L’espiègle vagabond - André Graff - E-Book

L’espiègle vagabond E-Book

André Graff

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Beschreibung

Libre-penseur et voyageur poète, André mène une vie marquée par la diversité de ses activités de par le monde. Depuis près de vingt ans, il réside dans les Petites Îles de la Sonde en Indonésie, où il s’engage activement à faciliter l’accès à l’eau aux populations autochtones. L’espiègle vagabond ne se limite pas qu’à retracer son parcours, il célèbre également l’humanisme et la tolérance. À travers ces pages, l’auteur partage les souvenirs qui ont façonné son existence et témoigne de ses inlassables contributions à l’amélioration du quotidien de ses congénères bipèdes.




À PROPOS DE L'AUTEUR

Soutenu par l’organisation alsacienne « De l’eau pour Sumba », André Graff œuvre à transmettre son expertise de puisatier en Indonésie. Dans un mélange subtil d’humour et de gravité, il partage, à travers ce livre, les diverses nuances de son parcours de vie kaléidoscopique.

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Seitenzahl: 530

Veröffentlichungsjahr: 2024

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André Graff

L’espiègle vagabond

Réminiscences autobiographiques

d’un puisatier blanc

dans l’Est indonésien

© Lys Bleu Éditions – André Graff

ISBN : 979-10-422-2690-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Le mot « gueux » réfère ici à son sens originel (XVIe siècle). La découverte des mosaïques de vécus rassemblées dans ces pages vous permettra d’en apprécier toute la noblesse.

En Indonésie, comme dans de nombreux pays de l’hémisphère Sud, les peuples n’ont pas reçu d’éducation civique et n’ont même pas conscience de certaines valeurs essentielles. Dans ces États de non-droit, l’idée de la mort est omniprésente dès le plus jeune âge. Comme les animaux en liberté dans la jungle, les humains la côtoient en permanence. Tous les jours, à chaque seconde, la mort danse devant eux. Pas besoin de lui faire signe, elle est toujours là, à leurs côtés.

Pramoedya Ananta Toer

Romancier, écrivain et essayiste indonésien, (1925-2006)

Préface

André : De l’eau et de l’espoir

L’eau ! Drôle d’intitulé, non ? Parlons de l’eau en Indonésie. L’eau n’est-elle pas partout ? Les Balinais n’ont-ils pas une religion de l’eau ? De plus, l’eau est la malédiction de Jakarta, une ville régulièrement inondée. Oui, mais l’Indonésie ne s’arrête pas là ! Très diversifiée ! Il s’avère que dans l’archipel il y a aussi des îles qui connaissent une pénurie drastique d’eau ; en particulier en ce qui concerne l’eau potable. Facteurs aggravants : la pauvreté et les inégalités sociales. Situations souvent inextricables.

Il y a deux décennies arrivait un étranger qui fit de la recherche de l’eau sur l’île de Sumba le combat prioritaire de sa vie. Il s’appelle André.

En fait, je n’aime pas trop écrire sur les Occidentaux, surtout quand ces Occidentaux sont des « donneurs de leçons », c’est-à-dire, souvent, des gens d’ONG.

Ils sont parfois corrects, en effet, mais ils sont aussi, trop souvent, certains de leurs « vérités », et se considèrent eux-mêmes comme « bons », au point d’en devenir condescendants.

Surtout s’ils conduisent de grosses cylindrées et vivent luxueusement avec l’argument « décollage, développement et bonne gouvernance ». Les gens d’ONG comme ça me provoquent de l’urticaire. Ils disent vouloir accélérer le développement, mais ne créent-ils pas trop souvent (tout simplement) de la distanciation sociale (?). Trop souvent aussi, leur pratique de l’indonésien est à peine suffisante pour donner des ordres. Voilà…

Au final, leur « aide » n’est qu’un signe de supériorité. Parce que la main qui donne serait plus haute que la main qui reçoit ? Est-ce équilibré ?

Maintenant, imaginez un groupe de touristes étrangers, des touristes alsaciens, suisses et français pour être précis. Ils sont envoûtés par l’exotisme des îles de l’Est indonésien. Ils naviguent entre les îles, prennent des photos intéressantes devant la splendeur architecturale des maisons de chaumes locales, bref, ils se sentent « différents » et heureux parmi les gens simples des îles.

Soudain, l’un des touristes, petit d’apparence, un peu émacié, aperçoit, de derrière le virage qu’il vient de passer, un groupe de femmes sortant, une à une, d’une fosse profonde à même le sol.

Que diable leur tient-il à cœur, pensa le blanc-bec (qui n’était autre qu’André) ?

Curieux, il fit arrêter la voiture, descendit, puis s’approcha du trou. Vertigineux.

Il s’est avéré que le trou était un « aven » (Gouffre naturel creusé par les eaux souterraines dans un terrain calcaire) d’environ vingt-cinq mètres de profondeur, André ne savait pas exactement.

On pouvait distinguer des portions de la paroi de l’aven dans lesquelles se trouvaient de rares passages ressemblant un peu à un sentier étroit.

On y voyait escalader un cortège de femmes et d’enfants, un par un, obstacle après obstacle, seau après seau…

L’eau ! … Ils transportaient de l’eau.

Difficile de ressentir ce qui se passait dans la tête d’André à ce moment-là. Il était confus, horrifié, comme possédé par un destin inconnu. Les émotions qui le submergent remontent des profondeurs de la terre, mais elles ne sont pas étrangères à celles qui l’accompagnaient lorsque, il y a bien longtemps, il allait pour la première fois, en solitaire, arpenter le ciel… (premier vol solo en montgolfière accompli en 1984 à l’occasion de son passage d’une licence aéronautique de pilote de ballon à air chaud).

Oui ! André Graff est un ancien pilote de montgolfière. Son métier, pendant vingt-quatre ans, a été de balader des touristes sur les belles terres d’Alsace, ou entre la France et l’Italie au-dessus les cimes enneigées du Mont-Blanc, le plus haut sommet des Alpes. André a également cherché d’autres raisons d’exister sans limites que dans l’éther céleste et les abîmes de la terre. Il a également été trayeur de vaches, naturaliste, écolo, militant, fromager, inventeur de machines improbables, pompiste, philatéliste amateur et tant d’autres activités ou passe-temps variés et divers que des pages entières ne suffiraient pas à énumérer…

Il était venu en Indonésie après que les médecins lui avaient dit de ne plus voler. Il fut découragé et, au milieu de cette anxiété, plusieurs amis lui proposèrent de visiter l’Indonésie, pays aux innombrables archipels. Peut-être pour dissiper son anxiété dans l’exotisme ?

Mais à son arrivée à Sumba, lorsqu’André a vu l’interminable trou noir, il s’est souvenu du bleu infini du ciel au-dessus de la montgolfière de sa jeunesse. Il a senti les similitudes dans les différences. Et les similitudes dans les défis. Les deux promettent l’infini. Avec quelque chose d’encore plus spécial à propos de cette fosse : la montée incessante d’une femme après l’autre, d’un enfant après l’autre, tous desséchés et en sueur, mais silencieux et ne se plaignant pas. Elle ne se plaint pas parce que les seaux qu’elle transporte contiennent de l’eau potable pour les besoins de sa famille, dans un village situé à 1 000 mètres de là, au sommet d’une colline.

En s’arrêtant pour une photo au bord de la fosse, André se fait raconter un autre « détail », déchirant celui-là. Année après année, une femme – ou un enfant – glissait et tombait dans les profondeurs, très loin, pour rendre son dernier soupir au bord du ruisseau souterrain. Mourir au bord de l’eau de sa vie.

André est touché. N’aurait-il pas pu aider les villageois à remonter l’eau du trou dans la roche karstique jusqu’à la surface, tout comme, quelque temps auparavant, il avait réussi à faire s’envoler le ballon avec de l’air chaud ? Il était doué pour les tours d’ingénierie. L’eau n’est-elle pas plus réelle que l’air ? Oui, il n’a pas besoin de promesses de paradis, de salaires et d’autres choses. Juste de l’eau et, qui sait, les sourires innocents des vieilles dames du village. Il essayera d’aider à faire remonter l’eau à la surface pour les villageois.

Il n’y a pas si longtemps, André habitait déjà à Sumba. Son village s’appelait Waru Wora. Sa maison était une maison traditionnelle avec un toit de chaume et il y a vécu pendant environ douze ans avec un ami de la famille. C’est là qu’il a appris. Il a appris à se comporter. Et il a commencé à voir ce qu’il pouvait faire pour améliorer le système d’approvisionnement en eau. Pilote de son propre ballon, il était déjà un homme à tout faire. Mais « l’eau » exige d’autres compétences. Il a vite compris ce qui était le plus important : fabriquer des anneaux en béton pour la construction de puits. Il a appris cette technique auprès d’un vieux prêtre catholique, Romo Lackner, à qui il rendait visite à cette fin sur l’île de Savu. Les anneaux en béton doivent être coniques, lui dit le prêtre. Si vous les empilez pour faire un puits, vous construirez automatiquement un escalier pour monter et descendre. Ayant appris à fabriquer des moules en métal servant à faire les anneaux de béton, André les emporte à Sumba et, mobilisant les hommes de Waru-Wora, où il habite, commence à travailler sur le chantier. Ses économies ont été retirées de France pour couvrir les frais de fabrication. En quelques mois, le puits est creusé et l’eau commence à remonter. Les anneaux de béton sont alors installés un par un. Pour la première fois, Waru-Wora dispose d’un puits dont l’eau n’est pas puisée à un kilomètre de distance, mais simplement gorgée, seau par seau, au pied de la colline où se trouve le village. Les femmes sont libérées, surtout les filles, qui peuvent désormais aller à l’école. André est ravi. Mais il n’est pas encore satisfait. S’il y a maintenant de l’eau dans le puits au pied de la colline de Waru-Wora, il se demande pourquoi elle n’est pas acheminée jusqu’au sommet, au centre du village. Pas d’électricité ? L’énergie solaire pourrait être installée pour pomper l’eau. Au moment où l’idée a traversé l’esprit d’André, il a de nouveau mis la main à la poche, et c’est ainsi qu’il l’a fait. Aujourd’hui, l’eau coule des robinets au centre du village. Les femmes ont été libérées du fardeau de l’eau. Waru-Wora est devenu un village » développé».

Waru-Wora est rapidement devenu un village célèbre parmi les villages de la région de Lamboya : grâce à l’eau, ses habitants échappaient à la soif typique de la saison sèche – le fameux délire appelé kalanggo.

D’autres villageois ont rapidement entendu parler du « miracle » de Waru-Wora. André a rapidement été sollicité pour mettre en place un système similaire dans un village voisin, puis un autre et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ait construit huit systèmes d’approvisionnement en eau. Chacun d’entre eux est équipé de puits, de canalisations et d’électricité solaire.

À ce stade, les économies personnelles n’auraient pas suffi. Heureusement, ses amis alsaciens – d’anciens amateurs de montgolfières – ont été fascinés par les nouvelles possibilités d’André, cette fois-ci non pas dans les airs, mais dans les profondeurs de la terre, et leur aide a afflué assez régulièrement pour financer les projets d’André les uns après les autres. Car les nouvelles idées et les nouveaux projets ne cessent d’affluer. Après avoir construit huit systèmes complets à Lamboya, il s’est installé à Kodi. Il y avait déjà de l’électricité. Il suffisait de construire un puits, d’installer une pompe à moteur ou une pompe à pied et de poser des tuyaux. C’est ce qu’André a fait, avec une petite équipe qu’il a constituée au fil du temps. Qui a aidé André au niveau local ? Les villageois : ils fournissent la main-d’œuvre pour réaliser les cercles en béton, enterrer les tuyaux, etc. Le gouvernement local apporte également son aide.

Cependant, malgré leur utilité, les réseaux d’eau qu’André construit depuis près de 20 ans ne sont pas sans poser de problèmes. Pour deux raisons : d’une part, la nouveauté de l’approvisionnement en eau a modifié le mode de circulation et de distribution de l’eau existant – les camions de vente de la source – et les soutiens associés ; le réseau d’intérêts particuliers a été perturbé. En outre, le système d’eau artificiel d’André a été construit dans une société tribale qui, à l’époque, était en grande partie analphabète, c’est-à-dire qu’elle ne comprenait pas la notion de temps et de responsabilité économique. Pour une telle communauté, l’idée de contributions mensuelles gérées par une institution villageoise spécialisée était étrangère. Le personnel local instruit était plus préoccupé par la gestion des aides diverses venant de l’extérieur ou, dans les zones côtières, par l’organisation du transfert du statut des terres en vue de leur vente à des investisseurs extérieurs à l’île, que par l’attention à porter aux villageois « ignorants ».

Le résultat : Entre 2005 et 2019, André a réalisé pas moins de 40 puits, qui fournissent de l’eau à plus de 30 000 personnes, soit 4 % de la population totale de l’île de Sumba.

En conséquence, le système mis en place par André n’est souvent pas entretenu. Les robinets cassés restent en panne et les pompes à moteur bloquées ne sont pas remplacées, si ce n’est par la poche d’André ou par le gouvernement local. En d’autres termes, le sens de la responsabilité socio-économique des villageois à l’égard de l’élément de l’économie moderne qui leur a été donné – l’approvisionnement en eau – est inexistant. Ou l’absence de responsabilité. Par conséquent, la durabilité du système pose problème. Le développement physique ne résout pas nécessairement le problème. Il doit s’accompagner d’une prise de conscience du public.

André a peut-être été trop innocent au début. Lorsqu’il construisait puits après puits, et réseau de canalisations après réseau de canalisations, il ne comprenait pas vraiment l’ampleur du problème auquel il était confronté. Il ne s’en est rendu compte qu’après avoir déménagé à Tambolaka et construit activement des puits dans la région de Kodi pendant plusieurs années. Ce n’est qu’en visitant Waru-Wora et ses environs qu’il s’est rendu compte, au vu du manque d’entretien, que le problème ne se limitait pas à l’eau. « La pauvreté invite la pauvreté », dit-il aujourd’hui.

Comment sortir de ce cercle vicieux ? Il a commencé à y réfléchir vers 2015, dix ans après avoir commencé à construire activement le système d’approvisionnement en eau de Waru Wora. Il a même commencé à travailler sur l’idée d’une « école de l’eau », avec son propre programme d’éducation communautaire, des bâtiments pour l’apprentissage, un programme d’études pour différents types de compétences en matière de gestion de l’eau, par exemple le personnel enseignant, etc.

Soudain, la crise du Covid-19 éclate et oblige André à prendre de la distance, distance intellectuelle, mais aussi distance physique. Lorsque le Covid a commencé à atteindre son apogée, il était en France et ne pouvait pas retourner à Sumba… Les victimes sont tombées, mais la technologie s’est transformée de manière inattendue. Apparemment, les séminaires et l’éducation en ligne ne sont plus un rêve du futur, mais une réalité quotidienne. De plus, tous les écoliers ont des téléphones portables – et tous les enfants de Sumba vont désormais à l’école. Il n’est donc pas nécessaire d’avoir un bâtiment magnifique ni de confiner les élèves dans une salle de classe sous la surveillance d’un enseignant, il suffit de jouer habilement avec les téléphones portables.

Dans son « exil » en France, André a immédiatement saisi les opportunités éducatives offertes par les téléphones portables et la communication en ligne. C’est alors qu’il a pris la décision finale. Il laisse tout derrière lui : sa maison, ses amis, et même son Munster préféré. Sa vocation est définitive. Il doit trouver la clef pour que la population de Sumba Ouest, qui est classée comme la plus minuscule des déjà pauvres NTT, pour que la population de Sumba ne soit pas seulement transformée en systèmes d’eau par des étrangers – lui-même, le gouvernement ou d’autres ONG – mais créée et gérée par chaque communauté, dans un dialogue ouvert avec d’autres Indonésiens.

Que fait André aujourd’hui, après son retour de France à Sumba ? Bien sûr, il continue à creuser de nouveaux puits et à réparer les anciens. Cela fait partie de son destin. En apprenant qu’Amaenodu (le nom sumbanais d’André) était revenu à Sumba, ils sont venus, une, deux personnes, parfois en groupe. Qui sont-ils ? Les petites gens du village. André donne des conseils ici, fait des visites là. Mais il s’occupe aussi d’un autre travail, très sérieux : il travaille sur un questionnaire qui sera distribué aux éducateurs du village, pour savoir « comment les systèmes d’eau peuvent être établis au sein de “l’adat” (la tradition) et gérés localement sans contraintes, sur la base des connaissances locales ; ou comment impliquer les femmes et les jeunes ».

Plus important encore, il travaille actuellement sur deux types de modules d’apprentissage sur l’eau qui seront appliqués sur le terrain par le biais d’ateliers : l’un, de nature formelle, vise à éduquer et à former des agents de vulgarisation potentiels spécialisés dans l’eau ; l’autre, plus informel, mais aussi plus important, sera également diffusé sur YouTube. Ces modules YouTube couvriront toutes les étapes de la construction d’un puits, du creusement et de l’installation des tuyaux, de l’entretien et de la réparation des machines cassées, etc., ainsi que la gestion des redevances d’eau. Toutes ces informations seront présentées sous forme de vidéos et accompagnées d’images explicatives. Par exemple, il y aura des vidéos et des photos sur la façon d’installer des ponceaux, de faire des puits et de planter et d’installer des canalisations d’eau.

Pour la mise en œuvre, André s’appuie sur une équipe. Certains de ses membres sont déjà en place, d’autres seront nommés par le biais de procédures d’auto-sélection ou à la demande d’agences gouvernementales. Les ateliers mentionnés ci-dessus, en collaboration avec les agences gouvernementales et les institutions coutumières concernées, devraient jouer un rôle important dans la popularisation du nouveau mode d’intervention. L’objectif, aux yeux d’André, est de sortir définitivement les gens du marasme et de leur donner le contrôle de leur propre vie.

N’est-ce pas un rêve ? Non, ce n’est pas un rêve. André n’est pas seulement un « rêveur », il est aussi un « faiseur ». Je vais donc l’aider moi aussi.

Et vous, que ferez-vous ?

Par Jean Couteau1

1

Plus léger que l’air

L’homme de Florès m’a caressé (23 déc. 2004), Pays Lio (île de Flores)

Homo macadamus

Le moteur s’était enfin tu.

À la manière de Jonas ressortant du ventre de son gros poisson avaleur d’humains, je m’apprêtais à me dégager du cocon-bastringue à quatre roues qui m’avait copieusement prédigéré pendant une interminable demi-journée. Quelques autres passagers restaient encore à bord. Des mecs joviaux, à la vue d’un « bule », « blanc-bec », d’un touriste, d’un « porte-monnaie sur pattes », se précipitaient déjà vers moi alors que je m’apprêtais à m’extraire de petit autobus vert…

… Et j’éructe : « Yetz awer lian er mi riawig ‘ferdammi’ nar a mohl » (putain de Bon Dieu, lâchez-moi la grappe immédiatement).

Là, bien que n’en laissant rien paraître, j’ai failli m’étouffer de rire à la vue d’un spectacle étonnant : j’avais effarouché mes interlocuteurs qui, comme un seul homme – alors qu’ils étaient 4 ou 5 gaillards –, reculaient précipitamment en ressortant par la portière arrière de l’autobus qui venait à peine de s’immobiliser sur le « Bis-terminal » de Maumere. Mais aussi, je m’étais presque effrayé moi-même : trop lassé par les « harcèlements » incessants en forme de « transport’ mister », « ojek ? », « where you go ? », etc., et, sans trop y réfléchir, j’avais choisi l’option du coup de gueule en alsacien et je fus bien surpris de l’effet radical d’effroi qu’il fit sur mes harceleurs. Je m’étais moi-même impressionné par mes propres capacités à éructer de manière aussi violente, presque existentielle, ces quelques mots en mon idiome originel. Un peu moins aurait probablement suffi !

Par les quelque trente degrés à l’ombre de l’asphalte rare – et donc si chic à cet endroit – où descendent parfois des « bule » (Occidentaux), je me demandais comment le vulgaire juron qui ne faisait pourtant aucunement partie de mes registres originels de vocabulaire de petit « alsaco-protestant », avait pu se présenter aussi spontanément à mes neurones. Imprévisibles neurones ? : sacrés petits tissages serrés de myéline voyageuse. Fallait-il qu’une fois de plus vous tentiez de me rapprocher de mes putains d’origines… alors que l’asphalte sent si bon et que le soleil de fin d’après-midi se met déjà en pyjama, alors que « l’ailleurs » est en passe d’être atteint, alors que j’allais enfin arriver nulle part.

Les conducteurs d’ojek, taxis, guides et motocyclistes de la place qui assistaient à la scène ne m’abordèrent donc pas : ils avaient compris que le « bule perancis » (prononcez « boulet prantchiss »), donc le touriste français, ne souhaitait pas recourir à leurs services et qu’il était manifestement excédé par leurs trop pressantes propositions. Je rassemblais mes bagages le plus rapidement possible puisque manifestement le bus allait continuer sa route : je n’avais pas été averti que nous arrivions à destination et ne comprenais pas qu’après une pause non expliquée l’engin allait repartir aussitôt.

En voyage, les « bagages » se composent surtout d’éléments matériels. Sauf pour ceux qui se déplacent à plusieurs, auquel cas les illusions de communauté en font partie ! Mais, même « matériel », le bagage est une forme d’excroissance du voyageur : une forme de prolongement de l’individu, la collection d’objets plus ou moins pesants ou lourds d’accessoires de petits conforts précédemment dégustés ailleurs et souvent complètement inadaptés à l’univers environnant, ou de ramassis de matériaux fétiches, ou encore de souvenirs.

Ces fétiches donnent au voyageur l’illusion d’une possible continuation de l’excitation de ses découvertes par la possibilité de les « partager » (en réalité, le voyageur au moment de son retour chez lui ne fait que les étaler sans que cela ne signifie quoi que ce soit à ses interlocuteurs, évidemment ne peut que l’engager à la tristesse). Le temps de « prendre l’avion » pour retourner vers sa résidence principale de sédentaire, il aura été rassuré d’une éventuelle, bien qu’impossible, prolongation de son expérience par de hasardeux « partages » ou « stimuli de communion » que provoqueraient les objets embarqués en soute ! Je trimballais, bien sûr, toute cette panoplie : équipements photo et « colifichets-souvenirs » !

Les conducteurs d’ojeks, et de taxis, et autres badauds n’avaient pas bougé ! Voyant mes interlocuteurs transis me mater d’un œil amer, j’usais d’un gag à peine plus délicat : en « boulet » parfait que j’étais, je sortis mon téléphone portable après avoir déposé mon sac à dos, mon sac de voyage, et ma gibecière-photo sur un trottoir et entreprenais une conversation tout à fait imaginaire, histoire de souffler un peu. La ruse fonctionnait : manifestement tous ces garçons, bien décidés à se rendre indispensables pour m’accompagner on ne sait où, regrettaient l’évident contact que je semblais avoir à Maumere ! Si celui-ci avait existé, il aurait certainement transféré ou hébergé le blanc-bec qui aurait pu les faire croûter.

Le soleil était encore très chaud alors qu’il devait a priori se coucher dans environ une heure. Peut-être d’ailleurs qu’en Asie le soleil ne se couche que pour éviter d’avoir trop chaud…

Je dégoulinais de cette sueur étrange qui a un goût prononcé et tenace sans parvenir à la bouche et qui sans atteindre les narines exhale une odeur tout aussi âcre ; obsédante, omniprésente et semblant venir de l’intérieur ! Ah Lariam quand tu nous tiens ! Ce produit antipaludique puissant est encore consommé par de nombreux « boulets » en Asie pour éviter les affres de la malaria. Ceci bien que les emballages ou notices aux consommateurs comportent en mention claire dans la rubrique « effets indésirables » : « peut entraîner des effets psychologiques désagréables voire des envies suicidaires » !

Et puis mon otite interne continuait ses vacarmes de forge depuis les tréfonds de mes oreilles alternativement gargouillantes et cognantes en dépit des derniers antibiotiques et antinévralgiques qui me restaient, associés aux aspirines locales achetées la veille en « apotik » (pharmacie). Associations de drogues puissantes.

Après l’arrivée à la destination terminale, je scrutais le terrain du « bis-terminus » en feuilletant le « Lonely-Planet ». Se donner de la contenance et une image de touriste « sérieux » n’est pas l’attitude la plus blâmable des voyageurs. Soudain je me rendis compte qu’il n’y avait plus rien, plus personne autour de moi ! Et, là encore, j’ai ri : je me trouvais seul sur ce ring où grouillent d’habitude tant de vautours à roupies et j’étais bien emmerdé pour trouver hébergement, taxi, transfert, etc. Alors j’ai marché un peu.

L’accostage a été rapide et malgré l’hôtel peu recommandable (chansons pentecôtistes jusqu’à 2 h du matin, heureusement étais-je rentré tard), la nuit à Maumere fut malgré tout délirante d’amusantes rencontres et de beaux moments.

Ces « consciences en rétroviseur » lors desquelles je me voyais réagir, moi-même interprète de l’opéra que j’improvisais (ou qui m’improvisait mon rôle), ces solitudes de macadams surchauffés, ces éclats de voix, ces maladresses élégantes, ou ces inélégantes adresses me semblent être de bien plus radicales thérapies de conscience que celles des sofas mous des officines occidentales. La « conscience » ici s’entend « spatialisation », évaluation d’une situation inattendue, et respiration profonde et lente pour calmer les stress et craintes de tous crins.

J’étais donc là. Nulle part. Cet endroit n’avait strictement aucune signification pour moi. J’étais ailleurs. Il était l’heure de prendre mon comprimé de Lariam.

Homo culpabilis

Je me sentais réellement fatigué : réveillé à 5 heures du matin par Melky, le très sympa complice rasta et gardien de mon hôtel de la veille d’où j’avais pris le bus de Bajawa pour Maumere. On m’avait annoncé environ 6 à 7 heures de route. L’embarquement s’était fait devant l’hôtel, à la sauvette. J’étais l’unique touriste ce matin-là et cela m’arrangeait : les bousculades n’ont jamais été un plaisir pour moi ! Donc « Sampai Jumpa Melky » (à bientôt, Melky).

Mes bagages avaient été lancés à la volée sur le toit cabossé du bus parmi les cochons, chèvres et autres gros cartons. J’étais encore dans mes impressions de la veille alors que j’avais « zoné » en ville avec Melky, mon accompagnateur, traducteur de bonne compagnie aussi drôle qu’agréable. Nous avions « fait la clôture » de la première foire à manèges de Bajawa. C’était une merveille : des machines infernales aux carburants colorés et fumants dans leurs réservoirs à l’air libre qui alimentent d’énormes moteurs pétaradants, lesquels, équipés de systèmes de chaînes et de poulies à frottements pneumatiques entraînaient le grand carrousel ou la grande roue. Les petites nacelles métalliques embarquaient des enfants aux sourires émerveillés à quelques mètres du plancher des vaches.

Devant l’hôtel, j’avais demandé à Melky de bien vouloir solliciter les portiers du bus pour qu’ils me prêtent la main pour récupérer mes sacs : seule une petite galerie métallique d’une quinzaine de centimètres prétendait prévenir les bagages d’une chute. Mais déjà l’engin s’était mis en route. Je fulminais, les bruits de battement de mon cœur cognaient dans mes oreilles alors que les aspirines et antibiotiques arrivaient en fin de stock.

Lors de soins prodigués à mon retour, mon copain médecin en Alsace m’avait expliqué les causes de ces réalités internes : j’avais le canal de l’oreille moyenne et la trompe d’Eustache complètement bouchés et en surpression par des encombrements de glaires, ce qui entraîne un effet d’hyperamplification, au point d’entendre les moindres gargouillis et mouvements, même microscopiques, internes à mon corps. Quelle machine ! La coupe de l’oreille qui a servi à illustrer le propos du sympathique O.R.L. montrait cet espace moyen de l’oreille comme une lagune : même la physiologie de l’oreille peut inviter au voyage !

En moins d’une fraction de seconde et tout en restant bien réceptif à ce qui se passait en moi, je m’étais transposé dans une lagune chaude que j’avais traversée à la nage, au crépuscule, environ trois semaines avant. Ce n’est que bien plus tard, pendant la nuit de pleine lune qui suivit, que les shamans et villageois qui nous hébergeaient s’étaient étonnés de mon retour : quelque temps avant, deux personnes avaient disparu dans des circonstances équivalentes, au même endroit. Sans évoquer de causalité avouée, on nous parlait de la présence de crocodiles dans la lagune.

Je décidais de m’installer sur la banquette arrière. En véhicule à quatre roues, l’arrière n’est généralement pas convoité. Les chocs et aléas de la suspension y sont les plus sensibles. Je n’avais pas encore imaginé mes stratagèmes, mais pressentis que ma place était « là », sur la banquette arrière, là où d’habitude se mettent le ou les portiers : les « konjaks ». Cette fonction libère le chauffeur de tous soucis hormis sa conduite. Les portiers s’occupent autant des bagages que des encaissements : juste avant sa destination, chaque passager du véhicule paye son dû.

Sitôt un passant est en vue, l’un des konjaks est en permanence penché à la portière arrière toujours ouverte pour crier l’annonce de la destination suivante. Le bus était loin d’être complet : seule la moitié des places disponibles étaient occupées, mais l’allée centrale était bondée à hauteur du haut des sièges par des sacs de riz. Pour ce voyage, les portiers étaient trois et l’un d’eux m’agaçait particulièrement : alors que j’étais frustré et inquiet de ma privation de bagages, il s’était adressé à moi de manière quasi brutale « giv’ sigaret’ » et jouait le matador par rapport à ses deux associés bien plus discrets et souriants…

Je gambergeais. En quelques dizaines de kilomètres de vrombissements, davantage perçus qu’entendus, de chocs inexpliqués et autres claquements de transmissions du petit autobus vert, la variété des mouvements, les senteurs et les positions diverses autant du véhicule que des passagers s’imprimaient progressivement en moi. Je contrôlais tant bien que mal les alignements de mes disques intervertébraux et c’est peut-être cet effort divertissant qui me fit penser à d’éventuelles explications aux mystères bagagers : les sacs de riz d’environ 40 à 50 kg étaient bien plus lourds que les sacs du touriste et, de surcroît, le riz se mange, alors que les souvenirs et autres sacs de couchage ne sont pas destinés à être engloutis.

Deux heures plus tard, à l’occasion d’un arrêt, je récupérai mes bagages et les portiers eurent chacun son paquet de Krétek, ces légendaires cigarettes locales parfumées au clou de girofle… Des sourires apparurent à mon égard… Le reste du voyage pouvait commencer. Du moins pour eux. En ce qui me concerne, il me fallut encore un bon tronçon d’éternité pour me libérer de mes sentiments coupables de petit homme blanc qui avait récupéré ses sacs par le truchement d’un « deal ». Je m’étais surpris à imaginer la « valeur » financière de ma démarche : si la corruption tabagique n’avait pas suffi, quelle somme aurai-je investie pour m’affranchir de l’inconfort que j’avais imaginé ?

La corruption ? Ce système des petits ou grands billets qui circulent est tout simplement naturel, parfois bien senti, parfois abusif, mais je ne l’ai jamais observé de manière aussi planquée – souvent déguisé en termes et autorisations tout à fait officiels ! – qu’en Occident.

À la « pause de midi », alors que passagers et portiers s’engouffraient dans une petite gargote de bord de route, j’achetai un assortiment de fruits sur un petit marché calé sous une bambouseraie : un peigne de l’une des 62 variétés de bananes d’Indonésie, des mandarines, des fruits du serpent et des mangoustans. La culpabilité et les fâcheries s’éloignaient, les fruits étaient sucrés, juteux, délicieux.

Homo reconciliatus, homo musicalis

Selon mes évaluations, il ne restait que trois ou quatre heures de route jusqu’à ma destination. Mes forges internes et gargouillis battaient la chamade, mais les vitamines et « Lariam » ingurgités aidaient manifestement au détachement de l’esprit et à l’envol des préoccupations calculatrices ou coupables. Il restait quelques fruits que je proposais à mes voisins portiers qui, eux aussi apparemment ragaillardis par leur demi-heure de pause déjeuner, acceptaient avec le sourire. Les derniers moments d’un voyage semblent toujours être les plus longs, du moins à tous ceux qui s’imaginent aller quelque part. Ce coup-là, c’était le cadet de mes soucis.La sympathie des portiers était maintenant acquise et ils n’étaient en rien gênés de ce que je les regarde autant : je les dévorais des yeux. L’aîné à côté de moi, très fin, menu, et sans âge quant au plus jeune, son frère, tout aussi filiforme, il était si petit qu’il aurait pu être un enfant de 5 ou 6 ans, mais visiblement aux expressions d’adulte ! Ils n’avaient pas les rondeurs ou déformations des « nains » aux allures de bébé mal grandi : ils étaient simplement très petits. Des modèles réduits d’adultes en habits sales et déchirés, mais beaux, très beaux. Mon voisin parlait quelques rares mots d’anglais. Il m’apprit qu’il s’appelait Gino, qu’il avait 35 ans. Il devait peser à peu près 35 kilos.

Gino est mécanicien et participait au voyage en bus pour d’éventuelles réparations en cas de panne. Nous nous voyagions dans un engin terriblement malade du pont arrière, peut-être agonisant ! Nous grillons quelques cigarettes. Le rythme lent du bus épouse petit à petit celui de la digestion et de la somnolence. Gino s’affaisse doucement contre mon côté gauche, il dort. Je contemple ce garçon comme un mec que j’aurais connu depuis toujours. Je me demande ce qu’il vit, où, comment ? La curiosité se fait étonnement, et ses 35 kilos, dans ses guenilles d’enfant déchirées aux cambouis superbes, reposent sur mes jambes. Gino était passé d’un être autre et étrange, distant, presqueeffrayant, à un humain… trop humain… oh combien aimable.

Je pensais aux récits de quelques collègues touristes qui m’avaient raconté avoir vu le squelette de l’homme de Florès « en avant-première ».Même des scientifiques « sérieux » n’excluaient pas que dans quelques grottes reculées de Flores, il puisse encore subsister des noyaux isolés d’« homo floresiensis ».

Cet humanoïde étrange se distinguait surtout par sa taille de moins d’un mètre cinquante et vécut là, à proximité de Labuan Bajo, il y a environ 12 000 ans. Sa petite taille le désigne comme une espèce distincte du néandertalien dont nous serions issus (lequel avait lui-même disparu 15 000 ans auparavant). La revue « Nature » avait divulgué l’info environ trois semaines avant mon voyage. Les touristes qui m’en avaient parlé l’avant-veille de mon voyage en petit bus vert avaient été parmi les premiers et rares Occidentaux à contempler le squelette, du seul, de l’unique et du donc désormais célèbre « Homo-Floresiensis ». Mais eux n’auront pas eu droit à la chair, ni à la chaleur du corps de Gino maintenant allongé sur mes cuisses, ni au partage d’émotions qui suivit.

Cet hominidé ne se cachait-il, conformément aux spéculations des paléontologues, que dans des cavernes reculées ? J’en avais causé à un « découvreur de spots », ces Occidentaux qui travaillent pour des officines de média ou de tourisme européennes et en charge de leur vendre les raretés et exclusivités dans ces territoires lesquels semblent encore offrir quelques surprises même autres que paléontologiques ! Nonobstant les satellites et drones, il semble évident que des espèces vivantes – autant animales que végétales –, des régions à l’intérieur des îles, et probablement même des îlets, soient encore à découvrir.

Parfois, en ce qui concerne les îles, à ne plus découvrir : lors d’une approche en bateau sur un îlet choisi sur une carte de la marine, notre capitaine n’avait rien trouvé ; l’île elle avait disparu. Il arrive que des bancs de sable affleurent à la surface de l’eau au gré des mouvements des courants marins, parfois pour disparaître quelque temps après. Robinson Crusoé profitera de son îlet pendant le laps de temps qu’autoriseront les mouvements complexes des apports et des retraits de matières minérales. Aucun doute possible, Poséidon est toujours à la manœuvre en disloquant les terres et en les rassemblant ailleurs en d’impensables démantèlements et remembrements.

Pour ne pas déranger le sommeil du juste de Gino, et à défaut de conversation, j’avais sorti discrètement de mes affaires mon iPod de milliardaire (une espèce de gramophone auriculaire, inventé depuis peu par l’homme blanc et aux performances redoutables !) pour goûter à la situation et aux paysages de rêve que notre petit bus vert semblait connaître par cœur.

Rizières courbes ou étoilées, buffles roses ou gris, torrents bouillonnants ou desséchés, déserts arides et craquelés baignés de soleils changeants, palmiers, hirsutes de tous crins, une mobylette percutée sans grand dommage au conducteur, des falaises magnifiques, des chevaux ou cochons fainéants au repos sur la route, des forêts diversement tropicales dont les troncs parfois encombrent la chaussée… Entre ralentissements et attentes, j’avais envie de musique, mais j’étais gêné d’en profiter tout seul. Alors, doucement, j’ai glissé l’une des oreillettes de mes écouteurs dans l’une des oreilles de Gino et plusieurs concertos de Brahms se sont succédé en éternités douces. J’avais une foultitude de titres différents de musiques diverses dans le petit appareil à peine plus grand que deux paquets de clopes ainsi que plusieurs milliers d’images numériques en haute définition réalisées lors des semaines précédentes de bourlingues qui m’avaient mené là, sans l’avoir programmé, décidé ou voulu. Là, à cet instant, sur la banquette défoncée à l’arrière du petit bus vert.

Pourquoi donc avais-je sélectionné Brahms ? Je crois me souvenir que l’étrangeté de la situation m’avait engagé à respecter ce qui était très simplement bon : l’inattendu, l’étrange, l’imprévisible… et je me doutais bien que Gino n’avait pas les répertoires de Mister Brahms à sa connaissance ! L’une des deux petites oreillettes déversait dans l’une de mes oreilles malades les accents invraisemblables des envolées folles de « Johannes ». La deuxième oreillette synchronisée, à l’identique, aux mêmes endroits, aux mêmes instants, berçait un dormeur à la boîte crânienne minuscule… tantôt ridicules et mièvres mélasses bourgeoises, tantôt sublimes éclats tziganes, légers… éclatés !

En m’amusant des instants européens que je passe à retranscrire ce petit tronçon de voyage, je réécoute ces concertos et m’aventure dans mon encyclopédie de la musique (Larousse 1946, « la musique des origines à nos jours »)…

Concernant Johannes, il était né en 1833 dans les « bas-fonds » (quel drôle de nom !) de Hambourg : « Comme aucun prince ne devint son protecteur et que sa famille était revêche et pauvre, il a dû gagner sa vie de façon pénible. Dans sa jeunesse, il devait jouer du piano dans les bordels du port de mer où les femmes et les marins le traitaient comme un objet de jeu. Comme conséquence, ses relations avec les femmes furent toujours aigres – du moins c’était son avis pour expliquer son aversion chronique pour le mariage. D’autre part, il gagnait sa vie en faisant des arrangements de pièces légères qu’il publiait sous différents pseudonymes. Pendant tout ce temps, il s’imposait comme compositeur et pianiste. »

L’un des derniers exemplaires de l’Homo floresiensis se planquait là, avec moi, à l’arrière du petit bus vert, sa tête, toujours aussi petite malgré les perfusions romantiques, plaquée sur les coups de soleil de mes jambes… Son petit frère, un peu plus loin sur la banquette, ne dormait pas. Je lui tendis les derniers Gula-gulas (bonbons) au gingembre qui me restaient. Il sourit.

Peu avant Maumere, Gino se releva pour s’affairer aux encaissements. Il me dit n’avoir jamais entendu d’aussi belles musiques !

Il m’expliquait que c’était pour lui un peu comme les musiques qu’il avait entendues à l’église. Il y va rarement, car il boit puisqu’il n’est pas marié ! Je lui précise que je me fous éperdument de son alcoolisme occasionnel et de son statut de célibataire, et que personnellement je n’aime pas les églises et les téléviseurs (« fucking churches, fucking television »). Il me demande s’il peut me rejoindre à mon hôtel le soir. Je n’avais pas choisi d’hôtel et j’arrivais nulle part !L’homofloresiensis repartait dans sa grotte mobile, petit autobus vert et guilleret aux portières toujours ouvertes…

Alors que l’homoalsacianicus sortait de la même caverne cabossée, mobile et pétaradante, intemporelle et voyageuse, il se souvint s’être écrié :« Yetz awer lian er mi riawig ferdammi nar a mohl »…

Il arrivait nulle part.

Le squelette du congénère de Gino – toujours selon les sources du même google-pipelette (qui raconte la même chose à tout le monde) – aurait été récupéré par ses découvreurs quelques jours après la visite de mes copains touristes, et mis en lieux sûrs. Ceci au grand dam des archéopaléontologues, notamment ceux du Museum d’Histoires Naturelles de Paname, qui désespèrent de pouvoir poursuivre l’étude.

Qu’ils ne comptent pas sur moi pour leur communiquer l’adresse de Gino.

Né : fait pour mourir

Je n’étais pas encore conscient de la jolie devinette : « en deux lettres, c’est fait pour mourir’ ? : né ».

Provisoire donc !

Je m’en souviens comme si c’était hier : j’avais les paupières encore engluées de liquide amniotique et la lumière de ce premier matin en espace aérobie me semblait aveuglante ! Pas étonnant que je n’arrive pas à distinguer grand-chose : personne ne m’avait appris à mettre des mots sur mon environnement. Autant se reposer encore un peu, j’aurai certainement le temps, plus tard, d’en voir et d’en savoir davantage. Et puis, le « plus tard » était flou. Je n’avais pas encore la notion du temps comme je l’ai maintenant. L’ai-je vraiment acquise ?

Madame Toussain, la sage-femme, s’activait. J’allais très bien, mais il fallait s’occuper de la suivante : ma « sœurette » que j’avais sentie toute proche de moi pendant plus de sept mois se présentait déjà à la même porte de sortie. Pendant sept mois, nous avions été en « mode consommation », tous les deux, à quelques millimètres l’un de l’autre, simplement séparés par une membrane souple à peine plus épaisse que les sacs en nylon que l’on vous remet au supermarché pour rassembler vos achats. Pas de marquages publicitaires sur les petits sacs. Il y faisait une température agréable. Les choses étaient bien organisées : nous avions chacun notre cordon ombilical et notre poche amniotique. C’était exigu, mais cosy.

Plats du jour individuels assurés et à volonté. Donc pas de compétitions à la cantine ! Il semblerait que je me sois davantage goinfré que ma voisine : la première balance que nous avions rencontrée prétendait que je pesais presque un kilo de plus qu’Evelyne. Je m’en souviens parfaitement : mon petit corps était bien constitué et dans les normes admises de la viabilité. Par contre, Evelyne, également parfaitement constituée, était trop légère.

La maman mammifère avait pourvu les rations nécessaires pour nous laisser grandir en elle. Elle a même pris le soin de filtrer les liquides environnants. Ensuite elle nous avait libéré des gargouillis et de l’espace exigu dans lesquels nous avions barboté pendant ces nombreuses semaines. Au fil du temps, me sentir à l’étroit m’était devenu insupportable. Soudain, comme cela arriverait à des poissons qui sont sortis de leur aquarium, on est venu nous extraire de là. Des érines et autres instruments chirurgicaux sophistiqués avaient aidé à la sortie sans trop nous abîmer.

À présent, il nous fallait devenir des petits mammifères aérobies. En théorie, tous les espoirs étaient permis. Des découvertes inconnues nous attendaient. Des confrontations aussi : le monde des humains égoïstes qui se livrent des guerres !

C’est lors de cette vie avant la vie que se mit en place un déterminisme ambigu : celui de la compétition, ad vitam ! Tant que nous avions été prisonniers de l’espace réduit du bas-ventre de maman, les choses restaient confuses. Tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes. Une fois que nous nous étions transformés en petits humains, se sont mises en place les appréciations très progressives des univers dans lesquels nous arrivions. Mes perceptions et mes compréhensions des espaces et du temps se frayaient leurs chemins.

Comme tout humain, je démarrais sur les chemins de la vie dans l’« état fragile » qu’il faudrait maintenir aussi longtemps que cela pourrait durer. Cet état vous oblige à un combat permanent avec la mort. Faire durer le plus longtemps possible, tel en est l’objectif. Guerre perdue dont on connaît à l’avance le vainqueur. Étant en vie, nous nous devons de lutter tout en étant avertis de la finitude du combat. Abscondité aliénante parsemée d’embûches et de victoires.

Adolescent, les « mondes convenus » devenaient petit à petit mes mondes ennemis ! Les flirts des copains, dont j’étais témoin malgré-moi, m’apparaissaient comme de véritables rapts : les « garçons-cibles » de mes fantasmes les plus inavoués étaient cueillis par de convaincantes jeunes filles ! La haine des couples s’étendit progressivement à celle des femmes et à leur sexe. Il ne restait pas grand-chose qui ne soit haï ! La solitude était l’une des cruelles composantes du prix à payer.

Aimer était dangereux et semblait impossible : l’inavouable attrait que j’éprouvais pour les garçons devait rester secret. La violence restait occasionnellement un moyen de communication : je me souviens de plusieurs scènes de viols commises par d’innocentes demoiselles ou femmes désireuses de me conquérir. Il n’était pas rare que celles-ci se terminent en coups ou en morsures ! Parfois je mordais trop fort et le sang coulait. Assurément, je n’étais pas bien « normal » !

Il aura fallu des dizaines d’années pour que de progressives prises de conscience et compensations calment mes plaies. Il n’y a que le temps pour cicatriser ce genre de blessures. Je ne me suis jamais occupé de savoir si celles des femmes que j’ai cognées ou mordues ont guéri. Mes obscurs mécanismes les plus intimes pouvaient-ils seulement être compris et partagés par quiconque ?

La source et les larmes

Ici en Indonésie, la source d’eau est bien nommée : « mata-air », l’œil-eau. C’est l’endroit où l’eau qui circule dans la nature souterraine et invisible se révèle à la vue. Vénérées par les poètes et les religions et toutes les instances organisatrices de la vie sur terre, les sources peuvent être des points de rencontres heureuses ou l’objet de querelles ou de guerres meurtrières.

Les larmes sont l’« eau de l’œil » ou « air-mata ». C’est au moment auquel une émotion produit une pression sur la glande lacrymale que se produit l’écoulement vers l’extérieur d’un liquide qui part couler sur les joues. C’est la matérialisation d’un sentiment trop fort pour être contenu. Les larmes sont constituées à 98 % d’eau. L’eau nous sert donc à nous libérer de certaines émotions. Des plus dramatiques aux plus désopilantes.

En Austronésie, il est rarissime de voir des gens pleurer. Non pas que les motifs pour le faire seraient à manquer : la misère matérielle environnante et les fonctionnements de la psyché – fréquemment décrits comme étant « primitifs » – se déclinent souvent en d’infernales et déchirantes désespérances, mais le seuil d’acceptation des réalités de la vie et de la mort est situé à un niveau totalement ignoré par les Occidentaux. Ici, la fatalité est reine.

Vue depuis le sud, la petite île de Pura culmine à environ 1000 mètres et se présente comme un cône parfait, un peu à l’image d’un humble Fujiyama surgissant des profondeurs de la mer de Savu (Sawu). Ses quelques 6 000 habitants originellement chasseurs et cueilleurs se seraient déplacés des flancs escarpés du volcan pour s’établir sur les terres côtières en devenant progressivement pêcheurs. Les cultures de maïs y étaient aussi prospères que celles qu’ils avaient délaissées en altitude mais les poissons étaient à portée de main ou à portée de boubous, ces pièges astucieux confectionnés en bambou. Depuis la mer, le plus grand village apparaît comme un minuscule jeu de légos colorés et hétéroclites.

Pour essayer vainement d’y trouver une bonbonne de butane, nous avions ancré à Solangbali : modeste village, les pieds dans l’eau. Le cuisinier de notre barcasse pour touristes avait averti le capitaine d’une prétendue urgence à remplacer la bonbonne qui lui servait à nous préparer les petits plats merveilleux consommés à même le deck du bateau de type « phénicie ». Comme chaque soir, je grimpais sur la minuscule plateforme au-dessus du cockpit : c’était l’endroit privilégié pour déguster des soleils couchants beaux et chatoyants à vous couper le souffle.

J’avais repéré la grâce naturelle du cuisinier, sa gentillesse m’avait conquis. Lors de l’un des moments contemplatifs de l’astre couchant, je me trouvais seul avec lui. Je sens encore la douceur de la main de Koni délicatement passée dans mon dos. La tendresse que nous nous accordions avait trouvé son origine au crépuscule, à quelques encablures de son île d’origine : Pura. C’était il y a vingt ans. Au gré des vicissitudes notre relation s’est muée en amour puis en une amitié complice.

Tanah-air : la Terre-eau

Le terme indonésien pour désigner le pays d’origine, également la patrie, la terre maternelle, l’origine géographique, est « Tanah-air » dont la traduction littérale est « Terre-eau ». Il se pourrait que les Îliens, habitants du pays aux 17 500 îles aient inventé cette formule coquette pour désigner leurs racines en se définissant comme je le fais moi-même : « mon origine est le bas-ventre de Sophie et la Vallée de Munster en Alsace ». Référence double au liquide amniotique de mon origine biologique en y associant la localisation géographique et culturelle du lieu où j’ai grandi.

À la manière dont les eaux souterraines et occultes apparaissent parfois en résurgences inattendues, les souvenirs que nous avons de nos vies refont surface, aléatoirement, inopinément, pour nous surprendre. Était ce cheminement de ma mémoire que je recherchais en venant vivre dans l’Est indonésien ?

Les curriculum vitae que nous rédigeons aux étapes successives de nos parcours changent parfois d’allure. Les contenus n’en sont pas affectés pour autant. À vous de composer une image d’ensemble de ce que je livre dans les pages qui suivent ; chacun de vous aura une perception personnelle de mes témoignages.

Tant de fois, j’avais passé outre les « appels du pied » que l’on m’avait fait : « tu devrais consigner tes mémoires ». Avais-je craint de ne pas être en mesure de mettre ma propre vie en mots ? Pour partie probablement : me remémorer un itinéraire aussi bariolé sera compliqué. La propension à récapituler mon parcours, alors qu’il arrive au troisième quart ou aux derniers tiers de son cheminement, est-elle le propre des voyageurs ? En tous les cas, m’y voilà ! Aussi embarrassé qu’autorisé à pareil égocentrisme, je parlerai à la première personne du singulier.

Je ferai honneur à cette entourloupe qu’est l’autobiographie : comment décrire ma vie alors qu’elle est en cours d’être vécue, alors que je n’ai pas la moindre idée du temps restant jusqu’à son aboutissement ? Vous ne découvrirez ici que quelques morceaux choisis de la période écoulée depuis le 24 juillet 1957 à 10 h 15 jusqu’aujourd’hui, jusqu’au moment présent. Mon surmoi dirige autoritairement le comité de censure qui contrôle la teneur de mes rédactions de souvenirs. Mais aussi, un environnement restreint de quelques ami(e)s qui enrichissent et parfois orientent mes récits.

Je m’étais imaginé que la narration de mes itinéraires serait aisée et qu’il suffirait de laisser libre cours à mes butinages mémoriels. À l’heure d’écrire ces lignes, je me rends compte que ce n’est pas si simple : en revisitant mon passé, ma mémoire se fait sélective et ma volonté de me livrer également ! L’exercice en vaut la peine : comme toute introspection en profondeur, il ravive certains des nœuds gordiens qui m’ont accompagné tout le long de ma vie. Certains, fidèles compagnons de route m’accompagnent encore. Lesquels des nombreux secrets de mon existence emporterai-je dans ma tombe ? Vous ne le saurez pas puisque je n’en ai pas la moindre idée.

Mes noms ont varié au cours de mon séjour à Sumba. En territoire Lamboya j’étais Amaenodu, dans la région Kodi on m’appelle Rangga Mone. Dans les deux cas, il s’agit d’allégories bienveillantes à des personnages mythiques venus d’un ailleurs indéfini pour faire le bien, pour se rendre utiles. La réputation de ces héros est véhiculée par des légendes locales, donc orales et souvent taillées sur mesure. L’image du « blanc riche » se superpose à cette perception. Avant de le plumer, on lui passe la gomina !

L’eau couvre près des trois quarts de la surface du globe. Bien avant nos parents, la « planète bleue » est notre génitrice. Ces dernières années, comme par magie, l’humanité semble soudainement prendre conscience de la nécessité impérieuse et urgente de la protéger.

Pour documenter de manière précise et pertinente les futurs « séminaires de l’eau » qui en sont en cours de préparation, je procède actuellement à quelques revisitations et inspections des systèmes de distribution d’eau que j’ai mis en place dans plusieurs endroits de Sumba lors de mes 20 années de présence. Ce sont souvent des instants de grands bonheurs de revoir les lieux et surtout les villageoises et villageois, du moins celles et ceux qui y vivent encore ! Que de désolations quand je suis amené à revoir des installations dégradées par le temps ou par de mauvais usages. Que de bonheur quand de petites communautés de villageois ont géré leur cadeau avec attention et constance pour se doter d’une organisation autonome et économiquement viable pour être en mesure de procéder aux réparations et travaux d’entretien qui, inéluctablement, s’imposent de temps à autre.

Le fil du temps peut être autant l’ennemi du fil de la vie qu’il peut l’être du fil de l’eau.

***

« On peut s’attendre à ce qu’un esprit dans lequel le type “ d’esprit libre” doit un jour devenir mûr et savoureux jusqu’à la perfection ait eu son aventure décisive dans un grand coup de partie, et qu’auparavant il n’en ait été que davantage un esprit serf, qui pour toujours semblait enchaîné à son coin et à son pilier. Quelle est l’attache la plus solide ? Quels liens sont presque impossibles à rompre ? Chez les hommes d’une espèce rare et exquise, ce seront les devoirs : ce respect tel qu’il convient à la jeunesse, la timidité et l’attendrissement devant tout ce qui est anciennement vénéré et digne, la reconnaissance pour le sol qui l’a portée, pour la main qui l’a guidée, pour le sanctuaire où elle apprit la prière, – ses instants les plus élevés mêmes seront ce qui la liera le plus solidement, ce qui l’obligera le plus durablement. Le grand coup de partie arrive pour des serfs de cette sorte soudainement, comme un tremblement de terre : la jeune âme est d’un seul coup ébranlée, détachée, arrachée – elle-même ne comprend pas ce qui se passe. C’est une instigation, une impulsion qui s’exerce et se rend maîtresse d’eux comme un ordre ; une volonté, un souhait s’éveille, d’aller en avant, n’importe où, à tout prix ; une violente et dangereuse curiosité vers un monde non découvert flambe et flamboie dans tous ses sens. “Plutôt mourir que vivre ici” – ainsi parle l’impérieuse voix de la séduction : et cet “ici”, ce “chez nous” est tout ce qu’elle a aimé jusqu’à cette heure ! Une peur et une défiance soudaines de tout ce qu’elle aimait, un éclair de mépris envers ce qui s’appelait pour elle le “devoir”, un désir séditieux, volontaire, impétueux comme un volcan, de voyager, de s’expatrier, de s’éloigner, de se rafraîchir, de se dégriser, de se mettre à la glace, une haine pour l’amour, peut-être une démarche et un regard sacrilège en arrière, là-bas, où elle a jusqu’ici prié et aimé, peut-être une brûlure de honte sur ce qu’elle vient de faire, et un cri de joie en même temps pour l’avoir fait, un frisson et d’ivresse et de plaisir intérieur, où se révèle une victoire – une victoire ? Sur quoi ? Sur qui ? Victoire énigmatique, problématique, sujette à caution, mais qui est enfin la première victoire : – voilà les maux et les douleurs qui composent l’histoire du grand coup de partie. C’est en même temps une maladie qui peut détruire l’homme, que cette explosion première de force et de volonté de se déterminer soi-même, de s’estimer soi-même, que cette volonté du libre vouloir : et quel degré de maladie se décèle dans les épreuves et les bizarreries sauvages par lesquelles l’affranchi, le libéré, cherche désormais à se prouver sa domination sur les choses ! Il pousse autour de lui de cruelles pointes, avec une insatiable avidité ; ce qu’il rapporte de butin doit payer la dangereuse excitation de son orgueil ; il déchire ce qui l’attire. Avec un sourire mauvais, il retourne tout ce qu’il trouve voilé, épargné par quelque pudeur : il cherche à quoi ressemblent ces choses quand on les met à l’envers. C’est pur caprice et plaisir au caprice, si peut-être il accorde maintenant sa faveur à ce qui avait jusque-là mauvaise réputation – s’il va rôdant, curieux, et chercheur, autour du défendu. Au fond de ses agitations et débordements – car il est, chemin faisant, inquiet et sans but comme dans un désert – se dresse le point d’interrogation d’une curiosité de plus en plus périlleuse. “Ne peut-on pas tourner toutes les médailles ? et le bien ne peut-il être le mal ? Et Dieu n’être qu’une invention et une rouerie du diable ? Tout ne peut-il être faux en dernière analyse ? Et si nous sommes trompés, ne sommes-nous pas par là aussi trompeurs ? Ne faut-il pas aussi que nous soyons trompeurs ?” – Voilà les pensées qui le guident et l’égarent, toujours plus avant, toujours plus loin. La solitude le tient dans son cercle et dans ses anneaux, toujours plus menaçante, plus étouffante, plus poignante, cette redoutable déesse et mater sœva cupidinum – mais qui sait aujourd’hui ce que c’est que la solitude ? »

Humain, trop humain, Friedrich Nietsche

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Chapeau bas à l’obstination et à la diversité

En Indonésie, une personne obstinée est souvent décrite comme un « kepala batu » (tête de pierre). Je revendique cette faculté qui m’est donnée de ne pas « démordre » de mes inspirations premières : c’est la première impression qui est la bonne ! En arrivant en Asie, il y a presque vingt ans, j’avais eu le pressentiment que je serai « happé » par les décors humains et paysagers que je découvrais. C’était la phase d’émerveillement. Néanmoins, une expo photo que j’avais réalisée en 2010 à Bali avait pour titre « mort à Sumba » ! À cette époque, je repensais souvent à la « mort à Venise » de Thomas Mann. Romantique roman, brillant, qui a été mis en scène bien plus tard par Luchino Visconti.

L’île de Sumba et celle de Venise ont ceci en commun : elles ont toutes les deux les pieds dans l’eau ! Ashenbach, le personnage central du roman de Thomas Mann, lors d’un voyage, s’éprend de Tadzio, un jeune éphèbe vénitien. Au cours de mon adolescence, je découvrais moi-même les dimensions libératrices du voyage. Mes amourachements occasionnels en faisaient partie et je me promettais secrètement de poursuivre mes prospections jusqu’à me trouver un petit copain dans chacune des îles visitées. Je ne savais pas encore à quel point je ressemblai à Gustav von Ashenbach.

Alors que je démarrais ma nouvelle vie en Indonésie dans un paradis naturel envoûtant, je me replongeais fréquemment dans le « panthéisme-refuge » auquel j’avais goûté lors de mon adolescence. Mais Jean-Sebastien Bach et Jean-Jacques Rousseau n’étaient pas là, et force est de constater que lors de mes 20 années de séjour sur l’« île des chevaux de santal », mes réalités ont bien évolué. Le regard que j’y porte également.

De « petites îles paumées » comme je les décrivais avec la condescendance du touriste au moment où j’y débarquai, il y a presque 20 ans, les petites îles de la Sonde se sont-elles transformées en laboratoires sophistiqués de la conscience humaine ? De ma compréhension du monde et de moi-même, certainement.

Je n’étais missionné par personne – ni donc missionnaire – et bien que m’étant largement impliqué dans la « vie associative » aux périodes de mon adolescence je n’éprouvais pas d’attraits particuliers pour les « O.N.G. » (Organisations Non-Gouvernementales) qui sont légion dans ces archipels lesquels sont devenus « ma maison ».

Je trimballais néanmoins avec moi une part substantielle de mon passé : mon éducation protestante et l’altruisme qui m’avaient été inculqués. Ces « valeurs » avaient certainement été contributives à ma sensibilité à la nature et à ma « fibre » de défenseur de l’environnement. Encore aujourd’hui, j’en garde quelques traces toujours actives. Les sophismes de l’athée en font partie : croire que l’on ne croit pas, ou ne pas arrêter à s’en convaincre. Le fait de croire à des lendemains infinis serait-il une faculté donnée à tous ? S’aménager un potentiel d’éternité est très probablement « tendance » depuis la nuit des temps !

Le 24 juillet 1957, à dix heures du matin, j’étais sorti de l’étroite prison de liquide amniotique du ventre de Sophie, ma mère. C’était mon premier « coming out » ! Un quart d’heure plus tard, est également apparue ma sœur : Evelyne. « Nul ne guérit de son enfance… » chantait Jean Ferrat. Pourquoi diable ne chantait-il pas : « nul ne guérit de sa naissance » ? Je n’allais rien y changer, j’étais né, et, par voie de fait, j’étais condamné à trépasser. Que vous invitiez la mort à votre table ou que vous l’ignoriez n’y changera rien : tôt ou tard elle vous rendra visite. « Nous sortons d’un trou pour aboutir dans un autre trou », disait Kazantzakis. Tant que la vie est là, tant qu’elle vous colle à la peau, vous aurez tout intérêt à en profiter. C’est, paraît-il, une obligation, obligation très diversement appréhendée selon les bipèdes concernés.

Contextualisation de mes graffouillis

Je travaille actuellement (2023, 2024) à mener des petits séminaires, localement, avec les principaux acteurs d’installations de pompages et distribution d’eau que j’ai mises en place sur l’île de Sumba. La plupart d’entre elles sont fonctionnelles depuis plus de dix ans. Plusieurs dizaines de communautés en ont bénéficié « au plus près de leur village » et continuent, plus ou moins, d’en faire bon usage. En additionnant les bénéficiaires des 42 puits et ceux d’une dizaine de systèmes de distribution d’eau complets, j’évalue l’ensemble de ces usagers à environ trente à quarante mille personnes.