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Alain d'Arlevé, partant pour la Sylvanie bousculée par une révolution, souhaite y revoir les décors de son enfance. Il y retrouve l'héritière de la famille régnante, Wanda de Zunski, sa cousine, et la ramène en France. Entre une tante qui l'aime peu et Gisèle une cousine frivole qui la déteste, Wanda grandit tandis qu'Alain court le monde avec son violon. Il la quitta enfant, il la retrouve jeune fille et elle devient sa femme, au grand dam de Gisèle, amoureuse d'Alain. Alors que Wanda attend leur premier enfant, Alain part avec elle pour la Sylvanie où il doit donner une série de récitals. Comment Gisèle parvient à séparer le couple, comment Alain retrouve sa femme complètement amnésique trois ans plus tard, tel est le thème sur lequel Max du Veuzit a bâti ce passionnant roman où le drame côtoie l'amour.
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Seitenzahl: 358
Veröffentlichungsjahr: 2018
L’homme avançait avec précaution et, pourtant, il se hâtait.
Dans l’aurore qui pâlissait le ciel, la cime des sapins se balançait avec nonchalance. De place en place, les feuilles pâles d’un bouleau frissonnaient.
Le long des pentes abruptes, l’eau coulait, joyeuse et pressée, entraînant avec elle des cailloux ronds et des fleurs desséchées, arrachées à la terre par le vent du Nord.
L’homme avançait...
C’était un garçon de vingt-cinq ans environ, grand et svelte. La décision se lisait sur son visage, tendu par le double effort d’une attention sans cesse aux aguets et d’un cheminement difficile. Difficile, non pas que le sol ou le sous-bois fussent particulièrement pénibles à parcourir, mais par tout ce qui pouvait y survenir de mauvaises surprises ou de rencontres indésirables.
Car l’homme qui marchait dans la montagne, par ce matin de printemps, manifestement se cachait.
Bien que l’herbe fût encore humide de rosée, il évitait le sol pierreux et se tenait sur le côté des sentiers tracés à travers bois, toujours prêt à se jeter dans les taillis à la moindre alerte.
S’il lui arrivait de couper quelque route forestière, il ralentissait sa marche, jetait de longs regards anxieux autour de lui et passait rapidement.
Sous la courte visière de sa coiffure, ses yeux bleus frappaient par l’énergie de leur regard et les lèvres minces de sa bouche, belle et grande, étaient à la fois spirituelles et fermes. Il portait sur le dos un sac tyrolien en toile vert foncé, dont la couleur tranchait à peine sur son costume de sport, sobre et confortable. Ses souliers à fortes semelles, sur lesquels étaient retournées de grosses chaussettes de laine, foulaient la terre d’un pas vif et sûr.
L’homme avançait toujours.
Il y avait trois jours, trois jours interminables qu’il allait seul à travers la sombre chaîne de montagnes qui sépare la Sylvanie du Montballero. Il marchait sans relâche, avec de courtes haltes pour prendre un rapide repas et se désaltérer aux sources glacées et savoureuses.
Une fois encore, le soir descendait sur la forêt et le moment vint pour lui de gagner un refuge pour la nuit.
Le silence, à cette heure crépusculaire, semblait encore plus dense.
Dans l’obscurité commençante, l’homme se dirigea vers un amas de roches grises ; armé du bâton ferré sur lequel il s’appuyait, il se fraya un passage au milieu des ronces qui s’enchevêtraient à ses pieds. Il parvint ainsi devant une ouverture étroite et profonde dans laquelle il s’enfonça.
Il découvrit alors une sorte de grotte et s’étendit avec satisfaction sur le sol recouvert de mousse, après avoir fait un oreiller de la couverture de laine qu’il portait enroulée à l’extérieur de son sac tyrolien.
Le voyageur n’en pouvait réellement plus. La fatigue physique, jointe à la tension nerveuse, lui faisaient subir une rude épreuve. Triompher de l’une et de l’autre exigeait une volonté tenace et un corps entraîné aux exercices sportifs.
Mais les forces humaines ont des limites. Sans résister davantage au sommeil qui l’envahissait, il ferma les yeux et s’endormit instantanément.
Il ne s’éveilla qu’au matin. Le soleil, déjà, dorait l’entrée de la grotte ; l’homme sauta sur ses pieds, fâché de s’être mis en retard : sa montre marquait huit heures. Après une toilette sommaire, il rechargea son sac sur son épaule. Plein d’une ardeur nouvelle, il se remit en marche.
Bientôt, la forêt s’interrompit. Devant lui, des champs de lavande et de genêts en fleur s’étendaient sur un assez long parcours. À leur extrémité sud, les sapins s’alignaient de nouveau.
Avant de s’engager sur ce terrain découvert, il inspecta l’horizon, plus attentivement encore qu’il ne le faisait d’ordinaire, à l’aide de jumelles. Il ne voulait être aperçu de personne.
Avec un léger sourire, il se ganta et se mit à marcher à quatre pattes, se traînant parfois sur le sol, donnant l’impression du balancement d’un ours. Bien que son esprit fût accaparé par la gravité du moment, et plus encore par celle des heures qui allaient suivre, il ne put s’empêcher d’évoquer avec un fou rire intérieur l’effarement scandalisé de la chère baronne de Serdan, sa tante, si elle avait pu le voir dans cette situation à la fois tragique et grotesque, son effroi si elle avait connu les dangers qu’il courait.
L’espace d’un éclair, il eut devant les yeux la salle à manger paisible d’Arlevé, avec ses hauts bahuts sculptés et ses chaises Louis XIII.
Mais cette vision s’effaça brusquement, bousculée par les exigences présentes qui interdisaient tout répit. Son attention se tendit à nouveau.
Enfin, il se retrouva sous le couvert des arbres. Il put se redresser et reprendre une allure normale.
Le but approchait...
Un grand soulagement lui vint. Le plus long, le plus difficile était accompli. Maintenant, il n’y avait pas un sentier, une clairière, qu’il n’eût parcourus dans le passé. Déjà, il reconnaissait chaque buisson, presque chacun des arbres. Dans leurs branches lourdes et lasses qui ployaient mollement, il avait jadis grimpé et ri, construit des fortunes imaginaires et dormi dans des hamacs de fantaisie, doucement balancés par le vent.
Ils étaient six alors... Six garçons vigoureux et bruyants...
Où étaient aujourd’hui les cinq autres ? Que restait-il de leurs corps élancés et robustes, de leurs têtes rondes et volontaires, recouvertes de cheveux indisciplinés, qui sortaient en mèches raides de leurs toques de fourrure ?
Que restait-il de ce qui avait tenu tant de place dans son enfance ? Que demeurait-il du cadre où s’était déroulée une si grande partie de son adolescence ? Où étaient les affections précieuses d’autrefois ?
Mais le terrain se modifiait encore. La pente que l’homme dévalait en ce moment aboutissait à une vallée profonde. Les arbres s’espaçaient. Bientôt, à quelques centaines de mètres sur sa droite, il vit les ruines calcinées d’un village.
Une profonde émotion crispa ses traits. Il avait connu chacune des maisons qui s’élevaient à cet endroit, et le nom de chaque être humain qu’elles abritaient. Souvent, il avait poussé la porte d’un enclos planté de pommiers, il avait bu à longs traits le lait frais que lui offrait une hospitalité rustique et accueillante.
La haine ni l’envie n’existaient alors. Pour eux, il était seulement un garçon turbulent, débordant de santé, dont la main tendue était serrée par tous avec amitié. Et la joie régnait dans le village. Le bonheur semblait devoir l’habiter toujours.
Mais la dureté des temps, la folie des hommes, les guerres avaient tout balayé, brûlé les maisons, anéanti les foyers...
Et assassiné les beaux souvenirs de son enfance !
Il s’arrêta le long d’un pan de mur, devant une sorte de place carrée où se dressait encore, croulante et éventrée, la petite église. Autrefois, le pope y parlait de Dieu et du Ciel, en termes émouvants et simples, à la jeunesse du village.
Il se rappela les offices du dimanche, les larges jupes des filles, leurs frais visages blancs et leurs nattes épaisses et sages qui dansaient sur leurs minces épaules. Il se rappela l’air conquérant des garçons, avec les manches bouffantes de leurs chemises brodées et le cuir souple de leurs bottes luisantes.
C’était là un temps révolu, celui du bonheur... Un temps où lui et ses cousins n’étaient pas encore orphelins et grandissaient au sein de familles heureuses.
Il fit un signe de croix et pria.
« Me voilà seul au monde, mon Dieu. Permettez que ma vie serve à quelque chose. Aidez-moi à remplir la mission que vous me confierez. »
C’était encore la fin de l’après-midi. Une nouvelle journée s’achevait. La solitude, au cœur du village anéanti, semblait plus pesante. L’atmosphère s’épaississait.
Il s’arracha aux tristes souvenirs qu’évoquaient ces murs lézardés et ces herbes folles. À grandes enjambées, il s’éloigna.
Il fit ainsi un kilomètre environ ; puis, brusquement, au détour d’un chemin creux, il distingua dans le brouillard naissant une maisonnette trapue, percée de petites fenêtres.
Son cœur battit dans sa poitrine. C’était un cœur jeune et sensible que la vie avait déjà bien malmené, mais qui gardait sa juvénile ardeur. La vue de cette humble demeure le bouleversait. Que ses murs, son toit de chaume fussent encore là, presque intacts, cela équivalait à une sorte de miracle. Une habitation existait encore ! Sa présence, dans cette immensité désolée, semblait un message d’espérance.
Maintenant, il en était tout proche. Seul, un pré planté de quelques arbres fruitiers l’en séparait. Tout autour, les sapins formaient un cercle obscur et odorant. Les troncs de quelques bouleaux dont l’écorce s’écaillait lentement laissaient, de place en place, des taches lumineuses.
L’homme sursauta.
Un chien, sentant probablement une présence étrangère, s’était mis à aboyer soudain.
Un chien ! La vie...
Au même instant, levant machinalement les yeux, il crut apercevoir une forme mince et noire dans l’un des sapins les plus élevés, dont les branches basses balayaient presque la terre.
Par un réflexe inconscient, il se dissimula derrière un arbre et guetta. Plus rien ne remuait...
Pourtant, il était sûr d’avoir aperçu quelque chose dans cet arbre et, selon toute vraisemblance, il s’agissait là d’un être humain !
Indécis, il ne savait quel parti prendre. Quelqu’un surveillait ses mouvements... Était-ce un ami ou un ennemi ? Le chien aboyait toujours furieusement.
Soudain, la porte de la chaumière s’ouvrit. Une vieille femme parut sur le seuil, mais elle fut aussitôt bousculée par le chien qui s’élançait au-dehors, un grand chien-loup, aux babines retroussées, grognant dangereusement comme un animal qui se prépare à l’attaque. Il se rua dans la direction de l’inconnu.
Immobile, le cœur chaviré, l’homme voyait le chien bondir vers lui, mais il ne s’en souciait guère. Les yeux fixes, il considérait la vieille femme qui semblait terrifiée sur le seuil de la maisonnette.
Puis, le chien fut tout près de lui. Il leva la main et dit avec douceur :
– Tout beau ! Tout beau ! Chut...
Le chien s’immobilisa et grogna encore un instant. Soudain, avec des jappements sourds, il rampa vers celui qu’il s’apprêtait à attaquer à la seconde précédente.
Les craintes de la pauvre femme ne se calmèrent pas quand elle vit l’animal revenir vers la maison avec des bonds joyeux, suivi d’un grand jeune homme dont la haute silhouette la fit brusquement tressaillir.
La main en auvent sur ses yeux que l’âge éteignait lentement, elle observa, éperdue, celui qui venait à elle et qui, soudain, se mit à courir.
Avant même qu’elle eût pu prononcer le nom qui tentait de passer sa gorge nouée par l’émotion, il l’avait rejointe, saisie entre ses bras robustes et la serrait contre lui, les larmes aux yeux.
– Maroussia ! Maroussia ! Est-il possible ? Ma vieille Maroussia ! Tu es vivante !
Elle murmura d’une voix étranglée :
– Monsieur Alain, est-ce bien vous ?
– Oui, ma bonne, c’est bien moi. Que Dieu soit béni, qui me permet de te retrouver !
– Qu’Il soit béni de vous ramener vers moi, monsieur le comte.
Elle se dégagea, courba son vieux dos perclus de rhumatismes, prit la longue main élégante et douce, mais ferme, qui se tendait vers elle et, en balbutiant des mots sans suite, d’une voix tremblante, à plusieurs reprises, elle la baisa en pleurant.
Un peu gêné, car son éducation française lui avait fait oublier les mœurs qu’il avait connues dans son enfance, l’homme releva la forme inclinée devant lui et retira sa main.
– Tu m’as reconnu, Maroussia ! dit-il affectueusement. J’ai pourtant beaucoup changé.
La vieille femme sourit à travers ses larmes.
– Quand on a connu la mère de Monsieur le comte, on ne peut ignorer que Monsieur le comte est son fils... Les mêmes traits, la même race. Même une vieille sorcière comme moi est incapable de ne pas s’en apercevoir.
Il protesta gentiment :
– Une vieille sorcière ? Quelle idée !
Il se rappela les vastes jupes brodées que portait, comme une princesse, une femme dans la force de l’âge. Ses cheveux sombres étaient alors relevés en couronne autour de sa tête. Que restait-il, hélas ! de cette femme sereine et robuste qui veillait sur les enfants, détenait l’autorité sur les nurses, les institutrices françaises elles-mêmes ? Que restait-il de cette haute et ferme poitrine qui avait allaité de si magnifiques bébés ?
Non, rien en cette vieille femme tordue par les douleurs, tremblante, vêtue de haillons sans couleur et sans forme, ne rappelait la gouvernante imposante des jours passés.
De ces jours-là, que restait-il, sinon des ruines sanglantes et des visages morts ? Par quel prodige cette malheureuse avait-elle échappé au désastre ? De la voir vivante, mais tellement misérable, si visiblement abandonnée de tout secours humain, réduisait à néant l’espoir vague, mais cependant tenace, qui l’avait conduit jusque-là et que sa vue avait un instant renforcé.
Cependant, Maroussia avait saisi un balai fait de branches de genêts séchées, grossièrement liées ensemble, et allait l’appuyer contre la porte, la tête en l’air.
– Que fais-tu ?
– C’est un signal, dit-elle.
Il s’inquiéta :
– Un signal ? Pour qui ?
Sans lui répondre, elle héla :
– Min... Min...
– Pour qui, ce signal ? répéta-t-il, inquiet. Tu sais, je suis ici en fraude. Tu as des voisins ?
– Oui, une voisine, admit-elle.
– Je la connais ?
– Monsieur le comte la connaît très bien.
– Qui est-ce ?
Elle sourit.
– Un peu de patience, mon maître... Un tout petit peu de patience. Il faut savoir attendre la joie, elle en devient plus précieuse.
Une lueur d’espérance éclaira le visage masculin. Se pouvait-il qu’un autre eût survécu au massacre ?
Il regarda la vieille femme jusqu’au fond des yeux. Toute sa physionomie questionnait avec passion. Elle secoua la tête avec un sourire plein de bonne volonté, mais qui avait à tout jamais désappris la gaieté.
– Maroussia, murmura-t-il, il faut que je sache exactement... tout ce qui s’est passé.
– Que Monsieur le comte entre et se mette à l’aise. Ensuite, nous parlerons.
Derrière elle, il pénétra dans une pièce aux murs et au plafond noircis par la fumée que laissait échapper un poêle de faïence, cassé et réparé par des mains malhabiles. La pièce donnait l’impression d’un lieu violé auquel on a redonné tant bien que mal, et plutôt mal que bien, un air civilisé.
La dernière fois qu’il était venu en ce lieu, qui servait de rendez-vous de chasse, les coussins des divans qui couraient le long des murs n’étaient pas éventrés, la haute glace n’était pas fendue, le poêle était en bon état et la grosse suspension de cuivre ne pendait pas, misérable, à moitié démolie, au-dessus d’une table à peu près inutilisable, entourée de chaises boiteuses.
– Ils sont venus ici aussi, dit-elle d’une voix étouffée, pleine de douleur et de colère. Ils n’ont pas brûlé la chaumière parce qu’ils y ont cantonné pendant quelques heures et, ensuite, ils ont dû l’oublier... J’ai eu bien de la peine pour raccommoder les choses et pour faire marcher le poêle.
– Je vois, répondit-il du même ton attristé, après un long regard circulaire.
Elle l’aida à se débarrasser de son sac et poussa près de lui un fauteuil défoncé. Il s’assit.
– Voulez-vous quelque chose ? Du thé ?...
Sur le moment, il ne songea pas à s’étonner de cette offre.
– Plus tard, plus tard. Je t’en prie, raconte.
Elle était restée devant lui, debout, les mains croisées sur son tablier déteint.
Le chien avait disparu.
– Je pense que leurs journaux ont raconté cela tout au long, commença-t-elle en hochant sa tête grise avec amertume. C’était une victoire pour eux d’avoir massacré toute une famille sans défense. Une magnifique victoire ! Anéantir des femmes et des enfants innocents...
Ses paroles étaient remplies de douloureuse rancune et sa voix trembla de haine en achevant l’atroce accusation.
– Ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de faire périr une famille régnante et d’incendier toute une province ! Ils pouvaient être fiers d’eux !
– Je sais à peu près comment les choses se sont passées, dit-il doucement, d’après ce que nos journaux en ont dit. Mais il doit y avoir des détails, des faits dont ils n’ont pas parlé, ou qu’ils ont ignorés. Rien ne pouvait m’indiquer que je te retrouverais ici, Maroussia, ajouta-t-il avec affection, ému par son visage tragiquement tendu vers un passé dont elle seule connaissait le déroulement terrible.
– Ils n’ont sûrement pas tout dit, répliqua la vieille femme avec une force soudaine.
– Parle, je t’en prie. Je voudrais tant savoir... tout. Savoir si je puis encore faire quelque chose, pour qui que ce soit... Peut-être venger les morts !
– Hélas ! la vengeance ne ressuscitera pas le passé. Faire quelque chose... Vous avez mis bien longtemps à venir. Comment êtes-vous arrivé jusqu’ici ? N’aviez-vous donc pas oublié ?
Elle ne formulait aucun reproche, elle se plaignait seulement, avec une sorte de résignation.
– Je n’ai pu venir plus tôt, dit-il. Peu après ces événements tragiques, j’ai perdu ma mère bien-aimée. J’étais en France, ma tante de Serdan est devenue ma tutrice. Je n’avais que seize ans. Presque aussitôt, la guerre a éclaté.
– La guerre ?
La surprise et l’incompréhension se lisaient sur le vieux visage. Alain d’Arlevé réalisa soudain que ce coin, perdu au cœur de l’Europe, avait ignoré le déroulement du conflit. Et qu’aurait pu savoir de ce cataclysme cette femme oubliée, enfouie dans la forêt, et qui avait certainement perdu tout contact avec le monde extérieur ?
En quelques mots, il résuma les dernières années. Maroussia l’écoutait avec une attention qui dénotait plus de politesse que d’intérêt.
Pour elle, la vie du monde avait arrêté son cours par un après-midi sanglant d’un certain été.
– Venir ici, conclut Alain, n’était pas, aujourd’hui, une mince aventure. Tu comprendras que ma parenté avec la grande-duchesse disparue m’empêchait d’obtenir un visa de l’actuel gouvernement de Sylvanie.
Il ignora l’éclair de haine qui traversa le regard de la vieille femme.
– Il me fallait donc faire un voyage discret, poursuivit-il. Pour des raisons que je t’expliquerai plus tard, j’ai dû passer par le Montballero et non par le Daymonia, qui était cependant beaucoup plus proche...
– Vierge Sainte ! Le Montballero est horriblement loin !
– Aussi ai-je marché trois jours entiers pour te rejoindre enfin.
– Marcher trois jours ! répéta Maroussia, épouvantée. Mon Dieu, quelle époque !
– Oui, reconnut-il, elle est assez troublée, mais il ne s’y passe pas que des horreurs.
Elle le fixait avec une incrédulité évidente.
– Il s’y passe aussi des choses très bien, reprit-il avec un sourire où repassait sa jeunesse. Tu verras.
– Je verrai, moi ? Notre-Dame des Aubépines ! comment pourrais-je voir quelque chose de cette masure que je ne peux quitter ?
– Est-ce que tu t’imagines sérieusement que je vais te laisser croupir dans ce désert, si boisé soit-il ? Lorsque tu te seras décidée enfin à me raconter ce que tu sais, et que je me serai rendu compte de la situation, tu vas courir les aventures et les grands chemins, comme une intrépide jeune fille... Tu passeras bravement la frontière, en fraude, en ma compagnie.
Elle parut stupéfaite et il crut qu’elle allait protester, mais, comme si une pensée soudaine lui venait, elle inclina la tête en signe d’assentiment.
Alain, était redevenu grave.
– Je comprends parfaitement à quel point cela t’est pénible, dit-il, mais, maintenant, il faut que je sache ce qui s’est exactement passé à Zunski.
Le vieux visage tanné pâlit à nouveau, mais ce fut une voix ferme qui s’éleva dans la pièce que le soir envahissait :
– Il faisait très chaud... Nous avions un beau ciel d’été. Leurs Altesses s’étaient installées dans la salle de billard... vous vous souvenez ? Elle était exposée au nord. Les jeunes princes y étaient aussi ; Wanda était allée au chenil avec l’institutrice française, parce que Dinga venait d’avoir des petits... Dinga, enfin, la chienne-loup. La petite princesse voulait choisir un chiot qu’on lui avait promis.
Maroussia leva les yeux vers Alain.
– Est-ce que Monsieur le comte se rappelle le vieux Piotr et son petit pavillon, dans le fond du parc de Zunski ?
– Très bien.
– Piotr était malade. J’allais le soigner tous les jours et c’est cela qui m’a sauvé la vie. J’avais juste fini ma besogne, lorsque j’ai entendu des hurlements et des coups de fusil. Il y avait plusieurs mois que les troubles couvaient et Leurs Altesses Royales étaient soucieuses. C’était comme si l’air avait été chargé d’électricité et que chacun l’eût senti. Monseigneur le grand-duc voulait même envoyer sa femme à Paris avec les enfants, mais la grande-duchesse ne voulait pas se séparer de lui, surtout dans un pareil moment.
Un instant, sa mémoire s’arrêta à l’admirable maîtresse qu’elle avait perdue.
– Quelle femme ! murmura-t-elle. On ne reverra pas de sitôt la pareille ! Pour les enfants, moi et les institutrices, l’Anglaise et la Française, notre départ était décidé, mais le malheur a été plus rapide à venir que nous à partir. Lorsque j’ai entendu ces cris et ces coups de feu, j’ai compris que quelque chose de grave se passait au château. Hélas ! je n’imaginais pas possible ce qui le fut, pourtant ! Ce qui le fut ! répéta-t-elle lentement, les yeux fixés sur les images d’un passé affreux.
– Et alors ? dit Alain avec douceur, car elle s’arrêtait de parler.
Elle secoua la tête comme pour dissiper l’atroce vision.
– Alors, je suis sortie de chez Piotr en courant. Après quelques minutes, j’ai rencontré Jivan, le maître jardinier. Vous vous rappelez ?
– Oui, oui, je sais...
– Il courait aussi, mais dans l’autre sens. En me voyant, il s’arrêta. Il avait l’air terrorisé. « N’y va pas, criait-il, ils te tueront ! Ils tuent tout le monde ! » Il me raconta, très vite, qu’une bande de fanatiques avait envahi Zunski. Le grand-duc et ses fils avaient tenté de les chasser...
Maroussia cacha son visage dans ses mains.
– Les misérables les ont tués, gémit-elle. Tous. Les parents, les enfants, les serviteurs... tous morts. « Je ferais mieux, disait Jivan, d’attendre chez Piotr que ces forcenés soient partis... car enfin, une fois leur sale besogne faite, ils retourneraient bien d’où ils venaient ! » Mais, moi, je n’en étais pas si sûre. Et vous vous imaginez mon état. Hors de moi, sans écouter cet imbécile, je me suis remise à courir.
« Tout à coup, j’ai vu une grande lueur s’élever. C’était Zunski qui brûlait. En quelques minutes, le château n’a plus été qu’un brasier. Je ne pouvais plus rien pour lui ni pour ses habitants... Il a bien fallu que je me cache. Les bandits étaient comme enivrés de carnage et de destruction, ils couraient de tous les côtés, ils tuaient, ils brûlaient... Jivan et ses serres, le vieux Piotr et sa maison, le village, l’église... Il n’est rien resté.
Frémissante, Maroussia répéta d’une voix morne :
– Rien. Ce fut horrible, horrible ! Pendant trois jours, je me suis terrée dans la forêt... Et puis, le quatrième matin, je n’ai pas pu m’empêcher d’aller voir, en me cachant. Il fallait que je sache...
Plus bas encore, elle poursuivit :
– Tout était détruit... tout... et tous étaient morts. Il ne restait plus que des ruines et des cadavres.
Sa voix devint âpre et farouche :
– Partout des cadavres... Dans la salle de billard, sur la terrasse, à l’office, à la cuisine, aux écuries... des cadavres... partout. Pourtant...
– Pourtant ?... répéta Alain, la gorge sèche.
– Pourtant, au chenil, où la meute avait été exterminée aussi parce que les chiens hurlaient et menaçaient les intrus, il y avait encore un être vivant. Du fond de sa niche, Dinga surgit. Elle se traîna vers moi en gémissant, elle me tirait par ma jupe... Et alors... alors... un petit visage effrayant comme celui d’un fantôme se montra à l’ouverture de la niche et...
– Et... ? hurla presque Alain d’Arlevé.
– Et la petite Wanda sortit à quatre pattes. Avec peine. Elle mourait de faim et d’épouvante. L’institutrice française avait eu l’idée de la cacher là, et Dinga est restée couchée devant elle, la protégeant avec ses chiots. Qui peut connaître l’intelligence des animaux ? Dinga avait dû sentir le danger, comprendre qu’elle devait se taire. Elle n’avait pas bougé. On ne lui avait rien fait... Peut-être qu’on ne l’avait pas vue.
Alain d’Arlevé s’était levé. Il vint à la vieille femme et la secoua par l’épaule.
– Est-elle réellement vivante ? cria-t-il. Où est-elle ?
– Elle a été bien malade, mais elle a tenu bon, la pauvre petite... la pauvre petite fille !
Maroussia sanglotait, la tête dans son tablier.
– Où est-elle ? demanda encore Alain.
Comme pour lui répondre, la porte s’entrouvrit doucement... puis s’ouvrit tout à fait.
Sur le seuil parut une petite fille mince et brune, étrangement vêtue d’étoffes sombres, sans forme. Un vieux carré de tissu, semblable à celui qui recouvrait les divans, était posé sur sa tête et noué sous le menton.
Derrière elle venait le chien.
Alain s’élança, les bras tendus...
Mais, à la vue de cet inconnu, l’enfant, épouvantée, poussa un cri perçant et, avant que Maroussia ou le visiteur eût pu prononcer une parole, elle s’enfuit et disparut dans l’ombre des arbres.
D’un bond, le chien la rejoignit.
– Sainte Madone ! gémit la vieille femme. Elle a pris peur ! Nous ne la reverrons pas !
Mais Alain ne l’écoutait pas. À son tour, il franchissait la porte et courait vers le bois. Dans l’obscurité maintenant presque totale, il distingua cependant la forme grêle que désignait le chien attaché à ses pas. Il la rattrapa et la saisit par les loques noires qui lui servaient de robe.
Il la sentit frémir comme un animal pris au piège. Elle se débattait frénétiquement. Il ne voyait d’elle que l’ovale clair de son visage pâle.
– Wanda, murmura-t-il, tu ne me reconnais pas ?
Elle faisait toujours de vains efforts pour lui échapper. Pour toute réponse, elle appela d’une voix haletante son ami et son défenseur.
– Dinga !
Mais Dinga se refusait à toute attaque. Au contraire, elle faisait fête à l’assaillant avec des bonds joyeux.
– Dinga ! répéta la petite fille sur un ton de reproche et de surprise effrayée.
Alain parvint à prendre la petite main qui se crispa à son contact.
– Dinga ne me fera aucun mal, crois-moi. Elle a meilleure mémoire que toi et elle sait que je suis un ami... il est vrai que lorsque je venais à Zunski tu étais encore bien petite.
Au nom de Zunski, la fillette frissonna, mais les petits doigts que le jeune homme tenait prisonniers se détendirent légèrement.
– Je suis Alain d’Arlevé, ajouta-t-il lentement. Le filleul de ta maman. Ma mère était sa cousine germaine. Tu ne te souviens pas de ta tante Élisabeth ?
Doucement, tout en parlant, il l’entraînait vers la chaumière. Il sentit qu’elle tressaillait, et sa résistance devint moins opiniâtre.
– C’est pour cela que Dinga ne veut pas me faire de mal. Tu comprends, elle n’a pas oublié, elle...
Alors une petite voix demanda anxieusement :
– Comment m’as-tu dit que tu t’appelais ?
– Alain. Alain d’Arlevé. Je suis ton cousin... presque ton frère puisque ta chère maman était ma mère spirituelle : ma marraine.
C’était Wanda, maintenant, qui l’entraînait vers la maisonnette, elle qui lui serrait la main comme si elle avait peur de le lâcher. Elle entra vivement et courut à Maroussia.
– Allume le feu ! commanda-t-elle d’un ton volontaire. Je veux le voir.
– Tout de suite, mon petit agneau. Dans cinq minutes, ce sera fait.
Amusé, Alain pensa que les rapports, entre elles, tenaient du régime féodal. L’enfant ordonnait, la femme obéissait aveuglément. Les rôles se trouvaient un tant soit peu renversés.
Un autre fait le frappait par son évidence : Wanda possédait une forte personnalité. Elle tenait certainement de sa mère, mais sans avoir la douceur courtoise de celle-ci. La vie invraisemblable qu’elle menait depuis plusieurs années devait être à l’origine de son caractère autoritaire.
Bientôt, le poêle ronfla et, bien entendu, fuma. Une main toujours agrippée à celle d’Alain, Wanda ouvrit la porte du foyer et découvrit un brasier incandescent.
Elle commanda gravement :
– Approche, pour que la flamme t’éclaire.
Docilement, Alain pencha son visage vers la lueur. L’enfant s’avança et il put détailler ses traits, elle avait de longs yeux gris, un visage pâle et farouche, une bouche gracieuse, mais volontaire.
En souriant, il demanda :
– Est-ce que je te plais ?
Mais elle ne répondit pas à son sourire. Elle se redressa et dit seulement :
– Tu es venu me venger ?
Il y avait une lueur sauvage dans ses yeux. Il comprit que la vengeance était sa première préoccupation.
– Je suis venu te chercher, dit-il. Ce qui est arrivé à Zunski te dépasse et me dépasse. Les révolutions sont comme les guerres, on est obligé de les subir... On ne peut ni les arrêter ni les modifier. Tu comprendras mieux cela quand tu auras appris tout ce qui s’est passé, tout ce qui se passe en Europe.
Il s’empêtrait un peu dans ses phrases. Ce n’était pas une tâche facile qu’expliquer à ces demi-sauvages, dont l’une était trop jeune et l’autre trop âgée, qu’un homme seul, même résolu, ne peut intervenir dans le destin d’un peuple, que la vengeance, le plus souvent, frappe des innocents et devient criminelle... qu’on ne répare pas le meurtre par d’autres meurtres.
– L’Europe ! répéta Wanda avec mépris.
Un silence tomba.
– Je suis venu aussi pour t’aimer, reprit Alain après un moment, avec une grave douceur.
Il entoura la fillette de son bras et la serra contre lui. Dans ce geste passait toute l’émotion que lui communiquait cette enfant, par elle-même d’abord, puis par tout ce qu’elle évoquait. Elle dut ressentir cette émotion, deviner qu’elle en était la cause. Sa solitude présente, les souvenirs du passé, lui remontèrent au cœur. Oubliant la déception que la réserve d’Alain venait de faire naître en elle, elle se mit à sangloter sur cette épaule dont elle réalisait soudain toute la fraternelle tendresse.
De grosses et lourdes larmes roulaient lentement sur les joues fanées de la vieille femme.
Pendant quelques instants, Alain laissa le chagrin de Wanda s’épancher, puis, la tenant toujours contre lui, il tourna la tête et s’adressa à Maroussia :
– Si tu nous donnais un peu de lumière ?
La vieille femme leva les yeux au ciel.
– Le feu et les rayons de la lune sont nos seules lumières, la nuit, expliqua-t-elle.
– Mais comment, et de quoi vivez-vous ?
Alain, soudain, s’étonnait avec curiosité. Malgré la minceur de la petite fille et le dos voûté de la femme, il était manifeste qu’elles ne souffraient pas de la faim.
– Ce n’est pas sans peine, mais je m’en tire, déclara Maroussia avec fierté. Je vous rends l’entant en bon état malgré tout ce qu’elle a traversé... Nous sommes devenues de vraies sauvageonnes, à vivre ainsi toujours seules, mais Wanda va bien. Nous mangeons des fruits, des légumes... Je sais prendre des lapins au collet. Le bois ne manque pas dans la forêt, et puis... il y a le souterrain.
– Le souterrain ? répéta Alain, surpris.
Mais Wanda intervenait vivement :
– Et dans le souterrain, il y a encore l’électricité, figure-toi ! Mais, naturellement, nous n’avons pas su l’amener jusqu’ici. C’est bien dommage.
Elle avait pris le ton affairé d’une ménagère compétente. Alain sourit et posa la main sur la jeune tête ébouriffée.
– Quel âge as-tu exactement ?
– Treize ans. Bientôt quatorze.
– Elle est menue, mais solide, affirma la vieille femme. Grâce à Notre-Dame de Kasan, elle n’a pas eu un seul jour de maladie, sauf, bien sûr, après...
Elle s’interrompit, pour envelopper la fillette d’un regard attendri, puis acheva en baissant la voix :
– Enfin... sauf pendant sa fièvre cérébrale, acheva-t-elle.
Mais Wanda avait compris ce qu’elle avait voulu dire. Elle leva son visage tendu et bouleversé.
– J’avais tout vu ! murmura-t-elle. Tout !
Elle se pencha et mit ses bras autour de la tête intelligente de Dinga.
– Sans elle, ils m’auraient tuée aussi.
Elle frissonnait.
– Elle est si brave, Dinga ! Mademoiselle m’avait poussée dans sa niche... Elle s’est couchée devant moi. Elle est restée là tout le temps.
Elle embrassa la chienne et murmura :
– Tu dis que tu es venu me chercher, Alain ? Tu veux m’emmener avec toi ? C’est vrai ?
– Bien sûr que c’est vrai !
– Roussia et Dinga aussi ?
– Roussia et Dinga également.
– Et où irons-nous ?
– Chez moi, en France,
Une ombre de frayeur et d’angoisse passa dans les yeux gris.
– Tu crois que c’est possible ?
– Rien n’est impossible, dit gravement le jeune homme, quand on a la foi et le courage. Regarde, Maroussia t’a bien sauvée et élevée... Ce n’est pas plus difficile d’arriver chez moi. Mais, au fait, vous parliez tout à l’heure du souterrain ? N’a-t-il pas été détruit, ou découvert ?
– Non, dit Maroussia. Comme je l’ai déjà expliqué à Monsieur le comte, Leurs Altesses sentaient venir des troubles graves...
Elle mêlait ainsi la plus grande familiarité et le respect le plus protocolaire.
– Nos maîtres ont pensé à constituer des réserves dans la grande galerie souterraine et à y organiser un abri secret, avec des armes, des provisions. Ne vous en avait-on pas parlé ?
Alain se rappelait le jour où son oncle, le grand-duc, avait dévoilé à ses fils et à son neveu la galerie secrète qui reliait Zunski à cette chaumière, située bien en dehors du parc. Dans la chapelle privée de la grande-duchesse, ils avaient juré qu’ils ne révéleraient à âme qui vive ce qu’ils allaient voir.
Le souverain, avec l’aide d’un homme sûr, avait installé l’électricité dans l’abri secret : le courant était produit par une petite dynamo, actionnée par la chute d’un cours d’eau qui passait à proximité et qu’ils avaient pu capter.
– J’avais aidé au transport des provisions, poursuivait Maroussia. Des conserves de toutes sortes, il y en avait pour plus d’une année. Alors, en faisant attention, vous pensez bien que, la petite et moi, nous pouvions y puiser longtemps. Mais heureusement que vous voilà, parce qu’à la longue les réserves se seraient épuisées, et j’en avais du souci. Non seulement pour nous...
– Pour qui donc ? demanda Alain.
– Ces provisions-là, Monsieur le comte, devaient ravitailler un jour les partisans de Leurs Altesses ! Et ils viendront, n’est-ce pas ? Ils renverseront « leur » nouveau gouvernement !...
Alain ne répondit rien à cela, ne voulant pas ajouter une déception et un chagrin à tous ceux qu’avait déjà supportés la pauvre femme. Il alla prendre son sac tyrolien sur la table branlante et l’ouvrit. Il en tira du pain, du fromage et du chocolat.
– Tenez, dit-il, voilà pour compléter le menu du dîner ; je suis sûr que voilà longtemps que vous n’avez mangé de cela !
Maroussia et Wanda se penchèrent ensemble sur ces choses incroyables qui leur étaient offertes.
– Du chocolat ! murmura la petite fille. C’était si bon ! Je me rappelle... Est-ce que je peux en prendre un petit bout tout de suite ?
– Je crois, remarqua son cousin, que nous ferions mieux de dîner d’abord. Ensuite, tu mangeras ton chocolat, puis nous irons voir le souterrain.
Grâce au pain, au fromage, et au chocolat, le repas se transforma, pour Maroussia et pour l’enfant, en un banquet de fête.
– Et maintenant, dit Wanda lorsqu’ils eurent terminé, donne-moi la main, Alain, et laisse-toi conduire.
Elle l’entraîna vers le fond de la pièce et, là, elle appuya la main contre la paroi, non loin du poêle, derrière un banc. Sous la pression, un pan de muraille bascula. Une ouverture sombre apparut.
– Laisse-moi passer devant, dit Maroussia. Monsieur le comte n’a pas l’habitude. Je vais ouvrir la marche.
– Il fait noir, reprit la petite fille, toute joyeuse d’introduire son cousin dans ce lieu mystérieux, mais bientôt nous verrons clair, avec l’électricité.
– Comment avez-vous su faire marcher l’installation ? s’étonna le jeune homme.
– Ce n’est pas difficile. En transportant les provisions, je l’avais mise en service plus de cent fois, expliqua Maroussia.
– N’auriez-vous pas mieux fait de vous installer dans le souterrain ?
La vieille femme secoua négativement la tête.
– La petite avait peur, là-dedans... et, après tout, ce n’est qu’une cave, sans fenêtres, sans air : ce n’est pas sain. Et puis, ça rappelait trop de choses. Et l’hiver, comment y aurions-nous vécu ?
– Oui, évidemment...
Ils avançaient, en file indienne. Ils marchèrent ainsi pendant quelques minutes, puis, brusquement, le couloir qu’ils suivaient s’élargit. Alain entendit Maroussia presser le pas tandis que la main de Wanda l’immobilisait.
– Attends, dit-elle. Roussia va nous éclairer.
En effet, la lumière jaillit, assez faible et incertaine. Le jeune homme vit qu’ils se trouvaient à l’entrée d’une vaste salle dont les murs blanchis à la chaux semblaient sains et nets. Elle était meublée de bancs, de fauteuils de rotin et de quelques étroits divans. Des étagères couraient tout autour, du haut en bas des murs, chargées de caisses de conserves, d’armes ou de vêtements. Une immense table s’allongeait entre deux bancs, comme pour attendre des centaines de convives.
– Comment mon oncle et ma tante n’ont-ils pas gagné cette galerie ? murmura Alain d’Arlevé. Jamais on ne les aurait découverts là !
– L’attaque a été trop soudaine, dit Maroussia. Même s’ils avaient eu le temps de sortir de la salle de billard où ils se trouvaient, comme je vous l’ai expliqué, ils n’auraient pas pu gagner l’entrée du souterrain sans être suivis. Au début, quand nous nous sommes réfugiées dans la chaumière, je tremblais que quelqu’un ne découvrît cette entrée, celle qui part de Zunski. Ensuite, j’ai compris que le château, brûlé, avait barré le passage en s’écroulant et que nous pouvions être bien tranquilles.
Tandis que la vieille femme parlait, Wanda conduisit son cousin, à sa façon volontaire et silencieuse, vers un petit meuble de bois. Elle l’ouvrit et y prit une photographie qu’elle lui tendit.
– Regarde, dit-elle. C’est tout ce qui me reste. Je l’ai trouvée dans un livre qui avait été laissé dans la chaumière. Maroussia dit que maman a dû l’oublier là.
Alain regarda l’image, celle d’une belle jeune femme au regard tranquille, entourée de ses cinq fils, cinq beaux garçons, et d’une très petite fille aux longs cheveux. Le cœur serré, il se tourna vers l’enfant frémissante dont les grands yeux ne semblaient pouvoir refléter que le désespoir.
– Il te reste encore un frère, petite Wanda, dit-il tendrement. Tu sais, n’est-ce pas, que tu peux compter sur mon affection ?
Pour toute réponse, elle se jeta impétueusement dans ses bras ouverts.
– Oh ! aime-moi ! Aime-moi ! cria-t-elle. C’est tellement triste de n’avoir plus de maman, plus de papa...
Il ne pensa plus qu’à sa hâte de l’arracher à ce pays, à ses tragiques souvenirs, à lui construire une existence normale qui s’écoulerait, enfin, dans la sérénité.
Mais il ne se le dissimulait pas, dépouiller l’affreux passé de cette enfant de son pouvoir empoisonné serait une tâche ardue et longue. Toute sa tendresse, toute sa vigilance, jointes à l’éloignement, n’effaceraient pas sans difficulté les images enfouies au fond d’une petite âme dévastée.
Parviendrait-elle jamais à oublier les terribles visions qui avaient assombri ses jeunes années et dont le souvenir, si manifestement, la hantait ?
Bienheureux ceux qui peuvent évoquer leur enfance sans avoir le cœur serré...
Mais il fallait revenir au présent et à ses nécessités.
– Maroussia, dit Alain à la vieille femme, ne pourrions-nous pas, dans tous ces vêtements, trouver de quoi vous équiper, toutes les deux, pour notre voyage ?
– Ces vêtements ? répliqua l’ancienne femme de confiance de Zunski. Mais... ce sont des habits d’hommes !
– Eh bien !... il me semble qu’ils feraient parfaitement l’affaire. Ainsi habillées, vous attirerez moins l’attention.
– On ne peut pas habiller la petite Altesse avec des vêtements de gars de la montagne ! s’exclama la vieille femme. Moi, passe encore, bien que je ne me voie guère...
– Maroussia, dit le jeune homme impatiemment, fais ce que je te dis et ne discute pas. Wanda traversera la frontière déguisée en garçon et elle ne sera pas déshonorée pour cela. Cherche dans ses paquets et choisis ce qu’il faut.
Il avait parlé avec autorité. Maroussia, réduite au silence par ce ton, fouilla dans les paquets. Wanda, distraite de ses tristes pensées, comparait avec sa mince personne les accoutrements destinés, jadis, aux partisans de ses parents : culottes bouffantes, blousons de rude étoffe, chaussures épaisses.
– Que c’est grand ! dit-elle.
Maroussia parvint à découvrir des équipements de taille moyenne qui pouvaient leur convenir à peu près ; puis tous trois regagnèrent la chaumière.
– Et maintenant, repos pour tout le monde ! décréta Alain. Demain, nous partirons de bonne heure.
La vieille femme et l’enfant s’étendirent sur les divans défoncés. Lui-même s’enroula dans la couverture qu’il avait apportée et s’allongea sur un banc de bois.
Bien qu’il fût fatigué, il se passa longtemps avant qu’il s’endormît. Ce voyage, qu’il allait entreprendre le lendemain, l’inquiétait.
Pour venir il avait fait un long détour, franchissant la frontière de Sylvanie en un point relativement désert. Mais il ne pouvait exiger de ses compagnes une marche aussi pénible et prolongée.
La petite république du Daymonia n’était pas très éloignée de Zunski, le calme et l’ordre y régnaient ; mais, justement à cause de cela, nombreux étaient les réfugiés qui affluaient là, et la frontière, pour l’atteindre, était étroitement surveillée.
Par bonheur, Alain ayant parcouru maintes fois la région, avec ses cousins, au cours de son adolescence, s’en souvenait parfaitement. Les paysages changent moins que les êtres humains ; il saurait guider ses compagnes. Mais de mauvaises rencontres étaient à redouter. Que se passerait-il si quelqu’un devinait les liens qui unissaient Wanda avec sa famille disparue ?
Cependant, il ne pouvait être question de se laisser arrêter par les difficultés de la route. Coûte que coûte, il fallait passer au Daymonia. Là, ils seraient sauvés. Tout irait bien, alors.
Alain d’Arlevé ne songeait pas encore à prévoir les complications, différentes, mais certaines, que ferait surgir dans son existence la présence de sa petite cousine. Ce souci ne lui venait pas à l’idée. Son devoir le plus impérieux lui commandait de veiller sur l’enfant et sur son avenir, devoir de simple solidarité, mais aussi devoir d’affection et de reconnaissance envers ceux qui, jadis, l’avaient toujours considéré comme un fils.
Ayant eu le malheur de perdre son père lorsqu’il était encore très jeune, Alain avait trouvé auprès de son oncle, le grand-duc, un guide sûr et un appui constant. Il passait une partie de ses vacances, chaque année, en compagnie de sa mère, dans cette magnifique demeure de Zunski, où les jeunes princes étaient comme des frères pour lui.
Les bruits de guerre, et aussi l’intention du grand-duc d’envoyer ses enfants en France, avaient seuls empêché Mme d’Arlevé et son fils de se rendre en Sylvanie, comme de coutume, en cet été tragique.
L’affreuse nouvelle du massacre sauvage de sa bien-aimée cousine germaine et de tous les siens avait, ensuite, ébranlé la santé de la comtesse d’Arlevé. Elle ne s’était pas remise. Alain avait eu la douleur de voir disparaître sa mère au moment même où la guerre commençait à ensanglanter l’Europe.
Oui, Wanda était bien plus pour lui qu’une jeune cousine. Il lui appartenait, et à lui seul, de se pencher sur sa détresse, de la sauver.
« À la grâce de Dieu ! se dit-il. Dieu nous aidera. »
Et enfin, il s’endormit.
Le jour se levait lorsque Alain s’éveilla, Maroussia et l’enfant dormaient encore profondément. Étendue devant le poêle éteint, Dinga, le museau entre ses pattes de devant, payait aussi son tribut au sommeil.
Le jeune homme rejeta sa couverture, remit ses chaussures et se leva. Il n’y avait plus de temps à perdre : la route serait rude, il fallait l’aborder le plus tôt possible. Le moment était venu de réveiller ses compagnes.
À la seule pression de sa main, Maroussia ouvrit les yeux.
Alain jeta un regard sur Wanda : la tête couronnée de ses cheveux noirs et longs, elle reposait sans bouger.
– Il faut la réveiller aussi, dit-il. Nous déjeunerons rapidement et nous partirons tout de suite après. Prépare-toi, Maroussia. Appelle la petite.
La vieille femme se pencha sur l’enfant, qui ouvrit un œil, puis l’autre. Elle chercha son cousin du regard et lui sourit affectueusement.
– Bonjour, tout le monde ! fit-elle. Bien dormi, Alain ?
– Très bien dormi, merci. Maintenant, tu vas te lever et t’habiller bien vite. Je vais faire, pendant ce temps, un peu de toilette.
Tandis que Maroussia allumait le feu et faisait chauffer de l’eau pour le thé, il sortit.
À quelques mètres de la maisonnette coulait un petit ruisseau de montagne. Le jeune homme s’en approcha, étira ses bras en aspirant l’air frais et vif, puis, agenouillé sur l’herbe, il fit une toilette rapide. Dinga sautait autour de lui, lui léchait les mains, lui témoignait à sa façon sa joie de le voir là.
Quand il revint à la chaumière, le thé était prêt. Maroussia et Wanda avaient revêtu les costumes masculins rapportés la veille de la galerie secrète. Ils étaient trop grands pour l’une comme pour l’autre, mais étaient tout de même plus pratiques et avaient plus de forme que leurs haillons féminins.
– À table ! dit Alain. Dépêchons-nous : il est déjà tard.
– C’est entendu, Monsieur le comte, dit Maroussia, mais il faudra bien tout de même un peu de temps pour préparer nos affaires !
Le jeune homme jeta un bref coup d’œil sur la pièce désolée où ils se trouvaient.