L’euro : une utopie trahie ? - Bruno Colmant - E-Book

L’euro : une utopie trahie ? E-Book

Bruno Colmant

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Beschreibung

L’euro n’est pas une monnaie spontanée mais l’aboutissement d’un rapport de forces nationales découlant de la réunification allemande. Si les premières années de cette monnaie, introduite en 1999, furent baignées dans un contexte économique favorable, la crise bancaire de 2008 et la banqueroute grecque en dévoilèrent les failles. L’euro n'est plus porté par un élan politique commun parce que la différence de croissance entre les pays européens s'accroît et que la prospérité n'est plus partagée. L’euro n’a pas apporté suffisamment d’intégration politique et de croissance. Cette monnaie pourrait susciter son propre sabordage si sa gestion n'est pas repensée dans le sens d’une plus grande solidarité financière et d’une compréhension socio-politique accrue des différents États-membres. Plus que jamais, la perpétuation de l'euro repose sur le fragile équilibre de l'axe franco-allemand. Sans sursaut moral et une action politique décisive, un fait politique pourrait conduire à une sécession monétaire ou, pire, déclarer un véritable schisme qui mettrait fin à une des plus stupéfiantes expériences de l’histoire des monnaies. Ce livre, dont le Président Van Rompuy, a commis la contre-préface, transporte un avertissement et un espoir. 




A PROPOS DE L'AUTEUR 




Bruno Colmant est Docteur en Economie Appliquée et membre de l’Académie royale de Belgique. Il enseigne, entre autres, à l’Université Libre de Bruxelles, à l’Université Catholique de Louvain, à Vlerick Business School et à la Luxembourg School of Finance. Il est l’économiste en chef de la banque privée Degroof-Petercam.

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L’euro :

une utopie trahie ?

Bruno Colmant

Avant-propos

Herman Van Rompuy

Ministre d’État,  Ancien Président du Conseil européen

Avec le temps…

... On se sent floué par les années perdues.

Léo Ferré, 1972

Avenue du Château Jaco, 1 – 1410 Waterloo

www.renaissancedulivre.be

fRenaissance du Livre

l@editionsrl

L’EURO : UNE UTOPIE TRAHIE ?

Couverture et mise en pages :    Philippe Dieu (Extra Bold)

Corrections : Catherine Meeùs

isbn    : 9782507055226

© Renaissance du livre, 2017

Tous droits réservés. Aucun élément de cette publication ne peut être reproduit, introduit dans une banque de données ni publié sous quelque forme que ce soit, soit électronique, soit mécanique ou de toute autre manière, sans l’accord écrit et préalable de l’éditeur.

AVANT-PROPOS

L’euro est bien sûr un projet politique, comme le dit Bruno Colmant dès le début. Il a été conçu pour ancrer définitivement l’Allemagne réunifiée dans une Europe plus unifiée. L’euro devait être un lien irréversible entre les nations. Or, rien n’a été prévu pour quitter l’euro. On peut quitter l’Union selon les traités, mais pas l’euro ! Le caractère politique du projet est une force et une faiblesse.

Souvent, une grande idée politique est lancée sans trop se faire de soucis quant à l’intendance. Elle suivra ! La citation de Shakespeare est d’application : All those thinking does make cowards of us all.

Je ne prétends pas qu’il n’y a pas eu de débats profonds avant le Traité de Maastricht, mais à un moment donné on a fait un choix. Il faut dire que l’infrastructure, en termes de politique économique pour soutenir la monnaie commune, a été insuffisante. En fait, il n’y a eu que le Pacte de stabilité et de croissance imposant des contraintes budgétaires. Les conditions pour participer à l’euro étaient aussi incomplètes. Il n’y avait par exemple pas de critère de balance des paiements. On était loin des conditions pour une zone monétaire optimale. Ce sont des fautes de structure. Je reviendrai sur les fautes de politique pendant la période qui a précédé la crise bancaire.

Le caractère politique de l’euro est aussi une force. Les leaders européens voulaient à tout prix défendre le projet. On n’aurait jamais réussi à vaincre la crise existentielle de l’euro sans cet engagement politique sans faille. Cela a été la grande erreur du monde anglo-saxon. Ils ont sous-estimé la détermination des leaders. Ils continuent d’ailleurs à le faire. Les Anglo-Saxons n’ont jamais aimé l’euro et ont prévu sa fin dès le début. Je généralise, mais à peine !

Les plus grandes erreurs politiques ont été commises avant 2007-2008.

On a accepté trop facilement des membres sans base économique solide. Certains pays avaient des déficits énormes sur leur balance courante, démontrant leur manque de compétitivité et un problème fondamental de finances publiques. Dans d’autres cas, on a refusé l’adhésion d’un pays parce qu’il dépassait le critère d’inflation d’une virgule. Mais une fois qu’il appartenait à la zone euro, on le défendait, même si la sortie de l’un d’entre eux n’aurait pas créé de danger de contagion.

Le seul instrument de politique qu’on avait prévu, le Pacte, a été décrédibilisé en 2003 quand la France et l’Allemagne ont réussi à imposer un changement des règles budgétaires afin de servir leurs propres objectifs nationaux. Il est vrai que l’Allemagne avait fait le choix prioritaire de réformes structurelles profondes. Mener en même temps une politique budgétaire austère était politiquement impossible, selon elle. Les réformes du marché du travail du gouvernement Schröder ont en effet porté leurs fruits par après et ont donné à la République fédérale un avantage compétitif jusqu’à maintenant. Tout cela n’a pas empêché nos voisins de demander l’austérité et les réformes pour d’autres pays après 2010.

Les dix premières années de l’euro ont été un tel succès que l’on n’a pas ressenti le besoin de renforcer les structures, créant plus de convergences économiques. On agit souvent uniquement sous la pression de crises. L’Union européenne n’est pas la seule coupable. Dans le secteur privé et dans la vie privée, on constate souvent combien l’adage never waste a good crisis est vrai.

Mais l’éclatement de la crise bancaire n’a pas suscité une vraie prise de conscience. Sur le plan de la surveillance unique des banques dans la zone euro, on n’a agi qu’en 2012. J’étais jeune Premier ministre en 2008 quand j’ai vu la mini-réforme de la surveillance bancaire et même une politique de relance keynésienne qu’on a dû abandonner un an plus tard.

Tout a changé avec la crise grecque à partir de 2010. On a agi sur deux plans : la gestion de la crise dans certains pays et des mesures structurelles de gouvernance pour que cette crise ne se reproduise plus à l’avenir. On a dû sauver des États de la faillite en les aidant avec de nouveaux instruments européens d’aide financière et avec l’argent des contribuables nationaux. Cela a constitué un grand effort de solidarité. Les pays débiteurs devaient exécuter leur part de plans drastiques. C’était le volet responsabilité. On dit souvent qu’on a trop demandé à ces pays. Mais si on avait donné plus de temps pour réduire les déficits publics, on aurait dû augmenter l’aide financière. On se serait heurté très rapidement aux limites de la solidarité. Les marchés financiers étaient en plus obsédés par les déficits publics, eux qui n’avaient rien vu avant 2007-2008 !

Le renforcement de la gouvernance de la zone euro a été inattendu. La crise le rendait possible. On a revu le Pacte en mettant davantage l’accent sur l’aspect préventif de la politique budgétaire pour que les pays restent sous la barre des fameux 3 %, sur l’automaticité de sanctions et sur la dette publique. On a introduit la règle d’or de politique budgétaire et installé un contrôle macroéconomique, entre autres sur le compte courant de la balance des paiements. La Commission jouerait un rôle clé dans l’exécution.

Mais on savait que la crise de la zone euro était beaucoup plus que la somme des crises des États membres. Ce n’est qu’au printemps 2012 qu’on a reconnu le caractère systémique de la crise. L’accord sur l’union bancaire au Conseil européen de juin 2012 a été aussi inattendu qu’important. Cela a permis à la BCE d’être courageuse, puisque les leaders l’avaient été aussi ! C’est le tournant de la crise existentielle. L’idée de l’Union bancaire était dans le rapport que j’avais rédigé avec mes collègues des autres institutions européennes. Ce rapport de quatre présidents n’a d’ailleurs jamais été approuvé par le Conseil, mais exécuté dans sa partie vitale. Malheureusement, les autres chapitres sur l’union économique et l’union budgétaire sont restés lettre morte. En octobre 2013, j’ai essayé de renforcer l’union économique par l’idée des mutually agreed contractual arrangements, créant des contrats entre la Commission et les États membres de la zone euro sur des réformes structurelles. La chancelière et moi avons mené ce combat, mais nous avons perdu. Beaucoup de pays considéraient ces contrats comme une atteinte à leur « souveraineté ». D’autres demandaient de la « solidarité » financière pour entreprendre ces réformes. Un dangereux cocktail ! Depuis 2012, aucune mesure de renforcement de l’Union européenne n’a été décidée au Conseil européen. Le rapport de cinq présidents des institutions publié en 2015 est resté sans suite. Le résultat est que la zone euro n’est pas suffisamment préparée à une nouvelle crise éventuelle.

La zone euro a réussi à créer plus de convergences macroéconomiques depuis 2012 en termes d’emploi, d’inflation, de balance des paiements, de finances publiques. Mais il faut avouer que la gouvernance fait défaut. L’instrument de contrôle macroéconomique est resté une batterie de données sans vraie pression sur les pays de corriger leurs politiques. Le cas de surplus de certains pays sur leur balance courante est un cas bien connu. Le Pacte de stabilité devra un jour avoir des critères plus transparents pour que les pays ressentent davantage un traitement équitable. On en aura vraiment besoin si les taux d’intérêt remontent après la fin de la politique accommodante de la BCE. Des pays endettés en souffriront. Quelle politique mener dans un climat de montée du populisme ?

Les idées pour renforcer l’Union européenne ne manquent pas. Les rapports des présidents en témoignent. « Le drame est fait. Il n’y a que les vers à écrire » (Racine). La restauration du tandem franco-allemand après les élections et la formation de gouvernements (ce qui ne sera pas simple) est plus que nécessaire. Les deux pays représentent les deux grandes cultures économiques dans la zone euro. Un accord entre eux faciliterait grandement les choses. Je dois avouer que l’accord de juin 2012 sur l’union bancaire s’est fait sans leur accord préalable. Mais quand même, le duo a une responsabilité pour les années à venir. On ne peut attendre une nouvelle crise mondiale ou européenne. L’histoire ne se répète jamais de la même manière ! Il faut préparer cette nouvelle percée, comme le fait Bruno Colmant dans ce livre. Le Brexit et l’attitude anti-européenne du nouveau président américain soudent l’Union. On est encerclé à l’Est et malheureusement aussi à l’Ouest d’ennemis du projet européen. On n’a pas le droit de tergiverser et de surfer sur une croissance économique retrouvée !

Herman Van Rompuy

Ministre d’État

Ancien Premier Ministre belge

Ancien Président du Conseil européen

INTRODUCTION

Une analyse des problèmes de l’euro exigerait une étude approfondie. Ce n’est pas l’ambition de cet ouvrage qui ne constitue aucunement une analyse scientifique digne d’un travail académique. Il ne traite ni de l’histoire de l’euro, ni de l’évolution de ses institutions. Ce n’est d’ailleurs pas un texte d’économie. J’ai volontairement choisi de ne pas adopter de perspective historique, macro-économique ou juridique, et encore moins de procéder à un bilan temporaire de ce phénomène monétaire. Je n’en ai pas les compétences et d’autres ouvrages en traitent avantageusement.

L’ambition de cet opuscule se limite plutôt à transporter de fragiles filaments d’idées que j’offre à la critique.Je l’ai rédigé comme l’esquisse d’intuitions. Du reste, ce texte relève plutôt de la métaphore que de la prophétie. Il ne constitue pas une thématique des futurs.

Ce texte est centré sur la conviction qu’une monnaie ne peut pas s’imposer, sauf à en devenir une tutelle autoritaire et étatique, à des économies dissemblables de manière telle qu’elle en devienne réfutée par les forces sociales. Aujourd’hui, les rentiers du Nord européen se plaignent de taux d’intérêt négatifs tandis que les travailleurs du Sud européen, soulagés par ces mêmes taux d’intérêt bas, suffoquent sous une monnaie trop forte et un chômage qui sert de variable d’ajustement à la survie de la monnaie. La plupart des dirigeants européens sont désormais convaincus que l’euro ne subsistera pas sous sa forme actuelle. Quel que soit l’angle d’approche, on en arrive à l’implacable constat que l’euro ne survivra qu’à condition qu’un réel aggiornamento soit envisagé.

Le titre de ce livre porte en lui son propre message, à savoir un avertissement et un espoir. En effet, si les fondateurs de l’euro portent une responsabilité écrasante dans la création d’une monnaie inaboutie et incongrue à l’aune de l’histoire et des réalités socio-économiques contemporaines, les responsables politiques actuels qui ne procéderaient pas à une mutation idéologique de la monnaie unique mettraient en péril la prospérité économique d’un continent.

Le livre est articulé autour de plusieurs thèmes. Après cette introduction, le premier chapitre expose les modalités contextuelles de la création de l’euro. Le deuxième chapitre rappelle les fonctions monétaires tandis que le suivant s’essaie à distinguer les empreintes religieuses antagonistes qui s’entrechoquent dans la zone euro. Le quatrième chapitre examine les vices de fabrication de la monnaie unique. Le chapitre cinq traite de l’endettement public et de l’intuition de défauts étatiques ciblés tandis que le sixième chapitre aborde quelques questions liées au mandat de la BCE. Le chapitre suivant évoque une prospective d’aboutissement de la monnaie unique.

De manière choisie, chaque chapitre peut être considéré comme traitant un thème indépendant des autres. Le texte comprend donc volontairement des répétitions d’arguments qui se prêtent à une lecture modulaire.

Ce livre n’a pas été écrit facilement. Il m’anime depuis près de sept ans. Je l’ai écrit entre Bruxelles, Paris et New York, sur des feuillets de Moleskine dans des avions et des trains, au travers de multiples débats avec des syndicalistes et des banquiers, à l’écoute de nombreux hommes politiques et intervenants de la vie civile, dans la consultation d’un nombre invraisemblable d’études et ouvrages, la nuit très souvent, d’étés ensoleillés en tristes pluies de novembre, de renoms en adhésions, d’inquiétudes en résignations, d’abandons en sursauts, de doutes en convictions et de soumissions en révoltes. Chaque page est empreinte de doutes et d’hésitations. Cette réflexion lance des flèches qui feront – je l’espère – vibrer quelques idées, débats et doutes.

C’est donc un honneur incomparable que m’a fait Herman Van Rompuy, Ministre d’État, ancien Premier Ministre du Royaume et ancien Président du Conseil européen, de rédiger l’avant-propos de cet ouvrage.

01.

LE CONTEXTE DE LA MONNAIE UNIQUE

Un homme qui vient juste de faire fortune,

Après des efforts inouïs,

Dans une monnaie qui n’a plus cours.

Jérôme Ferrari (1968-)

Sermon sur la chute de Rome

Il y a quinze ans, l’euro, sous sa forme physique, apparaissait. D’immatériel et dématérialisé, il devenait symbolique. Cette nouvelle monnaie intriguait. Les pièces juxtaposent des effigies et emblèmes nationaux, tandis que les billets sont assortis de monuments figurant plusieurs motifs architecturaux, représentant eux-mêmes divers courants artistiques et philosophiques. On retrouve ainsi des rappels aux architectures romane, gothique, Renaissance, baroque, rococo, Art nouveau et moderne.

Ces motifs sont des portes, des ponts et des arches destinés à rappeler la fonction unificatrice de la monnaie. Aucune construction architecturale n’est réelle de manière à ne pas singulariser l’éventuelle dominance d’un État membre, d’une valeur ou d’une personnalité. De couleurs différentes, mentionnant la tutelle de la BCE, ces billets sont fongibles. Pourtant, sur la plupart d’entre eux, il est possible d’identifier le pays émetteur. Les petites coupures représentent une figure de la mythologie grecque, Europe, à l’origine du nom du continent. L’Europe et l’euro sont consubstantiels.

L’euro fut et reste un projet politique d’une ambition inouïe. Qu’on y pense : après des siècles de déchirements, des pays européens, au nombre actuel de dix-neuf, ont décidé de surpasser leurs différences économiques par un étalon monétaire commun. L’euro est donc devenu le symbole tutélaire qui scelle la liberté de circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux (ce qu’on qualifie de principe du marché unique) dans une zone géographique comptant plus de 340 millions d’habitants. Le projet portait en lui les convictions de ses fondateurs : la paix en Europe, le déploiement des flux de commerce, la crédibilité européenne à l’échelle mondiale et surtout l’émergence d’une identité européenne au travers du symbole ultime de la représentation régalienne : la monnaie. Mais ces postulats et ces convictions ont peut-être été confondus avec des présomptions de réalisation.

Plusieurs harmonisations monétaires

L’introduction de l’euro ne fut pas la seule tentative d’harmonisation monétaire européenne. Depuis deux siècles, l’Europe tenta d’unifier les cours de change de ses principaux États membres. Les tentatives furent nombreuses : franc-or (ou franc germinal) de Napoléon Ier, Union monétaire latine imaginée par Napoléon III en 1865, Conférence de Genève et Accords de Gênes de 1922, bloc-or de 1933, Accords de Bretton Woods de 1944 fondés sur une parité-or, etc. Il y eut d’autres unions monétaires, mais qui correspondaient à l’unification d’un pays (Confédération helvétique en 1848 et Empire allemand en 1871).

L’Union monétaire latine de 1865, fondée sur le bimétallisme or-argent, fut probablement la tentative la plus ambitieuse du xixe siècle. Imaginée en pleine révolution industrielle par le libéral Napoléon III et initialement articulée autour de quatre pays (France, Belgique, Suisse et Italie) dont les pièces d’or avaient le même titrage de métal précieux, cette union monétaire affilia 32 États membres. Dans ce système, les pièces en or et en argent demeuraient nationales mais circulaient librement dans les États membres. On pouvait donc régler ses achats à Paris avec des pièces belges ou suisses. La différence avec l’euro est que chaque monnaie nationale subsistait.

Très rapidement, le nouveau système se heurta à la spéculation liée au bimétallisme (et à la loi de Thomas Gresham (1519-1579), à laquelle il sera fait référence ultérieurement) : les cours de l’or et de l’argent variaient entre eux selon les cours de marché alors que le rapport entre les pièces d’or et celles d’argent était figé. C’est ainsi qu’en 1867, la référence à l’argent fut abandonnée, l’Union monétaire latine devenant un système exclusif d’étalon-or. Malheureusement, l’Union monétaire latine s’effrita sur la guerre franco-allemande de 1870 (qui contraignit la France à payer 5 milliards de franc-or à l’Allemagne) et sur les fluctuations relatives du cours de l’or (suite, notamment, à la découverte d’or en Californie et en Australie) avant de s’échouer sur la guerre de 1914. L’union perdura officiellement jusqu’en 1926, année qui précéda celle de l’introduction du franc Poincaré qui dut se résoudre à dévaluer de 80 % le franc-or qu’avait créé Napoléon Ier en 1803.

Il y eut aussi le « bloc-or » de 1933 qui constitua une tentative d’étalon-or articulé autour du franc français. La Belgique en fit partie. Malheureusement, la rigidité de cet étalon-or conduisit à surévaluer les devises des pays participants alors que d’autres pays entraient dans le siphon des dévaluations compétitives. Il en résulta une forte récession. La Belgique saborda son appartenance au bloc-or en 1935, tandis que la France subissait une terrible déflation organisée par le gouvernement Laval (voir ci-après).

Après le sabordage de Bretton Woods en 1971, cette union ­monétaire scellée en 1944 sur des parités-or entre la plupart des pays développés, les États européens imaginèrent un éphémère et précaire Serpent monétaire (1972 à 1978) avant de créer en 1979 le Système monétaire européen (SME) qui perdura, malgré de nombreux chocs en 1992 et 1993 (qui conduisirent, entre autres, au départ de la livre sterling du mécanisme de stabilisation des changes), jusqu’en 1999, année de l’introduction de l’euro.

En 1999, les marges de fluctuations des douze monnaies participantes furent resserrées jusqu’à cristalliser les devises sur leur cours pivot. L’euro était né et remplaça l’écu, une unité de compte européenne mise en service en 1979. Les États abandonnèrent leur tutelle monétaire et leur droit régalien de battre monnaie. La zone euro adopta donc un système de cours de change fixe, incidemment très éloigné du principe de subsidiarité qui prévaut en Europe (et qui repose sur l’idée que la politique publique relève du niveau national et non supranational). Les principales banques européennes virent dans l’euro une formidable occasion de consolider leurs activités dans la perspective d’économies d’échelle.

LES CENDRES DE DEUX GUERRES

L’Union européenne fut créée sur les cendres de deux guerres – et d’abord entre les trois principaux ennemis continentaux : la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni – dans la conscience d’un choix de paix et de coopération. Il s’ensuivit une extension territoriale de l’Union européenne, facilitée par l’écroulement du rideau de fer.

Dans le domaine monétaire, une monnaie unique était certes un projet lointain, mais ce fut une condition politique – et non un phénomène spontané – qui forgea l’euro. En effet, sans réunification allemande, il n’y aurait probablement jamais eu de monnaie unique, sachant que l’Allemagne dut abandonner sa souveraineté monétaire pour la recouvrer territorialement.

Sans cynisme, on peut supputer que l’euro fut le dernier prix à payer par l’Allemagne pour le nazisme, dont l’anéantissement conduisit à la partition du pays. Pour recouvrer leur souveraineté territoriale avec le support politique des autres États membres, l’Allemagne dut donc abandonner son ascendance monétaire, qui constitue pourtant le symbole régalien suprême de la ­tradition hégélienne. Du reste, l’Allemagne avait déjà dû subir une réforme monétaire profonde en 1948 (Währungsreform). Un demi-siècle après cette dernière, l’introduction de l’euro suscita des réactions négatives en Allemagne. Dès le moment où ce pays entra dans la zone euro, il devint impensable d’en exclure les pays du Sud européen dont les monnaies faibles concurrençaient la politique agricole commune et la nature des échanges européens. L’euro est donc né, pour partie, d’un incident historique accompagné d’un opportunisme politique.

Un des arguments qui fut utilisé pour expliquer le fondement de l’euro consista à affirmer que la monnaie unique scellait la paix en Europe. L’euro allait forger l’harmonie entre des nations autrefois ennemies au travers d’une unité de compte commune, consistant elle-même en l’aboutissement du projet politique d’après-guerre. Et puis, on connaît la maxime de Gianni Agnelli (1921-2003), le patron mythique de Fiat, qui se plaisait à avancer que « là où les camions passent, les armées ne passent plus ».

Tout ceci est correct… Sauf que l’Europe était en paix au moment de la formation de l’euro. Certes, certains étaient hantés par le spectre du pangermanisme militaire, mais l’Allemagne avait été démilitarisée et occupée et plusieurs pays européens possédaient ou étaient dépositaires d’armes nucléaires, rendant inimaginable le moindre conflit armé.

Si un risque d’agression était perceptible, c’était plutôt du côté de l’URSS qu’il bruissait, c’est-à-dire hors de la zone euro. On se souvient de l’installation des missiles SS-20 dans les années 1970 et 1980 et du constat sentencieux de François Mitterrand en 1983 : « Les missiles sont à l’Est, les pacifistes sont à l’Ouest. »

La dislocation de l’URSS, concomitante à la réunification de l’Allemagne, aurait pu éventuellement embraser militairement certaines régions mais, quel que soit l’angle d’approche, on ne voit pas comment une monnaie unique, déployée postérieurement à la désintégration de l’URSS et à la réunification allemande, aurait pu atténuer de fantomatiques risques de conflits.

De surcroît, la démographie européenne était déclinante. Il existe, en effet, une corrélation avérée entre le risque de conflit armé de masse et la proportion relative de jeunes au sein d’une population. Cette corrélation est incidemment constatée pour l’émergence des révolutions et des guerres civiles. Les pays européens vieillissent et ne se feront donc plus la guerre.

L’euro a conforté une population de rentiers plutôt qu’elle n’a assuré la paix. C’est problématique, parce que l’euro est une monnaie génétiquement désinflatée et récessionnaire, c’est-à-dire une monnaie qui conserve son pouvoir d’achat au détriment des jeunes travailleurs. La réponse à la crise souveraine de 2009-2011 fut d’ailleurs révélatrice : la Commission européenne imposa de rigoureux programmes d’austérité à des économies en souffrance, faisant basculer la population jeune dans le chômage. Or, on n’a jamais vu de contraction budgétaire se transformer en expansion économique.

Quel paradoxe d’avoir voulu créer une monnaie forte au motif de la paix qui était pourtant assurée par le vieillissement de la population et au détriment d’une jeunesse trop peu dense pour s’y opposer !

LA CRÉDIBILITÉ DES MARCHÉS

Quoi qu’il en soit, l’euro fut un choix politique volontaire et prospectif. D’ailleurs, on constata les avantages macroéconomiques d’une convergence des taux d’intérêt, l’arrêt des dévaluations compétitives et la facilitation des échanges intracommunautaires. La monnaie unique disciplina aussi les finances publiques et sauva de petits pays, tels que la Belgique, de l’effondrement financier lors de la crise bancaire de 2008. Pour rappel, une dépréciation (dans un système de cours de change flottants) ou une dévaluation (dans un système de cours de change fixe) renchérit le prix des produits importés et diminue le coût des biens et services domestiques dans leur exportation.

Il est d’ailleurs stupéfiant que les marchés financiers aient immédiatement accordé un tel degré de crédibilité à une nouvelle monnaie. Les taux d’intérêt des États membres aux forces économiques diverses convergèrent en quelques mois. Alors qu’à intervalles réguliers, les États membres du Sud européen, qu’on assimilait ironiquement aux pays méditerranéens aux finances publiques fragiles, devaient dévaluer leur monnaie et que, concomitamment, les devises du Nord voyaient leur cours pivot s’ajuster dans la réévaluation dans le cadre du SME, les marchés financiers considérèrent que la dilution des monnaies entraînerait la disparition du risque souverain. En réalité, les marchés financiers confondirent la disparition du risque de change avec celle du risque étatique, ainsi que la crise grecque de 2009-2011 le démontrerait ultérieurement.

Pourtant, si la dilution monétaire était effective, il n’en était rien de celle des finances publiques et des capacités d’endettement des É