Osipov, un cosaque de légende - Tome 3 - Philippe Ehly - E-Book

Osipov, un cosaque de légende - Tome 3 E-Book

Philippe Ehly

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Beschreibung

En 1913, le jeune lieutenant de Cosaques Alexandre Osipov a brillamment accompli la mission dont il avait été chargé par le Tsar Nicolas II : accompagner un aristocrate anglais, lord Pelham, dans son voyage de Saint-Pétersbourg à Constantinople. Ce long périple à travers la Russie et l’Asie centrale, mené dans des conditions difficiles, parfois dramatiques, a forgé son caractère et créé un lien fort avec Pelham. Dans la capitale ottomane, où sa mère et son grand-père, le comte Krilov, l’attendent, courent des bruits persistants de guerre entre la Porte et les états voisins. La présence sur place de ce jeune officier amène le redoutable chef des services de renseignements de l’armée russe, le colonel Griboyedov, à lui confier une nouvelle mission : suivre au plus près les opérations militaires, si l’orage qui couve sur les Balkans venait à éclater. Dans ce livre, nous plongeons avec Alexandre Osipov en plein milieu de la première guerre balkanique où sauvagerie, lâcheté et héroïsme sont inextricablement mêlés, et qui préfigure celle qui embrasera toute l’Europe un an plus tard.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Philippe Ehly, conseiller juridique et financier, a longuement voyagé en Asie, tant professionnellement que pour satisfaire sa passion pour l’histoire et l’archéologie.

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Philippe EHLY

Osipov,un Cosaque de Légende

Tome III

UN MARIAGE SUR LE BOSPHORE

Regina Murray et le comte Krilov vivaient en pleine ambiguïté depuis que Sacha et ses amis étaient enfin arrivés à Constantinople. Ils n’avaient jamais encore discuté la façon dont ils révéleraient à Osipov sa filiation réelle, même si leur décision de l’informer, unique motif de la présence du comte dans la capitale ottomane, n’avait jamais été remise en cause depuis qu’elle avait été prise à la Rivière, son domaine près d’Orenbourg.

Quand, trois jours plus tôt, le comte avait proposé à Regina de l’accompagner pour une promenade à pied en fin d’après-midi dans les rues de Pera, la jeune femme avait accepté en pensant que ce serait un bon moment pour réfléchir à la façon dont ils s’y prendraient.

Le hasard en avait décidé autrement. Au moment où ils traversaient le hall du Pera Palace, où ils étaient descendus depuis près de deux semaines déjà, la première personne que Regina avait aperçue était Ukam qui donnait des instructions à des valets chargés de transporter une énorme pile de bagages. Elle s’était arrêtée net et avait vu l’instant suivant Edward Pelham qui entrait dans l’hôtel de son pas élégant, suivi par Sacha et son loup. Elle avait poussé un léger cri qui avait alerté le comte.

Les retrouvailles entre la mère et le fils s’étaient faites sous l’œil rond du comte qui ne reconnaissait pas en ce jeune dandy anglais le gamin maigre qu’il n’avait pas vu depuis des années et, qu’en outre, il s’était attendu à voir en uniforme d’officier de Cosaques, et le regard intrigué de lord Pelham qui se demandait qui pouvait bien être ce sexagénaire barbu qui tenait familièrement Regina par le bras.

Les présentations s’étaient faites dans une certaine confusion, au point que lord Pelham avait même, par distraction, présenté son valet Elroy au comte et que celui-ci lui avait serré la main, à la grande confusion du fidèle domestique.

Tschon, troublé par cet environnement nouveau, s’étant approché un peu trop d’une Française qui bavardait à quelques pas de là avec des amis, la dame avait poussé un véritable hurlement en voyant à trois pas d’elle, un loup au pelage soyeux gris et blanc qui la dévisageait de ses yeux striés de jaune, sa gueule entrouverte découvrant des crocs impressionnants. Elle avait jugé à propos de s’évanouir, veillant, ce faisant, à tomber avec grâce sur une méridienne opportunément placée à côté d’elle.

Tandis que l’un de ses deux amis lui tapotait doucement la main, l’autre avait proféré des menaces de faire abattre cette « bête furieuse » jusqu’au moment où Osipov, le visage fermé de colère, avait fait froidement remarquer qu’en ce cas, son loup ne serait pas le seul à être abattu. Cela avait été dit sur un ton si tranquille mais si définitif, que l’homme avait compris qu’il valait mieux prendre la menace au sérieux. Il était reparti s’occuper de la femme évanouie en grommelant des imprécations.

Lord Pelham s’était ressaisi le premier, car ce n’était pas la première fois qu’il avait à gérer les situations délicates dans lesquelles la seule présence du paisible loup d’Osipov semblait plonger la plupart des gens. Une volée d’ordres distribuée de sa voix un peu traînante avait jeté dans une activité frénétique un groupe de porteurs chargés des bagages, sous la surveillance d’Elroy, tandis qu’Ukam récupérait Tschon, inconscient de la commotion que sa présence avait créée dans le hall du meilleur hôtel de Turquie.

Puis le lord avait pris délicatement le bras de Regina et s’était dirigé vers le bar de l’hôtel, vide à cette heure, ce qui avait eu pour effet d’entraîner les autres à leur suite.

À ce moment-là, Pelham aurait été très capable d’ordonner que l’on apportât au loup un gigot entier, lui aurait volontiers offert un collier orné de rubis ou fait confectionner une niche en bois de rose.

Grâce à Tschon, il avait pu prendre le bras de Regina, sentir la souplesse de sa hanche contre la sienne et faire dix pas à ses côtés sans que quiconque pût y trouver à redire, tant cela s’était produit d’une façon naturelle. En outre, il avait senti intuitivement que la jeune femme n’avait pas été fâchée, bien au contraire, de cette manifestation de douce autorité masculine.

Le comte s’était laissé tomber dans un fauteuil et ses yeux ne quittaient pas Osipov, comme s’il avait voulu s’assurer que le gamin maigrelet qui avait quitté son domaine de la Rivière des années plus tôt pour l’Académie Cheremetiev était bien devenu ce grand jeune homme aux épaules larges et au visage racé et réfléchi, dans les traits duquel il ne pouvait s’empêcher de chercher ceux de son fils disparu.

Pelham en avait profité pour installer confortablement la jeune femme et s’asseoir à ses côtés, laissant les autres s’installer à leur convenance. Tout naturellement, Tschon était allé renifler le pantalon du comte Krilov, comme aurait pu le faire n’importe quel chien familier. Le comte n’avait pas bronché, un demi-sourire était même venu éclairer fugitivement son visage.

⸺ C’est donc ça ton fameux loup, Sacha ?

⸺ Oui, Monsieur le Comte. Il s’appelle Tschon et il est doux comme un agneau.

Le comte ne réagit pas de façon visible de s’entendre appeler formellement « Monsieur le Comte », façon dont Osipov s’était toujours adressé à lui dans le passé, mais il regretta que les circonstances fussent telles que le garçon, encore ignorant de sa filiation, n’eût pu d’emblée l’appeler « Grand-Père » ou utiliser quelque terme plus affectueux que celui qu’il venait d’employer.

La conversation passa ensuite aux arrangements que le comte avait pris avec l’hôtel pour le logement de lord Pelham et de ses compagnons, et il fut convenu que tous se retrouveraient pour le dîner.

Au cours des trois jours suivants, aucune occasion ne s’était présentée qui permît au comte et à Regina de se retrouver en tête à tête avec Osipov pour lui faire la révélation qui était la raison première de leur voyage. Cette situation se prolongeant, Regina en était de plus en plus mal à l’aise, ce qui se traduisait par une nervosité qui ne lui était pas habituelle, bien qu’elle parvînt assez bien à ce qu’elle ne se remarquât pas.

Elle avait fait deux promenades en landau avec le comte et Edward et une en tête à tête avec le lord, mais aucune ne lui avait apporté la satisfaction qu’elle en espérait et elle avait compris qu’il en serait ainsi tant que Sacha n’aurait pas été informé des circonstances de sa naissance.

Au cours du déjeuner, pris en commun comme l’habitude s’en était imposée d’elle-même, Pelham avait annoncé qu’il devait faire une visite à son ambassade et le docteur Finch qu’il avait prévu de se rendre à l’hôpital français. Les autres n’ayant pas fait part de leurs intentions, elle en avait conclu qu’ils n’avaient pas de projet particulier.

⸺ Sacha, je voudrais te parler quelques minutes, se décida soudain Regina.

⸺ Voulez-vous que je passe un peu plus tard à votre appartement, Maman ?

⸺ Oui. Dans un quart d’heure, si tu veux bien.

***

Sir Cecil Frazier était un homme de petite taille, au teint rose et aux yeux bleus que ses amis comparaient volontiers à un écureuil, car il ne tenait guère en place, ce qui semblait assez peu compatible avec ses fonctions d’ambassadeur de Sa Gracieuse Majesté auprès de la Sublime Porte{1}. Pourtant, nul ne se serait permis de douter de ses compétences pour exercer cette fonction délicate dans la situation confuse que vivait la Turquie en 1912.

Sa carrière, dans les postes de plus en plus importants qu’il avait occupés au sein du Foreign Office ou dans les ambassades, avait en effet été une longue succession de succès.

Ses promotions avaient même été un peu plus rapides que celles de certains de ses collègues, pourtant aussi bien notés que lui. À quarante-deux ans, il était un des plus jeunes diplomates britanniques de son rang.

Son affectation à Constantinople n’était pas, dans son esprit, le couronnement de sa vie professionnelle, mais il se réjouissait des deux années qu’il venait de passer sur les rives du Bosphore, pendant lesquelles les moments délicats, dont il semblait plus s’amuser que les redouter, n’avaient pas manqué.

Il se savait singulièrement bien armé pour représenter la Grande-Bretagne dans l’Empire ottoman, dans la mesure où il était né dans les locaux mêmes de l’ambassade, à l’époque où son père exerçait les fonctions qui étaient les siennes aujourd’hui.

Élevé par une nourrice turque, il parlait cette langue, ainsi que l’arabe, à la perfection et pouvait s’exprimer convenablement en serbe et en grec. Sa petite enfance avait été bercée d’anecdotes sur le Sérail et les sultans-califes dont son père lui faisait réciter la liste, avec date de naissance, de règne et de mort, en guise de punition.

Il était le troisième Frazier à servir à Constantinople en moins d’un siècle et considérait un peu l’ambassade de Sa Majesté comme une extension du domaine de famille dans le Somerset.

Sir Cecil adorait l’ambiance de la ville et savait déchiffrer ses humeurs sans jamais se tromper, rien qu’en observant la foule de Pera ou de Galata de la banquette arrière de sa Rolls-Royce, conduite par un Sikh aux moustaches impressionnantes. Or, aujourd’hui, ainsi que les jours précédents, il lui avait semblé que la ville se comportait frileusement, comme si quelque catastrophe la menaçait. C’était d’ailleurs le cas.

Une fois de plus, la péninsule balkanique se préparait à entrer en ébullition, sans que les gouvernements occidentaux y pussent grand-chose. Comme de coutume, la diplomatie russe poussait par son intransigeance deux ou trois États balkaniques à raidir leur attitude à l’égard de l’Empire ottoman, espérant que si un conflit se déclarait, l’empire du Tsar pourrait en tirer un substantiel gain territorial, voire réaliser son rêve plusieurs fois centenaire de mettre la main sur les Détroits, comme cela avait d’ailleurs failli être le cas en 1878.

Encore une fois, la Grande-Bretagne allait devoir faire les gros yeux. Car s’il y avait bien une constante dans la position du Foreign Office concernant la région, c’était de ne pas tolérer que le drapeau des Romanov pût un jour flotter sur les rives d’un axe maritime aussi essentiel.

Londres pourrait tolérer quelques empiétements territoriaux, ainsi que cela avait déjà été le cas pour la mainmise italienne sur la Tripolitaine l’année précédente, mais que Constantinople pût devenir le siège d’un gouvernorat russe était une hypothèse intolérable pour la diplomatie britannique.

Quant à savoir ce que les Bulgares et les Serbes voudraient ou pourraient faire, il aurait fallu une boule de cristal pour le prévoir. Sans parler des Italiens, des Monténégrins, des Roumains, des Grecs ou de l’Empire austro-hongrois qui avaient tous des visées, des prétentions et des revendications qui se contredisaient joyeusement.

⸺ Votre visiteur est arrivé, Votre Excellence, annonça Glenmore, l’huissier écossais, d’une voix de basse qui, après trente ans passés à l’ambassade, était toujours aussi chargée du lourd accent de ses Highlands.

⸺ Faites entrer, Glenmore.

L’ambassadeur se leva de son fauteuil pour accueillir son visiteur.

⸺ Eddie, cher vieux garçon, comment allez-vous ?

Edward Pelham s’avança la main tendue et serra vigoureusement celle de l’ambassadeur.

⸺ Cecil, mon bon, un vrai plaisir de vous revoir après tout ce temps.

⸺ 1908, Bombay, n’est-ce pas ?

⸺ Absolument. Et juste pour un clin d’œil, si j’ose dire. J’arrivais et vous partiez. J’espère que nous aurons un peu plus de temps pour bavarder cette fois-ci.

L’ambassadeur, malgré une sympathie très réelle, éprouvait des sentiments ambivalents à l’égard d’Edward Pelham. Ils se connaissaient depuis au moins trente ans et jamais, malgré leur différence d’âge – l’ambassadeur était l’aîné de quelques petites années –, il n’avait su prendre un quelconque ascendant sur son cadet. Même tout jeune, Eddie avait déjà un vrai foutu caractère.

Pour Cecil Frazier, la décision de Pelham de quitter l’armée alors qu’il était en garnison au Punjab, deux ans seulement après la fin de la guerre des Boers où il s’était brillamment comporté, était d’abord apparue comme une sérieuse bourde.

Mais ses voyages et ses explorations, qui lui avaient valu la très convoitée médaille d’or de la Royal Geographic Society et quelques remarquables succès de librairie, avaient un peu modifié son jugement. Bien entendu, qu’Eddie fût en plus un peintre amateur au talent reconnu faisait de lui un cas légèrement à part. C’était une de ces originalités si chères aux Anglais que l’ambassadeur pouvait parfaitement comprendre. Certains de leurs pairs avaient des marottes parfois beaucoup plus originales, voire simplement dangereuses ou tout à fait dégoûtantes.

D’ailleurs, était-il si certain qu’Eddie eût réellement quitté le service de Sa Majesté ? Lors de son dernier passage à Londres, Frazier avait surpris ici ou là quelques sourires de connivence quand les voyages de Pelham avaient été évoqués au cours d’une conversation privée. L’auteur d’un de ces sourires n’étant nul autre que l’ancien vice-roi des Indes s’adressant au secrétaire d’État aux Affaires indiennes, il y avait là des non-dits qui laissaient supposer que le cher Eddie n’était peut-être pas uniquement le charmant dilettante qu’il s’amusait à paraître désormais.

Mais ce qui agaçait un peu Frazier, c’était cette allure de patricien nonchalant qui, chez Pelham, n’était pas une affectation, mais une manière d’être qu’il assumait avec une parfaite aisance. En outre, ce bougre devait bien mesurer six ou sept pouces de plus que lui, ce qui l’obligeait à lever la tête pour le regarder dans les yeux.

⸺ Où diable êtes-vous donc descendu ? Vous savez que j’aurais pu vous trouver une bonne petite chambre à la résidence…

⸺ Je ne suis pas seul, Cecil, j’ai toute mon équipe avec moi et en outre, j’ai retrouvé des amis. Je suis au Pera Palace. En fait, nous en occupons tout un étage.

⸺ Vous repartez pour une de vos fichues expéditions, Eddie ?

⸺ Du tout. J’arrive. Directement de Londres, via Pétersbourg, Tashkent, Mazar i Sharif, Herat, Meshed, Baku, Tiflis, Erzeroum et Trébizonde. Ouf ! Six mois les fesses dans la selle. Passionnant.

⸺ Je lirai le bouquin que vous n’allez pas manquer de pondre, je suppose.

⸺ J’en ai déjà écrit pratiquement la moitié, mais je pense que vous pourrez en lire quelques bonnes pages avant parution. J’ai croisé hier Archie Simpson, du Standard, qui a télégraphié à Londres pour obtenir de son patron, ce vieux grigou richissime de Max Aitken, de m’en acheter quelques extraits.

⸺ Magnifique. Marjorie sera ravie. Elle est une de vos lectrices les plus enthousiastes et me harcèle pour que je rédige quelque chose un de ces jours. Seulement, comme moi, ce qui m’est arrivé de plus palpitant en vingt ans, c’est de perdre mon panama sur la plage à Bath et de mouiller le bas de mon pantalon en voulant le rattraper dans l’eau, je ne suis pas certain que cela mobiliserait l’intérêt du bon peuple anglais.

⸺ Si ce que j’entends dire ici ou là est exact, vous aurez bientôt matière à ajouter quelques pages passionnantes à vos mémoires. Cette bonne Constantinople bruisse de rumeurs de guerre. Des rumeurs défaitistes surtout, autant que j’aie pu m’en rendre compte. Nul n’est mieux informé que vous de ce qui se passe ici, Cecil, et le public anglais sera ravi de lire votre prose d’expert.

⸺ S’il se passe quelque chose…

⸺ Naturellement.

Les deux amis échangèrent un sourire complice.

La porte du salon s’ouvrit et Glenmore fit entrer un valet porteur d’un lourd plateau d’argent chargé du nécessaire et du superflu pour le thé.

⸺ Ah ! Le thé. Splendide ! Merci, Jefferson. Eddie ? Lapsang ou Darjeeling ?

⸺ Darjeeling, si vous voulez bien. Vous buvez toujours du Lapsang, vous, Cecil ?

⸺ Une habitude que Père avait ramenée de Chine. Le goût m’en est demeuré. Un reste d’enfance, je suppose. Combien de temps passerez-vous parmi nous, mon cher ?

⸺ En fait, cela va dépendre de vous, Cecil.

⸺ De moi ? Comment cela ?

⸺ Cher vieux, j’ai l’intention de me marier et j’aimerais que cela se passât ici. À l’ambassade, pour ainsi dire.

⸺ Par Jupiter, voilà une nouvelle. Marjorie va être folle de joie.

⸺ Ne lui dites rien pour l’instant, s’il vous plaît, mon cher Cecil. La future lady Pelham ignore encore tout de mes intentions. Je voulais juste savoir si cela était possible.

⸺ C’est naturellement possible. Je demanderai à mon chancelier ce dont nous avons besoin : papiers, certificats, ce genre de choses, pour que tout soit fait parfaitement dans les règles. Le fait que nous nous connaissions depuis toutes ces années devrait bien simplifier les formalités, du moins en ce qui vous concerne. Quant à votre fiancée…

⸺ Aucun problème. Elle est orpheline, mais ses parents étaient citoyens britanniques. Elle aussi, naturellement. En fait, son père était colonel dans ce bon vieux 15e Lanciers.

⸺ Le 15e ? Lahore, hein ? Cela simplifie les choses évidemment. Encore un peu de thé, Eddie ?

***

L’appartement de Regina comportait une chambre de belle dimension, un petit salon et une salle de bain d’un luxe étourdissant. Il y avait également deux petites chambres de domestiques, mais une seule était occupée par la femme de chambre de Regina, la toute jeune Yelena. C’était sans conteste la plus élégante suite du Pera Palace et le comte avait eu tout le temps, depuis leur arrivée à Constantinople, de l’obtenir pour Regina.

Osipov fut surpris, quand il entra, de voir que le comte tenait compagnie à sa mère. Ils étaient assis dans des fauteuils séparés par une petite table sur laquelle étaient étalés divers papiers.

⸺ Entre, Sacha, et assied toi. Nous avons quelque chose de très important à te dire.

La voix du comte, remarqua Osipov, n’était pas naturelle et sa présence aux côtés de sa mère avait quelque chose d’un peu surprenant. Intrigué, il s’assit en prenant soin de ne pas froisser son pantalon. Les plis aux pantalons étaient une chose qu’il ne maîtrisait pas encore parfaitement. Avant que le tailleur anglais de Bakou ne lui eût confectionné ses costumes anglais, il n’avait jamais eu de pantalons à plis : les uniformes de l’Académie, et de façon plus générale ceux de l’armée impériale, n’en comportaient jamais.

Le comte n’avait pas encore réussi à s’habituer à sa fausse identité anglaise, bien que lord Pelham lui en eût expliqué la nécessité, et le vieil aristocrate continuait imperturbablement de l’appeler Sacha.

Il n’avait pas bien compris pourquoi le jeune homme avait refusé la veille de l’accompagner à l’ambassade de Russie, où il avait été prié à déjeuner par l’ambassadeur Tcharykov, mais Osipov avait jugé préférable de ne pas évoquer le risque que cela représentait pour lui de s’approcher de la mission russe.

Il pouvait encore moins expliquer au comte qu’il avait déjà rencontré, très discrètement, le seul membre du personnel diplomatique russe qui fût au courant de sa mission et de sa présence à Constantinople et qui s’était chargé de faire parvenir son volumineux rapport sur Erzeroum au colonel Griboyedov à Pétersbourg.

Voyant l’embarras du comte, Regina préféra prendre l’initiative et choisit de le faire brutalement, faute d’avoir pu imaginer une approche plus habile.

⸺ Sacha, je t’ai menti depuis ta naissance. Ton père ne s’est jamais appelé Osipov. Il s’appelait Krilov, Serge Krilov, et c’était le fils du comte.

La seule réaction du jeune homme fut un sourcil légèrement froncé. En fait, il n’avait compris que la première partie de la phrase prononcée par sa mère. Choqué par cette déclaration inattendue, tout le reste lui avait échappé. Que sa mère pût affirmer qu’elle lui avait menti le dépassait complètement.

⸺ Excusez-moi, Maman. Mais je n’ai pas compris.

Le comte décida que c’était maintenant à son tour de parler.

⸺ Écoute, Sacha, tout est de ma faute. Quand tu es né, ton père, mon fils Serge, était déjà mort. Serge et ta mère n’étaient pas encore mariés quand Serge s’est fait tuer dans un duel stupide avec un de ses amis. Ils avaient… euh… pris un peu d’avance sur le mariage, si tu vois ce que je veux dire.

Horriblement gêné, Osipov vit les joues de sa mère rosir. Cette gêne calma aussitôt l’énorme colère qu’il avait senti bouillonner en lui l’instant d’avant, quand il avait réalisé ce que sa mère avait dit et ce que le propos du comte confirmait. Sa voix avait encore une sécheresse inhabituelle quand il demanda :

⸺ Vous voulez me faire comprendre que je suis un bâtard, Monsieur le Comte ?

⸺ Non, Sacha. Ne prononce jamais ce mot, gronda le comte. Tes parents étaient des jeunes gens qui s’aimaient et qui devaient se marier. J’avais donné mon accord à ce mariage et j’étais fier que Regina entre dans ma famille, devienne la comtesse Krilova et me donne des petits-enfants. C’est la sottise de ton père et de son meilleur ami qui a tout fichu par terre.

⸺ Mais en ce cas, Maman, pourquoi est-ce qu’à défaut de Krilov je ne porte pas votre nom ? Le nom de Murray est honorable. Vous le portez vous-même et je l’aurais porté avec fierté.

Regina s’apprêtait à répondre, mais le comte l’arrêta en posant doucement sa main sur son bras. Il tenait à porter toute la responsabilité de ce qui avait été confisqué à son petit-fils et pensait qu’en étant le seul à parler, si Sacha gardait une rancune quelconque, ce serait contre lui et non contre sa mère.

⸺ Bien sûr que le nom de Murray est un nom honorable et ta mère est tout à fait justifiée d’être fière de le porter. Ton grand-père Murray commandait un régiment d’élite de l’armée des Indes, quelque chose comme un des régiments de cavalerie de la Garde chez nous, et les Anglais ne nomment à ce rang que des hommes de qualité. Tout ça, c’est ma faute. Rien que de l’égoïsme de ma part. Si tu t’étais appelé Murray, qui est un nom anglais, jamais tu n’aurais été considéré comme russe et jamais je n’aurais pu te faire entrer à l’Académie ni dans aucune école russe d’officiers. Tu n’aurais eu aucun avenir en Russie, sauf peut-être en tant que commerçant ou professeur, et je voulais que tu deviennes un officier, comme mon grand-père, mon père, comme moi et comme ton grand-père Murray, pour maintenir la tradition.

⸺ « Toi-même, quand tu étais encore haut comme une botte tu jouais déjà avec mon sabre et tu passais ton temps à regarder mes médailles. Cela m’a donné à penser que ce serait dans l’armée que tu ferais ta vie. Je sais ce que tu vas me dire, qu’un jeune Murray aurait pu faire ses études de lycée en Russie et après entrer dans une école militaire anglaise, à Sandhurst, par exemple, comme lord Pelham ou ton ami Maccoy. »

⸺ J’ai un peu de mal à l’imaginer, mais oui, après tout pourquoi pas ?

⸺ C’est vrai. Tu aurais pu. Mais moi, qu’est-ce que j’aurais fait, hein ? Tu serais parti en Angleterre. Ta mère, ce qui est normal, t’aurait suivi et moi je serais resté au milieu de mes blés et de mes paysans comme un vieux trou du cul juste bon à vieillir, avec bien peu de chance de vous revoir jamais. Non ! Cela, je n’ai pas pu l’admettre. Il faut que tu comprennes, Sacha, que pour moi, ta mère c’est comme ma fille aînée, et toi tu es mon seul petit-fils, parce que mes deux vraies filles n’ont pas su me donner d’autre garçon. Traite-moi de salaud d’égoïste, si tu veux, mais essaie de me comprendre. À la Rivière, si tout le monde appelle ta mère « barynia », c’est parce que tout le monde sait bien que c’est elle la véritable maîtresse du domaine, et là-bas, il n’y a pas un de mes moujiks qui ne sache depuis toujours qui tu es et ce que tu représentes pour moi.

⸺ Je crois que je peux comprendre, Monsieur le Comte, mais pourquoi Osipov ?

⸺ Sacha, ne m’appelle plus jamais comme ça, je t’en supplie. Essaie de m’appeler « Grand-Père ». Tu verras que ce ne doit pas être si difficile que ça !

⸺ Pourquoi Osipov, s’il vous plaît ?

⸺ Parce qu’il te fallait un nom russe et que c’est le premier qui me soit passé par la tête quand je t’ai fait inscrire au registre paroissial. Mais si je comprends bien ta question, c’est « pourquoi Osipov et non pas Krilov » ? Hein ? C’est ça, ta question ? Eh bien, c’est très simple, mon garçon. Parce que ton grand-père, qui est si fier d’avoir sabré les Turcs et d’avoir chargé leur artillerie qui tirait à mitraille avec son vieux copain Sparkov sans pisser dans son pantalon, s’est conduit comme un lâche. Il a eu peur du qu’en-dira-t-on, des ragots et des commérages, et au lieu d’envoyer se faire foutre d’éventuels cancaniers et de dire : « c’est comme ça et si ça vous déplaît, venez me le dire en face si vous l’osez », il a choisi une voie facile et il s’en mord les couilles de honte depuis des années.

Épuisé, le vieil homme se laissa aller dans son fauteuil. Son visage était congestionné et il respirait bruyamment. Mais il était assez fier de lui. Il avait enfin dit à Sacha ce qu’il avait sur le cœur depuis des années et se félicitait intérieurement de l’avoir fait en prenant sur lui toute la responsabilité, ce qui laissait Regina hors de l’affaire et empêchait que sa relation avec son fils ne souffrît des révélations qu’il venait de faire. Mais Regina ne l’entendait pas tout à fait ainsi.

⸺ Crois-moi, Sacha, le comte a fait au mieux en fonction des circonstances. Quand ton père a été tué, nous étions tous deux anéantis. Cela a peut-être brouillé notre jugement, mais comme il n’a jamais été question alors que je quitte la Russie, nous avons choisi la solution qui nous paraissait la meilleure pour ton avenir dans ce pays.

⸺ Je comprends, Maman. Mais vous savez, ce n’est pas très facile d’apprendre qu’on porte un nom de fantaisie et non pas celui de son père.

⸺ Ne le vois pas comme cela, Sacha, ajouta pensivement Regina. Osipov, ce n’est plus un nom de fantaisie : c’est celui d’un des plus jeunes lieutenants de l’armée impériale, un nom que des gens aussi importants que ton général Sparkov et même Sa Majesté Impériale connaissent. Et c’est à toi seul que tu le dois.

Oui, pensa Osipov, c’est assez vrai, réfléchit-il. Et encore, chère Maman, vous ne connaissez pas des gens comme le colonel Griboyedov ou son complice d’Ashkabad, le séduisant colonel Boïldiev, ni le prince Chevarnadze qui a donné au Tsar l’idée de me nommer sous-lieutenant.

Qu’est-ce que lord Pelham pensera de tout cela ? Car, sans le moindre doute, le comte ne va pas manquer de clamer haut et fort ce qu’il vient de me révéler en privé. Et Maccoy ? Je vois déjà ses yeux s’arrondir comme des soucoupes : tous ces mystères russes devraient combler ses élans romantiques. De bon compagnon de voyage, il va désormais me voir comme un personnage de Walter Scott ou de ces romans populaires que les ladies empruntent discrètement à leurs femmes de chambre, mais qu’elles ne reconnaîtraient jamais lire, même si on les écorchait vives pour les faire avouer.

Comment réagir ? Qu’est-ce que je dois dire ? Je vois bien que Maman et le comte m’ont dit tout ce qu’ils avaient à me dire et ils me dévisagent tous les deux avec anxiété en attendant mes premiers mots. Ils doivent se demander si je vais piquer une colère épouvantable, hurler à l’infamie, à la trahison et jurer que je ne les reverrai jamais de ma vie. À quoi cela servirait-il ?

D’évidence, le comte est sincère quand il reconnaît qu’il a agi par égoïsme, mais en croyant cependant faire au mieux. Ne perdons pas de vue que s’il y a aujourd’hui un lieutenant Osipov, c’est parce qu’il a dû truquer l’état civil et, je suppose, user de toutes sortes d’influences pour me faire entrer à l’Académie.

Qu’est-ce que cela m’aurait donné de plus de m’appeler Murray et de me destiner à Sandhurst ? Je serais aujourd’hui un élève officier anglais et d’ici deux ou trois ans, peut-être cinq, je pourrais espérer devenir sous-lieutenant, avant d’aller jouer au polo dans une garnison indienne, comme Maccoy. Tandis que là, lieutenant, je le suis déjà.

Et si je m’étais appelé Krilov ? Cela n’aurait pas changé grand-chose : le titre de comte ne me serait pas revenu à la mort de mon grand-père, puisque mon père et ma mère n’étaient pas mariés. Estime-toi heureux d’être ce que tu es, mon petit Sacha, le sort n’a pas été si cruel envers toi. Bon, maintenant, il faut que je les rassure. Heureusement, je crois que je sais comment le faire.

Regina et le comte avaient respecté la réflexion d’Osipov, cherchant avidement sur son visage ce que pouvait être le cours de ses pensées, mais ses traits brûlés par le soleil d’Asie Centrale n’avaient rien révélé. Osipov se leva souplement et se pencha sur sa mère. Il déposa un baiser léger sur son front.

⸺ Mère, j’ai toujours été fier de vous et j’imagine ce que la mort de mon père a pu représenter comme drame pour vous. Ce que je viens d’apprendre ne change rien aux sentiments que je vous porte. Au contraire, peut-être, parce que je mesure mieux combien ce que vous avez vécu a pu avoir de difficile.

Puis il se tourna vers le comte, qui respirait toujours difficilement et dont l’angoisse se lisait dans le regard.

⸺ J’aurai peut-être un peu de mal à vous appeler « Grand-Père ». Il me faudra sûrement du temps pour m’habituer à cette nouvelle situation. Ne m’en veuillez pas si de temps en temps m’échappe un « Monsieur le Comte ». Les vieilles habitudes sont les plus longues à faire disparaître, vous le savez bien.

Le soulagement du vieil aristocrate fut immédiat et bien visible. Mais Osipov avait encore un mot à dire et il leva la main pour arrêter le comte qui jaillissait de son fauteuil, probablement avec l’intention de le serrer dans ses bras.

⸺ Je dois vous supplier tous deux de faire très attention et de ne pas oublier que je suis un officier russe, chargé d’une mission par la Stavka{2}, entré en Turquie sous une identité d’emprunt, et mes ordres sont de poursuivre cette mission aussi longtemps que possible. D’après ce que m’a dit notre attaché militaire, cet hôtel grouille d’espions et d’indicateurs de police, comme tout Constantinople, d’ailleurs. Il vaut mieux que mes attaches russes restent secrètes tant que nous serons en Turquie.

⸺ C’est pour cela que tes amis t’appellent Sandy Montgommery et que tu es habillé en pékin anglais ?

⸺ Oui, Grand-Père.

Le jeune homme s’était appliqué à utiliser cette expression qui ne lui venait pas naturellement à la bouche quand il s’adressait au comte, mais qu’il savait devoir utiliser à un moment ou un autre s’il voulait marquer à sa mère et au vieil homme qu’il ne leur tenait pas rigueur de lui avoir volé son nom. Le plus tôt valant le mieux, il l’avait employée dès que le sens de la conversation le lui avait permis. Cela lui valut un sourire rayonnant du vieil homme et un sourire approbateur de sa mère.

⸺ La Stavka, hein ? Je n’aime pas trop qu’on fasse jouer un rôle d’espion à un officier, encore moins quand il s’agit de mon petit-fils, mais je suppose que c’est la rançon de parler aussi bien l’anglais, non ? Bah ! Les ordres sont les ordres. Et on est supposé y obéir, pas nécessairement les approuver, comme on disait de mon temps. Cela dit, si tu en profites pour jouer un mauvais tour aux Turcs, je ne peux pas totalement désapprouver. J’ai soif, tout d’un coup. Regina, ma chère, voudriez-vous avoir la gentillesse de téléphoner à ces faquins pour qu’on nous monte du champagne ?

***

Le comte, au cours du premier dîner pris en commun avec les Anglais, avait remarqué que tous portaient un habit de soirée, ce que les Français appelaient curieusement un « smoking ». D’ailleurs, la plupart des dîneurs, dans la grande salle de restaurant du Pera Palace, semblaient passer ce genre de vêtement aussitôt après l’heure du thé, en dehors de quelques Orientaux qui, comme Ukam, préféraient leurs vêtements nationaux.

Dans ce dernier cas, cependant, les étoffes étaient particulièrement fines et le comte avait même aperçu un hindou dont la tunique de soie blanche était constellée de perles qui s’ajoutaient aux trois colliers de rubis qui pendaient à son cou.

Habit et smoking manquaient à la garde-robe du comte : à la Rivière, ce genre de vêtement n’était pas utilisé. Seul de toute la province, son vieil ami Betoutchev en passait parfois un quand il allait à l’opéra d’Orenbourg.

Le lendemain, il avait fait convoquer un tailleur arménien, recommandé par le directeur de l’hôtel, qui s’était engagé à lui couper un « smoking » et lui fournir tous les accessoires nécessaires en une semaine. Le comte, qui connaissait parfaitement les usages de l’Orient, avait glissé dans la main du tailleur un généreux pourboire qui avait miraculeusement raccourci le délai à trois jours.

Le comte était même passé en fin d’après-midi chez le barbier de l’hôtel. Il avait fait raccourcir sa barbe de patriarche russe et fait couper ses cheveux.

Ce fut donc un homme rajeuni, sanglé dans un smoking bien coupé et à la barbe réduite aux dimensions d’un simple collier qui, Regina Murray resplendissante dans une robe du soir en soie bleu nuit à son bras, fit son entrée dans le restaurant et gagna d’une démarche assurée la table où les Anglais, Osipov et Ukam les attendaient.

L’air un peu mélancolique que Regina avait eu les jours précédents avait laissé la place à un sourire radieux et ses yeux brillaient de bonheur. Lord Pelham la trouva absolument époustouflante et sa résolution de lui parler « sérieusement » le soir même en vacilla légèrement. Quant au comte, il rayonnait littéralement.

⸺ Ah ! Mon cher Lord. Avez-vous passé un bon après-midi ? Le nôtre, je dois dire, a été des meilleurs, grâce à la charmante conversation de votre jeune cousin Montgommery.

⸺ Tout à fait excellent, mon cher Comte. Je suis passé à mon ambassade où j’ai eu le plaisir de voir un de mes plus vieux amis, ce cher Cecil Frazier, que je n’avais fait que croiser ici ou là depuis au moins dix ans.

La forte voix du comte portait assez loin pour que quiconque, à trois tables à la ronde, eût entendu de façon bien nette le nom et le lien supposé de parenté du jeune homme élégant qui maintenant tenait la chaise de la ravissante Anglaise blonde qui s’asseyait royalement à la table du lord.

La légende qui voulait que le Pera Palace fût un lieu où les indicateurs de police fussent omniprésents, soit dans le personnel, soit parmi les clients, n’était pas dénuée de fondement. L’ancien sultan Abdul-Hamid, connu sous le surnom peu flatteur mais mérité de Sultan Rouge, maintenant exilé à Salonique, avait développé tout au long de son règne un réseau d’espionnage intérieur d’une densité rarement égalée, même par les potentats les plus maladivement inquiets.

Le Comité Union et Progrès qui avait déposé Abdul-Hamid, en 1909, et mis à sa place comme sultan Mehmet, un fantoche absolu, avait lui-même été remplacé après un nouveau putsch, trois mois plus tôt, par un gouvernement d’inspiration libérale dirigé par le prince Sabaheddine, dont la presse de Paris, Londres ou Rome louait l’esprit généreux et démocratique.

Mais malgré ces changements politiques plutôt favorables, espionnage et basse police restaient tellement ancrés dans les habitudes que de nombreuses mouches, dont on ne savait plus très bien pour qui elles travaillaient, continuaient de voleter dans les couloirs, les suites et les restaurants du Pera Palace comme aux plus beaux jours d’Abdul Hamid. D’ailleurs, outre les informateurs de la Porte, il y avait aussi ceux qui émargeaient aux fonds secrets des divers ministères turcs et ceux qui rapportaient leur moisson de ragots aux ambassades, toujours avides d’informations pour remplir leurs dépêches.

Comme par le passé, cela restait un jeu pour les voyageurs résidant à l’hôtel, qu’ils fussent rois, ministres, chanteurs célèbres ou affairistes richissimes, que de s’amuser à deviner quel maître d’hôtel, quel liftier ou quel autre client faisait le soir rapport de ce qu’il avait vu et entendu dans la journée.

Une autre partie du jeu consistait à faire courir les bruits les plus invraisemblables, évoquer à mi-voix, mais de façon à être entendu, telle mirifique spéculation en bourse, tel complot imaginaire des Puissances, l’arrivée de telle arme secrète infaillible dans l’arsenal des Grecs ou des Bulgares, et d’observer les réactions que ces nouvelles causaient alentour. Bien entendu, on riait ensuite sous cape en imaginant les tourments intellectuels des maîtres espions turcs ou étrangers chargés de démêler le vrai du faux dans ce fatras de contes à dormir debout.

Mais à la table de lord Pelham et du comte Krilov, où l’on avait, somme toute, pas mal de choses à cacher aux autorités turques, on jouait plutôt la transparence et la discrétion. Chacun s’appliquait à donner de lui une image aussi lisse et inoffensive que possible.

Pourtant, leur petit groupe, ce soir-là, était plus animé qu’à l’accoutumée. Lord Pelham avait raconté quelques anecdotes assez désopilantes sur la relation qu’il entretenait avec certains membres de la famille royale qu’il appelait avec une emphase moqueuse « mes petits cousins ». Cela avait laissé pantois le docteur Finch qui, bien que le connaissant depuis plus de vingt ans, ne l’avait jamais entendu évoquer, même par allusion, sa lointaine parenté avec les autres descendants de la reine Victoria et qui, avait-il remarqué, éludait toujours les questions indiscrètes qu’on lui faisait à ce sujet.

Le docteur n’avait pas été non plus sans noter que Regina Murray, qui habituellement restait toujours très réservée, même si ses entrées dans un salon ou un restaurant, les seuls endroits où il l’eût jamais vue, étaient en général plutôt fracassantes, sans qu’elle ne fît cependant jamais rien pour se faire remarquer, semblait libérée de quelque chose.

Elle parlait avec bonne humeur, racontait avec retenue mais humour quelques bribes de la vie à Orenbourg, sans jamais se mettre en avant, et avait même posé à lord Pelham quelques questions que le docteur, en d’autres circonstances et dans une autre compagnie, n’aurait pas hésité à qualifier de malicieuses. Edward en semblait ravi.

Quant au comte, ce n’était plus le même homme que la veille. Lui aussi semblait soulagé, comme si un poids énorme avait été ôté de sa poitrine. Il harcelait lord Pelham de questions, non sur la famille royale, mais sur l’industrie en Angleterre et les méthodes agricoles qu’il comparait avec brio avec celles qu’il appliquait dans ses domaines, faisant preuve d’une compétence technique qui commandait le respect.

Curieusement, les plus jeunes, Maccoy et Osipov, étaient les plus silencieux. Maccoy, cela se comprenait aisément, car il poursuivait depuis la veille de ses assiduités une chanteuse française qui se produisait au Majestic, une sorte de café-concert, et il attendait avec impatience la fin du dîner pour aller voir le spectacle pour la troisième fois, après avoir payé à prix d’or une place au premier rang.

Comme à l’accoutumée, Osipov restait légèrement en retrait de ce qui se passait autour de lui. Il avait son air habituel fait de déférence pour ses aînés et d’attention à ce qui était dit pour en apprendre éventuellement quelque chose de nouveau. Mais il y avait dans ses yeux une lueur d’amusement un peu nouvelle dont le docteur Finch ne parvenait pas à déceler la cause.

Le cas d’Ukam était plus simple. Il avait découvert avec émerveillement l’ascenseur électrique dont le Pera Palace tirait grande vanité et avait passé des heures à monter et descendre les six étages, se substituant au groom pour appuyer sur les boutons et faire fonctionner cet appareil dont il n’avait jamais imaginé qu’il pût en exister un semblable. Pourtant, en le voyant rentrer d’une de ces promenades en ville dont il raffolait, le docteur avait noté qu’Ukam prenait désormais l’ascenseur comme un vieil habitué et avec un air las, un peu faraud, qui ne lui ressemblait guère.

Le docteur Finch n’en avait tiré aucune conclusion, si ce n’est que l’ascenseur avait perdu l’attrait de la nouveauté. Il n’aurait jamais imaginé qu’Ukam avait passé l’après-midi à dépenser une bonne partie de son argent laborieusement gagné dans une maison close de Galata où une Circassienne lui avait fait découvrir très concrètement certains aspects de la vie qu’il n’avait jusqu’alors qu’imaginés.

Des trois plus jeunes, c’était Ukam qui était le plus prolixe, même si son anglais encore un peu rudimentaire, mais qui s’améliorait de jour en jour, le faisait parfois trébucher sur un mot ou hésiter sur une tournure de phrase. Regina, qui avait insisté pour qu’il dînât de façon habituelle avec eux, le corrigeait alors gentiment et le jeune Kirghize en rosissait de plaisir. Ukam se serait volontiers fait hacher menu pour la « barynia », comme il avait pris lui aussi l’habitude d’appeler Regina Murray.

Il fallut à lord Pelham toute la patience dont il était capable pour supporter avec le sourire l’arrivée d’un armagnac qui avait été élaboré sous la monarchie de Juillet et faire semblant d’apprécier le Hoyos de Monterey que le comte lui avait fait choisir. Il bouillait littéralement en attendant le moment où il pourrait être seul avec Regina et lui dire…

Osipov était presque aussi impatient que lord Pelham de voir le dîner se terminer. Dès qu’il lui parut possible de s’esquiver sans marquer d’impolitesse, il quitta l’hôtel et commença une longue flânerie. Les rues du quartier européen grouillaient encore de promeneurs qui profitaient de la douceur de la température pour effectuer une petite balade digestive. Ce n’étaient probablement pas des membres de la toute meilleure société qui emplissaient les trottoirs, ceux-ci auraient sans doute trouvé indigne de leur position sociale de marcher au milieu de la foule, mais plutôt des commerçants prospères, des professeurs des différents lycées étrangers ou des employés de niveau élevé des maisons de commerce et des banques.