attendaient trois 4x4.

Un petit village de tentes avait été dressé dans l’immédiate proximité du site et Mina avait pu constater que l’officier en charge, un certain capitaine bin Ali prenait la sécurité au sérieux comme le montrait la présence de sentinelles sur les dunes voisines. Un mât en aluminium portait le drapeau omani et en dessous flottait le guidon de la 1ère Brigade mécanisée.

Mina retrouva Anne et Carol dans une tranchée profonde d’un mètre.

⸺ Salut les filles !

⸺ Mina, ça c’est une surprise ! Ils t’ont laissés quitter ton labo ?

⸺ Je me suis signé mon bon de vacances toute seule.

⸺ Faim ? Soif ? demanda Carol,

⸺ Soif. Qu’est-ce que vous buvez ici ?

⸺ Du thé, répondit Carol avec un enthousiasme qu’elle n’éprouvait certainement pas en réalité.

Les deux jeunes femmes sortirent de leur tranchée et emmenèrent Mina vers la tente qui servait à la fois de bureau et de poste de commandement au capitaine bin Ali. Anne effectua les présentations.

⸺ Alors, où en êtes-vous ? finit par demander Mina en sirotant son thé.

⸺ Carol a fait tout le travail photo pendant que le capitaine bin Ali nous établissait un plan coté. On t’a sélectionné des éléments organiques pour que tu puisses effectuer une datation. Un des sous-officiers qui est d’une famille de potiers est en train de préparer une maquette en argile du site et de ses environs immédiats dans un rayon de deux cents mètres et on a commencé le creusement de trois tranchées de sondage, deux hors les murs et une à l’intérieur. Une chose est sûre, c’est qu’on est loin d’avoir atteint le niveau zéro de la muraille. Pour le moment, on n’a rien trouvé de significatif.

⸺  En dehors des figurines d’animaux. Elles sont au labo en cours d’analyse. Mais, comme Anne l’a imaginé, il est fort possible qu’elles aient été perdues par une caravane de passage et n’aient rien à voir avec cette structure dans la mesure où vous les avez trouvées à l’extérieur. Où sont les étudiants que le prince Turki a envoyés ?

⸺ Ils creusent. Un par tranchée. L’archéologie, ça commence toujours par un humble travail à la pioche, déclara Carol sur un ton pénétré, comme si elle avait eu quinze ans de recherches sur le terrain dans sa besace.

Mina ne put s’empêcher de rire. Si Anne était égale à elle-même, comme elle l’avait connue sur l’Oman Explorer, gentille, souriante, bosseuse autant qu’elle-même et peu soucieuse de son apparence, bien qu’elle fût si belle, même habillée d’une salopette pleine de poussière, Carol en revanche était une découverte : Mina l’avait toujours vue dans des endroits hautement civilisés comme le petit palais du prince Turki ou le Beach Bar de l’hôtel al-Bustan. Ici, loin dans le désert, aux confins du Rub al Khali, dans un des endroits les plus inhospitaliers du monde, Carol n’avait rien changé à ses habitudes, même s’il ne devait pas lui être possible de prendre trois douches par jour. Elle avait entortillé ses cheveux blonds dans un bandana rouge et portait un tee-shirt noir marqué du logo de la 1ère brigade mécanisée, un pantalon camouflé Desert Storm et des bottes militaires américaines en toile beige. Malgré la chaleur infernale qui obligeait à interrompre tout travail entre onze heures et dix-sept heures et la poussière roussâtre omniprésente, elle était fraîche comme si elle s’était trouvée dans une pièce climatisée et ses vêtements semblaient sortir du pressing.

Anne avait raconté à Mina que la veille Carol avait poussé un grand cri, ce qui avait fait arriver au galop trois soldats et deux des étudiants, persuadés qu’elle avait été mordue par une vipère des sables ou un scorpion. Ils l’avaient trouvée regardant sa main d’un air horrifié et elle leur avait fait voir un de ses ongles dont le vernis avait été légèrement écaillé par une pierre. Elle s’était précipitée sous sa tente pour effectuer immédiatement le raccord nécessaire et s’était baladée ensuite dans le chantier pendant dix minutes en agitant sa main pour faire sécher le vernis. L’anecdote avait fait le tour du camp à la vitesse de l’éclair, provoqué d’innombrables sourires, mais curieusement la popularité de Carol en avait été renforcée.

⸺ Tu t’es fait photographier sapée comme ça, Carol ?

⸺ Bien sûr. Je ne sais pas pourquoi, mais tous les boys ont voulu faire des photos avec moi.

⸺ Je me disais que si des photos de la célèbre Carol Sturdevant en treillis arrivaient sur le bureau de la rédactrice en chef de Vogue, la notoriété du département des antiquités deviendrait planétaire en deux jours.

⸺ C’est possible. Mais, il n’en est pas question. Pour une fois que je peux faire quelque chose d’amusant sans avoir tous les fouille-merdes de la presse people sur le dos, j’en profite. 

Mina se servait un second verre de thé quand un des étudiants arriva en courant. Il s’arrêta net en découvrant Mina. La jeune omani était sans le savoir devenue une idole parmi les étudiants qui suivaient des cursus supérieurs d’histoire et surtout ceux, peu nombreux, qui pensaient se spécialiser en archéologie. Sa réussite professionnelle étincelante qui faisait d’elle une des personnalités les plus notables parmi les chercheurs de la direction des antiquités permettait à beaucoup de rêver que ce qui s’était produit pour Mina pourrait, avec beaucoup de chance, se reproduire à leur profit. En outre, personne n’ignorait qu’elle avait été une des boursières personnelles du sultan et qu’elle le voyait régulièrement, ce qui en faisait quelqu’un d’un peu à part.

⸺ Tu avais tellement envie d’un thé que tu es venu en courant ? demanda Carol en riant.

⸺ On a trouvé un tissu, miss Carol.

⸺ Wahou ! C’est important, ça, décida Mina avant de se précipiter à la suite de l’étudiant, suivie de près par Carol et Anne.

Quand les deux jeunes femmes arrivèrent à la tranchée, une des deux creusées à l’extérieur de la muraille, Mina était déjà dedans et l’étudiant lui montrait un morceau de tissu gris qui dépassait d’une des parois presque au niveau du fond. Une toise rouge et blanche indiquait une profondeur approximative de cent-vingt centimètres sous le niveau du sol actuel.

⸺ À partir du moment où tu as trouvé ce morceau de tissu, qu’est-ce que tu dois faire ? interrogea Mina, comme un prof aurait pu le faire en classe.

⸺ Ben, le dégager et…

⸺ Non. Premièrement, tu le photographies in situ avec un objet d’une taille connue pour donner la dimension, une règle graduée si tu en as une, par exemple, sinon un crayon ou un paquet de clopes. Ensuite, tu repères précisément l’endroit : la profondeur dans la tranchée, la position dans la tranchée. Ensuite tu notes tout ça dans le rapport de fouille, tu te munis d’un sac en plastique étanche pour éviter la contamination et enfin seulement tu le dégages tout doucement avec ta truelle et ta balayette en évitant de tirer dessus. Vas-y. Avec précaution.

Il fallut une demi-heure pour que l’étudiant accomplisse le processus que Mina venait de décrire. Quand la jeune femme sortit de la tranchée, le sac étanche à la main, Carol lui demanda discrètement :

⸺ Pourquoi le sac étanche, Mina ?

⸺ Le tissu est très important parce que c’est à la fois une matière vivante et un véritable aspirateur à particules. Grâce à celui-ci, on va savoir non seulement en quoi il est fait, mais quand il a été fait, quel type de colorant a été utilisé, le type de végétation environnant, peut-être l’activité de celui qui le portait, avec un peu de chance, on saura s’il était malade et de quoi. Pour ça, il faut le protéger de toute contamination qui serait apportée par ceux qui l’ont découvert ou par l’environnement actuel. On a appris énormément de choses sur les tissus grâce à l’interminable polémique à propos du Suaire de Turin et la multitude d’analyses qui a été faite.

⸺ Compris. Mais, ça ce n’est vrai que pour ce qui est organique.

⸺ C’est sûr. Avec les figurines d’animaux que bin Ali a trouvées, qui sont très intéressantes par ailleurs, on ne peut pas faire le même type d’analyse. En revanche, on peut déterminer les composants de l’alliage, savoir de quel pays ils venaient, parfois même de quelles mines, ce qui nous donne une idée des circuits commerciaux au moment de la fabrication. L’analyse des lingots de plomb qu’on a trouvés sur le Dragon Doré a permis de déterminer avec certitude que le métal provenait d’Asie.

⸺ Tu m’épates, Mina. J’ai toujours l’impression que tu sais tout sur tout.

⸺ Crois-moi, c’est une impression fausse. Je m’efforce d’être la meilleure possible pour mon job et ce n’est déjà pas si mal. J’ai une dette à payer à l’égard de notre sultan et je ne peux le rembourser qu’avec ce que je sais faire : l’archéologie. Si nous trouvons ici les preuves qu’il y avait un caravansérail ou une étape importante sur la route de l’encens, on aura fait un petit pas sur le chemin d’une meilleure connaissance de mon pays.

⸺ Je pense à un truc. S’il y avait des caravanes qui passaient ici, il y avait aussi forcément des gens qui y vivaient puisqu’ils ont construit cette forteresse.

⸺ Oui, et alors ?

⸺ Comment fait-on pour faire vivre une population sans eau ?

⸺ Carol a raison, précisa Anne, ces trois derniers jours on a parcouru tout le coin à pied et en voiture et nous n’avons pas trouvé la moindre trace d’un puits, d’une fontaine, d’une source ou de quoi que ce soit qui y ressemble.

⸺ Peut-être que le puits se trouve à l’intérieur des murs.

⸺ Autre question : pourquoi l’intérieur des murs est-il plein de sable jusqu’au sommet, alors qu’à l’extérieur la hauteur est moindre ?

⸺ Je peux vous l’expliquer, parce que j’en ai parlé avec le professeur Guglielmi, madame Guglielmi je veux dire, pendant le congrès. Il y a eu un cas semblable en Égypte sur lequel elle a travaillé. Nous sommes ici, dans cette partie du Dhofar, à la limite du désert pierreux, ce qu’on appelle le ‘reg’, et du désert de sable qu’on appelle ‘erg’ dans le Sahara et ‘nefoud’ dans la péninsule arabique. Quand le vent souffle, il soulève des nuages de sable ou de poussières jusqu’à des altitudes qui atteignent habituellement deux cents à trois cents mètres, parfois beaucoup plus. En passant au-dessus de la forteresse, il y a une partie du sable qui est arrêtée par la muraille, tombe à son pied et se répand, mais est piégée à l’intérieur : il y a une accumulation progressive au fur et à mesure des tempêtes de sable. À l’extérieur des murs, c’est différent : il peut y avoir accumulation à un endroit donné, à un moment donné, mais si le vent souffle dans une autre direction un peu plus tard, une partie du sable, voire la totalité sera chassée. 

⸺ C’est aussi simple ?

⸺ C’est une explication, pas une certitude. Mais la disparition de monuments, de caravanes entières, d’armées, voire de villes est attestée par de nombreux exemples. Pensez aux temples égyptiens enfouis sous des mètres de sable, comme Roberts les a présentés dans ses aquarelles. 

⸺ Tu te rends compte du temps qu’il faudrait pour combler un espace enclos de cette dimension sur cinq, six mètres ou plus de profondeur ?

⸺ Quelques années.

⸺ Pas plus ?

⸺ Une fois quand j’étais toute petite chez mes parents, il y a eu une tempête de sable. On s’est réfugiés dans la maison, on a tout claquemuré soigneusement, mais quand la tempête s’est achevée, il y avait vingt centimètres de sable dans la maison. Je te parie que tes cinq mètres ont pu être comblés en moins de dix ans, peut-être même moins de cinq à partir du moment où il n’y a plus eu personne pour évacuer le sable au fur et à mesure qu’il s’accumulait.

Anne cacha un petit sourire. Il y avait si peu de points communs entre Mina et Carol qu’on aurait pu imaginer que l’une était l’inverse exact de l’autre. Pourtant, elles avaient rapidement sympathisé après un premier contact empreint de beaucoup de suspicion. Presque aussi surprenant était l’intérêt que Carol portait au chantier depuis qu’à la surprise générale, elle avait fait acte de volontariat pour y accompagner Anne.

Son intérêt se manifestait dans le style inimitable qui était le sien, mais sa contribution était pourtant bien réelle : elle avait proposé de se charger entre autres tâches de tenir le journal de fouilles en synthétisant les rapports émanant d’Anne et des étudiants et il aurait fallu être un esprit particulièrement mesquin et tatillon pour y trouver matière à critique, même si sa prose semblait plus être celle des éditoriaux de Cosmopolitan ou de Vogue que celle habituellement utilisée sur les sites de fouilles. En plus, elle était incroyablement populaire auprès des hommes du détachement de la 1ère Brigade mécanisée qui commentaient sans fin sa coiffure ou sa façon de porter son treillis.

⸺ On pourrait peut-être demander qu’on nous livre du matériel de forage pour chercher de l’eau, réfléchit Anne à haute voix, avant de décider d’en parler au capitaine ben Ali.

***

Il n’y avait eu aucune information dans la presse au sujet de l’interception par une patrouille légère de la 1ère Brigade mécanisée d’un groupe de terroristes qui avait passé clandestinement la frontière entre la république du Yémen et le sultanat d’Oman.