La monnaie fondante - Bruno Colmant - E-Book

La monnaie fondante E-Book

Bruno Colmant

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Beschreibung

Il y a près d’un siècle, le belgo-allemand Silvio Gesell imagine une théorie monétaire extraordinaire : La monnaie fondante. Selon lui, il faut donner une date de péremption à la monnaie pour forcer sa circulation, puisqu’un billet thésaurisé perd irrémédiablement et progressivement sa valeur. Selon lui, la monnaie thésaurisée devait « rouiller », comme si elle subissait un pourcentage d’usure. Il préconise un estampillage d’un millième par semaine, ce qui correspond à un taux d’intérêt négatif de 5,2 % par an. Ce prélèvement favoriserait la rotation de l’économie et la mise à l’emploi. L’idée de Silvio Gesell semble lointaine, car cachée dans la pénombre de l’économie qui a précédé le déploiement du néo-libéralisme. Sa théorie, certes imparfaite, ne fut jamais déployée à large échelle et pourtant elle interpelle les plus éminents économistes du XXe siècle, dont John Maynard Keynes qui qualifia Silvio Gesell de « prophète étrange et illégitimement négligé » et ajouta « l'avenir apprendra plus de Gesell que de Karl Marx ». Irving Fisher avança que « le système de circulation monétaire proposé par Gesell libérera le pays de la crise économique en deux ou trois semaines ». Et enfin, selon Albert Einstein, la création d'une monnaie inthésaurisable conduirait à l'accumulation de la propriété sous une forme nouvelle et plus substantielle. Nous ne sommes plus très loin de La monnaie fondante puisque l’épargne européenne n’est plus rémunérée alors qu’elle est rongée par l’inflation qui approche ce seuil fatidique de... 5,2 %.

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La monnaie fondante

La Renaissance du Livre

Drève Richelle, 159 – 1410 Waterloo

www.renaissancedulivre.be

La monnaie fondante

Édition : Valérie Calvez

Relecture : La Plume alerte !

e-ISBN : 9782507057596

Dépôt légal : D/2022/12.763/06

Tous droits réservés. Aucun élément de cette publication ne peut être reproduit, introduit dans une banque de données ni publié sous quelque forme que ce soit, soit électronique, soit mécanique ou de toute autre manière, sans l’accord écrit et préalable de l’éditeur.

Bruno Colmant

La monnaie fondante

La plus stupéfiante des révolutions financières

À ma fille Julie et à mes parents

Le capitaliste détient ce qui règle en despote sur la vie économique

PIERRE-JOSEPH PROUDHON (1809-1865)

Gesell proposed essentially that particular substitute for money which now bids fair to sweep this country

IRVING FISHER (1867-1947)

The idea behind stamped money is sound

JOHN MAYNARD KEYNES (1883-1946)

Préface

La théorie monétaire est un sujet largement réservé aux spécialistes. Pour ceux qui ne s’y connaissent pas, le jargon scientifique et abstrait décourage l’étude du sujet. La personne qui ose avancer une nouvelle théorie dans des termes accessibles pour le commun des mortels risque de se heurter à une atmosphère de scepticisme. Encore en 2020, Stephanie Kelton a reçu un tel accueil pour sa Modern Monetary Theory. À partir du simple constat que la souveraineté monétaire dont disposent les grands États leur donne la possibilité de créer de l’argent sans bornes, elle a voulu démystifier la notion même de dette publique ainsi que l’importance de son rapport avec le produit national brut, tout en soulignant la nécessité d’une bonne politique monétaire pour contrôler l’inflation et le chômage.

Ce scepticisme fut sans doute aussi le sort réservé à Silvio Gesell vers la fin du XIXe siècle lorsqu’il avança sa théorie de la monnaie fondante (« Schwundgeld »). Afin de faire dépenser ou investir l’argent gagné plutôt que d’encourager son immobilisation dans l’épargne, sa théorie limite la durée de validité du billet d’argent par la réduction annuelle de sa valeur d’échange au travers de l’application d’un intérêt négatif faisant fonction en quelque sorte de l’inflation bien connue à l’heure actuelle.

Dans la vision de Gesell, l’argent doit servir l’homme et non pas le dominer. Inspiré par Proudhon, il jugeait injuste que l’argent donne le pouvoir à ceux qui en ont de maîtriser ceux qui n’en ont pas. En effet, les riches exercent sans aucune restriction leur libre arbitre quant à l’affectation de ces fonds : soit prêter, soit dépenser, soit investir, soit les retenir et épargner.

Pendant une courte période après la Première Guerre mondiale, Gesell fut ministre des Finances du gouvernement révolutionnaire à Munich, au même moment que Schumpeter tint cette fonction en Autriche. Pour des raisons différentes, ils n’ont pas du tout su briller dans leur examen politique. On est en 1919 : l’ennemi n° 1 était l’inflation. Quoique Gesell ait conçu sa théorie en 1891 en Argentine, un pays connu tout au long de son histoire pour ses problèmes monétaires, et souffrant à l’époque d’une forte déflation notamment en raison de l’introduction de l’étalon-or, il préconisait à la fin de la Première Guerre mondiale qu’une politique monétaire chaotique et le climat de désespoir qui en résulterait pourraient rendre la paix de très courte durée. Il était convaincu que l’application de sa théorie stabiliserait les prix, notamment par le retrait de billets en cas d’inflation, et par leur émission en cas de déflation.

Gesell était un visionnaire et ses idées étaient beaucoup plus vastes que la seule théorie monétaire par ailleurs. Dans son magnum opus Die natürliche Wirtschaftsordnung durch Freiland und Freigeld, Gesell se montrait architecte de ce qu’on appelle en allemand un Gesamtkunstwerk, en l’espèce un concept global pour la société. Il s’oppose aux idées collectivistes de Marx et reconnaît l’intérêt propre de chacun comme mobile déterminant. Physiocrate convaincu, il juge néanmoins que le sol ne peut pas être approprié par l’individu et que les citoyens devraient payer un loyer à l’État pour son utilisation, par exemple pour la construction de biens immobiliers. L’État à son tour redistribuerait les sommes ainsi récoltées à titre d’allocations familiales aux mères d’enfant en promouvant de la sorte leur indépendance économique.

Gesell a connu une certaine influence dans les années 1920 du siècle précédent. Il y a même eu une expérience assez réussie dans un village autrichien (das Wunder von Wörgl). Après sa mort en 1930, les plus grands économistes de l’époque John Maynard Keynes (UK) et Irving Fisher (USA) écrivaient beaucoup de bien de Gesell et trouvaient sa théorie monétaire très intéressante.

Gesell fut donc sans aucun doute un penseur très original dont les concepts innovateurs (Freigeld, Freiland) auront toujours une grande pertinence. Tout le mérite de mon très cher collègue Bruno Colmant a été d’ouvrir ces idées au monde francophone et, en quelque sorte, de les mettre à jour comme elles sont inapplicables en tant que telles dans une économie ouverte. Gesell et Colmant sont inspirés par le même souhait, celui de contribuer par leur « thinking out of the box » au progrès de l’humanité sans se laisser limiter par des considérations de court terme ou d’opportunisme. On ne peut avoir que le plus grand respect pour leur franchise, leur flexibilité intellectuelle et leur ouverture d’esprit.

Prof. Dr. Koen Geens

Ancien Vice-premier ministre, ministre des Finances et ministre de la Justice fédéral de Belgique

L’argent, c’est la liberté monnayée

Fiodor Dostoïevski (1821-1881)

I. UNE ŒUVRE EN QUELQUES PARAGRAPHES

L’économiste américain Paul Samuelson (1915-2009), récipiendaire du prix Nobel d’Économie en 1970, avait écrit que, funérailles après funérailles, la théorie économique avançait.

Plus qu’à toute autre matière, son propos s’appliquait à la théorie monétaire qui reste probablement la plus insaisissable. Du reste, personne n’est capable de déterminer la quantité et le prix (c’est-à-dire le taux d’intérêt) de la matière première de l’économie contemporaine, à savoir la monnaie.

De nombreuses théories furent donc échafaudées. Trois auteurs majeurs émergent : Karl Marx (1818-1883), Irving Fisher (1867-1947) et John Maynard Keynes (1883-1946).

Le premier, Karl Marx, a développé une conception matérialiste de l’histoire et une analyse du capitalisme. Il a théorisé la lutte des classes, opposant la bourgeoisie et le prolétariat. Son ouvrage majeur, Le capital (1867), constitue la première théorie monétaire complète. Ses travaux ont marqué le XXe siècle, au cours duquel de nombreux développements politiques se sont réclamés de sa pensée. Le deuxième, John Maynard Keynes, détestant et admirant Karl Marx tout à la fois, rédigea aussi un Traité sur la Monnaie en 1930. Mais son œuvre majeure fut la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, publiée en 1936. Il élabora une théorie nouvelle sociale libérale qui soutint la création des États providences et la relance économique suivant la Seconde Guerre mondiale. Le troisième, Irving Fisher, est un des pères fondateurs de l’École de Chicago qui promut une vision libérale de l’économie. Cette dernière fonda le courant néolibéral qui vint des États-Unis et du Royaume-Uni au début des années 1980. L’École de Chicago est opposée au keynésianisme.

Un quatrième nom, écarté de l’histoire par la diabolique originalité de sa pensée, son caractère hétérodoxe et son absence de statut universitaire, doit être réhabilité dans l’historiographie des sciences économiques.

Inspiré par Karl Marx et Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), mais adoubé, confisqué, voire plagié, par Irving Fisher et John Maynard Keynes, il s’agit de Silvio Gesell (1862-1930).

John Maynard Keynes avait d’ailleurs écrit en 1936 que l’avenir aurait plus à tirer de la pensée de Silvio Gesell que de celle de Karl Marx, tandis que Irving Fisher commit, en 1933, un opuscule Stamp Scrip, furieusement inspiré par la théorie de Silvio Gesell.

1. La monnaie fondante

Cet homme étrange, dont les intuitions ont précédé l’élaboration de sa théorie, voulait repenser la monnaie hors du capitalisme1.

Il voulait traquer l’objet de la jouissance du capitalisme, à savoir la monnaie.

Ce n’est pas le capitalisme, mais le capitalisme rentier qu’il voulait déconstruire. En d’autres termes, il voulait imposer de l’entropie, c’est-à-dire de la dégradation, à la monnaie.

Il imagina un concept stupéfiant : la monnaie fondante2, à savoir une monnaie fiduciaire3 qui perd sa valeur nominale à un rythme annuellement prévisible.

Comment ?

Au moyen d’un dispositif de réduction de la valeur nominale des billets. Il l’applique uniquement au papier-monnaie4.

Cette fonte ressemble à un taux d’intérêt négatif. Au lieu d’endurer l’inflation du prix des biens et des services, c’est donc la monnaie fiduciaire qui devrait la subir. Le taux d’intérêt réel (c’est-à-dire le taux d’intérêt nominal défalqué du taux d’inflation anticipé) deviendrait négatif, même sans inflation.

Il considérait donc qu’il fallait appliquer à la monnaie un dispositif d’antithésaurisation, sachant que cette même thésaurisation fiduciaire disparaîtrait si un taux de fonte était appliqué à la monnaie.

Pour Silvio Gesell, une marchandise ne peut s’échanger que contre une marchandise. En d’autres termes, il voulait rendre inséparables les marchandises et la monnaie. À ses yeux, le métier d’usurier (c’est-à-dire de capitaliste) devait disparaître. Comme pour les marchandises, il liait la monnaie fiduciaire au passage du temps.

Selon Silvio Gesell, l’idée de la monnaie fondante prit deux formulations successives.

Dans une première formulation, il considéra que chaque billet porterait à son dos une table de fonte. Mais, dans une seconde approche, Silvio Gesell imagina une grille-papier subdivisée en plusieurs cases, sur laquelle les détenteurs de billets devaient coller à date régulière un timbre préalablement acheté auprès des bureaux de poste afin que la valeur nominale des billets reste la même. Il qualifie ces timbres de timbres-monnaie d’appoint, mais on peut imaginer un estampillage5 ou un poinçon. Au terme d’une année, tous les billets, saturés de l’estampillage ou du poinçonnage, sont échangés contre d’autres qui doivent, à leur tour, subir la fonte.

Le détenteur d’un billet a donc intérêt à se débarrasser de ce billet de manière à éviter une taxation périodique. Plus le prix du timbre est élevé et plus l’intervalle de temps qui sépare les dates de timbrage est bref, plus la vitesse de circulation tend à s’accélérer.

On ne pourra pas éviter de faire un parallèle lointain entre la fonte des billets et le seigneuriage qui s’applique à la valeur d’une monnaie et son coût de production. Le seigneuriage est l’avantage financier direct qui découle, pour l’émetteur (c’est-à-dire aujourd’hui une banque centrale), de l’émission d’une monnaie. Dans le cas de la monnaie fiduciaire, il est égal au montant émis, moins ses coûts de fabrication, de mise en circulation et d’entretien (remplacement des espèces usagées)6 : le coût de fabrication d’une pièce d’un euro doit évidemment être inférieur à un euro, sinon on la fondrait, comme dans la théorie de Silvio Gesell.

Malheureusement, ses idées trouvèrent peu d’écho dans l’Allemagne de la République de Weimar (1918-1933) foudroyée par l’hyperinflation de 1923. La monnaie fondait toute seule jusqu’à en mourir. J’aborderai cet incroyable phénomène au chapitre 6.

Ce qu’il faut retenir, c’est que Silvio Gesell a fondamentalement repensé le phénomène monétaire dans des dimensions presque spirituelles.

Cet ouvrage va, chapitre après chapitre, tenter de dévoiler sa pensée énigmatique.

2. Une marchandise périssable

Pourquoi Silvio Gesell voulait-il repenser la monnaie fiduciaire ?

Parce qu’il considérait que cette dernière devait être réduite à une marchandise périssable, en lui enlevant cette suprématie d’être un bien plus patient ou persévérant qui bénéficie d’une rémunération indue sous forme de concept qu’il qualifiait de « tribut ». Ce tribut est le pouvoir de la monnaie fiduciaire de ne pas devoir être dépensée ou investie immédiatement. Dans son remarquable opus L’argent, mode d’emploi7, Paul Jorion (1946 -) rappelle, à cet égard, que la monnaie est une marchandise d’un type particulier, à savoir qu’elle n’a pas d’autre fonction que d’être échangée.

Plus fondamentalement, Silvio Gesell considère que le besoin de monnaie fiduciaire est la rente originelle du capitalisme.

Il s’agit d’imposer à cette monnaie le même défaut d’usure que celui qui affecte les biens et les services.

Silvio Gesell écrit : « Pourquoi cette différence ? Il y a de l’or indestructible à vendre et des denrées périssables. Car l’un peut attendre et l’autre non. Parce que l’un possède le moyen d’échange et, grâce aux caractéristiques physiques de ce moyen, peut, sans perte personnelle, reporter l’échange, tandis que l’autre subit une perte personnelle du report proportionnelle à sa durée. Parce que cette relation rend le possesseur de marchandises dépendant du possesseur d’argent. Car, pour citer Proudhon, l’argent n’est pas la clé qui ouvre les portes du marché, mais le boulon qui les barre. »

La clé du travail de Silvio Gesell est l’identification du tribut qui constitue l’avantage du capital accumulé sous forme de monnaie fiduciaire par rapport à toute autre forme de capital, y compris le capital immobilier.

Ceci exige un mot d’explication.

Le tribut est le privilège du rétenteur (ou détenteur, c’est-à-dire le capitaliste) de monnaie. Il le qualifie de taux d’intérêt fondamental (ou primitif) et il l’associe à la détention d’encaisses fiduciaires. C’est le degré de liberté associé à la capacité de pouvoir détenir ces encaisses au détriment d’une dépense ou d’un investissement immédiat. Silvio Gesell voyait ce taux d’intérêt fondamental, le tribut, comme une redevance des populations ouvrières au pouvoir de la monnaie.

En effet, les demandeurs et les rétenteurs de monnaie fiduciaire (c’est-à-dire les capitalistes) ne sont pas sur un pied d’égalité, puisque les vendeurs de biens et services (les demandeurs de monnaie fiduciaire) sont soumis à une compulsion à vendre, surtout si les matières sont périssables ou onéreuses à stocker8.

Il fait d’ailleurs de multiples références aux biens et aux services fondamentaux à la survie humaine, comme les denrées alimentaires, qui sont les plus périssables9. Il rappelle que les marchandises se détériorent, s’abîment, vieillissent à des vitesses différentes, mais toujours supérieures à la pérennité de la monnaie. L’offre de biens et services est donc soumise à une contrainte qui augmente chaque jour.

En revanche, les rétenteurs de monnaie fiduciaire sont moins pressés et n’accepteront d’acheter que s’ils peuvent extraire d’une transaction un bénéfice, outre une marge commerciale, d’un montant au moins égal au tribut, c’est-à-dire une rémunération associée à la liberté de conserver la monnaie sous forme d’encaisses fiduciaires.

Contrairement aux vendeurs de biens et de services, le rétenteur de monnaie n’a pas à craindre de perte s’il garde sa monnaie, même sans octroi d’un intérêt, et il peut retarder sa demande de biens de et services.

Silvio Gesell écrit : « avec la demande, au contraire, la volonté du possesseur d’argent vient en jeu, car l’or est un serviteur patient. Le possesseur d’argent détient la demande comme un chien sur la laisse. Ou, pour imiter Karl Marx : la demande entre sur le marché fièrement et confiante d’une victoire facile. »

Selon lui, il faut donc annihiler ce tribut, cet intérêt fondamental associé à la monnaie, qu’il estimait être de l’ordre de 5 %, au travers du taux de fonte.

Au risque de me répéter, la difficulté de compréhension de la théorie de Silvio Gesell est que ce tribut de 5 % n’est pas un intérêt explicite : les billets ne grossissent ou ne s’incrémentent10 pas en valeur de 5 % par an. Il ne s’agit donc pas d’enlever une excroissance du billet. Le tribut n’est pas un taux d’intérêt formel, comme nous l’imaginons actuellement.

C’est un taux d’intérêt implicite qui découle du fait que le rétenteur de monnaie excédentaire ne doit pas dépenser immédiatement un billet. C’est donc un intérêt endogène au billet, qui reflète sa propre existence et sa patience de ne pas devoir être utilisé immédiatement. Silvio Gesell isole donc une plus-value dans la monnaie elle-même, et ce qui l’intéresse, c’est la structure interne de la monnaie fiduciaire.

La monnaie fiduciaire ne peut donc plus être une valeur refuge.

Comme un billet ne grossit pas, il faut l’amaigrir par la fonte, en lui enlevant 5 % de sa valeur nominale, comme si on en découpait une lamelle.

Silvio Gesell voulait donc déconstruire le caractère inébranlable (parce que garanti par l’État) de la monnaie en opposition à tous les autres biens. Il souhaitait dissoudre progressivement l’expression ultime de l’État à laquelle il associe un privilège régalien d’impression, à savoir la monnaie.

Appréhendé sous un autre angle, le tribut est le prix d’un temps refoulé par l’absence de l’utilisation immédiate du billet. C’est le temps aspiré par la rétention monétaire puisque la véritable « richesse » de la monnaie, c’est le temps. Silvio Gesell réfute la monnaie statique. 

Silvio Gesell enlève donc du temps à un billet, comme un taux d’intérêt négatif le fait actuellement11. Il considère que ce tribut, associé à la monnaie fiduciaire, est une source qui ne se tarit jamais. Il ne voyait d’ailleurs que deux situations où ce tribut n’existe pas : l’économie élémentaire de subsistance et le troc.

Cette précision est fondamentale, et elle a échappé à de nombreux analystes.

Il précise d’ailleurs12 que « le tribut ne se lève [de la monnaie fiduciaire] que lors de la vente de marchandises ». Le tribut est donc le taux d’intérêt consubstantiel à la détention d’un billet, c’est-à-dire d’une encaisse fiduciaire. Silvio Gesell confirme ceci en précisant que « l’intérêt de l’argent [c’est-à-dire de la monnaie papier] est indépendant de l’intérêt des capitaux réels ».

Selon l’économiste (avec une référence non dissimulée à un acte charnel), il faut que la monnaie puisse « s’offrir » à l’échange contre des marchandises, en dehors des « caprices » du possesseur de monnaie fiduciaire.

On pressent le caractère révolutionnaire de la vision de Silvio Gesell. Alors que tout le monde s’accorde à dire qu’une monnaie doit être un moyen de transaction et de thésaurisation (voir le chapitre 3), il veut dissocier ces deux fonctions. Un billet peut et doit servir à une transaction, mais sa thésaurisation est pénalisée par la fonte de 5 %. Il imagine aussi que la fonte puisse conduire un détenteur de monnaie à la donner.

Bien évidemment, on pourrait argumenter que le paiement du tribut par le rétenteur de monnaie conduise à ce qu’il impose une baisse des prix de vente des biens et services qui lui sont offerts à la vente. Si la monnaie fiduciaire perd 5 % par an, l’acheteur de biens et services pourrait exiger une baisse du prix de vente de ce qu’il acquiert de 5 % aussi.

Ce n’est pas exclu, mais cela signifierait que ces prix baissent en spirale jusqu’à ce qu’un point d’équilibre soit trouvé en fonction d’une vitesse de circulation appropriée de la monnaie. En effet, à un certain moment, les prix vont tellement baisser que le bénéfice du vendeur va disparaître. Celui-ci va arrêter la production de biens et l’offre de services, et toute l’économie s’arrête dans un funeste aboutissement.

3. Une vision inversée

La théorie de Silvio Gesell est ignorée de la plupart des livres d’histoire de la pensée économique, et il est fort à parier que, sans une mention de John Maynard Keynes dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, elle eût été engloutie par le temps.

Si John Maynard Keynes était mort en 1916, c’est-à-dire l’année de la publication de L’Ordre économique naturel (il devait embarquer sur un bateau qui a sauté sur une mine, mais en a été empêché à la dernière minute), Silvio Gesell aurait probablement sombré dans l’histoire de la pensée économique.

Une des raisons qui expliquent ce désintérêt réside probablement dans la conviction erronée de la pensée économique conventionnelle que des taux d’intérêt négatifs ne pouvaient pas être imposés aux agents économiques.

Les circonstances contemporaines en constituent un incontestable démenti.

Pourtant, Silvio Gesell voyait les choses sous un angle différent que celui de la conjoncture. Aujourd’hui, les gros dépôts sur un compte d’épargne sont affectés d’un taux d’intérêt négatif, tandis que les billets gardent leur valeur nominale.

Il appréhendait l’inverse : la monnaie conservée sous forme d’encaisses fiduciaires, c’est-à-dire les billets, devait perdre sa valeur nominale, au contraire de la monnaie déposée dans une caisse d’épargne sous la forme de dépôts sur un compte d’épargne non rémunérés (mais conservant leur valeur nominale).

En d’autres termes, la monnaie conservée sous forme de billets aurait perdu progressivement sa valeur nominale, tandis que cette même monnaie déposée sur le compte d’une caisse d’épargne aurait conservé sa valeur nominale (mais sans l’octroi d’un taux d’intérêt), à charge pour cette caisse d’épargne de prêter à nouveau ce billet afin de ne pas subir la même perte de valeur que celle qui affecte des encaisses fiduciaires.

4. Des visions différentes pour la monnaie

Mais pourquoi ne pas accorder un taux d’intérêt à un dépôt effectué auprès d’une caisse d’épargne ? Entre autres parce qu’un tel dépôt ne représente qu’une exigence différée de monnaie fiduciaire qui devra alors subir la fonte. Silvio Gesell ne veut donc pas pénaliser un dépôt auprès d’une caisse d’épargne : l’opprobre monétaire doit s’effectuer par la fonte de la monnaie fiduciaire. La récompense du dépôt sur le compte d’une caisse d’épargne est l’absence de fonte.

Une caisse d’épargne qui aurait conservé des dépôts physiques, sous forme de billets, « dans un coffre », aurait donc subi la même déperdition de valeur nominale de la monnaie qu’un particulier. La valeur de ses actifs aurait donc baissé. Pour éviter cette perte, il aurait fallu que la caisse d’épargne prête ce billet ou l’investisse. L’idée est bien de rendre l’épargne endogène aux caisses d’épargne, et évidemment d’accélérer la circulation monétaire, puisqu’aucun détenteur, quel qu’il soit, n’a intérêt à conserver une monnaie fiduciaire.

Et, plus fondamentalement, pourquoi Silvio Gesell veut-il appliquer une déperdition à la monnaie fiduciaire et pas aux dépôts sur un compte d’épargne, c’est-à-dire à la monnaie scripturale (monnaie en compte qui circule par un simple jeu d’écriture)13, indépendamment du fait qu’un dépôt sur un compte d’épargne n’est gratifié d’aucun intérêt ?

Cette différence est liée à la logique de la théorie de Silvio Gesell qui ne voit pas une équivalence entre un dépôt sur un compte d’épargne et un billet. C’est ce qui rend sa théorie incongrue, mais non pas moins intéressante. Pour Silvio Gesell, l’aboutissement du billet, qui perd sa valeur à intervalles réguliers sauf à l’estampiller ou à le timbrer, c’est de le placer sur le compte d’une caisse d’épargne où il garde, sans attribution d’intérêt, sa valeur nominale parce que cette même caisse d’épargne doit, à son tour, prêter le billet.

Pour cet économiste iconoclaste, un billet, c’est-à-dire l’expression d’une monnaie fiduciaire, doit donc être un instrument d’échange, et non de thésaurisation. Selon Silvio Gesell, les fonctions de moyen d’échange et de thésaurisation sont, dans sa logique, mutuellement exclusives si on veut une société optimale sans oppression des travailleurs par les capitalistes, c’est-à-dire des demandeurs de monnaie par ses rétenteurs.

On comprend donc le caractère dissident de sa théorie alors que toutes les théories monétaires postulent la juxtaposition indissociable de ces deux fonctions de la monnaie, puisqu’il est important qu’outre le fait de servir de moyen d’échange, une monnaie assure sa pérennité dans le temps.

La juxtaposition de ces deux fonctions assure la pérennité monétaire communément admise dans deux dimensions : l’espace et le temps. C’est cette spacio-temporalité que Silvio Gesell réfute : la monnaie doit fondre avec le futur pour que son utilité soit immédiate, et donc soit réduite à une marchandise, comme celle qu’elle peut acquérir. Si le temps s’enfuit, la monnaie fiduciaire doit fondre. Je reviendrai sur cette notion du taux d’intérêt qui est le prix du temps.

On comprend aussi que Silvio Gesell s’oppose frontalement au capitalisme, système au sein duquel, comme le disaient à la fois Karl Marx et John Maynard Keynes, la monnaie n’est pas seulement un moyen d’échange, mais un but.

Karl Marx avait affirmé que le capitalisme est une économie monétaire, et non pas d’échange réel. C’est exactement ce que combat Silvio Gesell. John Maynard Keynes, qui s’est inspiré de lui, laissa aussi entrevoir, sans être explicite, que, si tous les taux d’intérêt étaient à 0 %, la moitié des problèmes du capitalisme disparaîtrait, car on combattrait la spéculation. On pourrait même imaginer que Sigmund Freud (1856-1939), qui n’avait apparemment jamais entendu parler de Silvio Gesell, aurait approuvé sa théorie, à l’aune de ses propres considérations sur l’amour de la monnaie.

5. La disparition de la monnaie ?

Mais il faut aller plus loin dans le raisonnement supputé de Silvio Gesell. À mon intuition, son aboutissement est la disparition de la monnaie fiduciaire. Toute la monnaie doit être placée sur des comptes en dépôts d’épargne.

Elle doit circuler sans cesse. Elle doit être cinétique, c’est-à-dire avoir le mouvement pour principe. La monnaie devient un flux continu. Elle est instantanée14. Sa vitesse de circulation s’ajuste alors parfaitement au rythme de la production de l’économie réelle. Cette instantanéité de la monnaie recherchée par la fonte de la monnaie fiduciaire préconisée par Silvio Gesell entretient une préférence pour le présent qui dévalorise l’argent du futur à mesure qu’il s’éloigne. On en revient à cette association implicite entre la monnaie et le temps.

Dans un paragraphe précédent, je comparais la fonte de la monnaie au refoulement du temps. Mais, quand on poursuit le raisonnement de Silvio Gesell qui veut faire disparaître la monnaie fiduciaire dans sa propre instantanéité, on pressent qu’il ressent la rétention de la monnaie fiduciaire comme une utilisation indue de la gratuité du temps qui permet un échange d’utilités.

Il sait la monnaie vaniteuse, elle essaie de ralentir le temps, mais Silvio Gesell veut la ramener au présent par la fonte. La monnaie ne peut pas durer. Elle tente d’emprisonner le temps en mesurant son prix par le taux d’intérêt, mais c’est vain : le temps doit domestiquer la monnaie. La monnaie tente d’éreinter le temps, mais le temps est indomptable et doit faire fondre la monnaie.

La monnaie doit donc s’adosser au temps, au rythme de ce dernier, ce qui conduit d’ailleurs Silvio Gesell à imaginer, comme pour le temps qu’on conceptualise dans sa linéarité, une vitesse constante de la monnaie15. Et, à terme, selon la lecture que je fais de Silvio Gesell en projetant sa théorie, la monnaie disparaît. Son caractère insaisissable correspond à son évanescence, pour se substituer au rythme de production inhérent à la nature.

Et c’est peut-être cela l’issue de l’ordre économique naturel : l’évaporation de la monnaie en la subordonnant au temps et à ce qu’il qualifie de marchandises.

C’est, à mon intuition, ce qui a, entre autres, conduit Silvio Gesell à intituler son ouvrage L’Ordre économique naturel