Osipov, un cosaque de légende - Tome 7 - Philippe Ehly - E-Book

Osipov, un cosaque de légende - Tome 7 E-Book

Philippe Ehly

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« Aux meilleurs, on demande plus qu’aux autres ! » ne cesse d’asséner le général Yudenich avant de confier au très jeune major Osipov les missions dont personne d’autre ne veut. Des raids de cavalerie d’une folle audace et des combats épiques dans les montagnes enneigées aux confins de la Perse et de la Turquie, voilà ce qu’il a vécu pendant les deux premières années de la guerre, façonnant ainsi sa légende dans toute l’armée russe. Parmi les projets de l’état-major impérial figure l’invasion de la Turquie de l’est, une offensive d’envergure visant à enfoncer les lignes ottomanes pendant que leurs meilleures troupes sont bloquées à Gallipoli par le débarquement franco-anglais. Personne ne connaissant mieux cette région qu’Alexandre Osipov, il sera un acteur essentiel dans cette opération. Pendant ce temps, loin du front, encore aggravée par les nouvelles catastrophiques venues des autres théâtres d’opération, la situation sociale se dégrade en Russie. Tandis que les Mencheviks s’agitent, les Bolcheviques prennent leurs marques pour la grande confrontation qu’ils appellent de leurs vœux. S’ajoutant au terrible conflit qui, depuis trois ans, embrase le monde, se profile désormais la guerre civile. Quel destin connaîtront Osipov et ses Cosaques au cours du cataclysme qui s’annonce ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Philippe Ehly, conseiller juridique et financier, a longuement voyagé en Asie, tant professionnellement que pour satisfaire sa passion pour l’histoire et l’archéologie.

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Tome VII

« Aube rouge »

Roman

LUDMILLA

Le capitaine Ukam Solomentsev avait compris depuis quelques temps déjà qu’il y avait deux aspects fort différents dans la vie professionnelle d’un officier.

Il y avait l’aspect qu’il connaissait le mieux, celui de l’homme qui mène d’autres hommes au combat et l’aspect qu’il avait découvert plus récemment, celui d’un homme que des scribouillards d’état-major, forcément de misérables lopettes de planqués à son avis, cherchaient à noyer sous toutes sortes de paperasses, de notes de service, de demandes d’états ou de comptes rendus plus inutiles les uns que les autres.

C’était le côté paperassier qui le gênait le plus. Et de très loin.

« Qu’est-ce que c’est encore que cette connerie ? », avait-il pris l’habitude de s’exclamer chaque fois qu’on lui apportait un nouveau papier.

Si commander des hommes, mettre au point des plans d’action, faire passer ses cavaliers par des sentes de montagnes que même les chèvres n’osaient pas emprunter et affronter le feu ennemi sans perdre sa capacité de penser lui venaient naturellement, gérer le quotidien dans une garnison lui était plus difficile. En fait, il avait appris à haïr sans nuance et en quelques heures seulement tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une tâche administrative.

La principale raison en était que son instruction avait été réduite à bien peu de chose. Jusqu’à sa rencontre avec Alexandre Osipov des années plus tôt à Tashkent, il avait tout juste réussi à apprendre seul à compter et faire les quatre opérations. Il parlait alors un russe rugueux où jurons et expressions ordurières tenaient une place essentielle. Il parlait aussi le kirghize qui était la langue de ses ancêtres et des bribes de divers dialectes d’Asie centrale. Rien de plus.

Il avait été l’exemple parfait de ces bezprizorniki, ces orphelins abandonnés qui hantaient par dizaines de milliers les rues des villes et des villages russes. Il avait eu plus de chance que la plupart des autres.

Le long voyage qu’il avait effectué en compagnie de lord Pelham et de Sacha de Tashkent à Constantinople avait été une révélation. Sacha lui avait enseigné l’alphabet des Européens, l’écriture et la lecture de l’anglais, puis dans la foulée, le cyrillique.

Quand ils étaient tous arrivés à Constantinople, quelques mois plus tard, Ukam parlait un anglais plus que convenable, bien qu’encore un peu teinté d’accent asiatique. Son russe, sans être recherché, n’était plus celui, primitif, du petit valet d’écurie qu’il avait été dans un hôtel de Tashkent et si son persan n’était pas encore aussi raffiné que celui d’Osipov, il lui permettait néanmoins de se faire parfaitement comprendre des tribus persanophones de la frontière.

Depuis qu’il savait lire, Ukam avait systématiquement dévoré tout le papier imprimé qui passait à sa portée. Ses voyages avec Sacha dans les Balkans en guerre et son long séjour à Kapi Bogaz, un yali de Constantinople, que le comte Krilov avait loué pour tout le temps que son petit-fils aurait à passer dans la capitale ottomane en tant que journaliste avait constitué pour lui l’université dans laquelle il n’aurait jamais rêvé d’entrer.

Avec des mentors comme lord Pelham, le comte Krilov, lady Pamela et la barinya Regina, Ukam avait bénéficié d’interlocuteurs cultivés, raffinés, cosmopolites qui lui avaient tout appris, qu’il s’agît de la façon de se servir d’une pince à sucre, conduire une voiture automobile, savourer un Pomerol mémorable, un opéra de Verdi ou comprendre les méandres de la politique européenne.

Quant aux mois passés à suivre les deux conflits balkaniques comme photographe de guerre, ils lui avaient permis de découvrir les combats, les massacres, les épidémies et leur cortège d’horreurs, tremper son caractère et se constituer un confortable bas de laine qui prospérait discrètement dans une banque française.

En deux années intenses, Ukam avait tellement lu, observé et écouté qu’il avait acquis une culture que bien des jeunes gens issus de milieux favorisés auraient pu lui envier.

Cependant, depuis que Sacha et lui étaient revenus officiellement dans le sein de l’armée impériale russe et avaient été mutés dans le Caucase en septembre 1914, il n’avait que rarement eu le temps d’ouvrir un livre ou l’opportunité de lire un journal qui ne fût pas vieux d’un trimestre. Mais, il ne le regrettait pas.

Comme il l’avait dit une nuit où il s’était copieusement saoûlé avec les Cosaques de sa sotnia après la bataille de Bal-Agyan : « Au lieu de la lire dans des bouquins, cette fois, c’est nous qui avons écrit l’Histoire. Dans un siècle, les gamins liront comment une bande de Cosaques dépenaillés et les artilleurs de Natchev ont foutu une branlée mémorable à l’armée turque ».

Ses Cosaques, aussi ivres que lui, lui avaient fait une ovation qui avait réveillé la moitié de la ville de Van.

Il avait fallu le retour des Cosaques à Tiflis pour qu’ils fussent rattrapés par l’administration tatillonne de l’armée et que le très jeune capitaine Solomentsev, bête de guerre bardée de médailles, devenu sans l’avoir cherché une véritable légende de l’Armée du Caucase, dût s’engloutir sous des masses de papiers.

***

Après la bataille de Bal-Agyan, où selon l’expression de Solomentsev « les Turcos avaient pris une branlée d’anthologie », il y avait eu une période de calme relatif durant laquelle les Cosaques avaient borné leurs activités à des patrouilles.

Puis, le général Mironov, Bardar Khami et Osipov avaient mis au point un plan contre Khadour Pacha, Ibrahim Bey et les troupes turques stationnées à Dogubayazit.

Ni le vieux chef azéri, ni Osipov n’avaient oublié le sort que les cavaliers d’Ibrahim Bey, le commandant de la cavalerie de Khadour, avaient réservé aux malheureux habitants des villages de Balati et de Salan.

Mironov, d’un point de vue plus basé sur la stratégie que sur la haine qui était le moteur principal de Bardar Khami, considérait que libérer Dogubayazit, si possible en infligeant des pertes sévères à sa garnison, était le meilleur moyen de sécuriser vers le nord l’énorme zone géographique que ses troupes avaient libérée et dont il avait maintenant la charge.

Mironov avait pu dégager près de six mille hommes de l’armée régulière pour l’opération, auxquels s’ajoutaient les Cosaques et les volontaires arméniens d’Osipov et près de sept mille cavaliers irréguliers de Bardar Khami. 

Promu général de division et gouverneur de la province de Van par Yudenich, Mironov disposait de près de quatorze mille hommes, mais il avait dû en laisser les deux tiers au sud et autour de Van pour repousser une éventuelle contre-offensive de Kiamil Pacha et Djevdet Bey qui avaient regroupé leurs forces maltraitées par les Russes, mais encore redoutables, au sud-ouest du lac de Van.

Soudoyés par Bardar Khami, imams sunnites, mollahs chiites, commerçants ambulants et espions de tous poils avaient fait courir les rumeurs les plus folles dans Dogubayazit. On parlait dans le bazaar d’une armée russe forte de cent vingt canons, de vingt mille cavaliers, de fantassins innombrables qui avançaient vers Dogubayazit. Ces chiffres fantaisistes avaient jeté la stupeur dans la ville et la consternation dans la garnison.

La réputation acquise par les Russes à la bataille de Bachtir, puis à celle de Bal-Agyan donnait cependant un parfum de véracité aux contes les plus invraisemblables, d’autant plus que des renseignements vérifiés montraient que Mironov avait maintenant sous ses ordres, en plus de sa brigade, la division du général Nezarbekov et qu’il avait reçu des renforts de Tabriz.

Très vite, la garnison turque de Dogubayazit avait enregistré un taux élevé de désertion. Certaines nuits, il n’était pas rare que vingt, trente ou cinquante hommes disparussent dans la nature. Les patrouilles punitives de cavalerie lancées par Ibrahim Bey n’y avaient rien changé, d’autant que dès qu’elles sortaient de la ville, une nuée de cavaliers azéris leur tombait dessus à l’improviste et les massacraient jusqu’au dernier, alors que les déserteurs étaient traités avec magnanimité par les hommes de Bardar Khami.

En quinze jours, la garnison de Khadour Pacha avait perdu l’équivalent d’un bataillon.

Le pacha avait considéré ses trois options : attendre l’ennemi dans la ville, l’affronter en rase campagne ou se retirer vers l’ouest tant qu’il en avait encore le temps.

Khadour avait, par tempérament, choisi l’affrontement. Mironov n’avait même pas osé rêver que le général turc oserait prendre ce risque.

Le choc avait eu lieu à trente verstes au sud de la ville et avait duré deux heures. Les Turcs n’étaient jamais parvenus à portée de fusil. Si Mironov était loin de disposer des cent vingt canons que la rumeur lui prêtait, son artillerie commandée par le major Natchev, sur la liste de promotion comme lieutenant-colonel, était cependant nettement supérieure en qualité et en quantité à celle du pacha. Les Russes avaient écrasé les quelques canons et les bataillons de Khadour sous les obus, comme ils avaient si bien appris à le faire à Bal-Agyan, sans leur laisser la moindre opportunité de répliquer. Plusieurs compagnies turques s’étaient tout simplement débandées dès que l’artillerie russe avait tonné.

Entouré de moins de deux mille cinq cents rescapés, Khadour avait courageusement tenté de se retirer vers la ville avant que ses troupes ne fussent annihilées par l’artillerie.

Il avait découvert trop tard que sa voie de retraite vers Dogubayazit était coupée par une énorme masse de cavalerie azérie. Avec son infanterie démoralisée, ces cavaliers indisciplinés, mais fanatisés, constituaient un obstacle infranchissable.

Il avait dû se résoudre à prendre la route du sud-ouest, espérant pouvoir forcer le passage vers Tatvan par la rive occidentale du lac de Van où il pensait faire sa jonction avec les troupes de Kiamil Pacha et de Djevdet Bey, abandonnant avec désespoir toute idée de regagner sa base et récupérer des approvisionnements pourtant indispensables. 

Russes et Azéris l’avaient laissé s’engager dans cette direction en ne lui opposant qu’une résistance minime pour lui inspirer confiance, puis quand Osipov et Bardar Khami avaient jugé que Khadour avait dépassé le point de non-retour vers Dogubayazit, ils avaient déclenché contre les Turcs une série d’actions de harcèlement selon la tactique précédemment développée avec succès par Solomentsev, mais avec des effectifs infiniment supérieurs.

Au matin du second jour de retraite, Ibrahim Bey avait été tué dans une contre-attaque pleine de panache, mais sans espoir. Khadour Pacha ne lui avait survécu que d’une dizaine d’heures : il avait fait former un bataillon en carré pour permettre à ses autres troupes de poursuivre leur retraite et les artilleurs de Natchev avaient écrasé avec jubilation ces hommes qui bloquaient la route des troupes russes. Fidèle à lui-même, Khadour était mort courageusement agrippé au drapeau du bataillon sacrifié.

Les troupes turques, privées de leur général et de son adjoint le plus énergique, s’étaient alors complètement débandées, chacun cherchant à sauver sa peau en essayant de fuir dans les collines. Les cavaliers de Bardar Khami n’avaient laissé aucune chance aux fuyards qu’ils avaient sabrés sans pitié.

Quarante-huit heures après le début de la bataille de Dogubayazit, seuls quelques petits groupes de soldats turcs, moins de cinq cents hommes au total, dispersés, épuisés, hagards, avaient échappé à la soif de vengeance des Azéris.

***

La nouvelle de la promotion du général Mironov au grade de lieutenant-général était parvenue à Van moins d’un mois après la libération de Dogubayazit. Mironov s’était contenté de changer ses pattes d’épaules et avait rejeté avec indignation l’idée émise par un de ses colonels de fêter dignement l’évènement.

Dans un tête-à-tête mélancolique avec Osipov, l’officier le plus élevé en grade du secteur qui ne lui fût pas directement subordonné et qui lui servait parfois de confident, il avait formulé de sérieuses réserves sur sa promotion.

⸺ Vous vous rappelez, Osipov, quand j’ai été nommé général de brigade ? J’étais fou de joie. C’était la concrétisation de tous les rêves de revanche du vieux colonel mis à la retraite d’office que j’étais.

⸺ C’était sacrément mérité, votre Excellence.

⸺ Je suis d’accord. Nous nous sommes foutrement bien battus à Bachtir. Maintenant, vous savez aussi bien que moi que si on m’a nommé général de division, c’était pour éviter un conflit de grade entre Nezarbekov et moi.

⸺ Je pense que Yudenich a aussi tenu compte de votre victoire de Bal-Agyan alors que Nezarbekov s’est fait étriller trois fois de suite par Kiamil Pacha.

⸺ Peut-être, Osipov, mais vous savez comme moi que la bataille de Bal-Agyan, c’est Solomentsev et Natchev qui l’ont gagnée.

⸺ C’est vous, votre Excellence, qui en avez dressé les plans et c’est vous qui en avez endossé la responsabilité. C’est normal que la gloire vous revienne.

⸺ Mais, Osipov, cette promotion comme lieutenant-général, c’est trop !

⸺ Avec votre permission, votre Excellence, je ne suis pas d’accord.

⸺ Mais enfin, Osipov…

⸺ Votre Excellence, permettez-moi de m’expliquer, le secteur que vous commandez n’est sûrement pas le plus important des fronts sur lesquels combat l’armée impériale, mais c’est le seul où, à chaque engagement, l’ennemi a été battu à plate couture, avec des pertes infiniment supérieures aux nôtres. En plus, à chaque fois, les Turcs alignaient des effectifs bien plus importants que ceux que nous pouvions leur opposer. Si je peux me permettre une opinion personnelle, comparé avec ce qui se passe sur les autres fronts, on comprend que la Stavka soit plutôt satisfaite de vos performances. En mai, notre 3ème armée a perdu 200 000 hommes et a dû repasser derrière la San pendant que la 9ème devait se réfugier derrière le Dniestr. Les Autrichiens ont repris Lemberg. À ce rythme, notre armée se sera fait virer de Pologne avant l’hiver. 

⸺ Peut-être, Osipov, mais ça me fait chier d’être promu sous prétexte que d’autres généraux russes se sont fait écraser.

⸺ Votre Excellence, Sa Majesté connaît désormais votre nom comme celui d’un général qui est sorti vainqueur de chaque rencontre avec l’ennemi. C’est cela que Sa Majesté et Yudenich ont voulu récompenser.

⸺ Ouais, d’autant plus que ce pauvre Sukhomlinov est chassé ignominieusement de son poste de ministre de la guerre et accusé de trahison. Je comprends votre idée, Osipov. Le Tsar ne peut pas se permettre de laisser croire que tous ses généraux sont des incapables, alors on promeut outrageusement ceux qui ont gagné quelque chose, même si à l’échelle de cette guerre, nous n’avons pas plus d’importance qu’une puce sur le cul d’un éléphant. C’est bien ça, votre raisonnement, Osipov ?

⸺ Il y a de ça, votre Excellence.

⸺ Et bien laissez-moi vous dire que ça ne me plait toujours pas. Même si une fois de plus je dois reconnaître qu’il n’y en a pas deux comme vous pour trouver une explication vraisemblable à ce que foutent tous ces cons de Petrograd. Enfin, passons ! Etes-vous au courant que Tabriz nous envoie deux régiments de renfort ?

⸺ Je l’ignorais. Mais, ils ne seront pas de trop, si je peux me permettre d’oser une opinion, votre Excellence. Je serais surpris que les Turcs en restent là et nous avons un territoire énorme à contrôler. Heureusement que les Anglais leur sont tombés dessus en débarquant à Gallipoli, sinon, je suis certain qu’ils auraient déjà envoyé des renforts par ici. Quoi qu’il en soit, quelques escadrons de plus ne seraient pas du luxe.

⸺ Je suis bien d’accord avec vous. Heureusement que votre ami Bardar Khami a accepté de nous laisser trois cents de ses hommes.

***

Osipov n’avait pas oublié cette conversation deux mois plus tard, ni la monstrueuse colère que Mironov avait piquée quand il avait reçu un télégramme donnant ordre à Osipov et ses Cosaques de regagner Tiflis « dans les meilleurs délais ».

Il y avait eu un furieux échange de messages entre Tiflis et Van. Mironov ne s’était calmé que quand Yudenich lui avait personnellement assuré qu’il lui envoyait douze escadrons de cavalerie légère pour remplacer les Cosaques.

⸺ C’est flatteur pour vous, Osipov. Pour vous remplacer, vous et vos cinq cents ruffians, Yudenich m’envoie mille cinq cents cavaliers, mais, voyez-vous, je ne suis pas certain de ne pas perdre au change. En tout cas, je regretterai nos petites conversations.

⸺ Peut-être me renverra-t-on ici plus tard, votre Excellence.

⸺ J’en doute. Sinon, on vous aurait convoqué tout seul à Tiflis. À mon avis, la guerre sera terminée avant que je ne vous revoie. Bonne chance, Major. Je sais ce que je vous dois et je ne l’oublierai jamais.

***

Osipov et ses six sotnias avaient fait en sens inverse, sous une chaleur de plomb, le chemin qu’ils avaient parcouru par un froid cinglant six mois plus tôt. Bien qu’il n’y eût plus un Turc à trois cents verstes à la ronde et que ses hommes eussent été aguerris par un semestre de combats incessants, la longue colonne avait effectué son trajet comme si elle s’était trouvée en zone ennemie.

En arrivant à Tiflis, les hommes avaient la tranquille assurance des vétérans sortis vainqueurs de trois combats majeurs et de dizaines de petits engagements.

Osipov avait fait dresser le camp hors de la ville dans une pâture roussie par le soleil et, accompagné d’Ukam, Metikine, Tschon, le touq et deux hommes d’escorte, s’était rendu à l’état-major pour prendre ses ordres.

Leur arrivée avait créé un mouvement de curiosité parmi les officiers qu’ils avaient croisés dans la cour d’honneur et l’immense hall de marbre. Bien qu’ils eussent revêtu leurs meilleurs uniformes, les tcherkessas et les bottes des trois hommes étaient marqués par l’usage. Leurs visages couleur de bois brûlé et leurs décorations prestigieuses montraient à l’envie que c’était la guerre avec son visage brutal qui venait de faire son entrée dans les couloirs préservés de l’hôtel de commandement. Metikine et Solomentsev portaient comme à leur habitude leurs fusils à la bretelle.

⸺ Oui, Major ? demanda un lieutenant qui trônait derrière un large bureau et semblait avoir en charge l’accueil des visiteurs de l’état-major.

⸺ Je suis le major Osipov, des Cosaques de la Garde et je ne suis pas accoutumé à ce qu’un simple lieutenant m’adresse la parole sans rectifier la position. 

Metikine et Solomentsev eurent du mal à retenir un énorme fou rire en voyant le visage du lieutenant passer par diverses nuances de rouge avant de réaliser qu’il n’avait qu’une chose à faire. Il se dressa comme un diable, renversant sa chaise qui tomba sur le parquet avec un bruit de tonnerre.

⸺ Le lieutenant prie le major de bien vouloir lui pardonner sa discourtoisie. Le lieutenant peut-il savoir en quoi il peut être utile au major ?

⸺ Mieux, Lieutenant. Beaucoup mieux. Mes ordres spécifient de me présenter ici. Je n’en sais pas plus. Je précise que j’ai cinq cents cavaliers et sept cents chevaux et mulets dans une prairie à la sortie de la ville qui vont avoir besoin de subsistances.

⸺ Je n’ai aucun ordre spécifique concernant le major. Je me renseigne immédiatement.

Le lieutenant s’éclipsa, ses bottes miroitantes glissant élégamment sur le parquet. Moins d’une minute plus tard, un colonel apparut, le lieutenant sur ses talons. C’était un homme de haute taille, son visage semblait taillé à la serpe dans un vieux morceau de bois. Sa joue portait la boursouflure d’une large cicatrice récente et il se servait d’une canne. Malgré cela, il se déplaçait comme un ouragan.

⸺ Ah ! Osipov ! Bordel de bordel ! Ça fait plaisir de faire votre connaissance, mon garçon ! Depuis que je suis arrivé ici, on me rebat les oreilles : « Osipov-ci, Osipov- ça ». Même Yudenich en a plein la bouche. Ce sont vos officiers ? Parfait ! Lieutenant, le général en a encore pour vingt minutes. Postez-vous à sa porte et quand il aura fini, dites-lui que ces trois officiers et moi sommes en train de vider un verre à sa santé dans mon bureau.

Solomentsev et Metikine échangèrent un regard. Ils ignoraient qui était ce colonel, mais son style surprenant leur convenait parfaitement. Metikine qui avait passé l’essentiel de sa carrière à la cour et dans l’entourage des chefs les plus prestigieux, loin des contingences ordinaires du service, n’avait jamais vu un pareil accueil dans un état-major aussi important que celui de l’armée du Caucase, ni dans aucun autre d’ailleurs.

Quand Yudenich entra sans frapper dans le bureau du colonel une demi-heure plus tard, un mince sourire éclairait son visage habituellement si sévère que des officiers chevronnés étaient parfois physiquement malades à l’idée de devoir comparaître devant lui. Le colonel, Metikine et Solomentsev tenaient chacun un verre de vodka à la main, Osipov, un verre de thé.

⸺ Bonsoir, Messieurs. Repos ! Je ne vous attendais pas avant une semaine. Vous avez fait vite. Inutile de cacher vos verres dans votre dos, vous deux. Où sont vos hommes, Osipov ?

⸺ Dans une prairie à la sortie sud de la ville, votre Haute Excellence.

⸺ Colonel, vous veillerez à ce que les Cosaques d’Osipov reçoivent dans l’heure ce qui leur est nécessaire. Messieurs, j’adorerais bavarder avec vous, mais il y a quatre généraux et dix colonels qui m’attendent. Osipov, je te verrai au dîner. Viens avec tous tes officiers. Huit heures à la Résidence.

Yudenich sortit en coup de vent comme il était entré.

***

Le général Yudenich, chef d’état-major de l’armée du Caucase, avait ouvert le haut col doré de sa gymnasterka blanche, s’était fait servir un verre de vodka par une ordonnance avant de la congédier d’un mouvement de tête et s’était installé dans un fauteuil face à une fenêtre ouverte sur la nuit.

Le seul bruit qu’il pouvait entendre était le claquement des talons des sentinelles qui déambulaient deux étages plus bas dans la cour pavée de l’Etat-Major.

Les officiers qu’il avait invités à dîner s’étaient retirés depuis un moment et il savait qu’il aurait du mal à dormir avant deux bonnes heures, ce qui lui laisserait quatre heures de sommeil avant qu’on ne vienne le réveiller à cinq heures du matin.

En vieillissant, il n’avait plus besoin de dormir beaucoup, ce qui lui laissait du temps pour réfléchir. Et réfléchir, il en avait besoin pour commander toutes les troupes, près de trois cent mille hommes, qui étaient sous sa responsabilité, dispersées sur des territoires immenses parsemés de montagnes et de déserts, et faisant face à un ennemi qu’il avait appris à respecter.

Cependant, ce soir-là ses réflexions ne se portaient pas sur de vastes mouvements stratégiques, la menace que les Austro-Hongrois et les Allemands faisaient planer sur l’Empire ou de futures grandes batailles.

Ses pensées se concentraient sur le petit groupe d’officiers qui avaient été ses convives un peu plus tôt dans la soirée. Yudenich avait demandé à Osipov de venir dîner avec ses officiers et il s’attendait à voir au minimum une quinzaine d’hommes.

Ils n’étaient que cinq qu’Osipov lui avait présentés. Il connaissait évidemment Metikine qui était son neveu, mais qu’il avait eu du mal à reconnaître tant il avait à la fois maigri et forci, et Solomentsev avec sa belle gueule de canaille kirghize.

Les trois autres, Alyasev, Brunitch et Yudashkin, avaient bien l’air de ce qu’ils étaient : des Cosaques du Terek, du Kouban ou de Crimée, rudes, burinés et solides, affreusement intimidés de dîner à la table du général en chef. Il y avait aussi un adolescent, Mohamed, le petit-fils de ce Bardar Khami, dont tout le monde parlait sans le connaître. Le gamin, lui, n’avait pas du tout été impressionné de se retrouver en face d’un des plus puissants généraux russes.

⸺ Je t’avais dit de venir avec tous tes officiers, Osipov.

⸺ Ils sont tous là, votre Haute Excellence. Le lieutenant Matzev a été tué à Bal-Agyan.

Yudenich n’avait pas relevé, mais il avait noté dans un coin de sa tête le sous-effectif anormal en officiers de l’unité d’Osipov. Ceci lui fit revenir en mémoire que lorsque la troupe d’Osipov avait été formée six mois plus tôt, en urgence, en puisant dans diverses autres unités, aucune appellation ne lui avait été affectée et qu’il serait nécessaire de lui en fournir une.

Yudenich avait appris de diverses sources, extrêmement critiques ou au mieux railleuses, que les Cosaques avaient remédié à leur façon à l’absence de drapeau en s’inventant un emblème copié sur ceux qu’arboraient autrefois les chefs de clan mongols. Il en avait été amusé, mais il était bien le seul : le touq des Cosaques d’Osipov avait fait l’objet de nombreux commentaires à l’état-major de Tiflis et aucun n’avait été favorable.

Ce qui lui importait, c’était que la mission qu’il avait confiée à Osipov, gagner l’amitié des tribus azéries ou à tout le moins leur neutralité avait été remplie avec succès. Bardar Khami s’était définitivement rallié, comme le montrait clairement la présence de son petit-fils à Tiflis aux côtés d’Osipov.

Mais, comme à son habitude, Osipov avait eu une lecture plutôt large de ses ordres. Personne ne lui avait jamais demandé de pousser au cul ce gros lourdaud de colonel Mironov, le commandant de la place de Khoï, ni de se lancer dans une guerre personnelle contre les Turcs.

Que Mironov, dont Yudenich avait appris le nom à cette occasion et qui n’était que l’un des quatre cents et quelques colonels qu’il avait sous ses ordres, se fût révélé un excellent tacticien, plein d’audace et de résolution, alors qu’on le lui avait décrit comme un vieux colonel aussi aigri que timoré, s’était révélé un inappréciable bonus.

Les deux hommes, avec des effectifs dérisoires que Yudenich avait fait renforcer peu à peu, avaient chassé les Ottomans d’un territoire de soixante mille vestes carrées, sérieusement étrillé une division, détruit deux brigades turques et conquis trois villes importantes.

C’était plus, bien plus, que ne pouvaient en dire la plupart des généraux russes qui, après quelques victoires initiales contre les Allemands et les Autrichiens aux premiers stades de la guerre, accumulaient les défaites, les contre-offensives sans lendemain et les retraites qui rapprochaient implacablement l’ennemi des territoires ethniquement russes. Sans parler des pertes ahurissantes en morts, blessés et prisonniers qui saignaient à blanc les effectifs de l’armée qu’avant-guerre tous les experts militaires avaient qualifiés bien à la légère « d’inépuisables ».

Depuis la prise de Van et celle de Dogubayazit, villes dont peu de Russes connaissaient l’existence auparavant, Mironov était devenu une sorte de héros national. Une photographie de lui en uniforme de colonel avait été exhumée des archives de la Stavka et avait fait la une des journaux de Petrograd, de Moscou et de Kiev, tandis que des extraits de ses rapports, soigneusement expurgés, avaient été reproduits dans la presse.

Yudenich n’avait pas été surpris que le nom d’Osipov n’apparût dans aucun communiqué rendu public. Le général y avait vu la main efficace du redoutable général Griboyedov qui n’aimait guère que le nom de ses agents, même détachés dans l’armée régulière, apparussent dans les journaux. A l’évidence, Griboyedov considérait encore Osipov comme lui appartenant, bien qu’il dépendît officiellement de la cavalerie de la Garde et fût affecté « par ordre supérieur » à l’armée du Caucase.

Ces subtilités amusaient, un peu, et exaspéraient beaucoup, Yudenich qui considérait Osipov comme un de ses officiers.

Mais, il y avait au moins un point sur lequel il était d’accord avec Griboyedov : que jamais la photographie d’Osipov n’apparaisse dans les journaux. L’officier cosaque, du fait de sa connaissance unique de la forteresse d’Erzeroum et de toute la région avoisinante, aurait un rôle essentiel à jouer quand l’armée russe lancerait sa grande offensive sur l’est de l’empire ottoman et il était hors de question de compromettre cet atout en en faisant une vedette. 

C’était le Tsar en personne qui avait promu Mironov général de brigade, mais c’était Yudenich qui avait seul décidé de sa promotion au grade de général de division pour éviter tout conflit de compétence avec d’autres officiers du même grade présents dans la région, puis de le nommer lieutenant-général après avoir recueilli l’assentiment de la Stavka.

Nommer de nouveaux généraux de haut rang était devenu nécessaire du fait que plus de deux cents de ceux qui avaient porté ce grade avant-guerre venaient d’être révoqués pour incompétence. On taisait le nombre de ceux qui avaient été fusillés pour leurs échecs patents ou abandon de poste devant l’ennemi. Et c’était sans compter ceux qui avaient été tués au feu, des dizaines en moins d’un an, bien plus que ce que toutes les guerres contre Bonaparte avaient occasionné comme pertes au corps des généraux.

Les derniers succès de Mironov justifiaient pleinement une progression aussi rapide dans la Table des Rangs.

Restait à trancher ce qu’il convenait de faire à propos d’Osipov et de ses Cosaques. Yudenich savait qu’il allait devoir motiver ses troupes pour la campagne à venir. Le meilleur moyen pour y parvenir, à ses yeux, était l’exemple.

« Si un lieutenant ou un capitaine, réfléchissait-il, se rend compte que les promotions se font au favoritisme ou à l’ancienneté, pourquoi irait-il prendre des risques personnels ou des initiatives ? Faudrait qu’il soit bien con !»

« Heureusement, on sait que chez Yudenich, ce n’est pas en léchant le cul de son supérieur qu’on peut se faire octroyer un galon de plus. J’ai plus la réputation d’un salaud sans cœur, prêt à casser les carrières ou déférer les officiers en cour martiale que celle d’un homme qui distribue des faveurs ou favorise sa famille et ses amis. Mon neveu Metikine en est le meilleur exemple ».

« Si je promeus Osipov, les autres le jalouseront sûrement, du moins les moins brillants ou les plus timorés, mais personne ne pourra l’attaquer sur sa compétence et ses états de service. Il parait même que les Français viennent de lui décerner leur nouvelle médaille, la Croix de Guerre, qu’ils ne donnent pas à n’importe qui. Mais, surtout les jeunes lieutenants, les jeunes capitaines se diront « si lui y est arrivé, pourquoi pas moi ? » et ils se bougeront d’autant plus les fesses ».

« Quand même ! Est-ce qu’on ne va pas crier à la folie si je promeus Osipov moins de trois mois après que le Tsar l’ait nommé major ? Un garçon aussi jeune ! Après tout, je m’en fous ! J’ai besoin d’officiers éprouvés, sur lesquels je puisse compter quoi qu’il arrive et que ceux qui ne sont pas contents aillent se faire voir ou osent donc venir me dire les yeux dans les yeux que j’ai fait une connerie ! »

« D’ailleurs, qui pourrait oser dire quelque chose ? Pas le Tsar en tous cas ! Et si la Stavka se risque à maugréer, Sparkov, à son prochain passage à Petrograd, ira botter quelques culs. Il adore ça et il n’apprécierait sûrement pas que les ronds de cuir de la Stavka viennent critiquer une promotion justifiée, décidée par moi en faveur de son poulain ».

Sa décision prise, Yudenich se leva de son fauteuil et s’installa à son bureau. Il tira d’un sous-main, une feuille de papier portant l’entête « Armée du Caucase, Quartier Général, le chef d’état-major » et commença à écrire d’un trait.

Il est créé un nouveau régiment de cavalerie, sous le nom de Régiment de Cavalerie Cosaque du Caucase à l’effectif de huit sotnias.

Cette unité est placée sous le commandement direct du chef d’état-major de l’Armée du Caucase et organiquement rattachée à la Division de Cavalerie du Caucase. 

Le groupement provisoire de cavalerie cosaque commandé par le major Alexandre Osipov servira de base à la constitution de ce nouveau régiment.

Le commandement du Régiment de Cavalerie Cosaque du Caucase est confié au major Alexandre Osipov, chevalier de l’Ordre de St Georges de 3ème classe.

Par dérogation, l’emblème du groupement provisoire de cavalerie cosaque est institué comme emblème officiel du nouveau régiment en lieu et place du drapeau réglementaire des unités cosaques.

Fait à Tiflis, ce 17 août 1915

Nikolai Nikolayevich Yudenich

Yudenich prit une seconde feuille de papier et griffonna rapidement quelques lignes en se référant à plusieurs reprises à un document manuscrit qui se trouvait sur son bureau.

Le major Alexandre Osipov est promu lieutenant-colonel.

Les premiers lieutenants Igor Ukam Solomentsev, Mikhaïl Alexandrovitch Metikine, Vadim Alyasev sont promus capitaines.

Les lieutenants en second Todor Brunitch et Valentin Fedorovitch Yudashkin sont promus premiers lieutenants.

Le starchy ouriadnik Pavel Ilouguine est promu lieutenant en second.

Le lieutenant-colonel Osipov procédera sous huitaine à la promotion des sous-officiers et Cosaques qu’il juge dignes d’être promus au sein de son unité.

Fait à Tiflis, ce 17 août 1915

Nikolai Nikolayevich Yudenich

Yudenich sourit en laissant les deux feuilles de papier bien en évidence sur son bureau. Il pouvait sans peine imaginer la tête de celui de ses aides de camp qui les trouverait au petit matin et devrait les porter à l’adjudant-général de l’état-major pour exécution.

***

Les capitaines nouvellement promus Ukam Solomentsev et Mikhaïl Metikine n’avaient savouré que deux heures leur nouveau grade. À peine la nouvelle confirmée, ils avaient sauté sur leurs chevaux, s’étaient précipités chez le meilleur tailleur de Tiflis et avaient commandé trois tcherkessas neuves chacun pour remplacer leurs uniformes usés et maladroitement rapiécés.

Quand ils étaient rentrés au camp provisoire installé en bordure de la ville, le sergent commandant le poste de garde leur avait enjoint de se précipiter chez le colonel tout nouvellement promu.

⸺ Il vous cherche partout, vos Noblesses. C’est pas pour lui manquer de respect, mais il avait de la fumée qui lui sortait des naseaux.

C’était tellement inhabituel de la part d’Osipov que les deux nouveaux capitaines s’étaient précipités vers la tente qui servait de poste de commandement. L’accueil avait été frais.

⸺ Et où est-ce que vous étiez, tous les deux ? Le fait que Yudenich ait eu une poussée de fièvre et ait nommé n’importe qui au grade supérieur ne justifie pas que vous vous barriez sans prévenir. Sergent, rassemblement de tous les officiers, maintenant que les deux divas sont de retour.

Metikine et Solomentsev savaient qu’Osipov était furieux de sa promotion. Il avait vainement argumenté avec Yudenich pour le faire revenir sur sa décision, jugeant que tant son nouveau grade que ses nouvelles responsabilités excédaient sa compétence ou son mérite.

Yudenich avait été intraitable. Pour porter à son comble la rogne d’Osipov, Yudenich avait conclu l’entretien en disant

⸺ Je compte sur vous pour me présenter votre régiment au complet et opérationnel le 15 Septembre.

Osipov était rentré au camp d’une humeur de dogue. Tschon s’était prudemment réfugié sous un lit pliant et les officiers cosaques et leurs hommes filaient doux depuis.

Les autres officiers entrèrent dans la tente qu’Osipov arpentait avec une nervosité inhabituelle.

⸺ Bon, maintenant que tout le monde est là, on va enfin pouvoir se mettre au travail. Premier point, nous avons six sotnias de cent hommes chacune environ. Au total, cinq cent trente-cinq hommes et officiers. Nous devons passer à huit sotnias à effectif plein de cent cinquante hommes, soit mille deux cents hommes. Metikine, il y a deux sotnias en attente d’affectation à Bakou, tu sautes dans le train et tu me les ramènes ici. Le commandant de la garnison a reçu des ordres par télégraphe, ils devraient être prêts à partir quand tu arriveras. Si j’apprends que tu as passé plus de deux heures chez les putes de Bakou, le cul te cuira.

⸺ Bien, votre Haute Noblesse.

⸺ Alyasev, même chose. Une sotnia à me récupérer à Groznyï et une autre à Vladikavkaz.

⸺ À vos ordres, votre Haute Noblesse.

⸺ Ukam, tu me passes au peigne fin la garnison de Tiflis. Il parait qu’il y a un escadron tcherkesse ou tartare qui s’emmerde. Vois si on peut le récupérer. Je te nomme responsable des approvisionnements. Prends contact avec le chef de l’intendance de l’état-major. C’est un général de brigade. Il nous faut trois cents chevaux et cent mulets de plus. Et démerde toi comme tu voudras mais je veux que tous nos hommes soient équipés de Mosin-Nagant ou de Mauser 98. J’en ai marre de voir dix modèles de fusils et d’être obligé de cavaler dans tous les coins pour trouver des munitions.  Ah ! Un dernier point : Ukam étant le plus radin de vous tous, je le nomme officier payeur. Si vous avez besoin d’argent, vous le lui demandez. Et tâchez voir que ce soit justifié.

⸺ Oui, ta Haute Noblesse.

⸺ Yudashkin, tu vois avec Ukam. Je veux cinq mitrailleuses par sotnia. S’il n’y en a pas de disponibles, volez-les. Brunitch, je veux que tu voies avec les autres commandants de sotnia ceux de leurs gars dont on peut faire des caporaux ou des sergents. Comme c’est toi l’intellectuel de la bande, tu vas m’organiser une classe pour apprendre aux nouveaux sous-offs ce qu’ils doivent savoir, lire les cartes, se servir d’une boussole et le reste. Tu as un mois.

⸺ À vos ordres, votre Haute Noblesse.

⸺ Ilouguine, tu m’organises un cours accéléré sur les explosifs. Je veux que tu formes une trentaine de gars de confiance en plus de ta propre équipe, trois ou quatre par sotnia, apprends leur l’essentiel.

⸺ Bien, votre Haute Noblesse. 

⸺ Maintenant, dehors tout le monde, vous avez vos ordres. Ukam, tu restes.

Quand les autres officiers furent sortis, Ukam se laissa tomber sans cérémonie sur une des deux chaises paillées. Il estimait y avoir plus de droit que n’importe qui, parce que c’étaient des hommes à lui qui les avaient volées la veille.

⸺ Tu t’es coupé en te rasant, ce matin, Sacha ou quoi ?

⸺ Cette histoire, ça me rend dingue.

⸺ Ben quoi, je ne vois pas pourquoi ! Tu es le plus jeune lieutenant-colonel de toute l’armée, et alors ? Même Boïldiev était plus âgé que toi quand il a atteint ton grade, pourtant si je me rappelle bien, c’était Sparkov qui l’avait nommé.

⸺ Ecoute, ça me fait chier, c’est tout ! lâcha-t-il brutalement sans se rendre compte que le général Mironov lui avait tenu le même propos quelques semaines plus tôt. Ce matin, quand je suis passé voir Yudenich, il y avait toute une bande de lieutenants et de capitaines qui me regardaient les yeux ronds comme si j’allais distribuer des billets de dix roubles.

⸺ Tu t’y feras. Et eux aussi.

⸺ Mais, tu n’as pas l’air de réaliser qu’on ne va jamais s’en sortir. Je n’ai aucune idée de la façon dont on commande un régiment. Avant la guerre, les officiers choisis pour cette responsabilité passaient deux ans à étudier à l’Académie Supérieure de Guerre, après avoir passé quinze ans ou plus dans l’armée.

⸺ Tu oublies un léger détail. C’était avant la guerre. D’après ce que j’ai entendu dire, on a perdu cinquante mille hommes par semaine sur le front ouest au cours des huit dernières semaines. Tu imagines ce que ça représente comme nombre d’officiers qu’il faut remplacer ? Crois-moi, Yudenich est tout, sauf un fou furieux. Il sait ce qu’il fait, même si ça parait dingue au premier abord. D’ailleurs, sauf si ma pauvre tête défaille, je crois me rappeler qu’à Bal-Agyan, tu commandais déjà près de douze cents hommes, dont cinq cents Azéris à peu près incontrôlables et ça s’est très bien passé. La preuve, on est vivants.

⸺ Ce n’est pas ce qui se passera au combat qui m’inquiète, c’est tant que nous serons ici en garnison.

⸺ Foutaises ! Les nouveaux arrivants apprendront de nos Cosaques quels chefs merveilleux nous sommes, c'est-à-dire des gens tolérants quand on ne les fait pas chier et des mauvais cons quand on leur pisse sur les bottes. Ce sont des nouvelles qui se répandent vite. S’il y a des fortes têtes, tu n’auras qu’à les affecter dans ma sotnia, mes gars les mettront au pas. Vite fait, bien fait.

Un caporal entra sous la tente, un paquet de lettres à la main.

⸺ Votre haute Noblesse, il y a tout un paquet de lettres pour vous. Et pour le lieutenant Solomentsev aussi.

⸺ Merci. Donne.

⸺ Et c’est « capitaine Solomentsev », crétin ! Tâche de t’en souvenir, ajouta Ukam mi- sérieux, mi-rigolard.

Les deux amis s’assirent et jetèrent un œil aux enveloppes qui leur étaient destinées. Osipov remarqua que parmi les siennes la plus ancienne avait près de trois mois. Elle avait été envoyée à Khoï, renvoyée à Bachtir, avant d’être routée sur Van, puis retournée à Tiflis.

Osipov reconnut l’écriture de sa mère et le cachet de la poste d’Oxford, le bureau dont dépendait Swift Manor. Il y en avait six autres plus récentes, ainsi que quatre de Pamela, et près d’une dizaine du comte Krilov. Une seule provenait d’Egypte, probablement de lord Pelham.

Osipov ouvrit une enveloppe épaisse écrite par Pamela dont le timbre français, le cachet et la suscription « Hôtel Ritz, Paris » l’intriguaient particulièrement.

Il prit fiévreusement connaissance du contenu, sentant monter en lui une énorme colère au fur et à mesure qu’il feuilletait la vingtaine de pages manuscrites et d’articles de journaux qu’elle contenait.

⸺ Lis ça, Ukam, ordonna-t-il, interrompant celui-ci dans la lecture d’une lettre d’Irina Betoutcheva dans laquelle la jeune fille évoquait leur brève liaison en termes plutôt crus, avec manifestement en tête l’intention de la reprendre aussitôt qu’Ukam aurait l’opportunité de repasser par Orenbourg.

⸺ Nom de Dieu de nom de Dieu, s’exclama Ukam après avoir pris connaissance de la lettre de Pamela et de trois coupures de presse, l’une de la Gazette de Genève, la deuxième du Temps et la troisième du Matin, de Paris. Ces fumiers de Boches !

Ukam leva les yeux vers Osipov et vit que son ami était bouleversé. Si ses traits demeuraient impassibles, ses yeux brillaient de fureur et son visage, cuit et recuit par le soleil, avait pris une couleur blafarde, comme si tout le sang s’en était retiré. Ukam prit dans sa poche le flasque de vodka qui ne le quittait jamais et en versa jusqu’au bord dans le gobelet servant aussi de bouchon.

⸺ Bois ça.

Pour une fois, Osipov ne refusa pas. Il vida le verre d’un trait et tendit le gobelet pour qu’Ukam le lui remplît à nouveau. Prudemment, dès qu’Osipov eut vidé le second gobelet, Ukam qui n’avait jamais vu son ami boire autant aussi vite fit disparaître le flasque dans sa poche.

⸺ Tu as peur que je me soûle ? finit par sourire Osipov.

⸺ J’ai peur que tu ne sautes sur ton cheval à la recherche du premier boche que tu puisses trouver pour lui coller une balle dans la tête.

⸺ Le plus proche doit se trouver au moins à vingt jours de cheval, entouré de cent mille Turcs… Tant pis ! Maintenant, laisse-moi. Il faut que j’écrive à Pam.

⸺ Je te laisse. Je vais m’installer un bureau digne d’un officier payeur. Au fait, avec quoi est-ce que je paie ? Pas de ma poche, j’espère !

⸺ Nous avons statut de régiment depuis hier. Va voir le payeur du corps d’armée. Il te fera une avance. S’il y a un problème, fais-toi donner un coup de main par l’aide de camp principal de Yudenich, tu sais, ce colonel à la gueule toute couturée.

Depuis, Ukam croulait sous les papiers et cherchait désespérément un Cosaque qui eût quelque idée de la façon dont doit se tenir la comptabilité d’un régiment.

***

« Il n’y a pas à dire, mais ce Solomentsev, c’est vraiment le roi de la débrouille », était bien obligé de constater, non sans une bonne dose d’amertume et de dépit, l’un des colonels qui participait à l’inspection du camp du Régiment de Cavalerie Cosaque du Caucase.

« Comment est-ce qu’il a fait pour se procurer toutes ces tentes ? Et surtout d’où viennent-elles ? Pas de mes magasins en tous cas ! Mystère ! »

En tant que chef adjoint des services d’intendance de la garnison de Tiflis, le colonel était singulièrement bien placé pour savoir que ses services n’avaient rien fait pour faciliter la vie du gamin que dans son inconscience Yudenich avait nommé capitaine. L’objectivité obligeait même à dire que toutes les chausse-trappes administratives possibles avaient été placées devant ses bottes.

Il n’avait fallu à Ukam que deux jours pour comprendre le jeu pratiqué à son encontre avant d’abandonner purement et simplement la partie. Du moins en apparence.

Pourtant, les tentes qu’il avait demandées et que l’intendance lui avait promises pour le mois de novembre étaient bien là, devant les yeux du colonel. Cent tentes pour douze hommes chacune, alignées au cordeau en cinq longues rangées de vingt dans une belle prairie arrosée par deux ruisseaux.

Quant aux chevaux supplémentaires dont il avait fait la demande et qu’on lui avait annoncés pour janvier ou février 1916, dans six mois de là, ils mangeaient paisiblement dans trois vastes enclos.

Malgré une sévère enquête pour laquelle il avait sollicité l’aide de la prévôté, le colonel de l’intendance n’avait pas réussi à comprendre d’où provenaient les tentes et les chevaux, ou plus exactement où ils avaient été volés. Aucun régiment, aucune division n’avait déclaré de disparition d’animaux ou de matériel et le colonel se frottait les mains par avance à l’idée d’examiner minutieusement les ordres de transferts ou les factures quand il les aurait reçues. Si d’une façon ou d’une autre, il pouvait coincer ce jeune Cosaque arrogant, il n’allait certainement pas se gêner.

Pour le moment, le colonel devait se contenter de visiter le camp des Cosaques au sein de l’importante délégation qui accompagnait les deux principaux protagonistes de l’inspection.

***

L’inspection d’un simple régiment, ronchonnait discrètement un autre colonel, aurait en toute logique dû être l’affaire d’un général de brigade, au mieux d’un général de division, mais pour de mystérieuses raisons Yudenich avait annoncé depuis longtemps qu’il mènerait personnellement celle de sa dernière adjonction au corps de bataille de l’armée russe du Caucase.

Sa décision avait cependant été modifiée par un évènement imprévu.

Le 1er septembre, le Tsar avait nommé son oncle, le Grand-Duc Nicolas Nikolaievitch, Vice-Roi du Caucase et général en chef de l’armée du Caucase. Le Grand-Duc était arrivé à Tiflis quelques jours plus tard, accompagné d’une nuée de serviteurs, de collaborateurs et d’un énorme train de maison.

Nicolas Nikolaievitch avait aussitôt pris ses fonctions et sa première décision avait été de confirmer Yudenich dans ses fonctions et de manifester publiquement son absolue confiance dans le chef d’état-major de l’armée du Caucase en faisant clairement comprendre que celui-ci jouissait d’un crédit de confiance illimité de sa part, de celle de son neveu le Tsar et de la Stavka.

Ceux qui imaginaient que Yudenich allait laisser des plumes dans l’affaire, que son autorité en sortirait amoindrie ou qu’il serait muté sur un autre front en avaient été pour leurs frais. Il avait été immédiatement évident pour tout un chacun qu’entre le nouveau vice-roi et général en chef et son redoutable collaborateur l’entente était totale, la volonté commune et que les deux hommes partageaient des vues identiques sur tous les sujets. Pour ceux qui connaissaient bien les deux officiers, cela n’avait rien de bien surprenant : ils se connaissaient, s’appréciaient et avaient travaillé ensemble en bonne harmonie à diverses reprises depuis plus de trente ans.

Si leurs styles personnels différaient du tout au tout, leurs conceptions de l’Empire, du rôle de l’armée impériale et de la stratégie à mener pour gagner la guerre dans cette partie des théâtres d’opérations étaient parfaitement semblables et leurs idées sur les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir ne s’éloignaient que sur des points de détail.

Apprenant de Yudenich au détour d’une conversation que celui-ci devait inspecter un nouveau régiment, le Grand-Duc avait décidé d’être de la partie. Du fait de son rang et de son prestige immense, cette simple inspection devenait presque un évènement. Pas moins de trois autres généraux et une douzaine de colonels avaient trouvé de bonnes raisons pour accompagner le Vice-Roi.

« Je n’aimerais pas être à la place d’Osipov, ricana intérieurement le colonel. Quand il va inspecter ce rassemblement de coupe-jarrets, le Grand-Duc va avoir une attaque. Pourtant, ce fou d’Osipov, quand il a accueilli le Grand-Duc dont on ne l’avait pas prévenu qu’il allait venir, n’a pas bronché, comme s’il s’en foutait. Y aurait-il derrière tout cela quelque chose que j’ignorerais ? ».

⸺ Nous avons installé quatre cuisines, votre Altesse Impériale. Une pour deux sotnias, expliquait Osipov qui faisait faire le tour du camp à ses visiteurs. Ce n’est pas dans la tradition cosaque. Normalement, les hommes se regroupent par affinités et cuisent ce qu’ils veulent sur de petits feux. C’est ce que nous faisons en campagne. Mais, j’ai jugé que ce n’était pas une bonne chose en garnison.

⸺ Ils n’ont pas protesté ? demanda Yudenich, surpris.

⸺ Ils ont voté, répondit Osipov avec un sourire.

⸺ Voté ? demanda le Grand-Duc, les yeux écarquillés.

⸺ Oui, votre Altesse Impériale. Plus des deux tiers ont trouvé que c’était une bonne idée de ne pas avoir à se coller tous les jours aux corvées de cuisine.

Yudenich et le Grand-Duc échangèrent un regard surpris, peut-être vaguement réprobateur. C’était bien la première fois que les deux hommes entendaient parler d’un vote organisé dans son unité par un chef de corps.

Au hasard, le Grand-Duc entra dans une tente. Pas de châlit, mais une belle couche de paille et douze couvertures pliées en quatre soigneusement alignées : une installation rustique, minimale, même selon les critères plutôt spartiates de l’armée russe.

⸺ Pas de châlit, ni de paillasse, Osipov ?

⸺ Ce sont des Cosaques, votre Altesse impériale. Je n’autorise que ce que leurs chevaux peuvent porter.

⸺ En combien de temps pouvez-vous être prêts à lever le camp ?

⸺ On a fait deux exercices seulement depuis que nous sommes à effectif plein, votre Altesse Impériale. Environ une heure. C’est bâter et charger les mulets qui prennent le plus de temps. Un de mes officiers travaille à améliorer ça.

⸺ Sacrément bien, ça, une heure. J’aimerais que tous les régiments soient capables d’en faire autant. J’en connais auxquels il faut huit jours. Allons voir vos hommes.

Le Grand-Duc fit un signe de la main et son ordonnance approcha son cheval. C’était une bête de haute taille, à la robe d’un noir brillant. Il fallait un cheval d’une taille exceptionnelle pour le Grand-Duc. Il était un des hommes les plus grands de l’Empire et sur une monture de taille standard, ses pieds touchaient pratiquement le sol.

La police, au début de la guerre, avait fait saisir une photographie montrant le Grand-Duc et le Tsar côte à côte : le Tsar qui était loin d’être de petite taille avait pratiquement une tête de moins que son oncle. Il avait été jugé que cette photo ne flattait pas le Tsar et qu’elle n’avait pas à être publiée.

Osipov sauta en voltige sur son cheval comme il en avait l’habitude.

⸺ Belle selle, Osipov !

⸺ Merci, votre Altesse Impériale. C’est un cadeau du général Sparkov.

Ce n’était pas la vérité, mais ce n’était pas le moment de dire au Grand-Duc que c’était une selle volée par des brigands turkmènes et qu’il l’avait achetée pour une poignée de roubles à un receleur de Tashkent.

Les mille trois cent vingt hommes et officiers, officiellement à l’effectif, ordonnés en huit sotnias, attendaient paisiblement à côté de leurs chevaux l’inspection du général sur un vaste espace de terre desséchée dont le centre était occupé par un mât où flottaient les couleurs de l’Empire.

Quand le Grand-Duc et son escorte ne furent plus qu’à cent pas, il y eut une brève sonnerie de trompette, le boute-selle, et les Cosaques enfourchèrent leurs chevaux.

Au moment où le Grand-Duc entra dans le quadrilatère formé par les huit sotnias, une voix puissante ordonna « sabre au clair », puis « présentez sabre ».

Le colonel d’intendance étouffa difficilement un sourire de mépris devant le spectacle offert par le nouveau régiment.

La moitié des Cosaques portait la tcherkessa dans toutes sortes de couleurs, réglementaires ou non. Il y avait l’uniforme noir des Cosaques de la Garde porté par ce foutriquet d’Osipov, le vert des Cosaques d’Orenbourg, le vert foncé des hommes du Kouban, le gris de ceux du Terek, quelques-uns portaient même la tcherkessa rouge de parade. La seule caractéristique commune à toutes ces tcherkessas était leur usure manifeste.

L’autre moitié du régiment portait la gymnasterka kaki et le pantalon bleu à bandes régimentaires des unités cosaques dans lesquelles ils avaient été raflés par les recruteurs d’Osipov.

Enfin, une des sotnias était à l’évidence constituée d’asiatiques, des Turkmènes ou des Tartares, dont la vêture variait selon le goût de chacun et défiait toute description.

Le colonel jugea ce spectacle pathétique et en éprouva une intense satisfaction.

Le Grand-Duc et le général Yudenich avaient arrêté leurs chevaux au milieu du terrain de parade. Le Grand-Duc jeta un regard circulaire. Ses yeux s’attardèrent sur l’étendard du régiment, cet emblème barbare, le touq, dont Yudenich lui avait dit l’avoir spécifiquement autorisé. Le porte-étendard était au pied du mât portant les couleurs impériales, entouré par deux cavaliers, sabre au clair. 

Le Vice-roi porta vivement sa main à sa casquette pour un salut incluant le touq et le drapeau des Romanov. Yudenich, les trois généraux et le groupe des colonels qui les suivaient saluèrent à leur tour. Désormais, nul ne pourrait plus se permettre de critiquer publiquement l’enseigne que les Cosaques s’étaient inventés.

Passer en revue des troupes était un rituel que le Grand-Duc avait pratiqué des dizaines, peut-être même des centaines de fois au cours de sa carrière. Il savait parfaitement ce qu’il convenait de faire, ce qu’il importait de voir, ce qu’il fallait savoir ignorer et les mots à prononcer.

Suivi uniquement de Yudenich et d’Osipov, il poussa doucement son cheval vers la première sotnia.

L’officier qui la commandait montait un magnifique cheval gris foncé pommelé, nerveux, qui dansait sur place, mais était maintenu par des jambes d’acier. C’était un immense gaillard, presque aussi grand que le Grand-Duc, au visage boucané et aux yeux effilés trahissant une origine asiatique.

Sa tcherkessa verte usagée s’ornait des épaulettes à une bande de capitaine. Leur couleur bleu clair indiquait qu’il s’agissait d’un Cosaque de l’host d’Orenbourg. Rien ne le différenciait de n’importe quel Cosaque si ce n’est son absence de barbe et de moustache, sa jeunesse évidente pour son grade et la somptuosité de sa toque de vison noir. Il portait plusieurs décorations, dont l’ordre de Ste Anne de troisième classe. 

Les traits du Cosaque rappelaient vaguement quelque chose au Grand-Duc. Mais, au cours des années, son regard s’était posé sur des dizaines de milliers de soldats et il ne parvenait pas à se souvenir dans quelles circonstances il avait rencontré celui-ci.

⸺ Je te connais, Capitaine ?

⸺ Oui, votre Altesse Impériale. Capitaine Igor Solomentsev. Votre Altesse Impériale m’a décoré de l’ordre de Ste Anne, à Petersbourg avant la guerre.

La mémoire revint aussitôt au Grand-Duc. Il se souvenait parfaitement maintenant de ce grand échalas, encore un gamin, qui avec Osipov avait réussi à dérober des codes secrets turcs et allemands pendant la guerre des Balkans.

C’était le Tsar en personne qui lui avait demandé de décorer les deux jeunes gens au cours d’une petite cérémonie discrète à laquelle assistaient toutefois Sparkov, Griboyedov et une dizaine de généraux auxquels on avait soigneusement caché les raisons de cette remise de médailles.

⸺ Je vois à tes galons et tes médailles que tu t’es déjà bien battu. Tu as fait campagne au Caucase ?

⸺ Oui, votre Altesse Impériale. Sarikamish, Bachtir et Bal-Agyan avec le colonel Osipov.

⸺ Et ta sotnia ?

⸺ Tous des anciens. Et des durs, votre Altesse Impériale.

⸺ Présente-les-moi, Capitaine.

Yudenich retint un sourire. Il faisait partie des rares privilégiés à connaître les raisons pour lesquelles Osipov et Solomentsev avaient été décorés avant la guerre. Il savait que le Grand-Duc ne pouvait pas avoir oublié cet officier inhabituel.

D’ailleurs, un peu plus tôt, quand Osipov les avait accueillis à la barrière du camp de son régiment, le Grand-Duc avait quitté un instant son attitude habituellement réservée et évoqué à mi-voix avec le lieutenant-colonel nouvellement promu un incident qui s’était déroulé à la gare de Tiflis des années plus tôt et dont Osipov avait été le héros bien involontaire. Les deux hommes avaient ri comme si ce souvenir lointain avait créé une sorte de complicité entre eux.

Solomentsev se plaça à gauche du Grand-Duc pour l’escorter entre les trois rangs de ses cavaliers, Yudenich et Osipov suivant trois foulées derrière. De temps à autre, le grand-Duc s’arrêtait devant un Cosaque et lui posait une ou deux questions, l’origine d’une médaille, s’il avait participé à tel combat, s’il avait une réclamation.

⸺ Pavel Ilouguine, annonça Solomentsev, alors que le Grand-Duc venait de s’arrêter devant un sous-lieutenant d’une trentaine d’années, à la carrure de bûcheron. C’est notre spécialiste en explosifs. Avec sa dynamite, il a tué plus d’hommes de Kiamil Bey que le reste de la sotnia réunie.

⸺ Pendant cette action de harcèlement que tu as menée entre Dilman et Van, Solomentsev ?

⸺ Oui, votre Altesse Impériale, bredouilla Ukam, stupéfait que le deuxième personnage de l’Empire pût être au courant d’une série d’escarmouches qui s’étaient déroulées à cinq mille verstes de la capitale.

⸺ Un sacré coup que vous avez fait là, Cosaques, déclara le Grand-Duc en forçant sa voix pour être entendu par le plus grand nombre. Sa Majesté le Tsar s’est fait lire la totalité du rapport du général Mironov. Il m’a dit « avec des hommes pareils, on ne peut pas perdre ».

La déclaration du Grand-Duc fit fleurir de larges sourires sur le visage de ceux qui l’avaient entendue. Il y en eut même deux ou trois qui poussèrent leurs cris de guerre, ce qui tira un sourire à l’oncle du Tsar.

⸺ Général Yudenich, je crois que la poitrine de ce brave garçon mériterait bien de porter l’ordre de St Vladimir. Faites le nécessaire.

⸺ Bien, votre Altesse Impériale.

Le Grand-Duc poussa son cheval en avant, scrutant les rangs à la recherche du prochain Cosaque qu’il allait distinguer.   

***

⸺ Vous avez là une sacrée collection de rudes gaillards, Osipov.

Le Grand-Duc avait passé plus d’une heure à parcourir les rangs de cavaliers du nouveau régiment. Sa suite en avait été surprise.

Le plus souvent, une inspection était plutôt une manifestation symbolique au cours de laquelle le Grand Chef, quel qu’il fût, se faisait une idée générale de la troupe qui lui était présentée en arpentant rapidement les rangs, en échangeant quelques propos avec des hommes le plus souvent choisis à l’avance et en faisant une incursion éclair dans une chambrée.

Avec ce régiment de cavalerie, le Grand-Duc avait pratiquement mené le même genre d’inspection que celle que le chef de corps était supposé faire chaque semaine pour s’assurer de la bonne tenue de son unité.

Le Grand-Duc avait remarqué qu’Osipov disposait d’un nombre inhabituel de mitrailleuses, une denrée des plus rares dans l’armée impériale et avait demandé des explications. Osipov possédait le sujet sur le bout des doigts, puisque c’était lui qui avait « vendu» l’idée à Sparkov quand celui-ci exerçait encore les fonctions d’inspecteur général de la cavalerie avant la guerre.

⸺ Tout repose sur l’autonomie, votre Altesse Impériale. Nous n’avons ni voitures, ni chariots. Uniquement des chevaux et des mulets. C’est ce qui nous a permis à plusieurs reprises de nous enfoncer très loin derrière les lignes turques en nous faufilant par la montagne, là où l’ennemi ne pensait pas risquer de voir passer une unité assez importante pour constituer un risque. Les mitrailleuses multiplient par trois notre puissance de feu. De cette façon, trois cents de mes Cosaques ont la puissance de feu d’un régiment de cavalerie sans rien perdre de leur mobilité.

⸺ D’où vous est venue cette idée ?

⸺ Une conversation avec un conseiller militaire allemand pendant la guerre des Balkans. Leur armée faisait alors des essais. Leur conclusion était que cent cinquante hommes disposant de dix mitrailleuses pouvaient arrêter net un régiment d’infanterie à trois bataillons, si celui-ci ne disposait pas d’artillerie de soutien. J’ai pensé que ce qui était vrai pour l’infanterie pouvait l’être aussi pour la cavalerie, à condition de préserver la mobilité propre aux troupes montées, d’où l’emploi des mulets. Ce qui s’est passé à Sarikamish m’a confirmé ce que je pensais.

⸺ C’est vrai que vous étiez à Sarikamish. À quoi faites-vous allusion ?

Yudenich sourit discrètement. Il savait, lui, parfaitement ce à quoi Osipov faisait référence. Il avait eu en main le bref rapport du général Paratkine et Osipov lui avait fait une relation verbale détaillée sept mois plus tôt. 

Un peu gêné de devoir faire devant un pareil aréopage le récit de ce qu’il considérait comme son plus beau fait d’armes, Osipov expliqua sobrement la mission de patrouille que Paratkine lui avait confiée peu après son arrivée à Sarikamish et l’action de retardement dont il avait décidé seul contre l’armée d’Enver Pacha. Quand il eut terminé, Yudenich intervint.

⸺ Le rapport de Paratkine confirme les chiffres de tués ennemis qu’Osipov vient de donner à votre Altesse Impériale.

Le Grand-Duc resta muet un instant, regardant avec ahurissement ce lieutenant-colonel juvénile qui racontait tranquillement comment avec une trentaine de Cosaques il avait bloqué pendant près de trois jours une armée entière dans les montagnes en lui infligeant des pertes cinquante fois supérieures à son propre effectif.

La suite du Grand-Duc était partagée en deux groupes : ceux, les moins nombreux, qui étaient à Kars quand Osipov y était revenu et qui avaient déjà eu connaissance de cette embuscade et les nouveaux venus au Caucase qui la découvraient.

Ces derniers portaient sur leur visage tous les signes de la stupeur et commençaient à mieux comprendre pourquoi Osipov portait d’aussi belles décorations et était probablement le plus jeune lieutenant-colonel de toute l’armée.

⸺ Comment se fait-il que je n’aie jamais entendu parler de cette affaire ? s’étonna le Grand-duc, d’autant plus surpris que le général Paratkine, commandant de la place de Sarikamish, avait été son chef d’état-major jusqu’au début de la guerre.

⸺ J’ai adressé une copie du rapport de Paratkine à votre Altesse Impériale, confirma Yudenich. Apparemment, il ne vous est pas parvenu. 

⸺ Bah ! conclut le Grand-Duc après un instant de réflexion. L’important, c’est ce beau coup que vous avez réussi, Osipov, pas que j’en aie eu connaissance. Conclusion : c’est un sacré régiment que vous avez là, Colonel. Entraînez vos hommes tant que vous pourrez. Je n’ai pas l’intention de rester les deux pieds dans la même botte. Si les Turcs ne viennent pas à nous, j’ai l’intention d’aller les taquiner chez eux et votre régiment ne manquera pas d’y avoir sa part.

⸺ Si votre Altesse Impériale dispose encore d’un peu de temps, j’aimerais lui montrer quelque chose.

Pendant que les officiers supérieurs discutaient, les sotnias avaient évacué le champ de parade et une trentaine de cavaliers attendaient tranquillement à une de ses extrémités. Osipov leva un bras et ses cavaliers se lancèrent dans une charge furieuse.