Osipov, un cosaque de légende - Tome 5 - Philippe Ehly - E-Book

Osipov, un cosaque de légende - Tome 5 E-Book

Philippe Ehly

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Beschreibung

Dans les premiers jours de la guerre de 1914, l’offensive des armées russes en direction de la Turquie centrale a été bloquée sèchement par les Ottomans. Enver Pacha lance alors en plein hiver une contre-offensive avec comme objectif la Mer Caspienne. Sur la route d’Enver Pacha se trouve Sarikamish, une petite garnison russe perdue au milieu des montagnes enneigées qui a ordre de tenir jusqu’au dernier homme. C’est là que le général Yudénitch, commandant en chef de l’armée du Caucase, envoie le jeune lieutenant de Cosaques Alexandre Osipov, formé à la dure par les guerres balkaniques. Sa mission : observer l’avance de l’armée ennemie ; son idée personnelle : créer les circonstances pour la détruire. La guerre entre Russie et Turquie est mal connue en Occident : découvrez-la en compagnie d’un officier de Cosaques qui y bâtit sa légende.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Philippe Ehly, conseiller juridique et financier, a longuement voyagé en Asie, tant professionnellement que pour satisfaire sa passion pour l’histoire et l’archéologie.

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Philippe EHLY

Osipov,un Cosaque de Légende

Tome V

« 1914, l’Embrasement »

PROLOGUE

Le 28 juin 1914 fut pour la plupart des gens un dimanche parfaitement ordinaire, fait de repos hebdomadaire, de repas de familles et de promenades, mais pour quelques-uns cette journée fut en tous points remarquable.

***

À Londres, lord Edward Pelham, 5e marquis Wandsworth, et lady Regina, son épouse, regagnèrent, après une promenade matinale, leur hôtel particulier, une énorme bâtisse de quatre étages construite au milieu du XVIIIe siècle qui servait de pied-à-terre londonien aux branches Swift, Pelham et Montgommery de la famille. La légende voulait que ce bâtiment fût si vaste que ses occupants pussent y séjourner plusieurs semaines sans avoir à se croiser.

Ce dimanche, cependant, le couple, récemment rentré en Angleterre, avait prévu de déjeuner avec d’autres membres de la famille. Lord Montgommery, cousin d’Edward Pelham, venait de rentrer d’une tournée de ses usines dans le nord-est et de ses chantiers navals du pays de Galles et avait manifesté avec un réel enthousiasme le désir de faire connaissance de la femme d’Edward, au mariage duquel il n’avait pas pu assister, celui-ci ayant été célébré à Constantinople.

Lady Pamela Montgommery, Comtesse Brampton, fille de lord Montgommery, participerait également à ce déjeuner. Elle n’avait pas vu son père depuis fort longtemps, car elle avait quitté Londres précipitamment des mois plus tôt pour assister au mariage de son cousin Edward sur les rives du Bosphore. Avait également assisté à ce mariage un jeune officier cosaque qu’elle n’avait fait que croiser près de deux ans plus tôt à Saint-Pétersbourg, mais dont, cette fois, elle était devenue la maîtresse. Leur fils était né à Constantinople un mois avant qu’elle ne revînt en Angleterre.

Lady Regina et lady Pamela dégustaient leur porto en échangeant à mi-voix des propos sur leur sujet favori, Alexandre Osipov, fils de la première et amant très officiel et père de l’enfant de la seconde, tandis que lord Pelham confiait quelques indications confidentielles sur la situation dans les Balkans à son cousin Montgommery, son aîné de près de vingt ans, qui avait, par prudence, cédé à grand profit tous ses intérêts dans les Balkans et en Turquie pour les recentrer en Angleterre et en Afrique du Sud. Edward Pelham, qui avait rapporté quelques habitudes exotiques de son passage dans l’armée des Indes, buvait un cognac-soda, tandis que son parent n’avait pas hésité à faire preuve d’une assourdissante extravagance prolétarienne en ayant demandé qu’on lui servît une bière.

Pelham était en train de tracer un portrait au vitriol d’Enver Pacha quand la porte du salon s’ouvrit brutalement, le battant allant cogner une commode de Riesener, et qu’une jeune femme de chambre apparut. Elle esquissa une révérence approximative, non qu’elle ne sût parfaitement exécuter ce mouvement de déférence envers ses maîtres, mais parce que ce qu’elle avait à annoncer ne souffrait aucun retard.

⸺ Milady, dit-elle, le souffle court d’avoir couru dans les couloirs interminables et d’avoir dévalé les escaliers, le jeune monsieur a fait ses cinq premiers pas.

La nouvelle était d’importance et la première à réagir fut lady Regina qui fila vers la nursery dans un grand envol de sa robe de soie parme, immédiatement suivie par lady Pamela. Les deux hommes se contentèrent d’échanger un sourire et de vider leur verre.

***

À Saint-Pétersbourg, le comte Krilov se considérait comme un marin aguerri dans la mesure où il était allé deux fois en Angleterre et, tout récemment encore, avait traversé la mer Noire pour aller de son domaine d’Orenbourg à Constantinople et en revenir.

Il se sentait donc parfaitement justifié de se trouver dans l’un des plus luxueux salons du Yacht-club impérial de la rue Malaïa Morskaïa, le cercle le plus huppé de la capitale impériale. Le comte Krilov était un homme imposant mesurant près de six pieds deux pouces, mais il paraissait presque chétif à côté de son plus ancien ami, le lieutenant-général-baron Sparkov, un des trois officiers les plus décorés de l’armée impériale. Les deux hommes, le premier en civil, le second en uniforme, se tenaient sur un côté du salon dans une posture proche du garde-à-vous.

Sur les autres côtés, il y avait un groupe d’officiers, essentiellement des colonels, mais aussi quatre généraux autour du ministre de la Guerre Sukhomlinov, et une vingtaine de jeunes gens appartenant au Corps des Pages qui avaient été convoqués là pour assister à l’événement qui allait se produire et pouvait les inspirer pour leur carrière future.

Seul l’homme qui se tenait au centre du salon était aussi grand et plus décoré que Sparkov : c’était le grand-duc Nicolas Nikolaïevitch, oncle de l’empereur et réputé être l’homme le plus grand de l’Empire. Il portait l’uniforme de son régiment de cavalerie et les insignes de commandeur du district militaire de Saint-Pétersbourg. Sur un signe de sa main, deux valets ouvrirent une double porte et deux officiers entrèrent, marchant roidement au pas. Ils s’immobilisèrent devant le grand-duc et saluèrent.

L’un s’appelait Alexandre Osipov et il était premier lieutenant au régiment de cavalerie des Cosaques de la Garde dont il portait l’uniforme noir. Il avait un peu plus de vingt ans et il était le petit-fils du comte Krilov.

L’autre s’appelait Igor Solomentsev, était comte de l’Empire et le jeune cousin du comte Krilov. En Russie, trois personnes seulement savaient que ce grand échalas, d’aussi haute taille que le grand-duc, n’avait que dix-huit ans et n’était, deux ans plus tôt, qu’un simple garçon d’écurie à Tashkent. Il avait été nommé sous-lieutenant trois jours plus tôt, n’avait jamais servi dans l’armée ni fréquenté une école militaire, et portait avec élégance la tcherkessa verte des Cosaques d’Orenbourg.

Une ordonnance tendit une feuille de papier au grand-duc.

⸺ « Par ordre de Sa Majesté Impériale, le Conseil de l’ordre de Saint-Georges ayant été entendu et ayant approuvé, le lieutenant Alexandre Osipov est reçu au sein de l’ordre de Saint-Georges et autorisé à porter les insignes de sa quatrième classe. » Félicitations, Lieutenant !

La même ordonnance tendit un coussin de soie blanche sur lequel reposait la croix au ruban noir et orange. Le grand-duc la prit et l’épingla sur la tcherkessa noire d’Osipov, sourit et lui donna une accolade.

L’instant d’après, il lut un texte identique où Sainte-Anne avait remplacé Saint-Georges et épingla la croix de l’ordre de Sainte-Anne sur la tcherkessa verte de Solomentsev.

Si quelqu’un, parmi les officiers présents, s’étonna qu’il n’y eût pas de lecture de la citation justifiant par le rappel de faits remarquables ou héroïques l’attribution de ces décorations prestigieuses à deux blancs-becs sortis de nulle part, personne ne prit le risque de le faire à haute voix. Il était évident à tout un chacun que le grand-duc, un personnage d’un immense prestige, avait agi d’ordre de son neveu l’empereur, et qu’à voir son sourire en prenant les deux jeunes décorés par le coude pour les mener à un buffet croulant sous les bouteilles et les victuailles, l’oncle partageait à leur sujet l’estime que leur montrait le neveu en les faisant décorer.

Les trois hommes y rejoignirent Sparkov et Krilov. À la surprise des deux jeunes officiers, leurs aînés, une fois un verre de champagne en main, prononcèrent un seul mot en guise de toast : Shipka. L’allusion échappa totalement à Solomentsev dont la culture militaire était inexistante, mais le mot frappa Osipov qui savait que son grand-père, le comte Krilov, avait participé à cette bataille avec Sparkov et que le grand-duc s’y était couvert de gloire pendant la guerre de 1877 contre les Turcs.

⸺ J’aurais aimé que ta mère soit là, Sacha. Elle aurait été si fière de te voir décoré…

⸺ Oui, Grand-père, et j’aurais aimé que Pamela soit là aussi.

Les deux hommes, le grand seigneur provincial et le jeune officier, échangèrent un sourire un peu triste et le comte Krilov gratifia son petit-fils d’une bourrade où s’exprimait virilement toute son admiration.

***

À l’heure où lady Regina Pelham s’élançait dans le grand escalier pour aller admirer les premiers pas de son petit-fils et où le comte Krilov vidait sa troisième coupe de champagne, l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’empire austro-hongrois, et son épouse morganatique Sophie Chotek, duchesse de Hohenberg, étaient touchés par les balles du nationaliste serbe de Bosnie Gavrilo Princip et décédaient peu après leur arrivée à l’hôpital.

UN STRATÈGE NOMMÉ ENVER PACHA

⸺ Nous allons avoir un beau Noël blanc, laissa tomber le général de division Paratkine, commandant la place de Sarikamish, sans s’adresser à personne en particulier.

Sa réflexion, faite sur un ton de dédain amusé, ne fit sourire aucun des officiers présents dans la salle des cartes de l’état-major de Sarikamish par cet après-midi glacial de décembre 1914.

Paratkine faisait ce qu’il pouvait pour maintenir le moral de ses hommes, multipliant les visites dans les bivouacs, faisant distribuer du vin chaud et autant de nourriture qu’il le pouvait à ses troupes, mais ses efforts paraissaient voués à l’échec, même aux yeux du plus optimiste des officiers qui constituaient son entourage immédiat.

Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire de Noël blanc ? pensa irrévérencieusement un colonel commandant les débris d’un des régiments d’infanterie. À force de vouloir marquer sa sérénité devant la situation de merde où nous sommes, ce pauvre Paratkine devient incohérent.

Depuis que l’offensive russe de l’automne 1914 sur Erzeroum avait été repoussée par les Turcs avec des pertes sévères, les mauvaises nouvelles ne cessaient de s’accumuler. Les troupes russes s’étaient certes repliées dans un bon ordre relatif, mais le général Paratkine avait sur son bureau une synthèse l’informant que l’armée impériale, outre ses morts et blessés dus aux combats, avait perdu plus de sept mille hommes uniquement en raison des températures glaciales qui régnaient sur les confins incertains de l’Empire russe et de l’Empire ottoman.

Des rapports confidentiels laissaient entendre que les pertes turques étaient encore plus effrayantes, mais comme Enver Pacha avait eu à sa disposition, au début de l’offensive russe, les quelque cent vingt mille hommes de la Troisième armée, rebaptisée par lui « Armée d’Allah », alors que les troupes russes n’en comptaient qu’à peine la moitié pour couvrir tout le front, le généralissime turc disposait encore d’un avantage numérique considérable.

Les effectifs de la garnison de Sarikamish représentaient moins du quart des forces impériales disponibles dans toute la région, soit un peu moins de quatorze mille hommes au moral émoussé. Si les Turcs attaquaient en concentrant tous leurs moyens humains, Sarikamish serait investie par des troupes six à huit fois supérieures en nombre.

Aux dernières nouvelles, mais nul n’était certain de leur fiabilité, deux armées turques convergeaient sur Sarikamish selon des itinéraires différents, et l’état-major russe spéculait qu’elles en étaient à huit ou dix jours de marche. Chacun savait, en revanche, que l’objectif de l’offensive d’hiver d’Enver Pacha était Tiflis, première étape pour sa reconquête du Caucase. Mais Sarikamish, tête de ligne ferroviaire essentielle, était le verrou de la route de Tiflis, et Enver devrait s’en emparer quel qu’en soit le coût avant de pouvoir poursuivre son chemin.

Avec sa brutale franchise, le général Nicolaï Yudenich, commandant en chef de l’armée du Caucase, l’avait clairement laissé entendre à Paratkine : « J’ignore où sont les Turcs, combien ils sont et ce qu’ils ont l’intention de faire, et ceux qui prétendent savoir ce qu’il en est, sont des foutus menteurs. Tout ce que je sais, c’est que tu es responsable de Sarikamish, qu’il faut que tu les arrêtes, et je me fous que pour que tu y arrives, ça te coûte la moitié de tes hommes ».

C’était un langage que Paratkine pouvait comprendre, surtout venant de Yudenich pour lequel il avait une estime sans bornes.

Le lieutenant-colonel, qui était en train de faire le point des dernières informations reçues des avant-postes, essentiellement des rapports signalant qu’il n’y avait rien à signaler, mais en un verbiage tel que pour dire qu’ils ne savaient rien, les rédacteurs avaient cru bon de noircir trois pages, s’était interrompu, se demandant comment interpréter la remarque de son supérieur.

⸺ Résumons-nous, Colonel, sourit ironiquement le général. Nous ne savons rien sur ce que foutent ces salauds de Turcs parce que nos patrouilles n’osent pas sortir à plus de deux verstes de nos positions, de peur de se perdre et de geler sur pied. Et ça, Colonel, ça ne me satisfait pas du tout. Depuis quand, bordel de merde, est-ce que des soldats russes ont peur du froid ? Nos hommes sont bien nourris, ils ont des bottes de feutre, leurs manteaux d’hiver, des toques de fourrure et des gants, alors qu’autant que j’aie pu m’en rendre compte, les hommes d’Enver n’ont pas des uniformes plus chauds que ceux qu’ils porteraient à Médine ou à Bassorah et ils n’ont rien à bouffer. J’ai vu des prisonniers qui n’avaient que des sandales, des uniformes de coton et un tarbouche sur la tête, alors ne me dites pas que nos hommes sont les plus mal lotis. Je veux que toutes les voies d’accès à Sarikamish soient couvertes par des patrouilles, je veux des informations fiables et je les veux maintenant. Rompez !

D’un geste las de la main, le général congédia le colonel, puis accentua son geste pour faire comprendre à ses autres collaborateurs de le laisser seul. Il quitta la fenêtre par laquelle il avait regardé la neige tomber dru, se demandant si sa chute allait s’arrêter ou au contraire se transformer en blizzard, ce qui ne manquerait pas de créer un problème supplémentaire à l’ennemi. Mais la neige tomberait-elle assez fort et assez vite pour bloquer définitivement cols et pistes et empêcher ces satanés Turcs de déferler sur sa garnison réduite ?

Le général se laissa tomber dans son fauteuil, tira une bouteille de vodka d’un tiroir de son bureau et en but une solide gorgée au goulot en plissant les yeux de plaisir. Ses subordonnés auraient été surpris de le voir sourire.

Toute sa vie, Paratkine avait rêvé de commander des troupes au combat, et les quatorze mille hommes de la garnison de Sarikamish étaient désormais les siens. Pendant des années, en fait depuis qu’il avait reçu ses galons de colonel, il n’avait plus jamais commandé directement une unité de combat.

Très tôt, le grand-duc Nicolas Nikolaïevitch, oncle du tsar, avait remarqué chez lui un talent remarquable d’organisateur et de logisticien, une qualité assez rare dans l’armée impériale pour être particulièrement précieuse. Paratkine était donc devenu son aide de camp, puis quand le grand-duc était devenu vice-roi du Caucase et commandant en chef des armées du commandement sud, il avait tout naturellement fait de son aide de camp son chef d’état-major. Cela lui avait valu une rapide promotion à son grade actuel de général de division, mais lui avait dénié la satisfaction de commander une unité compatible avec son nouveau grade.

Il avait fallu l’échec de l’armée russe devant Koprukeui, l’arrêt de l’offensive sur Erzeroum et l’absolue nécessité de se maintenir à Sarikamish, quitte à y soutenir un siège, pour que le grand-duc consentît à se priver des services de son collaborateur favori, au lieu de l’emmener avec lui sur le front de Pologne où le grand-duc assumait désormais le commandement en chef. Mais il n’avait guère eu le choix : Paratkine était sur place, et il était probablement le seul officier général dans lequel l’oncle du tsar eût autant confiance qu’en Yudenich et en lui-même.

Paratkine revint vers sa fenêtre en consultant sa montre. Seize heures dix-sept. La nuit était déjà presque complètement tombée. Le général ouvrit la croisée et prit le thermomètre posé sur l’appui. Moins dix-huit degrés. Avec un peu de chance, la température allait encore perdre une bonne dizaine de degrés au cours de la nuit, et ce serait pire encore si le vent se levait. Le général faisait faire un relevé régulier des températures : depuis huit jours, à dix heures du soir, elles n’avaient jamais été supérieures à -22°.

À plusieurs reprises, des -30° et -35° avaient été atteints. Pas une seule fois en deux semaines, même quand brillait le pâle soleil de décembre, n’avait-on enregistré de température positive.

Distraitement, le général se demanda combien de Turcs allaient encore mourir de froid au cours des douze prochaines heures, espérant sans y croire que toute l’armée de ce fou d’Enver Pacha gèlerait en traversant les cols, avant même d’arriver à portée des fusils de ses fantassins. Il referma sa fenêtre, rafla sa longue capote doublée de fourrure sur une patère et sortit de son bureau d’un pas vif.

Nul, dans la garnison, n’ignorait que le général Paratkine se livrait à des visites-surprises dans tous les secteurs de la place. Mais, à la différence de son prédécesseur, il ne se contentait pas d’aller inspecter les postes de commandement de ses bataillons ou de ses régiments et de bavarder avec les officiers.

On le voyait partout, dans les redoutes, les tranchées et les cagnas où les troupes des avant-postes venaient grappiller un peu de chaleur. Il inspectait les cuisines et les stocks de munitions, demandait leur avis aux vieux sous-offs et encourageait les recrues, prêtant l’oreille aux récriminations des uns et buvant le vin chaud avec les autres.

On murmurait même que par deux fois, il avait relevé sur-le-champ des officiers qui n’étaient pas à leur poste quand il était apparu et n’avaient pas pu fournir d’explications satisfaisantes pour justifier qu’ils fussent en ville, bien au chaud, alors que leurs hommes grelottaient dans les redoutes.

⸺ Tu n’as pas trop froid, soldat ? demanda-t-il à une jeune recrue d’un régiment de tirailleurs qui battait la semelle en montant la garde devant une poterne.

⸺ Foutre non, Votre Excellence, et s’il fait froid pour nous qui avons un bon feu, ça doit être bien pire pour ces païens dans la montagne, Dieu les maudisse.

⸺ C’est bien, garçon. Tu aimes la vodka ?

⸺ Pour sûr, Votre Excellence.

⸺ Alors, tape-toi une bonne lampée de la mienne.

Les yeux ronds, le fantassin prit la flasque d’argent que lui tendait le général et hésita à la porter à ses lèvres, ne s’y résolvant qu’après que son lointain supérieur lui eût fait un signe d’encouragement de la main.

⸺ Merci bien à vous, Votre Excellence. C’est bien bon de votre part de vous soucier du sort d’un simple soldat comme moi.

⸺ Ne t’endors pas quand tu reprendras ta garde, soldat. Je compte sur toi. Je sais que tu te battras comme un lion quand le moment viendra, et quand nous aurons gagné, nous reboirons ensemble avec tes camarades pour fêter notre victoire.

Le général lui donna une bourrade amicale sur l’épaule et s’éloigna, sa longue capote doublée de loup battant ses bottes, laissant pantois le soldat qui n’avait jamais rêvé qu’un général pût lui adresser la parole, encore moins lui offrir à boire de sa propre vodka.

Napoléon savait faire ça très bien, sourit le général en se dirigeant à grandes enjambées vers une porte fortifiée, il n’y a pas de raison que ça ne marche pas avec moi, même si je n’ai pas le talent de comédien de l’Empereur. Dire que j’ai été tenté de tirer l’oreille de ce gamin… N’en fais pas trop, mon petit Fedor, ce pauvre garçon en serait probablement tombé sur les fesses. Faudra que tu trouves autre chose. Après tout, un coup de vodka quand il gèle à fendre les pierres, ce n’est pas plus mal. Est-ce que Napoléon tirait encore l’oreille de ses grenadiers à Borodino ?

Le général était encore à cinquante pas de la porte fortifiée, baptisée « Porte du Nord », quand une détonation déchira la nuit. Le général s’arrêta, essayant de déterminer d’où le coup de feu avait été tiré, mais la neige redoublant, c’était tout juste s’il pouvait discerner la construction massive et son énorme portail de bois renforcé de barres de fer.

Le général hâta le pas. Il parvint à l’escalier qui permettait de gagner le chemin de ronde en même temps que le chef du poste de garde. Celui-ci avait entrepris d’enfiler sa capote tout en gravissant trois par trois les marches qui menaient au chemin de ronde et commençaient à se recouvrir de neige bien qu’elles fussent régulièrement balayées. Il ne prêta aucune attention à l’homme qui grimpait juste derrière lui, pensant sans doute qu’il s’agissait d’un de ses fantassins, attiré comme lui aux créneaux par le coup de fusil.

Le général parvint juste derrière le chef de poste, en haut de la porte fortifiée, au moment où claquait une seconde détonation. Trois soldats pointaient leurs fusils vers l’extérieur, cherchant vainement à percer la nuit et le rideau de neige à travers lequel ils avaient aperçu de vagues silhouettes.

De l’extérieur leur parvint une voix furieuse :

⸺ Mais est-ce que vous allez arrêter de tirer, bande de cons ? Nous sommes des soldats russes, mais on n’a pas votre foutu bordel de mot de passe. Ouvrez votre putain de porte de merde et laissez-nous entrer !

⸺ Si vous n’avez pas le mot de passe, vous n’entrerez pas, qui que vous soyez !

Le général s’approcha de l’officier qui venait de hurler sa réponse.

⸺ Ce n’est pas la bonne manière de procéder, mon garçon.

L’officier jeta un regard furieux vers cette ombre imprécise qui se permettait de critiquer sa façon d’agir et osait l’appeler « mon garçon ». Il s’apprêtait à répondre brutalement quand il reconnut son général, pestant intérieurement de n’avoir apparemment pas réagi comme il aurait convenu en la présence inattendue de ce général qui semblait doué d’ubiquité.

⸺ Excusez-moi, Votre Excellence. Que souhaitez-vous que je fasse ?

Sans répondre, le général se pencha par-dessus le parapet. Sa première idée avait été de se nommer, mais il se rendit compte que si c’étaient des Turcs qui étaient tapis en contrebas et se servaient d’un prisonnier russe pour approcher de la porte, sa réponse risquait de déclencher une salve des assaillants, trop heureux d’avoir une opportunité de tuer le commandant de la garnison.

⸺ C’est le chef de poste qui parle, s’entendit-il crier dans la nuit. Combien êtes-vous ?

⸺ Une trentaine.

⸺ Nom et grade de votre chef ?

⸺ C’est le sotnik Alexandre Osipov.

⸺ C’est vous, Osipov ?

⸺ Non, je suis le starchy ouriadnik Matzev. Le lieutenant est resté en arrière.

⸺ Matzev, approche-toi tout seul de la petite porte et attends qu’on t’ouvre. À la moindre traîtrise, tu prendras la première balle.

Le général s’adressa aux trois soldats.

⸺ Si vous voyez plus d’un homme s’approcher, tirez.

Puis il fit signe au chef de poste de le suivre et descendit l’escalier aussi vite qu’il le pût malgré la neige qui recouvrait maintenant complètement les marches.

⸺ Comment t’appelles-tu ?

⸺ Sous-lieutenant Vassilevski, Votre Excellence.

⸺ Bien. Mon garçon, tu vas placer dix de tes hommes, le fusil pointé sur le portillon, prêts à tirer, mais seulement sur mon ordre. Toi, tu vas ouvrir ce portillon et tu resteras caché derrière quand tu le rabattras sur toi. Comme ça, tu ne risqueras pas de prendre une balle si on doit tirer. Aussitôt que ce Matzev sera entré, tu refermeras le portillon. Compris ?

⸺ À vos ordres, Votre Excellence.

Le général surveilla la mise en place du dispositif dont il avait donné l’ordre et écouta le sous-lieutenant donner ses instructions. Il entendit les hommes du poste de garde armer leurs fusils et les vit les épauler.

⸺ Ouvre, Vassilevski !

La porte s’ouvrit et une courte silhouette la franchit. L’homme était tellement couvert de neige que sa forme était à peine identifiable. Il avança de trois pas. Le général eut l’impression de voir ses épaules se hausser de dédain quand il entendit la porte claquer derrière lui.

⸺ Y a pas à dire, les gars, mais v’s êtes sacrément méfiants !

Le général s’avança vers le nouveau venu.

⸺ Tu aurais pu avoir une baïonnette turque dans les reins, Cosaque, et toute une bande de ces salopards être juste derrière toi, prêts à nous sauter dessus.

L’homme eut un petit rire.

⸺ C’est pas l’envie qui leur en a manqué, à ces mécréants ! Ils ont même foutrement essayé. Mais ceux-là, faudra attendre le printemps pour les dégeler, et leurs mères aimeront pas voir comment on s’en est occupé.

⸺ Bien. Et maintenant, est-ce que je peux savoir ce que vous fichez là, toi et tes camarades ?

⸺ Pardi, on est venus vous donner un coup de main. Et d’après ce que j’ai vu, vous risquez d’en avoir foutrement besoin. Même que le général Yudenich a dit au lieutenant : « Est-ce que vous vous sentiriez d’aller faire un tour à Sarikamish, Lieutenant ? », et le lieutenant a répondu : « Tout aux ordres de votre Haute Excellence ! » Alors, on a sauté sur nos chevaux et nous voilà.

⸺ D’où venez-vous ?

⸺ Kars, mais pas en ligne droite. Le lieutenant a eu idée de faire un détour par chez les païens avant de venir ici.

⸺ Et alors ?

⸺ Sauf vot’ respect, Votre Noblesse, ça regarde vot’ général. Pas vous.

Le général, que le sous-officier cosaque avait à l’évidence confondu avec le chef de poste, se contenta d’écarter les pans de sa capote et le sous-officier put discerner les médailles et les brandebourgs d’or qui ornaient sa poitrine. Sa méprise n’eut pas l’air de le troubler beaucoup. Le général se tourna vers le chef de poste.

⸺ Je vais accompagner ce brave garçon chercher ses camarades. Donne-moi ces dix hommes en escorte, Vassilevski.

⸺ À vos ordres, Votre Excellence. Mais est-ce bien prudent ?

⸺ La guerre est une activité dangereuse, mon garçon. C’est même sa principale caractéristique. Allons ! Montre-moi le chemin, Matzev.

Matzev s’était présenté comme starchy ouriadnik, un grade de sous-officier propre à la hiérarchie cosaque, l’équivalent d’un maréchal des logis de la cavalerie régulière, mais rien dans sa tenue n’aurait pu permettre de l’identifier comme tel. Sa capote de drap qui touchait presque le sol et son bonnet de fourrure étaient recouverts d’une épaisse couche de neige et de glace mêlées. Ses sourcils et ses impressionnantes moustaches en croc disparaissaient sous une couche de gel. Son fusil, qu’il portait à l’épaule, était enveloppé dans un étui en peau de chèvre que le froid avait rendu dur comme une planche.

Sur un signe du général, sa petite escorte franchit le portillon tandis que le restant des hommes de garde grimpait au sommet de la porte et garnissait les créneaux sous la surveillance tatillonne du sous-lieutenant Vassilievski, galvanisé de commander sa troupe sous le regard direct du commandant de la garnison.

Prudemment, le général, tout en marchant d’un pas tranquille à côté de Matzev, avait dégainé son pistolet, un Mauser 96 à canon long, et le tenait dissimulé le long de sa jambe droite, prêt à loger une balle dans la tête de son guide au moindre signe de traîtrise. Ils n’eurent pas cependant à aller bien loin.

Une voix, mi-railleuse, mi-exaspérée, leur parvint avant même qu’ils n’eussent fait cent pas.

⸺ Tu as pris ton temps, Matzev. On a même cru un moment qu’un de ces deux coups de fusil ne t’avait pas raté !

⸺ C’est pas encore pour cette fois, Vot’ Noblesse. Mais faut pas vous gêner : la prochaine fois, z’aurez qu’à y aller vous-même, faire ouvrir la porte. Où il est, le lieutenant ?

⸺ Trois cents pas derrière, avec les mulets.

⸺ Alors, cravachez vot’ jument et allez le chercher en vitesse et dites-lui que je suis avec un général qui me pointe un flingot dans le dos. J’ai la trouille qu’il s’étale dans la neige et me tire dedans.

Paratkine ne put s’empêcher de rire et rengaina son arme. Il n’était guère habitué à ce qu’un sous-officier se moquât de lui, mais compte tenu des circonstances, il ne se sentait pas capable d’en vouloir à celui-ci. Il était certain, désormais, que c’était bien des Russes qu’il avait en face de lui. Il fit cependant signe aux fantassins qui l’accompagnaient de se disperser et de rester vigilants.

Deux minutes plus tard, le général commença de distinguer des cavaliers qui s’approchaient au pas de leurs chevaux épuisés. Tous ressemblaient à des statues de glace. Le général compta trente cavaliers et une dizaine de mulets.

⸺ Qu’est-ce que c’est que cette histoire de général, Matzev ? demanda une voix impatiente.

⸺ C’est pas des conneries, Votre Noblesse. Même qu’il est à côté de moi.

Le cavalier qui venait de parler se rapprocha de son sous-officier et tenta de discerner qui était l’homme qui se tenait à côté de lui. Le général crut que ses yeux allaient lui sortir de la tête quand il vit qu’à côté du cheval du lieutenant, trottinait paisiblement un loup gigantesque aux crocs luisants.

La vision du loup ramena immédiatement Paratkine plusieurs années en arrière : à sa connaissance, il n’y avait qu’un seul officier dans toute l’armée impériale qui en eût un comme animal de compagnie, et son nom lui revint soudainement en mémoire avant même que le nouveau venu ne se fût présenté.

⸺ Lieutenant Osipov, Votre Excellence. J’ai des dépêches pour le commandant de la garnison.

⸺ C’est moi. Je suis le général Paratkine.

⸺ Excusez-moi, Votre Excellence. Mais c’est assez imprévu de voir un général jouer au fusilier-voltigeur dans les avant-postes. J’ai cru à un tour douteux de ce pendard de Matzev.

⸺ Il y a des généraux qui aiment se rendre compte par eux-mêmes de ce qui se passe partout où ils ont des soldats. J’en fais partie. Votre incrédulité semble indiquer que vous n’en avez pas vu beaucoup, ces derniers temps.

Osipov se garda de répondre à cette affirmation en forme de question qui l’aurait peut-être amené à émettre une opinion qui n’aurait pas plu à son nouveau supérieur. Celui-ci, courtoisement, n’insista pas.

⸺ Faites avancer vos hommes doucement, Lieutenant. Je vais vous précéder. Les hommes de garde sont plutôt nerveux, ce soir, et je vais les aviser de ne pas vous tirer dessus.

⸺ À vos ordres, Votre Excellence. Vous autres, colonne par un, au pas !

Quand la petite colonne eut franchi la porte du Nord, Osipov se pencha vers le général.

⸺ Votre Excellence, j’ai laissé des hommes en bouchon à une verste d’ici. Permission de les rappeler ?

⸺ Faites, Lieutenant

⸺ Matzev, le signal !

Le sous-officier sortit un revolver de sa capote et tira deux coups en l’air en rapide succession, puis, après quelques instants, un troisième. Quelques minutes passèrent, puis trois cavaliers jaillirent de la nuit et passèrent sous la porte à plein galop. Ils arrêtèrent leurs montures brutalement, projetant de la neige et de la terre gelée en tous sens. L’un des chevaux glissa longuement avant de s’immobiliser à une main d’un mur et manqua faire vider sa selle à son cavalier, ce qui fit se tordre de rire plusieurs de ses camarades.

⸺ Prudent de votre part d’avoir couvert vos arrières, Lieutenant. Mais n’était-ce pas un peu excessif ?

⸺ Nous avons joué à cache-cache pendant quatre jours avec de la cavalerie légère turque, Votre Excellence. Et je connais un colonel turc qui doit amèrement regretter, dans le paradis d’Allah, de ne pas avoir appris à ses subordonnés que les règles des mouvements de troupes, en campagne, s’appliquent même à l’arrière de ses propres lignes.

⸺ Je sens que nous allons avoir une enrichissante conversation, Lieutenant. Mais d’abord, occupons-nous de loger vos Cosaques.

***

Il avait fallu moins d’une heure à Osipov pour accompagner ses hommes au casernement que le général leur avait fait affecter, faire une toilette sommaire et changer son uniforme souillé par le voyage contre une tcherkessa propre tirée de son porte-manteau.

Le général l’attendait dans son bureau en compagnie de deux de ses officiers : un colonel d’infanterie et un major de l’artillerie. Les trois hommes fumaient le cigare tout en compulsant des liasses de papiers, et chacun avait un verre de cognac à portée de main. L’adjudant-major entra, claqua les talons et annonça :

⸺ Votre Excellence, le lieutenant Osipov se présente au rapport.

⸺ Fais-le entrer, Misha.

L’adjudant-major fit signe à Osipov qui attendait dans l’antichambre. Le lieutenant entra et salua.

⸺ Le lieutenant Osipov, du Régiment de cavalerie des Cosaques de la Garde se présente au rapport du général.

Le colonel d’infanterie haussa un sourcil de curiosité. Qu’est-ce qu’un Cosaque de la Garde pouvait bien venir faire dans ce trou de Sarikamish, si loin de la personne du tsar dont cette unité assurait la sécurité, à cinq mille verstes de la capitale de l’Empire où, normalement, il aurait dû être en garnison ?

Le major nota, dès que le nouveau venu eût ôté sa papakha, sa toque de fourrure, les cheveux châtain foncé nettement plus longs que ce qui était autorisé par le règlement. Le visage couleur de pain d’épices qui portait d’évidentes traces d’épuisement et l’uniforme noir rehaussé de discrètes broderies d’argent avaient quelque chose d’anormalement sévère chez un officier aussi jeune.

Plus surprenant encore, juste au-dessus de la poche à cartouches du côté gauche de la poitrine, un simple ruban orange rayé de noir d’où pendait une croix d’argent à quatre branches pattées et épées : l’ordre de Saint-Georges de quatrième classe qui n’était décernée que pour des faits d’armes exceptionnels. Aucun des trois officiers présents n’en était titulaire.

Qu’est-ce que ce gamin a bien pu faire pour mériter le plus prestigieux de nos ordres militaires ? Compte tenu de son âge, il a fallu que la demande en soit faite par quelqu’un qui est placé tout près du trône, que le Conseil de l’ordre n’élève aucune objection et que Sa Majesté elle-même donne son accord. Incroyable ! pensa le major.

Les yeux du colonel étaient fixés sur le sabre du nouveau venu, dont un prince de sang royal aurait tiré fierté, qui ne s’accordait guère avec la besace de cuir grossier qui pendait à l’épaule du lieutenant de Cosaques.

⸺ Vos hommes sont bien installés, Lieutenant ?

⸺ Ils ont un feu qui ronfle et de bonnes paillasses. C’est tout ce dont ils ont rêvé depuis deux semaines. Je remercie Votre Excellence pour la vodka qu’elle nous a fait porter, ils l’ont vivement appréciée.

⸺ Dites-moi, Lieutenant, est-ce que nous ne nous serions pas déjà rencontrés, par hasard ? demanda Paratkine avec le large sourire de celui qui pose une question dont il connaît la réponse et se souvient de quelque chose d’extrêmement amusant.

⸺ À Tiflis, Votre Excellence, en 1912. Vous étiez chef d’état-major de Son Altesse, et moi, je voyageais sous une autre identité. Je ne savais pas si Votre Excellence se souviendrait.

⸺ Comment vous oublier, Osipov ! Quant à votre loup… Messieurs, ce jeune homme est le déserteur le plus célèbre de l’armée impériale.

Devant l’air ahuri des deux officiers, le général éclata de rire. Rien dans le visage impassible d’Osipov ne montra qu’il n’appréciait pas du tout d’être présenté de cette façon aux deux officiers.

⸺ Rassurez-vous, messieurs, nous n’aurons pas à le coller devant un mur en face de douze fusils. C’est une histoire des plus stupides que je vous raconterai plus tard. D’ailleurs, si nous le faisions fusiller demain, nous aurions des comptes sévères à rendre à certaines personnes haut placées qui considèrent ce jeune homme comme l’exemple de ce que doit être un jeune officier. Notre Petit Père le tsar en tout premier lieu et Son Altesse Impériale le grand-duc en second. Asseyez-vous donc, Lieutenant. Je vois, à ce qui est épinglé à votre tcherkessa, que vous avez déjà bien participé à cette satanée guerre ?

⸺ Euh… pas exactement, Votre Excellence. Le grand-duc m’a décoré d’ordre de Sa Majesté pour… pour ma participation à la guerre dans les Balkans en 1912. Du côté turc. Mais, très respectueusement, Votre Excellence, je ne suis pas autorisé à en parler.

⸺ Je comprends. Excusez ma curiosité, Osipov, mais ce n’est pas tous les jours qu’un officier de votre âge devient chevalier de Saint-Georges. La surprise de vous revoir m’a fait oublier un moment de qui vous teniez vos ordres à l’époque. Excusez-moi. Messieurs, je vous recommande d’oublier ce que vous venez d’entendre. Et ceci est un ordre. Qu’est-ce qui nous vaut donc le plaisir de votre présence, mon cher ?

⸺ Le général Yudenich cherchait quelqu’un qui soit susceptible de vous faire parvenir certains documents. Il a pensé que je pourrais faire l’affaire et m’a désigné.

D’une poche intérieure de sa tcherkessa, Osipov sortit une enveloppe épaisse et la tendit au général.

⸺ Savez-vous ce que contient cette enveloppe ?

⸺ Toutes les informations disponibles sur la Troisième armée turque, celle qu’Enver Pacha appelle l’Armée d’Allah. De l’aveu même du général Yudenich, c’est loin d’être précis et complet. Il y a aussi les plans et les intentions du général Yudenich. Je ne connais pas les détails. Il y a aussi une lettre personnelle pour le commandant de la garnison.

⸺ Quand avez-vous quitté Kars ?

⸺ Il y a onze jours, Votre Excellence.

⸺ Onze jours pour faire soixante verstes ? s’indigna le colonel. Et pourquoi êtes-vous venu à cheval alors que le train entre Kars et ici circule parfaitement.

⸺ J’aurais pu les faire en moins de deux jours, malgré la neige, Votre Haute Noblesse. Peut-être même en un seul. Mais le général Yudenich m’a dit : « Osipov, vous qui connaissez bien les Turcs, pourquoi n’iriez-vous pas faire un tour chez eux voir ce qu’ils mijotent ? » C’est ce qu’on a fait. Nous avons pris au nord-ouest en quittant Kars et on a fait un grand détour par les cols pour contourner leurs avant-gardes avant de revenir plein sud derrière leur ligne de progression.

⸺ Et alors ? demanda vivement le général qui ne cacha pas son intérêt pour d’éventuelles informations.

⸺ Leurs éclaireurs sont à cinq jours d’ici, mais ils avancent sacrément doucement. Pas plus de dix, douze verstes par jour. Le gros de leurs forces suit à un jour derrière. Combien ? Je ne saurais pas dire exactement, peut-être trente mille hommes, peut-être plus. Mais vous ne les aurez pas tous sur le dos, loin de là. Il en meurt deux mille par nuit. De froid et de faim. Nous sommes tombés sur de véritables piles de cadavres gelés. Des gars qui s’étaient serrés les uns contre les autres pour se protéger du froid et qui resteront sur le bord de la route par tas de cinquante jusqu’au dégel. Les loups seront sacrément gras au printemps.

Le major fit une grimace, sans qu’Osipov s’inquiétât de savoir si l’officier se souciait du sort des Turcs ou s’il s’agissait de lui faire comprendre que sa dernière remarque n’était pas du meilleur goût. Il avait déjà compris que quoi qu’il pût dire ou faire, le major, sans lui être ouvertement hostile, ne lui marquerait ni sympathie ni compréhension. Son regard sur sa croix de Saint-Georges et son sabre avait exprimé assez nettement son envie, voire sa jalousie pour qu’Osipov sût que cet homme ne serait jamais un auditeur compréhensif, ni un allié. Il poursuivit son rapport comme s’il n’avait rien remarqué.

⸺ Quand nous avons doublé leurs colonnes pour venir ici, il y a neuf jours, ils venaient de quitter la route principale qui mène droit ici pour une saleté de piste muletière. Je suppose que leur idée est de passer par là pour vous surprendre en arrivant sur vos arrières par un chemin invraisemblable. Mais je ne sais pas comment ils comptent faire passer vingt ou trente mille hommes par là. En tout cas, ils ont l’air bien décidés à essayer. Mais franchement, je ne les vois pas y parvenir sans d’immenses difficultés. Je n’oserais pas y engager deux sotnias de mes Cosaques. De toute façon, pour l’effet de surprise, c’est raté !

⸺ Vous allez me faire voir ça sur une carte. C’est bigrement surprenant de leur part. Vous m’avez dit tout à l’heure que vous aviez eu un engagement avec une troupe turque ?

⸺ On n’a pas pu se refuser ça, Votre Excellence. C’était avant qu’ils ne s’engagent sur cette piste muletière dont je vous parlais. Sur la route principale venant d’Erzeroum. On marchait en parallèle avec un régiment d’infanterie, des Arabes de Syrie, pour être précis. Avec la neige qui tombait sans arrêt, ils ont dû nous prendre pour un peloton de leur cavalerie chargé de protéger leurs flancs. On a attendu l’heure du bivouac. Mes deux mitrailleuses les ont allumés pendant qu’ils étaient alignés derrière les roulantes pour la soupe. Des files bien nettes de troufions transis de froid qui battaient la semelle, enveloppés dans leurs méchantes couvertures et qui avaient laissé leurs fusils en faisceaux à cinquante pas. Pendant ce temps-là, on a chargé les seules tentes qu’ils avaient installées : celles des officiers.

En deux minutes, c’était réglé. J’ai laissé mes Cosaques en couverture et on a ramassé tous les papiers et les cartes sur lesquels on a pu mettre la main. Puis on a sauté sur nos chevaux et on a filé.

⸺ Vous avez eu des pertes ?

⸺ Pas une égratignure. On est arrivés et repartis si vite qu’ils n’ont pas dû comprendre ce qui se passait.

⸺ Et les Turcs ?

⸺ Difficile à dire. Au moins quinze officiers tués, dont le colonel, peut-être un peu plus. Pour la troupe, peut-être cinquante, peut-être cent. Je ne sais pas. Mais si vous demandez à mes Cosaques, ils vous diront qu’on a anéanti au moins deux bataillons. Une chose est certaine en tout cas, c’est que les blessés n’ont certainement pas passé la nuit avec le froid qu’il faisait. Je n’avais pas de thermomètre, mais je dirais dans les moins 35.

Les trois officiers regardaient avec stupeur cet officier subalterne, encore un gamin, pensa le colonel, qui leur racontait tranquillement avoir passé plus d’une semaine dans les lignes turques, s’être déplacé avec ses Cosaques au milieu d’eux, avoir attaqué un bataillon et massacré son état-major comme s’il s’agissait de la chose la plus banale. Le général revint cependant très vite à des questions plus terre à terre.

⸺ Et ces documents turcs ?

⸺ Ils sont dans cette sacoche, Votre Excellence. Je suis désolé, mais je ne sais pas trop ce qu’il y a dedans, je n’ai fait que les parcourir. Mais il y a aussi des cartes.

⸺ Montrez-nous ça, Lieutenant.

Osipov se leva du fauteuil dans lequel il s’était assis et posa sa sacoche sur une table recouverte de cartes. Il en étala le contenu. Les trois officiers se groupèrent autour de lui.

⸺ Voulez-vous que j’essaie de trouver un interprète, Votre Excellence ? demanda le major.

⸺ Ce ne sera pas nécessaire, coupa Osipov. Je parle et je lis le turc, Major.

Le regard que le major jeta au jeune officier était chargé à parts égales de surprise et d’indignation : le ton qu’avait employé le lieutenant cosaque était vaguement tolérant, comme celui que l’on utilise pour expliquer une banalité à un individu à l’intelligence limitée. Mais il se garda de faire la moindre réflexion, constatant que le général regardait les papiers avec une impatience mal contenue.

⸺ Alors, Osipov...

⸺ Ceci est un état des vivres disponibles pour… pour les trois bataillons d’un régiment d’infanterie. Le rédacteur fait remarquer que cela représente moins de quatre jours de stock et c’est daté de… de… d’il y a dix jours. Donc, s’ils n’ont pas reçu de subsistances depuis, ce régiment va bientôt être réduit à manger de l’écorce de sapin. Ah ! Ceci est un ordre de marche et c’est signé « par ordre du généralissime Enver Pacha ». Euh ! Ordre de marche forcée à toutes les unités, sans égard pour les pertes, en référence à une carte jointe… Celle-là, je pense. C’est ça : quitter la route principale venant du nord-ouest et emprunter la piste de… Je suppose que c’est celle dont je vous parlais tout à l’heure, Votre Excellence. Ensuite, il est question d’une attaque en tenaille avec des troupes venant du sud dont l’objectif est double : couper la voie de chemin de fer et bloquer les renforts qui pourraient vous venir de Kars par la route, pendant qu’une partie porterait assistance aux forces venues du nord-ouest pour attaquer Sarikamish de deux directions différentes. Il y a ensuite une liste des unités qui composent chacun des deux éléments. Mais du diable si je sais à quels effectifs ça correspond.

⸺ Colonel !

⸺ Votre Excellence ?

⸺ Réunion d’état-major dans un quart d’heure. Je veux notre meilleur interprète de turc pour confirmer ce qu’Osipov vient de nous dire.

⸺ À vos ordres, Votre Excellence.

Le colonel sortit aussitôt donner les ordres nécessaires.

⸺ Osipov, un cognac ?

⸺ Merci, non, Votre Excellence. Je n’ai rien mangé depuis hier matin et je tomberais par terre.

⸺ Je peux peut-être faire quelque chose pour cela. Misha !

L’adjudant-major passa la tête par la porte du bureau.

⸺ Misha. J’ai convoqué une réunion d’état-major dans un quart d’heure. Du thé pour tout le monde et prépare-moi un plateau pour ce jeune Cosaque affamé.

⸺ Bien, Votre Excellence.

⸺ Dites-moi, Osipov, la curiosité me démange. Qu’est devenu cet Anglais que vous accompagniez à Tiflis ?

⸺ Lord Pelham ? Oh ! Il a écrit un récit de notre voyage qui a eu un remarquable succès de librairie, puis il est parti pour les Indes et il s’est ensuite retiré sur ses terres en Angleterre. Je crois qu’il a été rappelé dans l’armée anglaise peu avant la déclaration de la guerre.

Osipov avait parlé d’un ton léger et ne jugea pas utile de mentionner que sa mère avait épousé lord Pelham à Constantinople, ni que dans la dernière lettre qu’il avait reçue d’elle, sa mère lui avait appris que son mari venait d’être nommé général et envoyé sur le front français. Cette promotion de lieutenant-colonel de réserve à général de brigade avait stupéfié Osipov, mais après un instant de réflexion, il avait conclu que les Anglais devaient être aussi désespérément à court de bons généraux que l’était l’armée russe. Il avait cependant jugé peu judicieux qu’un homme comme lord Pelham, habitué aux missions secrètes et si familier de l’Orient, fût envoyé commander de la chair à canon dans le nord de la France.

⸺ Un homme remarquable, ce lord, autant que j’aie pu en juger. N’est-il pas lié à la famille impériale ?

⸺ Oui, Votre Excellence. Sa Majesté Impériale et lord Pelham sont de très lointains cousins. Au troisième ou quatrième degré, je crois. La reine Victoria a essaimé sa progéniture dans de nombreuses directions.

Osipov n’eut pas à poursuivre. Misha apportait un plateau garni de pain bis et de charcuterie qu’il posa sur une petite table tandis qu’une dizaine d’officiers entrait par petits groupes dans le bureau du général.

⸺ Allez-y, Lieutenant, mangez ! Messieurs, ce lieutenant de Cosaques affamé est Alexandre Osipov. Il rentre d’une longue patrouille derrière les lignes turques où il s’est, semble-t-il, promené aussi tranquillement qu’une élégante peut le faire sur Nevski Prospekt. Mais au lieu de rapporter de sa promenade des colifichets, il nous fait cadeau de ce qui paraît être les plans de l’ennemi. Je n’ai pas le moindre doute sur l’authenticité de ces documents : ils ont été saisis par Osipov au cours d’une attaque-surprise sur un état-major de régiment. Aucun risque, donc, que ce soit une manœuvre pour nous faire tomber dans un piège. La question est de décider, ayant une meilleure connaissance des intentions de l’ennemi, ce que nous allons faire pour les déjouer.

Pendant qu’Osipov était parti faire son rapport au général et que leurs Cosaques faisaient un sort à la vodka gracieusement offerte par le commandant de la garnison, Ukam, fidèle à ses habitudes, était parti traîner dans la petite ville, malgré la fatigue accumulée.

Aller le nez au vent dans un lieu inconnu réveillait toujours ses meilleurs instincts de chasseur. Il n’avait pas son pareil pour dénicher les sacs d’avoine nécessaires à leurs chevaux dans un endroit où, officiellement, il n’y en avait plus depuis un mois, et convaincre leur propriétaire de les lui céder à un prix qu’il avait lui-même fixé et qui était le plus souvent très inférieur au prix du marché. Il savait trouver l’auberge qui avait des poulets en train de cuire dans un lieu où régnait la famine, du vin là où on crevait de soif et des filles dans un univers uniquement peuplé d’hommes.

Mais sa promenade dans les rues glacées de Sarikamish s’avéra rapidement une perte de temps. Des milliers de soldats les avaient précédés et chaque unité comptait au moins un resquilleur d’un talent égal au sien. Tout ce qui n’était pas attaché par des chaînes ou gardé par des sentinelles en armes avait déjà été volé. Il rentra en râlant au casernement qui leur avait été affecté et se mit à nettoyer son fusil qui, après dix jours de voyage dans des conditions exceptionnellement rudes, en avait bien besoin.

Tout en passant un chiffon délicatement huilé dans la chambre de son Mauser, il se mit une nouvelle fois à remâcher le grief principal qu’il avait contre Osipov : Qu’est-ce que nous sommes venus foutre dans ce pays maudit, à nous battre contre des Turcs qui ne nous ont rien fait, alors que nous pourrions être n’importe où, à Alexandrie, à Téhéran ou Bombay à vivre comme des nababs de notre argent si durement gagné ?

Depuis que cette maudite guerre a commencé, Sacha n’a pas arrêté de frétiller à la perspective d’y participer. C’est notre devoir, qu’il dit. Il nous a fait quitter Pétersbourg, où nous étions comme des coqs en pâte à l’Inspection générale de la cavalerie, pour se porter… nous porter volontaires. D’accord, il espérait sans doute qu’on se retrouverait sous les ordres de Sparkov dans sa division de cavalerie, mais pas de chance, un trou du cul de l’état-major s’est souvenu qu’il parlait turc comme un bordel de Constantinople, et on s’est retrouvés à Tiflis en moins de deux.

Là encore, on aurait pu se la couler douce un moment, mais non ! Il a suffi que Yudenich sonne un air de clairon pour qu’on saute sur nos chevaux et qu’on se retrouve dans ces montagnes oubliées de Dieu à jouer à cache-cache avec les Turcs d’Enver. Et pendant ce temps-là, notre fric dort dans une banque anglaise et risque fort de se retrouver orphelin, parce que ses légitimes propriétaires se seront fait trouer le cuir sur une montagne sans nom ou dans une plaine glacée. Merde ! Si ça continue, je me mutine, je déserte et je file en Égypte tout seul et je le laisse se débrouiller sans moi à gagner des médailles et l’estime de nos chefs vénérés.

Solomentsev oubliait un peu facilement, dans ses récriminations, la fierté qu’il avait éprouvée quand Sparkov l’avait nommé sous-lieutenant, en vertu de ses pouvoirs discrétionnaires de chef de l’Inspection générale de la cavalerie, et fait administrativement intégrer à un régiment de cavalerie des Cosaques d’Orenbourg avant de le nommer avec Osipov dans ses propres services.

⸺ Je cherche le sous-lieutenant Solomentsev ?

Ukam leva les yeux de son fusil avec un temps de retard. Malgré la fierté qu’il tirait de ce patronyme qu’il portait depuis un peu plus d’un an de façon tout à fait officielle, grâce à une habile machination montée par le comte Krilov, Ukam avait toujours une hésitation quand on s’adressait à lui sous ce nom.

On l’avait appelé Ukam tout court pendant tant d’années qu’il avait encore un peu de peine à se souvenir qu’il était devenu le comte Igor Solomentsev, khorounjy de Cosaques, qu’il portait une tresse d’argent de sous-lieutenant sur l’épaule droite de sa tcherkessa et que ses subordonnés, quand ils s’adressaient à lui, devaient lui donner du « Votre Noblesse ».

Penser que trois ans plus tôt, il ramassait encore le fumier dans l’écurie d’un hôtel de Tashkent et se faisait régulièrement botter le cul par le patron lui donnait le vertige.

⸺ C’est moi, Sergent. Qu’est-ce qu’il y a ?

⸺ Désolé de vous déranger, Votre Noblesse, mais le général veut vous voir et il y a un de vos lieutenants, un gars pas commode qui s’appelle Osipov, qui m’a dit de venir vous chercher séance tenante.

⸺ Mais enfin, merde, quoi ! Je suis crevé, moi ! Ils peuvent donc pas gagner cette foutue guerre sans moi ?

Le sergent, qui ne devait pas avoir loin du double de son âge et en avait vu d’autres, se mit à rire.

⸺ Ça te fait rire, Sergent ?

⸺ Sauf votre respect, Votre Noblesse, le lieutenant doit bien vous connaître. Il m’a dit : « Ne te laisse pas impressionner, Sergent, le khorounjy va sûrement râler comme un pou sur les fesses d’une abbesse trop maigre, te menacer de sa nagaïka et t’engueuler en kirghize. Dis-lui simplement de se ramener tout de suite. Et tout de suite, ça veut bien dire immédiatement ! »

⸺ Bon, ça va bien. J’arrive. Matzev ! Je te nomme responsable de cette bande de soûlards. Si toi ou un de ces ivrognes me crée le moindre emmerdement, je te fais faire le tour de Sarikamish à coups de botte au cul. Vu ? Et surveille-moi Tschon, qu’il n’aille pas semer la panique dans la garnison.

Ukam, sans donner l’impression d’y prêter attention, entreprit de remonter son fusil avec une rapidité qui suscita un sifflement admiratif chez le sous-officier qui avait rarement vu une telle dextérité, puis il enfila sa poushtine. Comme Osipov, il préférait de loin le manteau afghan dont ils avaient l’habitude aux longues capotes de la cavalerie régulière russe. Les poushtines étaient nettement plus chaudes et la liberté vestimentaire qui régnait dans la cavalerie cosaque leur permettait de les utiliser sans que quiconque y vit à redire.

⸺ Vas-y, sergent. Je te suis.

***

Mais c’est pas possible, pensa le colonel d’infanterie en voyant Ukam entrer dans la salle des cartes de l’état-major et se mettre au garde-à-vous, le lieutenant doit avoir à peine dépassé les vingt ans et le sous-lieutenant n’en a certainement pas plus de dix-huit, malgré ses six pieds et quelques. Et qu’est-ce que c’est que cette médaille ? L’ordre de Sainte-Anne, ma parole ! Mais, qu’est-ce que ces deux foutriquets ont bien pu faire pour mériter l’ordre de Saint-Georges et celui de Sainte-Anne ?

Le général, qui a l’air d’en savoir plus qu’il ne nous en dira jamais, a l’air de trouver ça normal. Et ce godelureau a l’air tellement familier des réunions d’état-major qu’il arrive en poushtine de brigand afghan avec son fusil sur l’épaule, ce qui ne tire même pas un froncement de sourcil au général. Douce mère, où va l’armée impériale si on confie des galons à de pareils oiseaux !

⸺ Le sous-lieutenant Solomentsev se présente au rapport du général selon les ordres.

Il n’y avait rien à redire au salut, ni à la façon de se présenter du sous-lieutenant, mais à la surprise de tous, le général se détourna de la carte qu’il examinait et fit trois pas pour serrer la main du gamin dégingandé déguisé en sous-lieutenant de Cosaques.

⸺ Où es-tu affecté, mon garçon ?

⸺ Troisième Régiment de cavalerie, Cosaques d’Orenbourg, Votre Excellence. En service détaché auprès du général Yudenich.

⸺ Comment sont vos chevaux ?

⸺ Fatigués, Votre Excellence, mais avec une journée de repos et leur plein d’avoine, ils seront prêts à repartir.

⸺ Bien. Et les hommes ?

⸺ La même chose. Une nuit de sommeil, un peu de vodka et leur plein de nourriture chaude et ça ira.

Ukam se voyait déjà reprendre la piste pour Kars, sans bien comprendre pourquoi un général de division se donnait la peine de s’intéresser aux déplacements d’une petite troupe montée, ce qu’un lieutenant de l’état-major, voire un adjudant auraient parfaitement pu faire, quand Paratkine lui ôta ses illusions.

⸺ Parfait ! Nous discutions avec le lieutenant Osipov d’une petite patrouille que je voudrais que vous me meniez. D’après vos observations et les papiers que vous avez ramenés de chez les Turcs, il semble qu’ils aient décidé de passer par une vieille piste à mulets dont tout le monde avait oublié l’existence, qu’on voit à peine sur les cartes turques et qui ne figure même pas sur les nôtres.

⸺ C’est vrai, Votre Excellence. Quand nous les avons contournés, ils y avaient déjà engagé au moins trois régiments. Même qu’avec le lieutenant Osipov, on s’est demandé s’ils n’étaient pas devenus fous. C’est cette piste-là que nous avons prise nous-mêmes pour venir ici, et à la trentaine que nous sommes et voyageant léger, ça a déjà été sacrément dur. À un endroit, on est passés par une sorte de goulet tout étroit où il y avait au moins six pieds de neige. On a mis cinq heures pour faire une verste. La piste est éboulée par endroits et il y a des à-pics terrifiants. Par moments, la piste ne fait pas plus de deux pas de large. Un gars avec un bon fusil pourrait y arrêter un bataillon.

Le général se mit à rire, ce qui acheva d’inquiéter Ukam qui regretta aussitôt sa dernière remarque. Il y avait une joyeuse lueur de férocité dans l’œil du général.

⸺ Je suis content de voir que ton avis est le même que celui de ton lieutenant, Solomentsev. Vous partirez demain soir pour surveiller l’avance des Turcs et vous me tiendrez informé de leur progression. Je n’ai aucune raison de douter de votre rapport, mais je veux être averti aussitôt au cas où les Turcs décideraient de rebrousser chemin après avoir constaté que cette piste est impraticable.

Et allez donc ! pensa Ukam. Sacha a dû le convaincre qu’une petite patrouille de rien du tout ne pouvait pas nous faire de mal, que l’air était vivifiant dans ces putains de montagnes et que nos Cosaques avaient besoin d’exercice. Comme si on avait chômé depuis le début de cette saloperie de guerre !

⸺ À vos ordres, Votre Excellence. Permission de faire une remarque ?

⸺ Vas-y, khorounjy !

⸺ Partir demain soir, ça ne sert à rien. Dès qu’on sera sortis de Sarikamish, on ne verra plus rien avec ce temps. Tout ce qu’on risque de faire, c’est de se perdre ou de se foutre dans un ravin. Je suis sûr que le lieutenant sera d’accord avec moi : vaut mieux qu’on parte à l’aube d’après-demain, frais et dispos, que d’essayer de faire la piste de nuit. On a laissé les Turcs loin derrière nous, et de toute façon, je ne les vois pas faire plus de cinq à six verstes par jour sur un chemin aussi dur.

⸺ Osipov ?

⸺ Il a raison, Votre Excellence. En une heure de jour, on fera autant de route qu’en toute une nuit, les risques en moins.

⸺ Après-demain matin, donc. Avez-vous besoin de quelque chose ?

⸺ Oui, Votre Excellence. On a besoin de tout. On est arrivés ici les sacoches vides.

⸺ Voyez avec mon adjudant-major. Il n’y a personne de plus efficace que lui pour se procurer ce dont on a besoin, surtout si c’est en dehors des voies réglementaires. Rompez ! Allez-vous reposer. Vous avez tous les deux l’air de somnambules.

Resté seul dans son bureau, le général Paratkine se prit à rêver. S’il avait fait convoquer le sous-lieutenant, alors qu’il n’y avait aucune véritable raison pour cela, c’était pour constater de ses yeux ce qu’Osipov lui avait appris en confidence : que son adjoint était ce garçon que le général se souvenait vaguement d’avoir aperçu à Tiflis et qui lui servait alors officiellement de palefrenier, quoique la relation entre les deux jeunes gens fût plus complexe et qu’ils fussent en réalité devenus de véritables amis.

Le général aurait payé cher pour savoir ce que ces deux-là avaient bien pu faire pour mériter leurs décorations et amener la hiérarchie invraisemblablement tatillonne de l’armée impériale à consentir de faire d’un orphelin kirghize, sans aucune formation militaire ni éducation, un sous-lieutenant de Cosaques.

Osipov avait bien parlé de la guerre de 1912, mais n’avait pas donné la moindre explication, se retranchant derrière un ordre de garder là-dessus un secret absolu à l’égard de quiconque, ce qui signifiait probablement une mystérieuse mission élaborée dans la cervelle fertile de ce demi-fou de génie de Griboyedov.

Paratkine admirait et vomissait avec ferveur et à parts égales, selon les moments, le colonel devenu général Griboyedov, qu’il comparait souvent à une pieuvre aux innombrables tentacules, tramant ses complots de son bureau de Pétersbourg et ne courant pas d’autre risque personnel que de mourir intoxiqué par la fumée de ses innombrables cigares puants, sans cependant hésiter le moins du monde à envoyer ses agents au-devant de risques souvent mortels avec la plus parfaite indifférence.

Au moins, ces deux-là en étaient revenus vivants et avaient été récompensés, et le général Paratkine n’était pas fâché de les avoir sous la main. Une chose était certaine : malgré leur jeunesse, ils savaient faire preuve de bon sens. Et de chance. Si attaquer un bataillon turc, même par surprise, pouvait passer pour une dangereuse imbécillité, au moins avaient-ils eu l’esprit de piller les papiers de son état-major et de les lui rapporter.

À eux seuls, ils lui avaient fourni plus d’informations que toutes les patrouilles qu’il avait envoyées dans la nature en quinze jours. Comme tout bon chef opérationnel, Paratkine savait la valeur de renseignements précis et actualisés sur les intentions de l’ennemi.

Le général ne pouvait cependant s’empêcher d’être agacé de cette promotion forcément irrégulière qui faisait du jour au lendemain d’un moujik son égal en statut, celui d’officier, sinon, bien sûr, en grade. Il n’osait même pas imaginer ce que certains de ses pairs, moins libéraux que lui, auraient pu en penser s’ils avaient eu connaissance de ce… de ce scandale.

Cette pensée le fit sourire et il vida son cognac en pensant aux regards ébahis qu’il s’attirerait s’il racontait cette histoire au Club de l’Armée à Pétersbourg, ou plutôt à Petrograd, comme il fallait désormais appeler la capitale de l’Empire. Incrédulité, choc, protestations apoplectiques ? Tout cela probablement, plus de solides bordées de jurons et des menaces de démission, si les choses n’étaient pas remises dans l’ordre où elles devaient être et demeurer.

Puis une autre pensée lui vint : Osipov lui avait dit que Solomentsev et lui avaient passé près d’un mois au quartier général de Tiflis. En ce cas, il n’était pas invraisemblable que Yudenich, qui n’était pas connu pour être un plaisantin et savait tout sur ses subordonnés, fût au courant. Et s’il l’était, le grand-duc Nicolas l’était aussi très probablement. Si ces deux-là trouvaient la chose normale, c’est qu’ils avaient d’excellentes raisons, et leurs raisons devaient être bien suffisantes pour le simple général de division qu’il était.

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La razzia qu’Ukam et Osipov avaient menée dans les entrepôts de la garnison de Sarikamish, avec la complicité active de l’adjudant-major du général Paratkine, aurait soulevé d’admiration les resquilleurs et les pillards les plus imaginatifs.