Osipov, un cosaque de légende - Tome 2 - Philippe Ehly - E-Book

Osipov, un cosaque de légende - Tome 2 E-Book

Philippe Ehly

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Beschreibung

Après avoir survécu à une attaque par des brigands afghans, Osipov, lord Pelham et leurs compagnons poursuivent le périlleux voyage d’exploration qui les mène de Saint-Pétersbourg à Constantinople par les chemins de traverse dans des circonstances souvent dramatiques. Sur leur route, ils rencontrent des personnages hauts en couleur comme le gouverneur d’Herat, puis un certain Lawrence qui deviendra célèbre cinq ans plus tard, Calouste Gulbenkian surnommé monsieur 5%, le Grand-Duc Nicolas Nicolaïevitch, tandis qu’en Russie, le Tsar, le comte Krilov et Regina Murray prennent des décisions lourdes de conséquences. Une fois de plus, mais ce ne sera pas la dernière, Osipov nous entraîne dans le monde fascinant et brutal de l’Asie centrale dans les dernières années de paix avant la Grande Guerre. Les deux tomes intitulés « Avant l’Orage » sont le récit de sa première grande aventure : un voyage semé d’embûches de Saint-Pétersbourg à Constantinople, en passant par l’Afghanistan et la Perse, en compagnie de lord Pelham, de ses amis et de son loup.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Philippe Ehly, conseiller juridique et financier, a longuement voyagé en Asie, tant professionnellement que pour satisfaire sa passion pour l’histoire et l’archéologie.

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Philippe EHLY

Osipov,un Cosaque de Légende

Tome II

Alexandre Osipov, un jeune sous-lieutenant des Cosaques de la Garde, a reçu mission du Tsar Nicolas II d’accompagner en tant qu’interprète lord Pelham, un de ses lointains petits cousins anglais dans un voyage de découverte des provinces méridionales de la Russie et des pays limitrophes.

Lord Pelham, ancien officier de l’armée des Indes, est un aristocrate pétri des idéaux victoriens, mais c’est aussi un esprit libre et curieux, explorateur passionné et peintre de talent. Ses compagnons britanniques et lui ont vite adopté le jeune officier russe dont ils apprécient le caractère enjoué, mais réfléchi. Quelques initiatives heureuses ont permis à Osipov de conquérir sans réserve l’estime de ses compagnons au cours des premières étapes de leur voyage.

À Tashkent, après avoir exploré le Ferghana en plein hiver, dans des conditions parfois dramatiques, mais qui ont permis à la petite équipe de mieux se souder et d’acquérir un nouveau membre, Tschon, un loup qu’Osipov a su domestiquer, Pelham découvre non sans surprise que la mère de son jeune interprète est une Irlandaise, née comme lui aux Indes. Ébloui par sa beauté, ce célibataire endurci a eu un coup de foudre pour la mère de son jeune compagnon.

Mais ils doivent poursuivre leur voyage vers le sud, au-delà de l’Oxus, et traverser d’est en ouest le royaume d’Afghanistan pour gagner la Perse par la piste la plus septentrionale.

À Balkh, la légendaire ville morte, Osipov a su deviner qu’une forte bande de brigands s’apprêtait à attaquer leur lente caravane. Un épisode banal dans ce pays arriéré et sans lois où rançonner le voyageur est un moyen de survie comme un autre. Au cours d’un combat épique, Pelham, Osipov et leurs compagnons ont annihilé une partie de la bande.

Tandis que la lente caravane reprend sa route en direction d’Herat, la grande ville de l’ouest de l’Afghanistan, porte de la Perse, Osipov, son valet Ukam et Fitzroy Maccoy, un cousin de Pelham, assurent son arrière-garde contre d’éventuels poursuivants. Osipov dévoile un nouvel aspect de son caractère en abattant sans pitié deux des brigands lancés à leur poursuite.

La route est encore longue jusqu’à Constantinople, la destination que s’est fixée lord Pelham à la fois par esprit sportif, pour satisfaire sa curiosité et accomplir les destins mystérieux de l’India Office.

UNE LETTRE SIGNÉE SPARKOV

Lord Pelham décida d’imposer un train particulièrement soutenu à ses hommes dès qu’ils furent sortis de Balkh. Pendant cette première journée, après les combats de la nuit, il était primordial de mettre le plus de distance possible entre sa lente caravane et d'éventuels poursuivants.

Cela l’avait amené à faire quelques amères réflexions en regardant défiler devant lui le nombre de chevaux qu’il leur fallait employer pour transporter leur énorme quantité de bagages. Une bonne part lui en paraissait maintenant inutile, mais à Londres le moindre vêtement et le moindre objet lui étaient apparus strictement indispensables.

La majeure partie de ce qu’il jugeait désormais excédentaire était de son fait et il s’en voulait fortement d’avoir mal estimé les difficultés de leur voyage en Asie centrale et ce qu’il convenait d’emporter.

En Afrique, il avait parfois participé à des safaris comportant jusqu’à un millier de porteurs. Aux Indes, il avait été invité par des maharadjahs à des chasses au tigre où ses hôtes s’entouraient de dizaines d’éléphants, de centaines de serviteurs, de jongleurs, de musiciens et de chiromanciens.

Au cours de ses propres expéditions, il avait toujours jusqu’alors conservé ses habitudes de vie, héritées d’une enfance de fils de vice-roi, puis d’une existence d’homme fortuné. Pelham avait toujours voyagé avec un train d’équipage qui lui permettait de retrouver à l’étape le confort de son manoir de Wandsworth.

Pour son voyage en Asie centrale, il pensait avoir fait preuve d’une certaine modération. Ne partir qu’avec un seul domestique lui était déjà apparu comme un sacrifice assez lourd et il ne lui serait jamais venu à l’idée qu’on pût enfiler une chemise qui ne fût pas parfaitement amidonnée, que ce fût pour se rendre à son cercle de Londres ou sur les contreforts de l’Hindou Kouch.

Mais l’Asie Centrale n’était ni l’Inde ni l’Afrique, et ici, avec des brigands aux trousses et des conditions climatiques rigoureuses, s’être chargé de caisses de vin de Bordeaux, de vêtements en quantité tout à fait exagérée ou d’un attirail de peintre, lui paraissait désormais déraisonnable au dernier degré et indigne du chef d’expédition avisé qu’il se pensait devenu. Il envisagea même à un moment d’abandonner purement et simplement tout ce qui les alourdissait et n’était pas strictement nécessaire.

Cependant, sa manière de vivre était telle qu’il avait du mal à se résoudre à laisser sur le bas-côté de la route la caisse contenant ses trois habits de soirée et leurs accessoires ou les vingt-quatre bouteilles de Petrus sur le sort desquelles Elroy gémissait en permanence, jugeant à juste titre que la chaleur infernale allait leur faire perdre l’essentiel de leurs qualités.

Elroy, son domestique, lui aurait probablement donné son congé, si lord Pelham lui avait ne serait-ce que suggéré de laisser sur le bord de la piste la boîte en ébène de Macassar contenant chiffons, brosses et cirages indispensables pour l’entretien des six paires de bottes et des vingt-deux paires de chaussures de son maître.

Son dilemme se trouva en partie résolu quand Maccoy et Osipov eurent fait leur jonction avec lui, après une véritable course poursuite qui leur avait pris beaucoup plus de temps qu’ils ne l’avaient imaginé. Leur rapport l’avait un peu rassuré. En trois phrases, Osipov l’avait informé avoir abattu les deux pisteurs lancés à leur poursuite. Pelham n’avait pas cillé et en avait conclu que désormais leurs poursuivants auraient du mal à les rattraper.

Maccoy, après avoir un peu hésité, n’avait pas raconté à lord Pelham les circonstances de l’embuscade qu’ils avaient montée sur la berge de la rivière et la froide élimination des deux brigands afghans par Osipov. Il avait eu tout le loisir, pendant la folle galopade qui leur avait permis de rejoindre la caravane, de réfléchir à ce que le jeune Russe lui avait dit pour justifier sa décision. Il avait dû convenir qu’il avait probablement eu raison. Que cela lui plût ou non n’entrait pas vraiment en ligne de compte.

Cela l’avait amené une fois de plus à reconnaître que malgré sa jeunesse, Osipov, qui avait quand même six ans de moins que lui, savait penser clairement sous la pression de circonstances périlleuses et prendre des décisions brutales sans s’encombrer de scrupules moraux mal placés, quand sa peau et celle de ses compagnons étaient en jeu.

« Est-ce que cela fait de lui un meilleur officier que moi ? se demanda longuement le jeune officier anglais. Peut-être pas, mais en tous cas, il est sans aucun doute mieux préparé que je ne le suis à cette vie brutale, hors des règles généralement admises de la vie civilisée ou d’une armée traditionnelle comme l’armée britannique. S’il y a une chose certaine, c’est qu’il n’est pas du genre à tergiverser interminablement avant de prendre ses décisions. »

Le vif échange entre les deux jeunes gens à propos du sort des deux brigands n’avait plus jamais été évoqué.

Lord Pelham avait été soulagé de voir Maccoy, Osipov et Ukam le rattraper sans la moindre égratignure. Tout le temps de leur absence, il s’était rongé les sangs à l’idée qu’ils pussent se trouver confrontés à des poursuivants numériquement supérieurs qu’ils auraient néanmoins essayé d’arrêter pour protéger la caravane. Les revoir, souriants mais fatigués par leur longue chevauchée, l’avait soulagé d’un poids énorme.

Il n’avait donc pas hésité au cours des deux journées suivantes à leur demander de jouer à nouveau le rôle de bouchon sur la route pour le cas désormais improbable où d’autres éclaireurs auraient encore été sur leurs traces. Cette mission avait semblé enchanter les deux jeunes gens. Leurs rapports de mission avaient été négatifs.

Cela avait permis à lord Pelham de faire un choix d’itinéraire qu’autrement il n’aurait pu prendre le risque d’effectuer. Ses commanditaires officieux de Londres lui avaient en effet « suggéré » de reconnaître un secteur de la frontière russo-afghane sur lequel ils manquaient cruellement de renseignements et dont les cartes étaient imprécises. Il s’était engagé à explorer cette région si les circonstances le permettaient.

Cependant, cela obligeait à un détour important et à abandonner la route principale qui, malgré son état déplorable, avait au moins le mérite d’exister. Il avait résolu le problème en décidant que lui-même et une toute petite escorte quitteraient l’itinéraire normal pour une exploration rapide tandis que la caravane continuerait à son allure pesante par la grand-route, menée par le docteur Finch, Flanders, Montgommery et l'indispensable Elroy, bien fâché de ne pas suivre son maître.

Seuls Maccoy, Osipov et Ukam l'avaient accompagné sur la piste étroite, guère plus large qu’un sentier muletier qui, de Faysabad, remontait vers le nord-ouest en direction de l’Oxus jusqu’à Qarqin, une bourgade installée sur la frontière avec le Turkestan russe.

Après une exploration systématique de cette région, au lieu de revenir par la route qu'ils avaient empruntée à l'aller, ils avaient piqué plein sud-ouest à travers une steppe sableuse et désertique jusqu'au moment où ils avaient retrouvé la piste principale un peu au nord d'Andkhvoy. Pendant cette seconde partie de leur trajet, ils n'avaient rencontré personne en dehors de quelques pasteurs nomades vivant sous des tentes noires crasseuses, aussi farouches qu'inhospitaliers.

Pour ce long détour, chacun avait limité son équipement au strict nécessaire : un cheval de rechange, ses armes et une ample provision d'eau. Tout le reste avait été laissé aux bons soins de la caravane. En voyageant « léger », ils espéraient pouvoir parcourir des distances importantes à une vitesse incompatible avec le train nécessairement plus lent de la caravane.

Cependant, bien qu'ils fussent tous quatre des cavaliers chevronnés et endurcis par les semaines passées les fesses dans leurs selles, le rythme meurtrier imposé par lord Pelham, celui d'un raid de cavalerie en territoire ennemi, avait été terriblement éprouvant. Leurs seuls moments de repos, en dehors de quelques heures de sommeil grappillées autour d’un maigre feu, avaient été les haltes imposées par lord Pelham pour effectuer des relevés topographiques, griffonner des notes et relever les éléments nécessaires à l’établissement d’une carte sommaire. Hommes et montures étaient arrivés épuisés à Andkhvoy, la ville où ils devaient retrouver la caravane.

Celle-ci, bien qu’elle eût une distance nettement plus courte à parcourir, était arrivée à Andkhvoy deux jours après eux. Après un repos bien gagné, dans un robat dont le confort le plus élémentaire était absent et la nourriture variait de spartiate à immangeable, le retard du reste de l’équipe avait été utilement mis à profit pour visiter la ville et découvrir l’activité pour laquelle elle était réputée dans tout l’Afghanistan : la préparation et le commerce des peaux d'agneau.

D'énormes troupeaux appartenant essentiellement à des tribus turkmènes qui nomadisaient dans toute la région produisaient des dizaines de milliers d'agneaux dont les peaux étaient traitées sur place selon un procédé qui les avait étonnés : elles étaient baignées dans un mélange de sel et d'orge, puis longuement exposées au soleil ; des hectares de terrain y étaient consacrés, ainsi que les toits et le faîte des murs de toutes les maisons.

Plus surprenant encore, ils avaient appris que la ville comportait plusieurs synagogues et que l'essentiel du commerce des peaux était entre les mains de négociants juifs installés là depuis des générations.

Lord Pelham n'avait pu résister à la tentation d'en apprendre davantage et avait été ravi de rencontrer l'un des Juifs les plus prospères qui parlait un allemand dépourvu du moindre accent asiatique. Ils avaient ainsi appris qu'une part importante de la production servait, pour les plus belles qualités, à l'industrie chapelière des pays occidentaux, où le négociant et ses confrères exportaient chaque année plusieurs dizaines de milliers de peaux.

L'homme, en revanche, était resté extrêmement discret sur les trajets suivis par la marchandise et la façon dont les paiements étaient effectués. Il avait été encore moins loquace quand le lord lui avait demandé comment était perçue leur petite communauté dans ce pays musulman ; il avait simplement haussé les épaules avec fatalisme.

Après que la caravane les eût rejoints et eut pris le repos nécessaire, ils avaient quitté Andkhvoy et suivi sans détour la route principale, plein sud, jusqu'à Meymaneh à un rythme assez vif pour que chacun aspire à une étape un peu prolongée dans cette ville.

***

Bien que la ville de Meymaneh ne fût que de modeste importance, un petit robat, un caravansérail, avait été vidé de ses autres occupants pour leur seul bénéfice par le gouverneur de la ville, mystérieusement prévenu de leur venue. Quand ils y étaient arrivés, escortés par une petite troupe de cavaliers venus à leur rencontre, le gouverneur, ses principaux collaborateurs et les hommes les plus éminents de cette capitale provinciale les attendaient devant le portail.

Ils avaient été ravis de constater que les murs de la salle servant de dortoir commun avaient été chaulés de frais, que des meules de belle paille sèche avaient été préparées pour leurs chevaux et que les abreuvoirs avaient été remplis peu avant leur arrivée.

Des rafraîchissements leur avaient été immédiatement servis, après que des serviteurs leur eussent versé de l'eau sur les mains, puis les eussent essuyées avec de belles serviettes blanches, et ils avaient découvert avec une vive satisfaction qu'un banquet les attendait dans la grande salle du robat. Des tapis d'une richesse tout à fait inhabituelle dans un simple caravansérail avaient été négligemment jetés sur le sol pour le confort des hôtes et Osipov supposa correctement qu'ils appartenaient personnellement au gouverneur qui les avait fait apporter là tout exprès de sa résidence pour honorer ses visiteurs étrangers.

Plusieurs préparations de mouton, dont des kebabs qui fondaient dans la bouche, du riz aux raisins secs agrémenté de zestes d'orange, divers légumes verts bouillis et un gâteau de semoule, ainsi qu'une abondance de fruits frais leur avait permis de découvrir à la fois la vraie hospitalité afghane et les spécialités culinaires des provinces du nord.

À leur intense surprise, un vin blanc liquoreux, produit localement, leur avait été proposé et ils étaient restés sans voix de constater que leur hôte, certains membres de sa suite et même deux respectables vieillards qui avaient été présentés comme des ulémas en buvaient avec autant d’entrain que les ferenghis. Autant par manque de goût pour le vin que pour affirmer son statut de bon musulman, Osipov avait refusé le breuvage offert avec une mimique d'effroi très convaincante.

Lord Pelham avait apprécié l'anglophilie évidente et sincère de leur hôte, si rare dans le pays, et n'avait pas hésité à lui offrir un de ses fusils de chasse, une arme de belle qualité, tout en se demandant comment le brave gouverneur ferait pour se procurer des munitions quand les quelques boîtes qu’il lui avait laissées seraient épuisées. Divers cadeaux de moindre importance avaient été offerts aux membres de sa suite.

Quand les Afghans s'étaient finalement retirés, les Anglais s'étaient enfin détendus et Osipov avait bu abondamment, n'ayant cessé de traduire pendant des heures les propos échangés, sans guère trouver le temps de se restaurer.

***

Le matin de leur départ, le gouverneur avait poussé la courtoisie jusqu'à les accompagner à cheval très au-delà des limites de sa ville bien que la caravane se fût mise en route longtemps avant l'aube.

Lord Pelham, le gouverneur et Osipov, en sa capacité de traducteur, s’arrêtèrent sur un tertre qui dominait la route d'Herat. Dans le lointain, sur leur gauche, les premiers rayons du soleil nimbaient de rose les sommets enneigés des monts Torkestan, l'un des prolongements occidentaux de l'Hindu Kush.

Pendant que la caravane défilait devant eux, les deux hommes échangèrent quelques mots.

⸺ Vous avez bien choisi votre saison pour voyager jusqu'ici, déclara songeusement le gouverneur, en agitant ses petites mains grassouillettes. Dans quelques semaines, toute la steppe entre ma ville et le Djihan sera sèche comme le jardin du Diable. Les quelques cours d'eau que vous avez traversés en venant ne seront plus sous peu que des rivières de sable. Mais, en poursuivant votre route vers Herat, vous retrouverez la montagne. À ce moment de l'année, des orages peuvent éclater à tout moment ou la neige tomber en abondance. Ne dressez jamais votre camp dans un lit de rivière. Et méfiez-vous quand vous aurez à en traverser.

⸺ Pardonnez-moi, Votre Excellence, mais qu'appelez-vous le Djihan ? Je ne sais pas traduire ce mot au seigneur anglais.

⸺ C'est le grand fleuve qui coule au nord de Mazar et qui nous sépare de ces païens de Russes, Allah, béni soit son nom, les punisse d'avoir envahi les terres de l'Islam.

⸺ Inch Allah, répondit pieusement Osipov, dans son rôle de jeune Persan, tout en se promettant de rapporter dès que possible à ses supérieurs la piètre opinion du gouverneur de Meymaneh sur les Russes, se doutant que ses concitoyens ne devaient pas manquer de la partager. Il omit de traduire cette partie de la phrase à lord Pelham.

⸺ Mais, ajouta le gouverneur, j'ai de bonnes nouvelles pour vous. Mon très estimé collègue, le gouverneur de Mazar-i-Sharif m'a fait parvenir un message où il m'annonce et se félicite que la bande de brigands à laquelle vous avez eu affaire a été anéantie suite à une brillante opération de sa police. Bien entendu, il vous exprime ses excuses pour les désagréments que vous avez subis à cette occasion et ses remerciements pour votre lettre qui l'a informé sur la gravité du problème. Il se réjouit encore de l'hospitalité qu'il a pu vous offrir et regrette seulement que vous n'ayez pu en profiter plus longuement.

Osipov traduisit le propos du gouverneur sans y changer un mot, guettant sur le visage de lord Pelham la réaction de celui-ci au message que le Gouverneur de Mazar avait fait parvenir à son collègue. Il n'y en eut pas d'autres qu'un sourire de pur ravissement.

⸺ Son Excellence le Gouverneur de Mazar-i-Sharif est un homme remarquable, dont l'accueil nous a vivement impressionnés. Je ne suis donc pas surpris que ses hommes se soient battus comme des lions pour éradiquer ce fléau à la sécurité de vos routes. Votre Excellence voudra bien se faire mon interprète auprès de son collègue pour lui transmettre mes très admiratives félicitations. J'ajouterai, Votre Excellence, que votre propre hospitalité « du fond du cœur » nous a donné la plus haute image de l'Afghanistan et de ses habitants. Au moment de prendre congé de vous, je tenais à ce que vous sachiez combien nous vous sommes tous reconnaissants.

Une fois encore, Osipov traduisit le plus exactement possible, se retenant cette fois pour ne pas pouffer. Parler de l'accueil du gouverneur de Mazar en termes louangeurs alors qu'il n'avait même pas daigné les recevoir, ce qui les avait contraints à dormir dans un nid à puces, poux et moustiques, portait la réponse de lord Pelham vers des sommets rarement atteints en matière d'hypocrisie. De diplomatie, se corrigea aussitôt Osipov qui savourait avec délices d'être le traducteur des échanges entre ses aînés, ce qui lui offrait un champ inespéré de découverte du comportement et de la façon d'agir d'hommes infiniment plus expérimentés que lui.

Lord Pelham et le gouverneur se saluèrent une dernière fois, puis le lord et le jeune Russe mirent leurs chevaux au petit trot pour rejoindre la caravane qui avait déjà pris une bonne avance sur eux.

Le nombre de chevaux de la caravane avait un peu diminué au cours de leur séjour à Meymaneh. En effet, le gouverneur, après avoir écouté le sobre récit que lord Pelham lui avait fait des évènements de Balkh et s'être réjoui de leur heureux dénouement, avait proposé d'acheter en bloc les chevaux récupérés pour sa propre police et le prix qu'il en avait proposé dépassait ce que les caravaniers avaient espéré en obtenir sur un marché. L'argent était arrivé dans l'heure et lord Pelham, d'accord avec le chef de ses caravaniers, l'avait équitablement partagé entre tous leurs aides-indigènes.

Ukam, qui avait reçu une part égale aux autres, délirait de bonheur à compter et recompter sa petite fortune constituée de sa part de la vente des chevaux, de ce qu'Osipov lui avait donné à l'issue de l'embuscade du gué et de ce qu'il avait lui-même récupéré dans les poches des morts de Balkh.

Bien entendu, les Anglais n'avaient même pas envisagé d'empocher un sou de cette transaction et Osipov, à son grand déplaisir, avait bien été obligé de calquer son attitude sur la leur.

⸺ Deux cent quatre-vingts miles jusqu'à Herat, c'est bien ce que vous m'avez dit, Ali ?

⸺ Autant que j'ai été capable de calculer les distances d'après ce que le Gouverneur m'a dit et dans la mesure où j'ai su correctement les traduire en miles. Mais mon calcul est à peu près confirmé par ce qu’indique le colonel Grodekov dans sa relation de voyage. Il parle de quinze jours de route, mais d'après son récit, il est évident qu'il ne s'est pas pressé.

⸺ Au train que nous avons mené entre Balkh et Meymaneh, je dirais six à huit jours si la route est à moitié décente. Deux ou trois de plus si nous rencontrons des choses passionnantes pour enrichir nos petits carnets respectifs, n'est-ce pas ? Je crois que l'étape d'Herat, en tous cas, sera pleine d'intérêt. La Grande Mosquée et tout cela… La route longe la frontière russe par endroits, vous n'avez pas trop le mal du pays, mon cher ?

⸺ Pas du tout, My Lord. Tout ce que nous voyons est du plus grand intérêt. Je ne crois pas que j'échangerais ma place ici avec un autre sous-lieutenant, même pour servir auprès de Sa Majesté.

Par une méchanceté involontaire, lord Pelham faillit demander s'il ne lui tardait pas de revoir la jeune fille dont le soir au bivouac, il regardait parfois longuement, avec un air rêveur, la photographie et à laquelle il écrivait souvent d'interminables lettres contre lesquelles, autant que le lord pût le savoir, il n'avait reçu que deux courtes réponses. Heureusement, sa question indiscrète fut coupée sur ses lèvres par Osipov qui continua :

⸺ Parfois, ma mère me manque, c'est tout.

« À moi aussi, elle me manque », faillit avouer Lord Pelham, mais il se contenta de toussoter et reprit après un moment :

⸺ Nous n'avons pas eu l'occasion d'en parler, Ali, mais la première chose que je ferai quand nous repasserons en territoire russe ou que nous rencontrerons un poste diplomatique britannique, sera d'envoyer une lettre à votre supérieur, ce général Sparkov que vous évoquez parfois et toujours avec grand respect, lui disant combien nous vous sommes redevables dans notre voyage. Vos initiatives après la mort de ce pauvre vieux Collins, vos observations et les conclusions si pertinentes que vous avez su en tirer à Balkh, sans parler de votre belle conduite au feu, sont en tous points dignes des meilleures traditions de la cavalerie. En vous donnant à nous comme interprète, le général Sparkov a eu la main très heureuse et je tiens à ce qu'il le sache.

⸺ Ce n'est vraiment pas nécessaire, My Lord. Je ne fais que mon devoir. En vous servant au mieux de mes modestes capacités, je ne fais que rembourser ma dette à Sa Majesté qui a payé mes études à l'Académie.

⸺ C'est vrai pour votre rôle en tant qu'interprète. Pas pour le reste. Dans l'armée anglaise, nous avons des formules pour cela : « au-delà des nécessités du service » ou mieux encore « au-delà de ce qui est requis par le devoir ». D'ailleurs, c'est trop tard, la lettre est déjà écrite. J'ai profité pour la rédiger de notre repos à Meymaneh. Elle partira, dût votre modestie en souffrir.

⸺ Je vous en remercie bien sincèrement, My Lord. Je m'efforcerai de continuer à me rendre utile.

⸺ J'en suis sûr, Ali. J'en suis sûr.

« Et moi, si je faisais correctement mon devoir, pensa Lord Pelham avec une certaine tristesse, j'écrirais une belle note sur ce garçon qui irait compléter au War Office le dossier que nous avons sur les jeunes officiers russes prometteurs. De la même façon que tous nos diplomates, attachés militaires, voire simples voyageurs, où qu'ils soient dans le monde, ne manquent jamais d'envoyer à qui de droit de petites fiches sur celui-ci ou celui-là, sur ce qu’ils ont vu, deviné ou compris qui leur paraît d’un intérêt quelconque pour l’Empire. Je ne pourrai sans doute pas éviter d’en faire une sur ce garçon, mais je m’arrangerai pour que cela ne puisse en rien lui être préjudiciable dans le futur. »

Lord Pelham pressa légèrement les flancs de son cheval et en quelques rapides battues de galop alla se placer en tête de la colonne afin de faire forcer l'allure.

Se retrouvant seul, Osipov put réfléchir tranquillement à cette lettre que le lord disait avoir écrite. Si les termes en étaient aussi élogieux qu'il l'avait laissé entendre, il lui paraissait vraisemblable qu'après en avoir découvert la teneur, le général Sparkov voudrait la montrer à l'une des personnes qui étaient au courant de la mission d'Osipov. Cela représentait officiellement peu de monde : le Tsar, deux de ses ministres et, outre Sparkov lui-même, le prince Chavarnadze.

Il y avait aussi le colonel Griboyedov, mais Sparkov n'était pas supposé être au courant de sa relation avec Osipov et ne risquait donc pas de le tenir au courant. Osipov voyait mal le général allant déranger le Tsar à Tsarkoïe-Selo pour lui montrer une lettre, fût-elle élogieuse pour un ancien cadet de l'Académie dont il assumait le commandement. Qui alors ? Un des ministres ? Le prince ? Peut-être ce dernier puisque les deux hommes avaient paru entretenir une grande familiarité.

Et quel bien pouvait-il en résulter pour la suite de sa carrière ?

Étant passé directement de l'Académie au service actif, mais en une capacité très particulière, sans suivre la voie normale d'une école d'officiers, puis d'un régiment, Osipov n'avait pas la plus petite notion de la façon dont de bonnes notes professionnelles, voire des félicitations, étaient prises en compte par la hiérarchie. Sa réflexion ne pouvant guère le mener plus loin, il se contenta de conclure par un philosophe « ça ne peut en tous cas pas nuire, on verra bien ».

Plutôt que de perdre son temps en supputations stériles, il préféra tourner son attention sur le paysage qui l'entourait. Autant qu'il pouvait en juger, les environs de Meymaneh étaient la région où l'agriculture était la plus développée qu'ils eussent traversée depuis qu'ils avaient quitté Tashkent. À la sortie sud, des cultures de toutes sortes, mais principalement des champs de céréales, escaladaient les collines.

Les pousses encore vertes faisaient comme un tapis, par endroits très ondulé quand la pente se raidissait. Il imagina sans peine la difficulté que cela devait représenter de passer une charrue primitive dans ces dénivellations au moment des labours.

Mais cela expliquait probablement la prospérité évidente de la petite ville et les beaux vêtements qu'il y avait aperçus, notamment ceux des négociants ouzbeks qui portaient de longues robes de soie ou de brocard dans les couleurs les plus vives, contrastant avec les khalats des Tadjiks et les vêtements sombres des éleveurs Turkmènes.

Plus que dans d'autres villes afghanes, il avait vu des femmes se promener assez librement. Elles n'étaient cependant jamais seules, se déplaçant en groupes rieurs ou accompagnées d'un frère ou d'un mari et elles étaient toujours voilées, à part les femmes de certaines tribus nomades originaires du Turkestan chinois, mais leurs vêtements marquaient plus de richesse qu'à Mazar, Feyzabad ou Andhkvoy, et il n'en avait pratiquement pas vu qui fussent porteuses de la burqa, cette prison de tissu tombant jusqu'au sol et à travers laquelle on ne peut voir que par un grillage de tissu.

À Meymaneh, même les pauvres avaient l'air bien nourris.

« Dommage que le Gouverneur n'aime pas les Russes », regretta-t-il, avant de donner un léger coup de talon à Tamara pour rattraper la caravane qui l'avait légèrement distancé. Des cavaliers qui se dirigeaient vers la ville, montés sur de petits chevaux au trot saccadé le saluèrent gaiement et il leur répondit de même en mettant sa jument à un petit galop rond qui leur arracha des cris d'admiration.

***

… Arrivés à 22 heures au robat de Qeysar, situé juste à côté du pont sur la rivière Qeysar, largeur vallée 400 yards, largeur rivière 60 yards, largeur pont 14 pieds, cinq piles, ancien, mauvais état. Gué possible au nord de la ville, non vérifié. Très longue étape chevaux et hommes fourbus, 80 verstes au bas mot.

Osipov referma le carnet sur lequel il avait rédigé, dans sa cryptographie personnelle, ses observations du jour à la lueur d'un quinquet, souffla la bougie et s'étendit sur son lit de sangles, mains croisées sous la nuque. À côté de lui, Ukam dormait déjà.

Le jeune garçon n'avait pas les préoccupations de son maître qui tenait un relevé scrupuleux de toutes ses observations à chaque halte et s'évertuait même à dresser des cartes à l'aide de sa seule boussole.

Cependant, il n'était pas exempt de certaines activités intellectuelles à côté de ses tâches ordinaires. Dans les premiers jours qui avaient suivi leur premier départ de Tashkent, en direction du Ferghana, après qu'Osipov eût constaté que le jeune garçon avait une intelligence agile et une bonne mémoire, il avait entrepris de lui apprendre à lire et à écrire.

Au départ, Ukam avait été plus que réticent, car malgré les explications d'Osipov, il lui avait fallu quelques jours pour bien comprendre l'intérêt d'aligner des signes mystérieux, autres que les caractères arabes qu'il connaissait déjà, sur une feuille de papier ou lire dans un livre « de chrétien », comme il disait.

Mais, depuis qu'il avait réalisé l'utilité qu'il pourrait tirer de ce nouveau savoir, il avait appris à déchiffrer, puis à écrire les lettres avec une remarquable facilité. Ne voulant pas trop compliquer les choses, Osipov avait limité ses leçons aux caractères romains et à l'anglais qui lui seraient d’une utilité plus immédiate auprès de leurs compagnons de voyage ; apprendre à lire et écrire les caractères cyrilliques du russe qu’il parlait déjà assez correctement viendrait éventuellement par la suite.

De retour à Tashkent, Osipov lui avait acheté un gros cahier et une boîte de crayons avec des mines à encre pour faciliter son apprentissage, alors que pendant leur voyage dans le Ferghana, ils avaient dû se contenter de tracer les lettres dans la poussière avec un bâtonnet.

Chaque jour, Ukam apprenait, quelles que fussent les circonstances, dix mots nouveaux et se les répétait inlassablement, aidé par sa mémoire de l'oral, très développée, comme souvent chez les nomades. Il avait commencé par « cheval », « selle », « fusil » et d’autres mots directement utiles qui peu à peu se complétaient au gré des questions que le jeune palefrenier posait sur ce qu’il voyait autour de lui.

Lord Pelham s'était intéressé à ces leçons sans cependant chercher à intervenir. Mais, constatant les progrès rapides du jeune garçon, il lui avait offert un livre, « emprunté » à la bibliothèque du consulat britannique de Tashkent, qui avait probablement appartenu aux enfants d'un membre du consulat. C'était, en anglais moderne, une « leçon de choses » illustrée montrant les objets usuels de la vie en Angleterre. On y trouvait aussi bien les fleurs et les légumes que la reproduction d’un billet d’une livre et le nom des différentes parties d’une voiture automobile.

Lord Pelham avait trouvé le texte facile et le sujet particulièrement adapté à un jeune garçon qui cherchait à acquérir le vocabulaire pratique de la langue qu’il s’efforçait d’apprendre.

Ukam s'y était plongé avec une grande perplexité, voire avec répugnance, car il avait du mal à faire le lien entre les mots et les phrases qu'il apprenait par cœur avec Osipov, puis transcrivait dans son cahier et ce qu'il essayait de lire dans son livre. Mais, au moment du passage de l'Oxus, il avait réalisé le rapport existant entre la langue écrite et la langue parlée et depuis il avançait dans sa lecture avec régularité.

D'ailleurs, tous les Anglais s'y étaient mis, particulièrement le docteur Finch et Jeffrey Flanders qui lui apprenaient des mots spécifiques à leur spécialité et prenaient plaisir à corriger son accent.

En riant, Flanders s'en était expliqué avec Osipov en disant qu'il ne laisserait pas ce malheureux jeune Kirghize parler l'anglais avec un accent fleurant un peu trop l'Irlande.

La remarque n’avait pas échappé à Osipov qui s’était longuement demandé si son accent irlandais, hérité de sa mère qui s’en était avec le temps en partie débarrassée, ne serait pas pour lui un handicap dans le futur. Il avait conclu par l’affirmative et depuis, il s’efforçait de copier les intonations nonchalantes de lord Pelham, sa diction de patricien anglais, et enregistrait soigneusement ses expressions favorites.

Ses dix mots du jour appris, Ukam s'était endormi en une poignée de secondes, laissant Osipov à sa rédaction.

***

Depuis qu'ils avaient quitté Tashkent, ils s'étaient habitués à un régime varié de températures. Plus ils étaient allés vers le sud, plus les températures diurnes s'étaient progressivement élevées. Jeffrey Flanders en tenait un relevé méthodique. Chaque jour, à l'aide d'un thermomètre gradué en centigrades et en Fahrenheit, il effectuait trois mesures, à 6, 12 et 20 heures, qu'il consignait dans un calepin au regard de ses relevés barométriques. Il avait ainsi mesuré une élévation constante des températures à 12 heures : entre Tashkent et Meymaneh, l'écart avait atteint près de quinze degrés centigrades.

Il n'était donc pas rare de voir certains membres de la caravane chevaucher en chemise et tous, sous l'effet du soleil, avaient pris des couleurs. Mains, avant-bras et visages allaient du rouge brique de Montgommery au brun foncé d’Ukam en passant par diverses nuances d'ocre et de brun.

Seuls deux hommes n'avaient pas changé leurs habitudes vestimentaires ; lord Pelham, qui continuait de se vêtir dans la journée comme pour aller chasser le renard et passait une tenue de soirée dès qu’on arrivait à l’étape, et Elroy, qui portait la veste noire et le pantalon rayé de sa fonction, une chemise à coins cassés et une cravate noire. Les seules concessions aux circonstances, consenties par le valet, étaient d'avoir remplacé ses chaussures vernies par des bottines noires d’équitation et de porter un chapeau noir à larges bords qui lui donnait l'air d'un pasteur rural de la vieille Angleterre.

Les températures nocturnes, en revanche, continuaient d'être très fraîches, voire glaciales. Pendant les heures passées en embuscade à attendre l'attaque des brigands à Balkh, Maccoy se souvenait avoir claqué des dents et avait constaté que l'acier glacé de sa carabine lui avait donné une sensation de brûlure.

Les nuits où n'ayant pas trouvé de caravansérail, ils avaient été obligés de camper, les tentes de lord Pelham s'étaient révélées précieuses pour ceux qui y dormaient, le froid extérieur étant vite chassé par un bon lit de braises, alors que ceux qui dormaient à la belle étoile, parmi lesquels Osipov qui avait refusé le coin de tente qu'on lui avait proposé, devaient s'enrouler dans leurs manteaux et des couvertures et ne pas s'éloigner des feux pour bénéficier d'un confort relatif.

La ponctualité scientifique des mesures du géologue fit qu'il ne remarqua pas la baisse brutale de pression qui se produisit vers cinq heures de l'après-midi, alors que la caravane avait déjà parcouru un peu plus de trente miles depuis l'aube. Rien dans ses mesures de midi n'avait laissé prévoir un changement de temps.

Depuis qu'ils avaient abordé les contreforts de la chaîne du Torkestan, la route qui n'avait jamais été bien fameuse, était devenue exécrable ; étroite et ravinée, elle surplombait parfois des précipices impressionnants, totalement dépourvus de végétation, se perdant dans des fonds de vallée si lointains qu'on ne pouvait les examiner qu'à la jumelle. Piste caravanière à peine élargie, il était évident qu'aucun ingénieur, depuis des décennies, ne s'était penché sur le problème de son amélioration. Seuls quelques ponts mal entretenus, remontant probablement aux émirs de Ghazni, montraient qu'à un moment quelqu'un s'était soucié d'en faire une route digne de ce nom.

En début d'après-midi, ils étaient tombés sur un énorme éboulis de terre, de rochers et d'arbres qui bloquait totalement la piste. Maccoy et Osipov avaient cherché en vain un chemin de contournement, car côté amont le flanc de la montagne était trop raide pour qu'on pût envisager quoi que ce soit, même en menant les chevaux à la bride, et côté aval s'ouvrait un précipice d'au moins trois cents pas.

Peu après, ils avaient été rejoints par une importante caravane de chameaux qu'ils avaient dépassée un peu plus tôt. Osipov, après une longue palabre, avait réussi à convaincre le chef de la caravane, un Hazara au visage farouche, de joindre ses efforts et ceux de ses hommes aux leurs pour dégager un couloir suffisant pour faire passer les bêtes une par une à travers l'obstacle.

Ils étaient presque une centaine au total, en comptant les femmes et les enfants de la caravane, mais il leur avait cependant fallu deux heures d'un labeur intense et épuisant pour parvenir à leurs fins. Courtoisement, le Hazara leur avait laissé la priorité, mais il avait encore fallu une forte demi-heure pour faire passer tous leurs chevaux. Dieu sait combien de temps il faudrait aux Afghans pour faire passer leurs dizaines de chameaux et leurs énormes bâts par l'étroit passage.

Non moins courtoisement, lord Pelham avait proposé l'assistance de ses hommes, mais les chameliers l'ayant refusée la caravane des Anglais avait repris sa route.

Tous, en se remettant en selle, avaient les reins brisés d’avoir charrié pierres et troncs d’arbres. Mais, lord Pelham avait fouetté les énergies en leur faisant remarquer qu'il ne lui paraissait pas prudent de se retrouver bloqués par la nuit dans un espace aussi étroit, à flanc de montagne, sous la menace permanente de nouveaux éboulements, alors qu'un robat se trouvait à dix ou douze miles devant eux.

⸺ Je gèle, fit soudain remarquer Montgommery en enfilant sa veste et, pour faire bonne mesure, son manteau fixé au troussequin de sa selle par deux petites sangles.

⸺ Bon sang, Slats, mais vous avez raison admit Maccoy qui l'imita aussitôt en constatant qu'un peu plus loin, Osipov et Ukam passaient leurs épaisses poushtines par-dessus leurs khalats.

Intrigué, car ils étaient encore assez loin de l'heure à laquelle habituellement la température chutait et l'altitude atteinte ne justifiait pas non plus une baisse importante, Flanders sortit thermomètre et baromètre. Il constata aussitôt que la chute de la température dépassait vingt degrés centigrades depuis sa mesure de midi. Quant à celle du baromètre, elle était encore plus spectaculaire.

Pourtant, le ciel au-dessus de leurs têtes était d'un bleu presque parfait et le fait qu'ils fussent à ce moment sur un flanc de montagne exposé au nord, que le soleil n'effleurait jamais à cette saison, ne pouvait justifier de tels écarts.

Flanders savait ce que cela signifiait. Il poussa son cheval et rejoignit lord Pelham qui chevauchait tranquillement en tête avec le docteur Finch.

⸺ Désolé de vous troubler, Edward, mais la pression barométrique a chuté de façon soudaine. Je crois qu'il faudrait que nous sortions en urgence de cette fichue montagne.

Pris dans leur discussion, ni Finch, ni le lord n'avaient remarqué la baisse de température. Le premier réflexe de lord Pelham fut de regarder le ciel, mais il n'y lut rien d'alarmant. Puis il prit conscience qu'il faisait nettement plus froid que peu de temps auparavant. Ce pouvait être un signe. Mais pour lui, l'indicateur le plus sûr était le regard soucieux de Flanders.

Les deux hommes se connaissaient de longue date et le lord savait que Flanders, qui avait bourlingué à travers toute l'Inde, le Canada et l'Afrique, n'était pas homme à s'alarmer pour rien ou à émettre des opinions non étayées par des raisons précises.

⸺ Tempête ?

⸺ Probablement 

Le mot était suffisant. Le lord contempla la route devant eux et les flancs dénudés de la montagne quelques instants, assez longtemps pour se rendre compte qu'elle serait un piège mortel s'ils y étaient surpris. Il se retourna dans sa selle et éleva la voix.

⸺ Messieurs, nous risquons d'avoir un coup de chien. On force l'allure jusqu'à ce que nous trouvions un refuge sûr. Faites passer. En avant 

Les heures qui suivirent, chacun devait se les rappeler longtemps comme une course contre la montre qu'il fallait gagner à tout prix.

Selon les calculs de lord Pelham et ceux qu'Osipov avait faits de son côté, ils avaient environ douze miles à parcourir avant de parvenir au premier lieu habité où ils pourraient trouver un hébergement sûr pour eux-mêmes et leurs montures. N'importe quel cavalier disposant d'un bon cheval aurait pu parcourir cette distance en moins de deux heures, mais les chevaux étaient fatigués par onze heures de piste difficile, sans vrai repos en dehors du temps passé à brouter les herbes maigrichonnes du bord de la route pendant que les cavaliers s'étaient transformés en terrassiers trois heures plus tôt.

Tous se remémoraient les heures d'angoisse qu'ils avaient vécues dans les montagnes de l'est du Ferghana, près de la frontière chinoise, et tout en se gardant bien de le montrer chacun avait conscience que ce qui leur était arrivé alors risquait de se reproduire. La mort de Collins avait fortement marqué tous les esprits.

⸺ Mon cher Ali Verriez-vous un inconvénient à nous devancer et voir ce que cette piste nous réserve ?

Osipov se contenta de hocher la tête, de faire un signe à Ukam et il éperonna Tamara qui, lasse du rythme lent de la caravane, n'aimait rien tant que piquer un petit galop avec son maître. Les deux jeunes gens disparurent en quelques secondes derrière le premier tournant.

En regardant le ciel devant eux, lord Pelham constata que le bleu lumineux avait fait place à un gris métallique qui s'obscurcissait de seconde en seconde. Une bourrasque faillit lui arracher son chapeau qu'il enfonça résolument sur sa tête jusqu'aux oreilles.

Ukam et Osipov atteignirent les premières maisons de Bala Morghab au moment où les premiers flocons de neige commencèrent à tomber. Pendant quelques minutes, ce ne furent que de petites choses duveteuses tombant doucement, puis, brusquement, une rafale de vent hurla à travers la vallée et, en un instant, ce fut un véritable blizzard. Poussée par le vent qui montait progressivement en régime, la neige se transforma vite en un écran qui noyait tout et interdisait de voir à plus de quelques pas.

⸺ Ukam, tu retournes vers lord Pelham. Dis-lui de forcer l'allure. Ils sont à moins d'une demi-heure d'ici. Surtout qu'ils ne s'arrêtent pas. Je vais chercher un endroit pour nous abriter. File

Ce fut relativement facile. Deux cents pas plus loin, il trouva un robat construit sur le bord de la route, entouré des premières maisons de la petite ville. En quelques instants, il eut trouvé le vieil homme qui en assurait la charge, se fit attribuer les écuries et le convainquit de faire placer quelques hommes munis de torches à l'entrée du village. D'autres devraient se tenir prêts à aider les voyageurs qui allaient arriver. Le robat, arraché à la léthargie d'un jour sans clients, se mit aussitôt à vibrer d'activité.

Puis, Osipov fit volter sa jument, un peu fâchée car elle pensait sa journée finie, et reprit la piste à la rencontre de la caravane.

Ils ne parvinrent au robat qu'une heure plus tard. Si Osipov n'avait pas pris le soin d'ordonner que l'on plaçât des torches au bord de la piste, ils seraient peut-être même passés devant sans le voir tant la tempête de neige avait réduit la visibilité. Mais des hommes se dirigeaient déjà vers eux et leur faisaient signe de les suivre à l'intérieur.

Quand tous furent entrés, lord Pelham et le chef des caravaniers firent un compte rapide des hommes et des bêtes. Consternés, ils constatèrent qu'un homme et deux chevaux manquaient.

⸺ Qu'on me donne un cheval frais J'y vais, dit aussitôt Maccoy.

⸺ Deux chevaux, compléta Osipov, des torches, un bidon de pétrole et une corde, la plus longue que nous ayons.

⸺ Je ne peux pas vous laisser faire ça, protesta lord Pelham. Avec ce temps, c'est de la folie 

⸺ Nous n'avons pas le choix, Ed. Merci de vous soucier de nous, mais on ne peut pas faire autrement.

⸺ J'y vais avec vous, alors 

⸺ Ed, votre place est ici. C'est vous le chef de la caravane, pas nous, trancha Maccoy.

Mécontent de n'avoir pas eu le réflexe d'agir qu'avait eu Maccoy, mais conscient que le jeune officier avait raison, il accepta à contrecœur son argument et s'occupa, l’esprit ailleurs, de l'installation de ses hommes.

Le gérant du robat émit une série de protestations quand les deux jeunes gens lui demandèrent des chevaux, mais Maccoy lui fourra deux souverains d’or dans la main et il se tut, les aidant même à seller les deux bêtes.

Ayant laissé leur équipement et leurs armes, ils se mirent légèrement en selle malgré leur fatigue, quittèrent le robat et disparurent dans la tourmente. Inconsolable de ne pas être de la partie, Ukam donna un violent coup de pied dans la porte, se meurtrit les orteils et rejoignit les autres en jurant interminablement.

Tschon, qui avait vu son maître enfoncer sa toque de fourrure sur sa tête, méticuleusement fermer sa poushtine et enfiler des gants fourrés, l'avait suivi comme une ombre et disparut avec lui.

Aucun des membres de la caravane ne dormit cette nuit-là. Ukam, malgré le froid et le vent, s'était lové près de la porte et ne quittait pas la nuit des yeux, veillant à ce que plusieurs torches fussent allumées en permanence. Les tourbillons de neige avaient un effet hypnotique, mais il n'avait aucun mal à résister au sommeil. Le lien qui s'était tissé entre lui et Osipov en quelques semaines était tel qu'il souffrait atrocement de savoir son maître en danger sur cette piste infernale et de ne pas être à ses côtés comme ils l'avaient toujours fait jusqu'alors. Il en arrivait à envier l'indépendance de Tschon qui n'avait rien demandé à personne et l'avait suivi.

Il commençait cependant à somnoler quand il lui sembla discerner une vague lueur au milieu des bourrasques. Il se leva d'un bond et se mit à courir. Il n'eut pas à aller bien loin. Maccoy apparut, tirant son cheval derrière lui, une torche à la main. Il titubait à chaque pas. Quelques mètres derrière suivait Osipov, également à pied. Un homme occupait sa selle et Tschon fermait la marche de son pas élastique et infatigable. Les deux hommes et leurs montures n'étaient plus que des blocs de neige et de glace et ils semblaient avoir dépassé les limites de l'épuisement.

Pourtant, la voix de Maccoy était sèche, précise et dépourvue de la moindre trace de fatigue.

⸺ Bien content de te voir, Ukam Appelle le docteur Finch. Nous avons un blessé.

Rassuré, le jeune garçon rebroussa chemin et gagna la cour en quelques foulées où ses cris attirèrent aussitôt tout le monde.

⸺ Il est mal en point, Doc. La jambe droite est en petits morceaux. Et mort de froid, je suis sûr. Comme nous. Désolé pour les chevaux, Edward. Ils étaient déjà morts et nous avons été incapables de remonter leurs charges du ravin.

Son rapport fait, Maccoy gagna d'un pas lourd la salle commune où brûlait un impressionnant feu de bois et d'argol et se laissa tomber sur le sol, incapable de défaire ses vêtements. Entre-temps, Montgommery et Flanders, sur les indications du médecin, étaient allés chercher une planche et, aidés de lord Pelham, avaient réussi à coucher le blessé dessus. Ses vêtements étaient raidis par la glace et la peau de son visage avait une couleur spectrale. Il poussa un gémissement sourd quand sa jambe heurta la planche, malgré les précautions prises par les brancardiers improvisés pour lui éviter les chocs.

Ukam lança des ordres à deux caravaniers qui conduisirent les chevaux à l'écurie et les dessellèrent avant de les bouchonner vigoureusement, tandis que le jeune garçon se précipitait vers son maître qui, incapable de bouger, était resté planté au milieu de la cour. Il passa le bras d'Osipov par-dessus ses épaules et le traîna vers la salle commune, aidé par un autre caravanier.

Sans leur aide, le Russe se serait écroulé avant de parvenir à l'intérieur. Les deux hommes l'assirent à côté de Maccoy et entreprirent de les débarrasser de leurs vêtements couverts de glace.

Elroy, impeccable bien que l'on fût presque au matin, leur tendit à chacun un verre de whisky très chaud qu'ils burent sans prendre garde à se brûler.

⸺ Un autre, Elroy, je vous prie, croassa Maccoy. Plusieurs autres…

Devant le feu, la planche avait été posée sur des briques de boue séchée et le docteur Finch avait entrepris de couper le pantalon du rescapé. Il geignait doucement.

Quand il vit l'os blanchâtre qui trouait la peau, Montgommery se détourna pour vomir. Pelham et Flanders durent faire un véritable effort pour ne pas en faire autant.

⸺ Ma trousse, Ed, je vous prie Buvez donc un whisky, donnez-m’en un aussi et par Dieu, si vous devez vomir, faites le dehors Et qu'on m'apporte de la lumière, tout ce qu'il y a comme lampes à pétrole 

⸺ Excusez-moi, Doc. Elroy Un petit whisky pour le docteur et un double pour moi, je vous prie 

⸺ Et par le ciel, Ed, faites déshabiller ces deux chenapans Complètement. Et qu'on les frotte avec de la cendre chaude jusqu'à ce qu'ils crient 

Une demi-heure plus tard, Osipov, qui n'avait jamais bu plus d'un petit verre de vin en une journée, était ivre mort d'avoir avalé quatre grands verres de whisky brûlant. Malgré son entraînement acquis aux Indes, Maccoy ne valait guère mieux, mais il en avait bu sept. Elroy en maintenait une casserole sur les braises en permanence.

Mais, il fallut attendre un très long moment pour que le docteur Finch se risquât à un diagnostic définitif à propos de son patient.

⸺ Notre blessé a une double fracture ouverte. Mais grâce aux progrès de la science, à mes mains agiles et avec l'aide d'Allah le Compatissant, j'ai pu remettre tout cela en place. Ce gaillard pourra monter à cheval dans deux mois et courir comme un cabri dans trois. Plus surprenant, il n'a aucune trace de gelure, ce qui tient du miracle. Avec ce froid, je n'ai même pas à me faire de souci pour la gangrène. Et si ces deux ivrognes ont laissé quelque chose à boire, je ne serais pas hostile à une petite libation, mon bon Elroy 

⸺ Tout de suite, Docteur J'ai un Navy Grog qui n'attend que votre bon plaisir. Et le breakfast sera prêt dans cinq minutes, si ces païens veulent bien me donner un coup de main.

Les caravaniers avaient suivi avec une apparente indifférence les soins que le médecin avait donnés à leur camarade. Ses gémissements ne leur avaient pas arraché un frémissement. Un accident de cette sorte était un des risques du métier. Les os blanchis de milliers d'entre eux jalonnaient les pistes de l'Asie Centrale.

Que le Ferenghi Maccoy et le jeune Persan eussent risqué leur vie pour aller rechercher leur camarade dans la tourmente les avait surpris au-delà de toute expression. Ils l'avaient considéré perdu et mort et aucun d'entre eux n'aurait volontairement quitté l'abri du robat dans une futile tentative pour le retrouver. S'il était tombé de cheval ou si son cheval avait glissé dans le précipice en entraînant son cavalier, c'était la volonté de Dieu, comme cette tempête imprévisible qui aurait pu tous les anéantir.

Naturellement, ils étaient ravis qu’Hassan eût survécu et, Bakhtiari le Persan étant temporairement incapable de traduire ; c'était par une pantomime du médecin qu'ils avaient compris qu'il pourrait bientôt remonter à cheval, ce qui les avait réjouis. L'opinion qu'ils avaient du médecin qui avait su réparer la jambe vilainement accidentée, ce qui paraissait miraculeux à ces gens simples, confinait désormais l'idolâtrie. Sans aucun doute, le hakeem était un grand homme, et peut-être même un peu sorcier.

Mais c'est surtout à l'égard des deux sauveteurs du blessé que leurs sentiments s'étaient subtilement modifiés ; ils les avaient considérés jusqu'alors comme deux jeunes gens braves, tenaces, bons cavaliers et agréables compagnons de voyage, ce qui ne les différenciait guère de centaines d'autres jeunes gens de la région. Leur témérité en repartant dans la tempête, ce qu'aucun lien de famille ou de clan ne justifiait, dépassait le simple courage, une denrée commune en Asie Centrale et en Afghanistan.

Ils les regardaient désormais avec un respect teinté d'un peu de peur, celui que l'on réserve aux chefs de guerre victorieux ou à ceux qui ont accompli un exploit impossible au commun des vivants. Ne sachant pas comment l'exprimer, ils se contentèrent de longs regards d'admiration aux deux hommes ivres morts qui dormaient devant le feu, enveloppés dans des patous troués.

L'un d'entre eux, cependant, composait dans sa tête un récit épique de l'événement sur une vieille mélodie, connue de tous sur les pistes caravanières. Après le frugal dîner du soir, il la chantonna à ses camarades, veillant à ce que sa voix n'allât pas réveiller les dormeurs.

La tempête dura quatre jours.

Pour les Européens, ces vents hurlants, cette neige qui tombait interminablement au moment où les hortensias devaient éclore dans le Kent avaient quelque chose de parfaitement anormal. Les caravaniers prenaient la chose avec beaucoup plus de placidité. Que chez eux, à Samarkand, il pût déjà faire plus de quarante degrés en plein midi et qu'ici, la neige s'accumulât le long des murs du robat au point que de l'extérieur le bâtiment ressemblât à un énorme tas de neige, n'avait simplement rien de remarquable.

Alors que les Européens tournaient en rond, maudissant cette tempête qui les immobilisait, les caravaniers vaquaient à leurs tâches ordinaires, bavardaient tranquillement ou jouaient à une version simplifiée du bao-shi chinois en mâchonnant des feuilles tirées des fontes de l'un d'entre eux que le docteur Finch soupçonnait être une variété locale du khat du Yémen.

Il avait fallu une journée entière à Osipov pour se remettre de sa fatigue et encore plus de temps pour faire disparaître les maux de tête qui avaient été la conséquence fâcheuse de son ivresse.

Dès qu'il avait été sur pied, mais la tête encore parcourue d'ondes douloureuses, il avait subi le feu véhément des reproches d'Ukam qui ne lui pardonnait pas de l'avoir laissé en arrière. De guerre lasse, il lui avait solennellement juré qu'à l'avenir il serait de toutes les expéditions, quelles que soient les circonstances.

Rassuré, le jeune garçon avait consenti à aller s'occuper des chevaux et Osipov avait profité de cette trêve pour s'enrouler dans un patou et se rendormir près du feu.

***

Fatigué de tourner en rond, lord Pelham avait fini par envoyer un des caravaniers récupérer son matériel de peinture et de dessin. Dès le deuxième jour de la tempête, il s'était installé près d'une fenêtre qui distillait une lueur glauque qu'on ne pouvait appeler jour que parce qu'il était plus de onze heures du matin.

Depuis, il crayonnait interminablement.

Il avait commencé par dessiner de mémoire les ruines d'une des portes de Balkh, puis avait reproduit une vue cavalière des ruines de la petite ville morte qu'ils avaient traversée avant d'arriver à Seyagird.

Un des caravaniers qui avait jeté un œil indiscret sur son travail avait manifesté sa surprise à haute voix, ce qui avait alerté ses camarades. Depuis, le lord était constamment entouré de plusieurs d'entre eux qui commentaient interminablement ce que sa mémoire dictait à son crayon. Parfois, l'un des hommes faisait une suggestion, qui par le truchement d'Osipov pouvait dégénérer en une longue discussion sur l'aspect de tel mur ou l'ornementation d'un chapiteau de colonne. À la surprise amusée de ses amis anglais, le lord se prêtait avec un plaisir évident à cette forme imprévue de critique artistique.

Pris au jeu, il se mit à dessiner des chevaux et des chameaux, ce qui donna lieu à une animation encore plus vive, chacun croyant reconnaître sa monture ou celle de tel camarade.

Changeant de style après le déjeuner, il se mit à croquer, sous forme de caricature, à grands traits, les différents membres de l'expédition. Il commença par le docteur Finch qui avait la silhouette la plus remarquable, dont il exagéra légèrement l'embonpoint et le nez épanoui. Une houle de rires secoua les caravaniers qui se passèrent la feuille de papier en échangeant des commentaires hilares.

Puis, le lord passa au chef des caravaniers, dont il accentua les rides, le nez en bec d'aigle et les yeux sombres, l'affublant d'un turban énorme, bien plus volumineux que celui que l'homme portait dans la réalité. Les hommes partirent dans d'immenses rires enfantins qui cessèrent quand le lord s'attaqua à l'un des Kazakhs dont le tepek ne parvenait pas à dissimuler les grandes oreilles décollées. Les rires repartirent de plus belle quand le dessin fut achevé, chacun montrant du doigt le Kazakh qui fit un peu la grimace avant de se joindre aux rieurs.

Victime de son succès, le lord dut crayonner tout l'après-midi pour que chacun de ses hommes reçoive sa caricature. Tous sans exception la rangèrent soigneusement dans leur paquetage personnel, après qu'elles eussent circulé de main en main, déchaînant à chaque fois la joie des caravaniers.

⸺ Je croyais que l'Islam proscrivait la représentation de l'homme, grommela Jeffrey Flanders qui s'occupait depuis des heures à trier les dizaines d'échantillons de minéraux qu'il avait ramassés au cours des derniers jours.

⸺ C'est tout ce qu'il y a d'exact, confirma le docteur Finch, et les animaux également. Mais on dirait que la règle est plus souple à l'est du Zagros que dans les territoires purement arabes. Comment expliquer autrement les miniatures persanes qui sont un véritable enchantement de finesse et de couleur, et cela depuis des siècles, ou ces cotons et ces soies imprimés de chevaux, d'éléphants ou de guerriers couverts de brocard et de colliers qu'on trouve sur tous les marchés entre Quetta et Delhi ? Sans parler de ces tapis de Perse qui représentent des scènes de chasse, des joueurs de cithare et des houris lascives dans leur jardin J'en ai plusieurs dans mon bungalow et mes domestiques n'y ont jamais rien trouvé à redire. Qu'en pensez-vous, Fitz ?

⸺ Plus rien ne m'étonne, Doc, depuis que j'ai vu le brave gouverneur de Meymaneh et ses ulémas boire leur vin blanc avec autant d'aisance que n'importe quel marin anglais vous liquide un quart de rhum. Je ne serais pas tellement surpris si nous tombions un jour sur un groupe de ces gaillards en train de se régaler de bacon et de saucisses et de faire descendre le tout à grands coups de stout ou d'ale de chez nous

⸺ Pourtant, se souvint le docteur Finch, c'est bien pour une histoire de graisse de porc que nos braves cipayes se sont révoltés en 1857, si je ne m'abuse, et quand j'ai débarqué à Bombay, tout frais sorti de l’école de santé des armées, la première recommandation qu'on m'a faite, c'était bien d'éviter toutes ces histoires de porc et d'alcool avec nos sowars et nos domestiques. Vous avez une idée là-dessus, Ali ? Après tout, votre Turkestan russe doit compter autant de musulmans que le Sind, le Pundjab ou notre province du Nord-Ouest.

⸺ Je suis aussi surpris que vous. Cela dit, dans le domaine où habite ma mère, il y avait un cocher persan, celui qui m'a appris mes premiers mots de farsi, et autant que je m'en souvienne, il buvait de la vodka comme les autres employés quand le maître en distribuait ou qu'il y avait une fête. Mais il y avait aussi un Turc, et lui, il se serait fait couper la langue plutôt que d'en boire une gorgée. Ne comptez donc pas sur moi pour avoir un avis éclairé sur la question.

⸺ « Tout ce que je peux vous dire, c'est que le whisky chaud d'Elroy est peut-être souverain contre le froid, mais que je préfère geler à en perdre les bras et les pieds que d'avoir à nouveau les maux de tête que j'ai eus hier. C'est sûrement de cela dont Mahomet, que son nom soit toujours prononcé avec respect, voulait protéger ses fidèles en leur interdisant de boire de l'alcool. »

⸺ Alors, il aurait dû aussi leur interdire de manger des kebabs de caille, maugréa Slats Montgommery. J'ai encore l'estomac qui se soulève, rien qu'en pensant à celui que j'ai mangé à Samara…

Montgommery n'avait eu aucune intention humoristique en faisant sa remarque, mais elle déclencha néanmoins quelques rires et lord Pelham, qui crayonnait toujours aussi furieusement, s'interrompit un instant, surpris par ce trait d'humour involontaire de son cousin.

Jeffrey Flanders, après avoir écouté ce bref échange de propos et haussé les épaules à l'absence de conclusion rationnelle à laquelle il avait donné lieu, s'était replongé dans ses échantillons de roche.

Après les avoir lavés et brossés pour les débarrasser des résidus de terre, il en avait entrepris l'étude à la loupe et les avait classés en petits tas, prêts à être rangés dans des sachets en coton. La date et le lieu de ses trouvailles était soigneusement consignés dans un registre et il portait ensuite ces indications sur des étiquettes qu'il accrochait aux sachets. Ceux-ci étaient ensuite rangés méthodiquement dans de petites cantines métalliques. Enfin, il reportait ses annotations sur une carte de l'Asie Centrale à l'aide de symboles chimiques ou minéralogiques.

De temps à autre, il procédait à de petites analyses quand il ne parvenait pas à identifier tel au tel minéral du premier coup d'œil. Pour cela, il disposait d'un laboratoire portable, très astucieusement conçu et contenu dans une valise en cuir de taille moyenne, où Osipov avait aperçu diverses fioles de verre pleines de liquides mystérieux, quelques instruments et un microscope démontable.

⸺ Ali, Fitz, venez voir, voulez-vous ?