Osipov, un cosaque de légende - Tome 6 - Philippe Ehly - E-Book

Osipov, un cosaque de légende - Tome 6 E-Book

Philippe Ehly

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Beschreibung

Alors qu’en cette années 1915, dans le nord, les armées du tsar reculent inexorablement sous les coups de boutoir des Prussiens, sur le front de l’Azerbaïdjan persan, quelques officiers russes entraînent leurs maigres effectifs dans une lutte sans merci contre les divisions et régiments ottomans. C’est une guerre cruelle, faite de ruses et de coups de mains, d’embuscades sanglantes où les hommes montrent sans fards ce qu’ils ont de meilleur ou de pire. À ce jeu, Alexandre Osipov fait preuve d’un charisme de grand chef de guerre tandis qu’Ukam démontre une fois de plus son courage physique et son sens inné de la guérilla. Ailleurs, en Égypte, lord Pelham prend une part essentielle dans la défense du canal de Suez menacé par une armée turque qui rêve de planter le drapeau du sultan-calife sur la citadelle du Caire, tandis que Pamela Montgommery, enfin devenue comtesse Osipova, tente de rentrer chez elle en Angleterre malgré la menace agressive des U-Boot. Y parviendra-t-elle ? Au même moment, claquent les premiers coups de fusil contre les Arméniens de l’est de l’empire ottoman et s’organisent sous les coups de fouet les premiers convois de déportés.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Philippe Ehly, conseiller juridique et financier, a longuement voyagé en Asie, tant professionnellement que pour satisfaire sa passion pour l’histoire et l’archéologie.

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***

Lady Regina Pelham eut un bref soupir d’agacement. La pensée qui venait de lui traverser l’esprit, « mon Dieu que la vie peut être compliquée », lui était apparue risible aussitôt qu’elle l’avait eue.

Elle habitait Swift Manor, une extravagance architecturale blanche et rose inspirée par le Trianon de Versailles, construite au milieu d’un parc immense dans la campagne anglaise dans les toutes dernières années du XVIIIème siècle, servie par une domesticité nombreuse. Les fermes dépendant du domaine qui s’étendaient sur une part non négligeable de l’Oxfordshire, produisaient, malgré les réquisitions que la guerre commençait à imposer, plus que le nécessaire pour nourrir toutes les familles qui y résidaient et approvisionner les marchés des villages environnants.

Avoir une pensée qui pût passer pour une plainte quand, en pleine guerre, on vivait dans de telles conditions aurait été choquant si lady Pelham l’avait eue pour elle-même, ce qui n’était pas le cas.

La « vie compliquée » était celle de l’ensemble de sa famille et de ses proches. Son mari, lord Edward, à peine rescapé du massacre héroïque de sa brigade dans la boue des plaines de Belgique avait été envoyé en mission par lord Kitchener en Egypte et il avait fallu six interminables semaines pour qu’elle reçût une première lettre.

Edward y décrivait ses activités en termes si vagues et si rassurants « je voyage beaucoup, ce qui m’a permis de découvrir des endroits fascinants où nous n’avions pas pu nous rendre lors de notre voyage de noces » que Regina avait aussitôt compris que son mari avait renoué avec les activités qu’il avait pratiquées en amateur avant-guerre : se rendre dans tous les endroits imaginables pour découvrir les forces et les faiblesses des ennemis potentiels de l’Angleterre.

La différence était que désormais les ennemis potentiels étaient devenus très réels et que cette activité, de simplement dangereuse, était devenue mortelle. Il y avait une nuance entre jouer les explorateurs-agents secrets en temps de paix et s’occuper d’espionnage et de renseignement militaire en temps de guerre.

La seule note rassurante aurait pu être que, compte tenu de son grade de général de brigade, Edward ne participerait pas directement à la collecte d’informations derrière les lignes ennemies, mais Regina connaissait trop son mari pour ignorer qu’il faisait partie de ces officiers qui professent qu’un bon chef ne doit rien demander à ses hommes qu’il ne fasse lui-même…

D’ailleurs, Edward était un champion toutes catégories de la litote et Regina avait appris que quand il lui avait écrit de Belgique « nos positions ont reçu ces jours-ci un tir intermittent de l’artillerie allemande », cela avait en réalité signifié qu’un déluge de fer et de feu s’était abattu pendant trois jours et trois nuits sans interruption sur les positions tenues par sa chère Brigade écossaise dans la région d’Ypres.

Que le général Moore, un ami intime de son père, que Regina avait connu dans son enfance aux Indes eût proposé Edward pour la Victoria Cross était un indice certain que son mari avait survécu à des combats d’apocalypse au cours desquels il s’était comporté héroïquement.

Le général Moore n’avait pas, déjà à l’époque où elle était petite fille, la réputation de décerner des récompenses pour des fariboles quand il commandait un bataillon sur la frontière afghane. Il n’avait pas dû s’améliorer en vieillissant.

Mais, son mari n’était pas le seul membre de la famille à lui faire souci.

Son fils Alexandre dont les hasards de la vie avaient fait un officier de l’armée impériale russe en était presque en ce printemps de 1915 à sa troisième année de guerre.

Un mystérieux colonel Griboyedov dont Regina ne connaissait que le nom, mais qu’elle avait appris à haïr sans réserve, l’avait envoyé sous l’identité usurpée d’un journaliste anglais suivre pour le compte de la Stavka, le conflit qui en 1912 et 1913 avait ravagé les Balkans.

Sacha, lieutenant au Régiment de Cavalerie Cosaque de la Garde, n’avait pas participé à ce conflit avec la prudence des autres journalistes. Sans toutefois s’y impliquer directement, il avait suivi toute la campagne aux côtés de l’armée turque, l’ennemi séculaire de la Russie, pour connaître ses rouages, ses tactiques, ses hommes et ses matériels dans les moindres détails. Il avait en fait couru les mêmes dangers que n’importe quel officier turc.

Sa conscience professionnelle lui avait valu d’être grièvement blessé et il n’avait dû la vie sauve qu’au dévouement d’Ukam, un jeune Kirghize, son ancien palefrenier, qui au fil de leurs voyages était devenu son meilleur ami.

Regina qui à ce moment-là était en voyage de noces aux Indes avait appris la nouvelle par un télégramme du comte Krilov, le grand-père de Sacha, dont chaque mot avait dû être soigneusement pesé pour ne pas l’affoler. Il n’empêche que quand des jours plus tard, Edward et elle étaient arrivés à Constantinople, son petit Sacha était encore à l’Hôpital français où il gisait sur un lit, trempé de sa sueur, assommé par une fièvre dont les médecins n’arrivaient pas à déterminer l’origine.

Il avait fallu des mois de patience et de soins pour que Sacha retrouvât sa belle santé, tandis que la grossesse de lady Pamela Montgommery, la maîtresse de Sacha qui était aussi la cousine d’Edward, arrondissait joliment son ventre, sans nuire à sa beauté, célèbre dans toute l’Europe.

Au moins, Sacha et son ami Ukam avaient-ils été largement récompensés de leur dévouement à l’Empire. Le comte Krilov avait réussi par de ténébreuses manœuvres et avec la complicité d’un de ses amis d’Orenbourg, aussi efficace que discret, à fournir un état-civil honorable à Ukam. D’orphelin kirghize, il s’était retrouvé, grâce à la disparition opportune d’un certificat de décès du registre communal, cousin du comte Krilov, sous le nom d’Igor Solomentsev, en reprenant l’identité d’un enfant mort noyé en 1906 dont le corps n’avait jamais été retrouvé.

Il avait encore fallu au comte beaucoup d’habileté et l’amitié du général Sparkov pour que le jeune comte Igor Solomentsev, que tout le monde continuait d’appeler Ukam, apparût un beau jour sur le rôle du 3ème régiment de cavalerie des Cosaques d’Orenbourg comme sous-lieutenant.

La reconnaissance du comte Krilov pour celui qui avait sauvé son petit-fils était telle qu’il avait soulevé des montagnes pour lui donner une position sociale digne de la famille.

Que ce fût chez le comte Krilov ou chez les Pelham, Ukam était désormais un membre de la famille à part entière.

Mais, il avait fallu près d’un an pour que Sacha et Ukam reçussent une reconnaissance officielle et éclatante de leur rôle dans les Balkans. Le grand-duc Nicolas Nicolaievitch, cousin du Tsar, leur avait remis « d’ordre et de la part » de Nicolas II les décorations les plus prestigieuses que l’empire pût remettre à de jeunes officiers : l’ordre de St Georges pour l’un, l’ordre de Ste Anne pour l’autre.

Pamela Montgommery, maîtresse de Sacha et propriétaire de Swift Manor, était une autre préoccupation. Au siècle précédent, on l’aurait sans hésitation classée dans les « lionnes » de la haute société.

Pamela Montgommery, comtesse Brampton, était la cousine d’Edward, mais à la différence de celui-ci dont la vie avait suivi un cheminement classique : Eton, Sandhurst, l’armée des Indes avant qu’il ne redevînt civil et menât une brillante carrière d’explorateur amateur, Pamela semblait avoir passé la sienne à enfreindre tous les tabous sociaux qui en ce début de siècle avaient survécu au règne de Victoria.

Voyages au bout du monde sans autre chaperon qu’une femme de chambre écossaise naïve, amants spectaculaires, folles dépenses de garde-robe et consommation de liqueurs fortes et de cigarettes avaient conféré à Pamela une réputation sulfureuse dans le monde clos de l’aristocratie britannique.

Pamela avait rencontré le sous-lieutenant Alexandre Osipov dans les tout derniers jours de 1911 quand celui-ci, d’ordre du Tsar, s’était présenté à lord Pelham pour devenir son interprète au cours du voyage qui devait mener Edward et ses amis de Petersbourg à Constantinople après un interminable périple à travers l’Asie centrale.

Regina se demandait souvent ce qui, chez Sacha, avait pu attirer Pamela. Non qu’elle doutât de la séduction de son fils qui en mûrissant était devenu un de ces officiers de cavalerie qui font tourner les têtes des demoiselles et parfois de leurs mères.

Mais à l’époque de leur première rencontre, Sacha qui n’était officier que depuis deux ou trois jours était encore un petit jeune homme timide, tout juste sorti de l’Académie Cheremetiev où l’on apprenait la stratégie et le maniement du sabre, mais certainement pas la manière de séduire les jeunes comtesses anglaises intrépides.

Pamela avait quatre ans de plus que Sacha et une expérience du monde qu’il était bien loin de posséder. Alors qu’il n’était qu’un tout jeune officier sans nom et sans fortune, elle portait un titre remontant à Charles II, possédait en propre Swift Manor, un immense domaine hérité de sa mère, un portefeuille de valeurs boursières enviable et des bijoux uniques. A l’époque de la rencontre des deux jeunes gens, il y avait un véritable gouffre social entre eux.

Normalement, cet énorme écart aurait dû s’accroître au lieu de se combler, puisque le père de Pamela, lord Montgommery, détenait des intérêts dans toutes sortes d’industries florissantes et une des plus importantes fortunes d’Angleterre et qu’elle était son unique héritière.

Pourtant, bien que les deux jeunes gens se connussent à peine, dès que Pamela avait appris que son cousin Edward allait se marier à Constantinople et surtout que Sacha serait présent, elle avait sauté dans l’Orient Express. Cinq jours après son arrivée, elle était devenue la maîtresse de Sacha. Regina n’avait été qu’à moitié étonnée quand quelques mois plus tard, alors qu’elle voyageait avec Edward au Punjab, ils avaient été informés de la grossesse de Pamela.

La reprise de la guerre dans les Balkans en 1913, les blessures de Sacha, puis son brusque rappel à Pétersbourg à l’issue de sa convalescence avaient empêché les deux jeunes gens de se marier. Regina enceinte à son tour et Pamela avec son nouveau-né John Pavel étaient rentrées avec Edward en Angleterre où le bébé sans père de Pamela avait fait l’objet de commentaires sans fin dans l’aristocratie britannique.

Pamela avait fait front aux commérages avec une indifférence amusée, férocement soutenue par Regina et Edward et, ce qui était plus surprenant, par lord Montgommery lui-même qui avait pris avec un humour inattendu l’existence de l’amant russe de sa fille, un officier de Cosaques, et l’arrivée de ce petit- fils totalement imprévu.

Pamela et Sacha avaient fait toutes sortes de plans pour se marier à Pétersbourg ou à Londres, mais la déclaration de la guerre avait tout remis en question. Sacha avait été ensuite muté dans le Caucase où il était impensable que Pamela pût le rejoindre. Puis, Edward à son tour était parti rejoindre le Corps Expéditionnaire Britannique sur le continent.

Regina avait quitté le château familial des Pelham, Wandsworth, une austère bâtisse élisabéthaine où elle résidait depuis son retour en Angleterre, après l’avoir mis à la disposition de l’armée comme centre de convalescence pour les blessés et s’était installée à Swift Manor avec Pamela.

Quand un télégramme reçu de Sacha leur avait appris qu’Ukam et lui avaient quitté le Caucase et seraient pour le temps d’une permission à Petrograd, Pamela avait quitté Swift Manor dans l’heure suivante avec la ferme intention de rejoindre Sacha. Elle y avait apparemment réussi, comme en témoignait le télégramme reçu le matin même dans lequel les deux jeunes gens annonçaient « Enfin mariés, lettre suit ».

C’était un souci de moins pour Regina qui se réjouissait de la nouvelle, tout en se désolant de n’avoir pu participer à la cérémonie.

Demeuraient ses craintes pour l’avenir, aiguisées par le fait que dans une lettre que Regina avait reçue de son fils après que Pamela fût partie le rejoindre, il annonçait qu’il avait été nommé major et promu dans l’ordre de St Georges et qu’Ukam était devenu premier lieutenant et avait obtenu la 3ème classe dans l’ordre de St Anne. Elle ne croyait pas un seul instant que son fils et Ukam eussent obtenu ces distinctions exceptionnelles pour avoir « conseillé » un certain général Mironov dans ce que Sacha qualifiait « de petite offensive locale ».

Comme Edward, Sacha maniait la litote en maître quand il s’agissait de ne pas inquiéter sa mère. Hélas, elle n’était pas dupe. Résignée à devoir vivre dans l’angoisse tant que cette maudite guerre durerait, elle s’assit devant un petit secrétaire en bois de rose et entreprit d’écrire à son mari pour lui annoncer le mariage de Pamela et Sacha.

***

⸺ Pardonnez-moi, Barinya. Un monsieur demande à être reçu.

La jeune femme de chambre présenta un petit plateau d’argent sur lequel une carte de visite cornée avait été posée. Regina prit la carte et la lut avec curiosité. Elle n’attendait personne et les visites étaient plutôt rares à Swift Manor depuis le début de la guerre. Anthony Forbes-Collins, un nom qui ne lui disait rien. Peut-être un ami de Pamela.

⸺ Je recevrai ce monsieur dans le bureau. Merci, Yelena.

Yelena qui n’avait pas encore vingt ans et était toute jolie, avait été la femme de chambre de Regina quand elle habitait encore le Domaine de la Rivière près d’Orenbourg. La jeune fille avait suivi sa maîtresse dans tous ses voyages et avait refusé de la quitter quand la barinya s’était installée en Angleterre. Regina adorait cette toute jeune femme au dévouement absolu avec lequel elle s’exprimait le plus souvent en russe quoique Yelena eût réussi au fil des mois à apprendre un peu d’anglais.

Regina gagna rapidement le bureau, une grande pièce austère aux murs entièrement tapissés de bibliothèques, éclairée par trois grandes fenêtres à la française.

⸺ Votre visiteur, Barinya.

Anthony Forbes-Collins entra et s’inclina légèrement, tandis que Yelena se retirait après une courte révérence. Regina examina discrètement son visiteur pendant qu’il s’approchait d’elle. C’était un homme encore jeune, guère plus de trente ans probablement, élégant et au visage souriant. Sanglé dans un uniforme à la coupe parfaite, il marchait avec une claudication marquée et s’appuyait négligemment sur une canne.

⸺ Milady, je suis positivement ravi de faire votre connaissance et fou de joie que vous ayez consenti à me recevoir.

⸺ C’est fort aimable de votre part, Capitaine. Nous avons peu de visiteurs dans notre campagne et vous êtes le bienvenu. Asseyez- vous, s’il vous plait. Puis je vous offrir une tasse de thé, ou quelque chose d’un peu plus fort.

⸺ Un peu plus fort me parait une splendide notion, Milady.

Regina ouvrit une cave à liqueurs classiquement dissimulée derrière des rangées de fausses reliures.

⸺ Sherry, porto, scotch ?

⸺ Un doigt de sherry sera parfait.

Regina servit son visiteur et lui tendit son verre, puis elle se versa un léger scotch qu’elle mouilla de quelques gouttes d’eau.

⸺ Puis-je porter un toast à la bonne santé de lord Pelham ?

⸺ C’est une charmante pensée. Le connaissez- vous ?

⸺ J’ai eu l’immense privilège de servir sous ses ordres en Belgique.

Le jeune homme qu’elle avait jusqu’alors regardé avec une sympathie un peu indifférente prit soudain à ses yeux un intérêt marqué.

⸺ Oh ! Verriez- vous un inconvénient à me parler de votre service auprès du général ?

⸺ Aucun, naturellement. Mais, je suppose que lord Pelham a dû évoquer avec vous son temps de commandement de la Brigade écossaise quand il est revenu en Angleterre.

⸺ Hélas, très peu. Il n’a passé que quelques heures ici. A peine arrivé, aussitôt reparti. Lord Kitchener lui a confié une mission qui ne souffrait aucun retard.

⸺ Et bien, Milady, laissez-moi vous dire que servir sous les ordres de votre mari a été pour moi la confirmation que je n’avais pas fait une bêtise en choisissant d’entrer à Sandhurst. Quand cette guerre sera finie, je suis sûr que lord Pelham se détachera dans le peloton de tête de nos plus grands chefs militaires. Mais, je ne vous apprends rien. En revenant en Angleterre, j’ai appris qu’il avait reçu la Victoria Cross et je pense que jamais elle n’a été plus méritée.

⸺ Vous serviez dans la Brigade écossaise ?

⸺ Capitaine aux Gordon Highlanders, Milady.

⸺ Et vous avez été blessé à Ypres ? demanda-t-elle en tournant délicatement son regard vers sa jambe blessée.

⸺ J’étais à quelques yards du général quand j’ai reçu un morceau de ferraille Krupp dans la jambe. Dieu merci, ça ne m’a pas empêché de le suivre quand il est sorti de la tranchée et a mené notre contre-attaque. Nous étions quatre, le général, son piper, un caporal et moi. Tous les autres ont suivi comme un seul homme, naturellement. Je n’aurais pas voulu manquer cela pour un empire. Malheureusement pour moi, j’ai été blessé une seconde fois et je n’ai pas pu participer à la fin de l’assaut.

⸺ Pourriez-vous reprendre votre récit au début, Capitaine, le fil m’échappe un peu ?

Quand le jeune officier se tut un long moment plus tard, Regina comprit que les combats que son mari avait menés à la tête de la Brigade écossaise avaient été d’une rare férocité. Comme elle en avait eu l’intuition, à son retour du front, Edward avait édulcoré son récit autant qu’il le pouvait pour le lui rendre supportable.

Le capitaine Forbes-Collins, plus jeune et emporté par le feu de son récit, n’avait pas eu de ces délicatesses. Regina s’amusait que l’officier considérât encore, malgré ses blessures et les épreuves qu’il avait traversées, toutes ces horreurs comme un grand jeu ou une compétition sportive.

Mais, la certitude qu’elle tirait de ce qu’elle venait d’apprendre était qu’Edward avait réellement traversé l’enfer, et qu’il l’avait fait avec son énergie habituelle que, comme de coutume, il avait dû dissimuler sous une nonchalance affectée. A la lueur du récit du capitaine, l’attribution de la VC prenait sa pleine justification.

Elle eut une pensée reconnaissante pour Kitchener qui en envoyant Edward en Egypte évitait à son mari d’être confronté pour un certain temps à des risques de guerre aussi terrifiants.

« Mais, tel que je le connais, il va bien trouver un moyen de se mettre dans une autre situation impossible. Il ne fait pas partie des gens qui restent à l’arrière quand ils ont le sentiment que leur devoir les appelle à l’avant. Mon Dieu, faites que ces abominations cessent au plus vite. Je veux qu’Edward me revienne vivant et entier. »

⸺ Mais, je suis impardonnable !

Regina leva un sourcil interrogateur. L’exclamation du jeune officier l’avait tirée de la tristesse qu’elle sentait naître en elle.

⸺ Et de quoi donc, Capitaine ? Au fait, j’espère que vous n’êtes pas trop pressé de regagner Londres. Je vous garde naturellement à déjeuner.

⸺ Avec grand plaisir, Milady. Impardonnable, parce que ma venue ici n’est pas fortuite. Euh ! C’est assez compliqué. En fait, je déjeunais avec mon frère aîné avant hier. Il travaille au Foreign Office, voyez-vous. Le pauvre a voulu rejoindre l’armée, mais ses fonctions l’ont fait déclarer essentiel. Je peux vous dire qu’il en est au désespoir. Il défaille à la pensée que nos amis puissent le considérer comme un planqué. Donc, pendant ce déjeuner il m’a dit tout soudain « Dites-moi, Tony, c’est bien sous Pelham que vous avez servi ces derniers temps ? » Je lui ai naturellement répondu que oui. « Alors, vieille saucisse, vous êtes l’homme de la situation. Nous venons de recevoir de l’ambassade de Téhéran trois caisses adressées à lady Pelham et nous sommes tellement à court de personnel que nous ne savions pas comment les lui faire parvenir. Nous savons qu’elle est à Swift Manor, près d’Oxford. Vous pourriez peut-être pousser jusque-là et les lui remettre. Oui ? Splendide ! Nous irons les chercher chez les appariteurs tout à l’heure ». Voilà toute l’histoire, Milady.

⸺ De Téhéran ?

⸺ Oui, Milady. Et si je puis oser un commentaire, elles sont lourdes comme des caisses à munitions.

Le capitaine, après avoir fait sauter les bandes métalliques qui cerclaient les trois caissettes de bois épais avec un sécateur emprunté à un des jardiniers, s’était éloigné discrètement, un second sherry à la main et un des cigares d’Edward Pelham virilement coincé entre les dents. Regina trouva une lettre épaisse dans la seconde caissette.

La suscription sur l’enveloppe fit bondir son cœur dans sa poitrine : elle avait aussitôt reconnu l’écriture encore un peu hésitante d’Ukam. Elle ouvrit l’enveloppe d’une main fébrile.

Barinya,

Ce que vous trouverez dans ces caisses appartient pour parts égales à Sacha et à moi. Sacha voudrait que vous en preniez soin pour nous.

S’il devait m’arriver quelque chose, ce qui est toujours possible avec tous ces Turcs qui ne nous aiment pas, faites s’il vous plait le nécessaire pour que John Pavel soit le bénéficiaire de ma part. Mais, je vais quand même m’efforcer de sortir indemne de cette fichue guerre.

Ci-joint une courte lettre de Sacha qui va très bien, mais ne sait pas où donner de la tête tellement il a de responsabilités nouvelles.

Je quitte Téhéran ce soir pour le rejoindre.

Bien fidèlement à vous,

Ukam SolomentsevChevalier de Ste AnneLieutenant, 3ème régiment de cavalerie des Cosaques d’Orenbourg

La lettre de Sacha était contenue dans une enveloppe en toile cirée. Elle était assez courte, mais y était jointe une longue annexe.

Maman chérie,

Ukam va vous faire parvenir des caisses dont le contenu lui appartient de façon tout à fait légitime. C’est une prise de guerre qu’il a faite au cours d’un raid où comme de coutume il a fait preuve du courage et de l’astuce que vous lui connaissez.

Pour que vous compreniez mieux ce dont il s’agit, je vous joins copie du rapport que j’adresse au général Yudenich. Détruisez- le s’il vous plait après l’avoir fait lire à Pamela. (je joins un mot pour elle, il est dans la même enveloppe que le rapport à Yudenich).

J’espère que vous allez tous bien. Nous voudrions bien avoir des nouvelles, mais le courrier dans le Caucase est notoirement déficient. Nous n’avons rien reçu de vous depuis que nous avons quitté Petersbourg en septembre.

Embrassez pour moi John Pavel et les jumeaux.

Avec toute ma tendresse,

Votre fils affectionné

Sacha.

« Mon Dieu, pensa Regina, depuis quand ces caisses ont-elles quitté Téhéran ? Sacha et Ukam ont eu le temps de quitter le Caucase, d’arriver à Petersbourg, Pamela celui de filer le rejoindre. Et ils ont même réussi à se marier avant qu’elles n’arrivent ici. »

« Je voudrais bien savoir ce qu’elles contiennent, mais vu ce qu’écrit Ukam et cette « prise de guerre » dont parle Sacha, il vaut mieux que j’attende que mon visiteur soit parti pour regarder ce qu’il y a dedans. Ce pauvre capitaine fait tout ce qu’il peut par discrétion pour ne pas regarder dans ma direction, mais je ne vais pas le faire attendre davantage. Le rapport à Yudenich et le contenu des caisses attendront qu’il soit reparti pour Londres. »

⸺ Passons à table, Capitaine. Vous m’avez apporté d’excellentes nouvelles et cela m’a ouvert l’appétit.

***

BATAILLE SUR LE CANAL

Le colonel Atkinson regardait avec un certain agacement son visiteur qui observait l’autre rive du Canal de Suez à la jumelle. Le général de brigade lord Pelham s’était installé sur un tertre de sable et de pierraille et étudiait le dispositif qu’avait établi le colonel commandant le 2ème régiment de la 11ème Division Indienne sur la rive est.

Les têtes pensantes de l’état-major du Caire avaient décidé que la défense du Canal de Suez se ferait principalement à partir de la rive ouest, le canal lui-même constituant un obstacle naturel qu’il serait difficile aux Turcs de franchir sans les moyens adéquats. Cette théorie se fondait sur le fait qu’en aucun endroit la voie navigable n’était inférieure en largeur à cinquante yards et en profondeur à trente-trois pieds.

Le colonel Atkinson pensait comme ses supérieurs que l’armée turque qui venait de Beersheba à travers les sables et les pierrailles du Sinaï aurait quelque mal à traîner derrière elle les moyens de franchissement nécessaires.

On pouvait certes imaginer que les Turcs comptassent quelques bons nageurs dans leurs effectifs, mais cela n’était certainement pas vrai de la totalité des vingt mille hommes commandés par Djemal Pacha. D’ailleurs, si des fantassins parvenaient à passer à la nage, ainsi qu’un peu de cavalerie, il n’en serait pas de même pour les pièces d’artillerie et les stocks de vivres et de munitions transportés par d’immenses colonnes de chameaux.

Les trente mille hommes constituant les vingt-quatre régiments des 10ème et 11ème Divisions Indiennes étalés sur les cent un miles de la rive ouest n’auraient guère de mal à repousser un assaillant inférieur en nombre et ayant cet énorme fossé à franchir. Du moins, c’était la théorie officielle de l’état-major.

Le 2ème régiment avait cependant reçu ordre d’établir cinq avant-postes sur la rive orientale du Canal afin de « ne pas trop faciliter le travail à Johnny Turk ». Le colonel Atkinson avait doté chaque position de deux compagnies d’infanterie, de quelques mitrailleuses et de pièces d’artillerie légère. Ses hommes s’étaient épuisés à creuser un système de tranchées, de casemates, de positions de tir protégées et à entourer l’ensemble d’un réseau de barbelés assez dense pour décourager quiconque s’y risquerait.

De l’artillerie lourde et des pièces de campagne mises en position sur la rive occidentale pouvaient fournir un appui-feu important et il avait même été prévu que des navires de guerre en station non loin de là sur le Grand Lac Amer pussent apporter le renfort de leurs puissants canons de marine au cas d’un assaut turc de grande ampleur.

Les hommes d’Atkinson disposaient de stocks importants de vivres et d’eau, même si le ravitaillement ne semblait pas devoir constituer un problème dans la mesure où des barques et des ferries avaient été mis à sa disposition pour approvisionner ses troupes depuis la rive ouest.

***

Pelham descendit de son perchoir. Ses bottes de cuir fauve lacées sur le coup de pied soulevaient un petit nuage de poussière fine comme du talc. Il se dirigea en souriant vers le colonel Atkinson.

⸺ Félicitations, Tommy. Autant qu’on puisse en juger d’ici, vos garçons ont accompli un travail magnifique.

L’agacement du colonel Atkinson ne faiblit pas, malgré la chaleur du compliment. Il connaissait Pelham depuis quinze ans. Ils avaient servi ensemble en Afrique du Sud, mais à cette époque, Atkinson était déjà capitaine et Pelham n’était qu’un sémillant lieutenant détaché du 21ème Lanciers pour la durée de la campagne.

Atkinson avait été le témoin des frasques et de la belle conduite au feu du jeune Pelham et l’avait, dès cette époque, jugé comme un dilettante doué, mais plutôt incontrôlable et pour tout dire assez peu fait pour l’armée régulière.

De l’avis d’Atkinson qui se voulait un officier de tradition, sérieux et compétent, l’armée comptait beaucoup trop d’individualités marquées et d’extravagants, comme ce lieutenant Churchill qui avait défrayé la chronique au Soudan et avait réédité ses exploits au Transvaal. Comme par hasard, Churchill et Pelham avaient la réputation d’être très liés.

Atkinson qui était en 1902 en garnison à Hyderabad avait appris sans déplaisir que Pelham avait quitté l’armée à l’issue d’un séjour sur la frontière du Nord-Ouest où il avait failli passer en cour martiale pour avoir porté en public un jugement sévère sur un chef de bataillon.

Qu’avant son départ, on l’eût promu capitaine et lui eût remis la DSO pour avoir sauvé deux havildar, des sous-officiers indigènes, au cours d’une opération assez risquée contre les Pathans, avait à peine terni la satisfaction d’Atkinson.

Aussi, avait-il eu toutes les peines du monde à masquer sa surprise et sa mauvaise humeur quand trois heures plus tôt, Pelham était apparu à son PC en uniforme de général, les rubans de la VC et du DSO, discrètement cousus à sa tunique. Atkinson avait eu des pensées peu amènes pour un système militaire qui faisait d’un foutu civil un général de brigade alors que lui qui avait passé vingt-quatre ans sous l’uniforme portait encore celui de colonel.

Depuis, monté sur une merveille de pur sang arabe qui ne devait pas venir des écuries de l’armée, les fesses dans une selle arabe qui n’avait rien de réglementaire, escorté par un capitaine Jamieson qui sentait son ancien sous-off à plein nez et par deux duffardar qui auraient sans doute été plus utiles à faire autre chose, il avait parcouru le secteur tenu par la 11ème Division Indienne devant Ismaïlia.

Atkinson aurait aimé détecter une trace de condescendance dans le propos de Pelham, mais malgré ses préventions, il n’en trouva aucune : Pelham avait mené une inspection dans les règles et en livrait les conclusions sans sous-entendus.

⸺ Merci, Général, Sir.

⸺ Par le ciel, Tommy ! Nous nous connaissons depuis une éternité et quelques jours. Quand nous sommes seuls, vous pourriez peut-être faire l’effort de vous rappeler que mon prénom est Edward. Bon ! Une question ! Où sont les Turcs ?

⸺ Pas loin. Pendant que vous étiez en train d’inspecter mes artilleurs, on m’a informé qu’une reconnaissance aérienne avait repéré une forte colonne à une dizaine de miles à l’est du Déversoir, estimée à trois régiments.

⸺ Le Déversoir, c’est bien juste à l’entrée du Grand Lac Amer, non ?

⸺ Exactement.

⸺ On peut donc logiquement penser que les Turcs vont essayer de passer le Canal entre el Ferdan et Serapeum si mes yeux et ma carte ne m’abusent pas.

⸺ Oui. Parce qu’au sud, le Grand Lac est un obstacle considérable. Le lac Timsah est moins large, mais je ne vois pas pourquoi les Turcs se compliqueraient la tâche à plaisir.

⸺ Très juste, Tommy. Donc, sans trop de risque de se tromper, on peut penser que ce sont vos garçons qui vont avoir à leur donner une volée de bois vert.

⸺ C’est fort possible. On vient aussi de m’apprendre que les Turcs ont attaqué hier à Kantara au nord et à Kubri, près de Suez. Mais le GQG est formel : c’est au centre qu’aura lieu leur effort principal comme l’indique le rapport des avions de reconnaissance.

⸺ Très bien. Alors, je vais planter ma tente chez vous. Si cela ne soulève aucune objection de votre part, bien entendu

⸺ Aucune, Edward, naturellement. Où voulez- vous vous installer ?

⸺ A proximité de votre PC, si cela vous convient, cher vieux garçon. Mais qu’il soit bien clair que je suis ici comme observateur. Je ne veux absolument pas empiéter sur vos prérogatives de commandement.

⸺ C’est aimable à vous de le dire.

⸺ C’est bien naturel, voyons. Si je commandais ce secteur et que je voie apparaître un pékin en uniforme, je serais le premier à faire la tête. Heureusement que je connais votre bon caractère. Je n’en dirais pas autant de sir John et d’Alex qui ont fait la grimace en voyant mes ordres{1}.

⸺ « J’imagine sans peine leur tête, pensa le colonel Atkinson. Moi-même en voyant ses ordres signés par Kitchener en personne, j’ai failli me mettre au garde à vous. Cela dit, Edward Pelham est peut-être un foutu civil, mais c’est aussi un bon officier, même si ce mot ne semble pas avoir pour lui le même sens que pour moi. Quoiqu’il en soit quand on porte le DSO et la VC, on ne peut tout simplement pas être écarté d’un simple revers de main, même par un commandant en chef ».

⸺ « Maxwell et Wilson ont peut-être fait la grimace, mais un ordre direct du Sirdar, c’est comme un commandement divin. J’aimerais bien savoir ce qu’il a pu faire pour recevoir la VC. Je le lui demanderai pendant le déjeuner ».

⸺ Vous déjeunerez avec moi, Edward ?

⸺ Avec plaisir. Et si vous n’y avez pas d’objection, cet après-midi, je passerai le Canal pour aller jeter un coup d’œil aux avant-postes.

***

« Quel animal ! », pensait deux heures plus tard le colonel Atkinson. Cette pensée irrévérencieuse à l’égard de Pelham était fortement teintée d’admiration, quoiqu’elle contînt aussi une dose nouvelle d’exaspération.

Sur une question du colonel Atkinson, au cours du déjeuner auquel avaient été conviés une dizaine d’officiers du 2ème régiment, Pelham avait raconté sur un ton dépourvu de passion les combats menés par la Brigade Ecossaise sur le saillant d’Ypres. Son court récit avait été essentiellement tactique et technique.

Il avait évoqué la montée en ligne précipitée de sa brigade pour combler une brèche creusée par les Allemands dans le dispositif britannique, les tranchées sommaires que la pluie permanente faisait s’ébouler, le manque de mines et de barbelés et la précarité du ravitaillement. Il avait longuement insisté sur le manque cruel de moyens de communication autres que les coureurs et l’impossibilité conséquente de joindre le QG, l’artillerie de soutien ou même tout simplement les unités voisines.

Les officiers présents avaient tous hoché la tête : c’était une série de problèmes qu’ils connaissaient bien.

Mais, Pelham n’avait jamais évoqué son rôle personnel. Son récit aurait tout aussi bien pu être celui d’un historien fort au fait de la chose militaire et particulièrement documenté.

Heureusement, le capitaine Jamieson avait remis les choses à leur place quand un major lui avait demandé si c’était lors de ces combats qu’il avait reçu son DSO.

En quelques phrases, le capitaine qui n’était à l’évidence pas un intellectuel, avait décrit le chaos des tranchées tel qu’il l’avait vécu, la maîtrise de Pelham dans la conduite des opérations et sa charge désespérée pour chasser les fantassins allemands des tranchées qu’ils avaient réussi à envahir.

Tous les regards s’étaient portés sur Pelham qui avait l’air horriblement gêné que son subordonné eût mis son rôle personnel en avant. Il y avait de l’incrédulité dans les yeux de tous les officiers présents, bien que nul ne doutât un seul instant de la véracité de ce que leur apprenait ce rude capitaine nommé au feu.

Mais à voir Pelham, habillé d’un uniforme fait à l’évidence sur mesure, découper avec délicatesse son aile de poulet grillé, il leur était pratiquement impossible de l’imaginer charger comme un furieux à travers un no man’s land battu par les rafales de mitrailleuses, défoncer à coups de crosse le crâne d’un grenadier hessois et embrocher un autre avec un tronçon de sabre prussien.

Jamieson avait conclu en indiquant brutalement le volume des pertes de la Brigade Ecossaise avant de replonger son nez dans son assiette.

Pendant dix bonnes secondes, tout le monde était resté muet, strictement immobile, devant l’énormité des chiffres avancés. Pour tous ces officiers issus de l’armée indienne, habitués aux quelques morts et blessés des escarmouches avec les Pathans ou les Afridis, il était pratiquement impensable d’admettre qu’en quelques jours seulement trois bataillons d’élite eussent pu être réduits à l’effectif de quatre compagnies.

Pelham avait confirmé d’un simple hochement de tête avant de faire dévier la conversation sur un autre sujet.

Mais, à la fin du déjeuner, une chose ne faisait aucun doute : Pelham n’était plus le même homme aux yeux des autres convives. Il avait acquis une stature héroïque, une aura de légende qui allait se répandre dans la Division à la vitesse de l’éclair.

Désormais, aucun colonel, aucun général présent en Egypte ne pourrait plus le regarder comme l’avait fait Atkinson un peu plus tôt, comme un amateur ayant à faire ses preuves pour justifier des galons un peu trop neufs et il ne serait plus possible d’écouter avec tolérance ses remarques ou ses avis.

Mais, Atkinson était persuadé que si Jamieson n’avait pas révélé la réalité des choses, jamais Pelham lui-même n’en aurait fait état.

***

Pelham, Jamieson et l’un de leurs deux sous-officiers indiens, le duffardar Singh, avaient parcouru les avant-postes pendant une bonne partie de l’après-midi. Pelham ne se sentait absolument pas compétent pour juger de la qualité des retranchements que les ingénieurs de la 11ème Division avaient conçus et qui avaient été creusés par les fantassins. Sa seule expérience en la matière se résumait aux vieux forts afghans ou indiens qu’il avait eu l’occasion de visiter quand il était jeune officier.

Plus récemment, son temps de commandement de la Brigade Ecossaise l’avait amené à hériter d’autres unités de tranchées hâtivement creusées et de nids de mitrailleuses peu profonds creusés au petit bonheur la chance par des troupes qui s’étaient installées comme elles avaient pu pour se protéger de l’artillerie allemande et arrêter les vagues d’assaut.

C’étaient pour la plupart des défenses sommaires, établies à l’initiative de chefs de bataillon qui avançant ou reculant dans la plaine belge s’étaient trouvés brusquement confrontés à l’ennemi et avaient fait au mieux pour se protéger, le plus souvent avec des moyens dérisoires.

Les hommes qui avaient décidé la construction de ces défenses précaires n’avaient pratiquement jamais eu le temps d’élaborer des ouvrages efficaces et la plupart de toute façon n’avaient pas les capacités techniques pour le faire.

A l’évidence, c’étaient de vrais ingénieurs militaires qui avaient décidé de la construction des cinq avant-postes du 2ème Régiment de la 11ème Division Indienne. Ils avaient tenu compte des caractéristiques du terrain pour établir les plans de feu, fait creuser des tranchées profondes et étroites pour protéger les hommes du tir des howitzers turcs et le tracé en quinconce des tranchées de liaison évitait le risque des tirs en enfilade.

Des abris aux toits de planches recouverts de tonnes de pierre et de sable avaient été installés de place en place pour fournir un abri supplémentaire. Le tout était entouré de larges réseaux de barbelés propres à stopper net une charge de cavalerie et à ralentir un assaut d’infanterie.

Pelham s’était placé du point de vue de l’attaquant en évaluant les difficultés que des troupes sous son commandement auraient dû surmonter si elles avaient eu pour mission de s’emparer de ces ouvrages. Il avait conclu que si les petites garnisons faisaient preuve de résolution, les pertes subies par l’infanterie attaquante seraient énormes.

L’inconnue restait la puissance du barrage d’artillerie que les Turcs seraient capables de faire tomber sur ces positions avant leur assaut. Pelham doutait que les Turcs aient pu faire traverser le Sinaï à un parc d’artillerie considérable, mais ce sentiment n’était pas confirmé par les reconnaissances aériennes qui n’avaient pu qu’évaluer l’importance des colonnes ennemies, sans en donner une description précise.

Une seule chose était certaine : Djemal Pacha et ses conseillers allemands ne disposaient que d’effectifs évalués entre vingt et trente mille hommes ce qui dans l’esprit de Pelham était peu pour attaquer des troupes largement équivalentes sur le plan numérique et disposant comme première protection de l’obstacle formidable du Canal.

« Attention, mon petit Edward. Ton raisonnement n’est que partiellement exact. Les Turcs seraient évidemment ravis de nous foutre à la porte de l’Egypte, mais à défaut ils se contenteraient de nous empêcher de nous servir du Canal. »

« Imaginons qu’ils le tiennent de façon permanente sous le feu de leurs canons, qu’ils arrivent à le boucher en y coulant des bateaux ou en le faisant s’effondrer sur une grande longueur et ils nous auront porté un coup mortel en interrompant le trafic avec l’Inde, l’Australie et la Nouvelle Zélande qui est absolument vital pour nous en termes de ravitaillement et de renforts de troupes. »

« Il faut donc que non seulement, ils ne s’emparent pas du Canal, mais que nous les repoussions assez loin pour leur interdire de pouvoir y faire des raids ou le conserver sous le feu de leurs canons. Heureusement, la rive orientale est dépourvue d’eau, de cultures, de villes et je ne vois pas plusieurs dizaines de milliers d’hommes s’y accrocher facilement alors que leurs plus proches sources de ravitaillement sont à au moins dix jours de marche. Les convois de vivres et d’eau indispensables seraient une cible rêvée pour des raids de cavalerie. Jamais, ils n’auraient assez de personnel pour en assurer la protection contre de la cavalerie légère. Enfin, on verra bien ».

Jamieson et le duffardar avaient respecté le long silence de leur général, se demandant ce que pouvait signifier le regard vide qu’il laissait errer sur le désert.

⸺ Votre opinion, Jamieson ?

⸺ Sur les fortifications, my Lord ? Et bien, je n’aimerais pas avoir à attaquer ça à la tête de mes Highlanders. Je pense qu’un trop gros paquet de mes garçons serait tué par l’artillerie ou flingué avant même d’avoir approché les barbelés. Le gars qui a disposé les mitrailleuses sait ce qu’il fait. Et une fois aux barbelés, si on y arrivait, les passer serait un sacré foutu problème. Je n’en ai jamais vu une pareille épaisseur. Faudrait les couper avec des pinces ou les écraser sous des planches ou des échelles. Avec de bons tireurs à moins de cinquante pas, c’est quasiment impossible sans des pertes énormes.

⸺ Et vous, Singh ?

⸺ Pareil que le Capitaine-Sahib, my Lord. Je ne vois pas nos Lanciers capables de s’approcher sans subir des pertes terribles. Il n’y a pas de raison que la cavalerie turque puisse faire mieux. A moins que leur artillerie ne soit tellement puissante que les défenseurs soient ensevelis dans les tranchées.

⸺ Il a raison pour l’artillerie, my Lord. Mais même si Johnny Turk s’emparait de ces redoutes, ça ne lui ferait pas passer le Canal pour autant et il sera sous le feu de notre artillerie avant et après.

⸺ Vous êtes plutôt confiants, si je comprends bien ?

⸺ Autant qu’on peut l’être avant une bataille, my Lord.

⸺ Merci de vos avis. Je suggère que nous retraversions et allions voir comment le duffardar Ali Muhamad Khan a installé notre campement.

Le duffardar Ali Muhamad Khan avait gaillardement dépassé la cinquantaine. Il avait gravi un à un les échelons de la hiérarchie des sous-officiers indigènes de l’armée indienne et bien tenu sa place dans toutes les campagnes auxquelles son régiment, le 2ème Lanciers, avait participé. Il avait connu Pelham à Landi Kotal des années plus tôt et conçu une réelle admiration pour ce jeune officier non-conformiste qui parlait le pashtu et l’urdu comme un indigène.

Apercevoir Pelham au Caire, alors que le duffardar commandait la garde d’honneur devant la résidence officielle de sir Henry Mac Mahon, le Haut Commissaire britannique qui venait d’être nommé une semaine plus tôt, l’avait amené à commettre sa première faute en service depuis une décennie. Alors qu’il rendait machinalement le salut du sabre à cet officier général qui gravissait les marches, il n’avait pu s’empêcher de prononcer à voix haute le nom de l’officier au moment même où il l’avait identifié.

Pelham, surpris d’entendre son nom, s’était arrêté, avait cherché qui l’avait prononcé et reconnu le duffardar. A l’ébahissement des autres lanciers qui rendaient les honneurs aux nombreux visiteurs qui montaient ou descendaient l’escalier monumental menant à la Résidence, le général avait souri, salué le sous-officier et lui avait tendu la main. Le duffardar avait maladroitement passé son sabre de la main droite à la gauche et serré celle que lui tendait le général.

Les deux hommes avaient échangé quelques phrases rapides en pashtu et le général après un dernier sourire s’était engouffré dans la Résidence. Le soir même, le duffardar Ali Muhamad Khan du 2ème Lanciers était détaché au service du général de brigade lord Pelham avec un autre duffardar.

Comme tous les vieux sous-officiers, Ali Muhamad Khan avait des amis fidèles dans de nombreux corps de troupe. La proximité de la 11ème Division Indienne facilitait bien sûr les choses. Aussi, quand après sa tournée d’inspection, Pelham regagna l’emplacement où le colonel Atkinson avait installé son poste de commandement ne fut-il pas surpris de constater que trois tentes avaient été installées un peu à l’écart.

Devant la plus grande avait été planté le fanion du 2ème Lanciers, un feu de branchages brûlait et un coin avait été aménagé pour les chevaux. En quelques heures, le duffardar s’était procuré les tentes, les lits pliants, un bureau et deux fauteuils de campagne, une belle quantité de foin et avait aménagé un campement digne d’un officier général.

⸺ Joli travail, Duffardar. J’espère que tout cela a été habilement volé et que tu n’y as pas mis un sou de ta poche ?

⸺ J’ai scrupuleusement respecté les traditions de la frontière, my Lord. Personne ne se plaindra.

⸺ Shabash, approuva-t-il en utilisant le mot pashtou signifiant bravo. Prends quand même mon portefeuille dans mes fontes et sers-toi.

⸺ Bien, my Lord. Une bonne tasse de thé pourrait-elle vous tenter ?

⸺ Certainement. Mais je suis sûr que les sacoches du capitaine Jamieson qui font un agréable glou-glou doivent contenir de quoi l’améliorer un peu. Asseyons-nous. Je veux que Singh et toi me disiez tout ce que vous savez de la 11ème Division et ce qui se dit ici et là.

***

⸺ C’était sacrément imprudent de votre part, Pelham. Un homme de votre grade et de votre rang n’a pas à jouer les sous-lieutenants en allant faire des reconnaissances derrière les lignes ennemies.

⸺ Je suis confus, Général, si mon absence vous a causé du souci.

Le général de division Sir Evelyn Gorch, commandant la 11ème Division Indienne, compensait sa petite taille par une moustache impressionnante. Pelham ne le connaissait que depuis quelques jours, mais appréciait en connaisseur ce qu’il avait su faire de la division qu’on lui avait confiée moins d’un an plus tôt.

Leur première rencontre avait été un peu tendue, Sir Evelyn ayant d’abord été agacé de voir débarquer dans son secteur, ce très jeune général de brigade sans affectation précise et dont les ordres, personnellement signés par Kitchener, ce qui était hautement inhabituel, étaient à la fois si vagues et si impératifs qu’ils lui permettaient de faire à peu près n’importe quoi, n’importe où.

Mais Pelham avait réussi à lever très rapidement ses préventions en jouant avec lui la carte de la sincérité. Il avait raconté avec humour son entretien avec Kitchener en mettant en avant sa propre surprise devant la mission qu’on lui confiait. « Mais vous connaissez le Sirdar encore mieux que moi, Sir Evelyn, et vous comprendrez que je n’aie pas osé discuter avec lui. Sinon, je ne serais pas ici à vous poser des problèmes, mais à Aldershot, en train d’apprendre l’ordre serré à des recrues. »

Gorch qui avait servi sous Kitchener avait ri.

⸺ Ce n’est pas votre absence qui m’a inquiété, mon vieux. C’est quand Atkinson m’a dit que vous aviez pris le ferry à Ismaïlia pour accompagner ses patrouilles et que des salves ont été entendues dans le secteur où vous deviez être que je me suis demandé si rien ne vous était arrivé.

⸺ Nous sommes tombés sur un peloton de cavalerie que les Turcs avaient en flanc garde. Nous nous sommes dégagés au fusil.

⸺ Bon. Passons. Et qu’est-ce que vous avez vu de beau ?

⸺ Pour être franc : rien. Je voulais surtout jeter un œil sur ces gros objets bâchés que les aviateurs nous ont signalés et que les Turcs font tirer par de véritables trains de bœufs. Je suppose que ce sont des barges ou des barques, peut-être de l’artillerie lourde, mais j’aurais bien aimé les voir de près.

⸺ Vous n’avez rien pu voir ?

⸺ Non, Général. Nous avons joué de malchance. Non seulement nous sommes tombés sur cette patrouille, mais en plus une tempête de sable s’est levée sans prévenir. J’ai cru que nous n’allions pas être capables de retrouver notre chemin.

⸺ J’ai vu ça du PC d’Atkinson. Sacrée saleté, ce sable. Impossible de tenir les yeux ouverts et le temps que mon ordonnance me verse un brandy, mon verre en était à moitié plein. Quand est-ce que Johnny Turk va se décider à nous attaquer, à votre avis ?

⸺ Très vite, Général. Avec tous ces hommes et les dizaines de milliers de chevaux, de bœufs et de chameaux qu’ils ont, leurs réserves d’eau doivent s’épuiser à vue d’œil. Ils doivent impérativement passer le Canal pour pouvoir se réapprovisionner sur la rive ouest, au Canal d’Eau Douce, ou garder assez d’eau pour le retour sur leur base de départ de Beersheba.

⸺ C’est aussi comme ça que je vois les choses. Vous avez un bon œil et vous pensez bien, Pelham. Vous pourrez faire un bon chef d’état-major quand vous aurez compris qu’un général de brigade n’est pas payé pour jouer les chefs de peloton.

⸺ Oui, Général.

⸺ Demain, leur attaque ?

⸺ Dès que le vent de sable sera tombé. C’est mon meilleur pronostic.

***

⸺ Général-Sahib !

Pelham se réveilla d’un coup. Il s’était endormi tout habillé sur son lit de sangles et s’était contenté d’ôter ses bottes.

⸺ Qu’est-ce qui se passe, Singh ?

Il se leva, enfila sa veste à la diable et boucla son ceinturon. Le sous-officier tenait à deux mains une bassine d’eau dans laquelle Pelham se plongea le visage.

⸺ Un message du Colonel Atkinson-Sahib. Un poste d’observation de la rive est, près de Tussum, signale que les Turcs sont arrivés au bord du Canal et s’apprêtent à lancer des bateaux. Il est quatre heures moins le quart, my Lord.

⸺ Allons-y. Tu as prévenu le capitaine Jamieson ?

⸺ Il est déjà près des chevaux. C’est lui qui m’a dit de vous réveiller, my Lord. Une tasse de thé ?

Pelham avala sa tasse de thé, sauta sur son cheval que lui tenait Ali Muhamad et se mit aussitôt au galop. L’instant d’après les trois autres étaient en selle et le suivaient sur un mauvais chemin longeant le Canal.

Il leur fallut moins d’un quart d’heure pour trouver l’endroit où les Turcs avaient été aperçus. Dans l’obscurité relative d’une nuit sans nuage, les balles traçantes des rafales de mitrailleuse se croisaient au-dessus du Canal. Les deux rives étaient ponctuées par les éclairs lumineux de centaines de coups de fusil. Des obus turcs s’écrasaient sur la rive anglaise avec régularité soulevant des nuages de sable et projetant des cailloux dans toutes les directions.

Les quatre cavaliers furent arrêtés par un piquet d’infanterie qui s’abritait de son mieux de la pluie d’obus et sembla surpris que des cavaliers prissent le risque d’arriver en plein milieu du barrage d’artillerie.

⸺ Qui va là ?

⸺ Général Pelham.

⸺ Avancez à l’ordre.

Pelham descendit de cheval et donna ses rênes à Ali Muhamad. En voyant les épaulettes du général, le chef de poste baissa son fusil et oublia sa consigne. Il se serait fait couper en deux plutôt que d’oser demander le mot de passe à un officier d’un rang aussi élevé.

⸺ Mets les chevaux à l’abri, Ali Muhamad. Je descends avec le capitaine voir ce qui se passe. Caporal, où faut-il aller ?

⸺ Droit devant vous, Général. Le lieutenant est dans la tranchée.

⸺ Merci, mon garçon.

Pelham fit trois pas, puis se ravisa et revint vers le caporal.

⸺ Caporal, tu ne m’as pas demandé le mot de passe ?

⸺ Non, Général, répondit le caporal d’une voix piteuse.

⸺ N’oublie pas que ta consigne s’applique à tout le monde, même aux généraux. Surtout ceux que tu ne connais pas.

⸺ Sauf vot’ respect, Général, vous ressemblez pas vraiment à un Turc.

Pelham éclata de rire.

⸺ Touché ! Mais tu as quand même tort, Caporal. Moi qui les connais bien, les Turcs, je peux te dire qu’il y en a des tas qui ont les cheveux plus blonds et les yeux plus clairs que moi.

Sans égard pour ses bottes miroitantes, Pelham dévala vers la tranchée qui était creusée juste en haut de la berge du Canal. Il s’y laissa glisser et la parcourut jusqu’à parvenir près d’un jeune officier. Autour d’eux, les fusiliers tiraient posément au fusil en direction de l’eau. Un peu plus loin, une mitrailleuse lourde tirait de courtes rafales sur la berge opposée à moins de deux cents yards de là.

⸺ Qui est ce qui… ?

Le lieutenant s’interrompit en distinguant les insignes de grade sur le col de Pelham. Il se figea au garde à vous.

⸺ Tomlinson, Général, sous-lieutenant Harvey Tomlinson. 4ème section, 2ème compagnie. A vos ordres, Général.

⸺ Repos, mon garçon. Je suis Edward Pelham. Dites-moi comment se présentent les choses.

⸺ Nous avons été alertés, il y a une petite heure de mouvements sur l’autre rive, Général. Un peu après, nous avons vu apparaître des troupes sur la crête et ils ont commencé à descendre vers l’eau. Juste après, leur artillerie a ouvert le feu. Ils tirent long pour le moment. Nous n’avons pas encore reçu d’impact à proximité. Il y a quelques minutes, nous les avons vu haler un gros « truc noir ». J’ai donné l’ordre à mes hommes de tirer dessus.

⸺ Faites-moi voir ce « truc noir », Tomlinson.

⸺ Droit devant vous, Général. Mon mitrailleur l’a criblé de balles. Oh ! Tenez, il y en a un autre dans cette ravine, là-bas à droite.

Pelham réfléchit rapidement.

⸺ Lieutenant, dites à vos hommes de ne pas tirer sur celui-là, ni sur les hommes qui sont autour. Tous les autres, tirez dessus sans hésiter.

⸺ Mais, Général…

⸺ Tomlinson, je veux voir ce qu’ils vont faire. On va juste leur faciliter un peu le travail. Pour le moment.

Tomlinson commença à donner ses ordres, mais ses connaissances en urdu étaient rudimentaires et il était clair pour Pelham que ses fantassins ne comprenaient pas ce que leur jeune sous-lieutenant commandait.

Pelham haussa la voix et donna les ordres à sa place. Il vit plusieurs regards surpris se diriger dans sa direction, puis les fusiliers se remirent en position et réorientèrent leur tir.

Sur l’autre rive, des dizaines de soldats turcs halaient avec difficulté ce que Tomlinson avait baptisé des « trucs noirs ». Dans l’esprit de Pelham, ce ne pouvaient être que des barges. Une grêle de balles s’abattait sur ces équipes, vingt à trente hommes par barge, sauf sur celle que Pelham avait ordonné d’ignorer.

D’autres Turcs avaient pris position sur le haut de la berge et commençaient à tirer méthodiquement sur les positions de la Division Indienne. Pelham ne broncha pas quand une balle ricocha sur une pierre à une main de sa tête.

⸺ Faites attention, Général. Même de mauvais tireurs peuvent avoir un coup de chance.

⸺ Merci de votre sollicitude, Jamieson, mais je veux voir ce que ces braves gens ont l’intention de faire et si c’est facile ou pas.

Jamieson déplaça quelques grosses pierres sur le front de la tranchée et les arrangea de façon à construire un étroit créneau, juste assez large pour placer des jumelles.

⸺ Allez-y maintenant, Général, là il leur faudrait plus que de la chance.

⸺ Jamieson, vous êtes une vraie mère poule.

Une vague coloration commençait à apparaître face à la tranchée. Pelham put distinguer plus facilement que la barge sur laquelle il avait interdit de tirer était arrivée près de l’eau. Ceux qui la poussaient la jetèrent à l’eau d’un dernier effort et montèrent maladroitement à bord.

Les fantassins concentraient leur feu sur les autres barges qui n’avaient guère progressé depuis qu’elles étaient apparues en haut de la berge. Le feu des troupes indiennes décimait ceux qui les poussaient et les Turcs étaient obligés de se dissimuler derrière pour échapper aux tirs. Mais en se plaçant ainsi, le nombre de pousseurs était nécessairement moindre et les barges n’avançaient pratiquement pas.

La barge épargnée avançait lentement vers la rive occidentale. Il y avait une vingtaine d’hommes à bord dont la moitié qui ramait, si maladroitement que l’embarcation allait de droite et de gauche. Pelham imagina sans peine ce que pensait son équipage : « pourvu que ça dure, pourvu que les Anglais continuent de tirer sur les autres, plus qu’un effort et nous serons de l’autre côté, forcez sur les avirons, bande de feignants, on va y arriver, Allah est avec nous, on ne nous a pas tiré dessus une seule fois. »

Tristement, Pelham pensa que son prochain ordre allait leur causer une sérieuse désillusion.

⸺ Avec votre permission, Tomlinson ?

⸺ A vos ordres, Général.

La voix de Pelham couvrit un instant la fusillade.

⸺ Attention ! Sepoys, préparez-vous à un feu de salve sur l’équipage de la barge dès qu’elle touchera terre sur notre rive. Je veux des prisonniers. Tirez uniquement aux jambes.

Pelham laissa passer quelques secondes, le temps que les fantassins turcs puissent sortir de leur bateau qui s’était échoué dans le sable de la berge occidentale.

⸺ Feu !!!

Les trente coups de fusils claquèrent en même temps. Sur la berge, les Turcs avaient été presque tous fauchés. Seuls deux ou trois parvinrent à faire quelques mètres avant de s’écrouler à leur tour. Un seul homme parvint à retourner vers l’eau et y plongea. La seconde d’après une balle lui pulvérisa la tête.

Pelham tourna ses jumelles vers l’amont puis vers l’aval et constata dans le jour naissant que devant les positions des autres escouades, toutes les barges avaient été arrêtées avant leur mise à l’eau. Beaucoup plus loin, il lui sembla en apercevoir deux qui dérivaient au milieu du Canal. Les traçantes de plusieurs mitrailleuses se concentraient dessus.

⸺ Les Turcs ne mangeront pas notre porridge ce matin, my Lord.

⸺ Regrettez-le, mon cher Jamieson. Le porridge n’est compatible qu’avec les estomacs anglais, comme chacun sait. Si les Turcs avaient mis la main sur nos stocks, leur armée serait décimée avant la fin de la journée. La suite, maintenant. Lieutenant, prenez quinze hommes et faites prisonniers les Turcs blessés. Prenez toutes les précautions d’usage, mais je veux que vous m’en remontiez quelques-uns vivants. Allez, nous vous couvrirons d’ici.

Le lieutenant Tomlinson donna maladroitement ses ordres, puis d’un geste théâtral tira son sabre du fourreau et sauta lourdement par-dessus le parapet de la tranchée suivi par ses hommes. Quelques coups de feu venus de l’autre rive les encadrèrent, mais la mitrailleuse et les fusiliers restés dans la tranchée arrosèrent méthodiquement la rive opposée où le feu cessa presque aussitôt.

Dix minutes plus tard, sept soldats turcs pas trop gravement blessés étaient entassés dans la tranchée. Les hommes de Tomlinson avaient remonté toutes les armes qu’ils avaient trouvées, mais ils avaient laissé sur place les blessés les plus sérieux à l’exception d’un officier subalterne qui avait reçu plusieurs balles et qui avait été transporté sur un brancard de fortune.

« Dommage que Sacha ne soit pas là. Ukam ou lui auraient eu tôt fait de tirer de ces gars-là tout ce qu’il y a à savoir. »

⸺ A tout hasard, Pelham se pencha sur l’officier.

⸺ Parlez-vous allemand ? Français ?

Les yeux du blessé clignèrent, affirmativement, sembla-t-il à Pelham.

⸺ Nous allons vous soigner dans un petit moment.

Le blessé cligna à nouveau des yeux sans que Pelham pût décider si c’était pour marquer sa compréhension de ce qui venait de lui être dit.

⸺ Jamieson !

⸺ My Lord ?

⸺ Sautez à cheval et trouvez-moi un interprète. Prenez Singh avec vous.

⸺ Tout de suite, my Lord.

Une heure plus tard, Pelham savait tout ce qu’il y avait à savoir du dispositif ennemi et des unités engagées. Il avait la matière pour établir un rapport étoffé et avait rempli de son écriture élégante plusieurs pages de carnet de ce que l’interprète lui avait traduit. Les prisonniers blessés avaient été interrogés séparément et leurs déclarations étaient parfaitement concordantes. Ils étaient tellement soulagés de ne pas avoir été achevés par les soldats indiens qu’ils avaient répondu sans la moindre difficulté à cet officier supérieur qui les avait fait panser et leur avait offert des cigarettes et une tasse de thé.

⸺ Général, ils remettent ça !

Pelham se précipita au créneau, jumelles aux yeux. Les Turcs avaient lancé une seconde attaque, mais celle-ci n’était pas dirigée vers sa position. Ils semblaient cette fois s’en prendre au débarcadère de ferry d’Ismaïlia assez loin de l’endroit où Pelham se trouvait. Malgré ses jumelles, il ne discernait pas grand-chose.

⸺ Messieurs, à cheval. Un petit temps de galop ne devrait pas nous faire de mal par ce qui ne va pas tarder à devenir une belle matinée.

Bien que l’on ne fût qu’en janvier, Pelham sentit de la sueur rouler sous son casque de liège quand il parvint devant les positions du 2ème régiment du colonel Atkinson.

Un navire de guerre que Pelham savait être le HMS Hardinge tirait de toutes ses pièces sur la rive turque du Canal, soutenu par les pièces de campagne britanniques, mais les batteries turques rendaient coup pour coup.

Des deux côtés de la voie d’eau, les berges étaient secouées par les explosions d’obus de tous calibres aussi loin que pût porter l’œil. Au moment où il arrêtait son cheval, Pelham vit des plaques de blindage voltiger à plusieurs reprises de la superstructure du Hardinge.

Voir ce mastodonte d’acier vaciller sous les coups des canons turcs lui fut une surprise déplaisante. La masse grise semblait pourtant proprement indestructible. De la fumée apparut cependant peu après de la superstructure. Le navire s’éloigna à petite vitesse pour se mettre hors de portée des pièces turques qui lui tiraient dessus à moins de trois cents pas.

Il mit son cheval au trot et profitant de ce que le feu turc s’abattait dans un autre secteur se dirigea vers le PC du colonel Atkinson.

Le PC du colonel n’avait plus la belle ordonnance qui en était la marque la veille au soir quand il y avait dîné. Une volée d’obus en avait fait un lieu de désolation. Les tentes avaient partiellement brûlé, les protections en sacs de sable étaient effondrées par endroits et des blessés gisaient ça et là en attendant d’être évacués vers l’arrière. Mais, plus que tout, une confusion totale semblait y régner. Des hommes couraient sans raison apparente. D’autres, choqués, étaient assis sur le sol, la tête entre les genoux et personne ne donnait l’impression de savoir quoi faire.

Pelham accrocha un sous-officier par la manche. L’homme avait le visage noirci et les yeux fous.

⸺ Où est le colonel Atkinson, Sergent ?