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Extrait : "Charles-Geneviève-Louis-Auguste-André-Timothée d'Eon de Beaumont, naquit à Tonnerre, le 5 octobre 1728, de Louis d'Eon, subdélégué de l'Intendance de Paris, et de Françoise de Charenton. L'origine de sa famille est quelque peu obscure. Le Chevalier la fait remonter à Eon de l'Etoile qui, s'étant proclamé « Fils de Dieu » et « Juge des Vivants et des Morts », fut condamné comme hérésiarque par un concile tenu à Reims en 1148."
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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
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Seitenzahl: 352
Veröffentlichungsjahr: 2016
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À Monsieur le Ministre de la Guerreje dédie ce livre, histoire d’un soldat et d’un patriote.
Un homme dont la vie entière fut pleine d’actes de viril courage, d’audacieuse intrépidité, qui donna l’exemple d’une grandeur d’âme incomparable, d’une constance et d’une noblesse de sentiments extraordinaires, et à qui la Fatalité, la tragique Ananké de l’Antiquité imposa la dérisoire destinée de passer aux yeux de ses contemporains pour une femme.
Un homme qui fut le confident des Rois et qui, après avoir rempli les missions les plus délicates de la diplomatie, après s’être illustré sur de nombreux champs de bataille et avoir gagné, par l’éclat de ses actions, un brevet de capitaine de dragons et la croix de Chevalier de St-Louis, mourut sous des vêtements féminins, presque comme une pauvresse.
Un homme qui fut l’ami intime de plusieurs grandes dames ; pour lequel une puissante impératrice et une reine montrèrent des sentiments d’une tendre amitié, et dont les médecins durent, à sa mort, disséquer le cadavre pour en certifier le sexe et en attester la virilité.
Un homme enfin dont les prestigieuses aventures se sont déroulées il y a cent ans à peine et dont le nom n’est qu’un vague souvenir pour la génération actuelle.
Tel fut le Chevalier d’Éon de Beaumont.
De physionomie éminemment sympathique, de caractère noble et élevé, il méritait mieux que sa destinée, et mieux que l’oubli dans lequel l’Histoire l’a laissé tomber. Combien d’autres figures moins attachantes, moins héroïques, ont eu l’honneur des résurrections triomphales, des dithyrambes posthumes !
J’aurais souhaité pour sa mémoire qu’un poète évocateur de nobles gestes l’eut campé en la fière attitude qui fut celle de toute sa vie. Pour ce descendant de Cyrano, j’aurais désiré qu’un Edmond Rostand se levât, et en son honneur, fit vibrer la lyre de strophes altières…
En ces pages de simple vérité, j’ai entrepris une œuvre bien plus modeste. J’ai surtout voulu que ce livre fut l’hommage discret d’un escrimeur passionné envers celui qui, parmi tant d’autres mérites, eut, un des premiers, la gloire de représenter l’art français des armes devant l’étranger, et de faire triompher notre fleuret. Car, en cela, d’Éon fut aussi un maître, et encore que l’histoire se soit montrée, à cet égard, parcimonieuse de détails, il nous suffit de savoir que notre héros, alors qu’il était déjà presque un vieillard, eut l’honneur de victoires retentissantes dans des assauts célèbres, et que c’est au métier des armes qu’il demanda noblement le pain des dernières années de sa vie.
Mes camarades d’escrime pour lesquels surtout j’ai voulu évoquer la figure originale du Chevalier, me sauront gré, j’espère, de cette réparation posthume pour la mémoire d’un des nôtres.
Encore qu’imparfaitement, ce livre leur dira de suffisante façon quel cœur vaillant, généreux, battit sous la robe de celui que ses contemporains appelaient avec une respectueuse déférence : la Chevalière d’Éon, et qui fut un des plus nobles et virils caractères de son temps.
Pour tous ceux qui aiment notre pays, et s’intéressent aux souvenirs glorieux de l’histoire nationale du passé, la vie du Chevalier offrira les plus nobles exemples de désintéressement et de patriotisme. D’Éon fut mêlé aux évènements les plus considérables de la vie politique de son époque, et son histoire est un peu l’histoire diplomatique de la France et de l’Europe au dix-huitième siècle. Sur toute son existence, sur tous les faits auxquels il prit part, passe comme un souffle d’épopée, qui fait penser aux prouesses légendaires d’autrefois.
Soldat valeureux, diplomate avisé, d’Éon fut également un écrivain de belle et bonne race. En des lettres pleines d’humour et de bon sens, comme en des livres de sereine et profonde philosophie, il écrivit une langue claire, forte, digne de ses grands devanciers et de ses illustres contemporains.
Je n’ai pas la prétention d’avoir découvert le Chevalier d’Éon. Plusieurs écrivains, avant moi, furent tentés par les aventureux exploits dont fut pleine son existence et par la mystérieuse énigme qui plana toute sa vie sur son sexe.
Ce fut d’abord Gaillardet, auteur dramatique, né à Tonnerre en 1806, qui publia en 1832, les mémoires du Chevalier d’Éon. Gaillardet avait débuté dans les lettres en collaborant avec Alexandre Dumas. Sa notoriété date du jour même où il revendiqua avec succès, mais non sans bruit, la paternité du drame « La Tour de Nesles » que le célèbre romancier avait seul signé de son nom.
Les mémoires de d’Éon par Gaillardet touchent sensiblement au genre roman, et nul doute que l’esprit dramatique de l’auteur des aventures de Marguerite de Bourgogne n’ait été porté à corser et à grossir les situations en lesquelles se déroula la vie de son héros. Mais de là à conclure, comme d’aucuns l’ont fait, que tout le récit de Gaillardet est de pure invention, il y a loin.
Gaillardet fut un des premiers journalistes, le premier qui importa le journalisme en Amérique. Ce n’est pas là cependant une raison suffisante pour le faire passer comme un des précurseurs des humoristes contemporains, et de juger toute son œuvre comme le produit d’une imagination surabondamment fertile.
Certes, tout n’est pas à retenir dans les détails copieux que nous donne, sur le Chevalier, l’auteur de ses mémoires. Gaillardet a souvent fait certitude ce qui n’était qu’une présomption, réalité, ce qui n’était souvent qu’une hypothèse. Son œuvre n’en est pas moins intéressante, digne d’attention, et tous ceux qui, comme nous, voudront essayer de lever un coin du voile qui flotta sur l’énigmatique personnage que fut d’Éon, devront y puiser avec abondance, sinon avec circonspection.
Un autre écrivain, M. Moisset, membre de la Société des Sciences historiques de l’Yonne, séduit par le côté mystérieux de la vie du Chevalier, a fait également de ce dernier une étude documentée, à laquelle on ne saurait reprocher que de se tenir, peut-être trop scrupuleusement, dans la limite des faits matériellement et rigoureusement prouvés.
Enfin, en Angleterre, où le Chevalier est resté légendaire, des écrivains de valeur ont fait revivre en des ouvrages curieusement fouillés, la physionomie tant intéressante de d’Éon. Citons le livre de M. Telfer capitaine de Marine et celui de M. Ernest-Alfred Vizetelly.
En dehors des biographies et des documents existant soit dans les Archives des Affaires étrangères, soit dans quelques bibliothèques particulières, nous avons pu recueillir sur la vie du Chevalier des renseignements précieux auprès de ses compatriotes de Tonnerre, parmi lesquels quelques ancêtres se rappellent encore avoir entendu raconter par des contemporains ses merveilleux exploits.
Ce nous est enfin un devoir agréable que d’associer à notre œuvre les noms de personnes qui, gracieusement, nous apportèrent de précieux concours, pour nous permettre de reconstituer sur les bases les plus authentiques la vie accidentée du Chevalier d’Éon : M. l’abbé Bruneau, aumônier de l’Hôpital de Tonnerre ; notre distingué confrère M. Paroissien, qui, avec une bonne grâce charmante, nous communiqua des documents inédits recueillis par lui dans l’ancienne bibliothèque du maître d’armes Bertrand, et enfin, M. Adolphe Guillemin, libraire expert, à l’obligeance duquel nous avons dû de pouvoir glaner des renseignements très intéressants, dans des papiers et livres du Chevalier, lors de la vente qui en fut récemment faite.
D’Éon, nous l’avons dit, fut un homme dans la véritable et complète signification du mot. Ce fut un homme de qui l’énergie, la noblesse de caractère méritent d’être exaltés.
C’est ce que nous avons voulu tenter en cet ouvrage, qui n’est qu’un panégyrique trop modeste d’un héros trop peu connu.
… Vous serez frère des preux paladins du bon vieux temps. Allez et marchez sur leurs traces. C’étaient de rudes jouteurs et vous êtes bien fait pour leur tenir tête dans les champs de la politique ou sur le champ de bataille…
(Lettre du Marquis de l’Hospital à d’Éon).
Charles-Geneviève-Louis-Auguste-André-Timothée d’Éon de Beaumont, naquit à Tonnerre, le 5 octobre 1728, de Louis d’Éon, subdélégué de l’Intendance de Paris, et de Françoise de Charenton. L’origine de sa famille est quelque peu obscure. Le Chevalier la fait remonter à Éon de l’Étoile qui, s’étant proclamé « Fils de Dieu » et « Juge des Vivants et des Morts », fut condamné comme hérésiarque par un concile tenu à Reims en 1148. Le célèbre illuminé, accompagné de ses parents, parcourut, pour accomplir la mission divine dont il se croyait chargé, plusieurs provinces du centre, et c’est au cours d’une de ses pérégrinations qu’un de ses descendants, qui devait être vraisemblablement l’ancêtre du Chevalier, s’établit à Ravières.
Sa famille était d’essence noble. Le certificat ci-après que nous rapportons d’après la Fortelle en fait foi :
« Nous Jacques-Charles, marquis de Clermont-Tonnerre, chevalier de l’ordre royal et militaire de St-Louis, ancien capitaine de cavalerie au Régiment de mon nom, seigneur Baron de Dannemoine, près la ville de Tonnerre, demeurant au dit Dannemoine, certifions à tous ceux qu’il appartiendra, qu’il est de notoriété publique que les aïeux, bisaïeux, trisaïeux et autres ancêtres de Charles, Geneviève… d’Éon de Beaumont, écuyer, chevalier de l’Ordre de St-Louis, ont toujours porté le même nom et les mêmes armes ; savoir : "d’argent à la face de gueule, accompagnées de trois étoiles (molettes) d’azur à cinq pointes rangées en chef et un coq à la pointe élevée au naturel en pointe" et qu’ils ont toujours vécu en gens nobles, soit dans le service militaire, soit dans la robe. Enfin, que tous ceux de la famille d’Éon (qui est réputée une ancienne famille dans le Comté de Tonnerre, diocèse de Langres) ont toujours joui de l’estime et de la considération publiques et contracté des alliances avec des familles nobles, distinguées dans le militaire et dans la robe, tant dans la province de Bourgogne que dans celle de Champagne. En foi de quoi, nous avons signé le présent, et y avons apposé le cachet de nos armes. Fait et donné en notre château de Dannemoine, ce 4 juillet 1866. Signé : Le marquis de Clermont-Tonnerre, baron de Dannemoine. »
Le grand-père du Chevalier, mort et enterré à Tonnerre, fut maire élu de cette ville et conseiller du Roi. Pendant trente-six ans, il occupa les fonctions de subdélégué de l’Intendance de la Généralité de Paris pour les élections de Tonnerre, Ricey, Jussy, d’Espoigny et d’une grande partie de celle de Tonnerre. Il fut inhumé ainsi que sa femme dans un caveau de l’église de Notre-Dame des Fontenilles. La pierre tombale existe encore au bas du chœur, mais les inscriptions sont presque complètement effacées.
Louis d’Éon de Beaumont, père du Chevalier, fut baptisé en l’église St-Pierre de Tonnerre, le 16 mars 1695. Il fut inhumé le 3 novembre 1749, en l’église de l’hôpital de cette ville. De sa vie on ne peut en dire que ce qu’en a écrit succinctement de la Fortelle : qu’il fut avocat au Parlement de Paris, conseiller du Roi, maire de Tonnerre et subdélégué de l’Intendance de la Généralité de Paris, qu’il vécut en sage et mourut en philosophe chrétien. Sa mort, si nous en croyons l’historien que nous venons de citer, fut digne d’un véritable sage, et le récit qu’il nous en fait, laisse l’impression d’une certaine grandeur antique.
« La veille de sa mort, dit-il, ses amis étaient venus lorsqu’on lui administrait les derniers sacrements. Ils admirèrent sa fermeté : sa femme et ses enfants fondaient en larmes. Pour lui, loin d’être touché d’un pareil spectacle, il répondit de sang-froid : "Il est aussi naturel de mourir que de naître. Je quitte une mauvaise patrie pour aller dans une bonne. " Après avoir fait retirer tout le monde, il retint seulement son fils pour lui dicter ses dernières intentions. Il finit par lui dire : "J’ai donné tous mes soins pour vous apprendre à vivre, il faut que je vous apprenne à bien mourir" ; en même temps il se souleva, serra son fils dans ses bras, lui donna sa bénédiction, et retomba mort. »
Ces recommandations durent laisser en l’esprit du jeune homme qu’était alors le Chevalier, une impression profonde, et certainement, le spectacle de la vie irréprochable de son père influa sur son caractère sérieux, réfléchi, sur les qualités qui le firent distinguer avant l’âge et signaler pour les missions importantes qu’il fut, dès sa prime jeunesse, appelé à remplir. Nous ne voudrions certes pas prétendre que le jeune d’Éon fut une exception merveilleuse de sagesse parmi les enfants de son époque ; nous démentirions, sans preuves, un bon et brave curé, M. Marcenay de Tonnerre, qui « déclarait par amour de la vérité, qu’il avait vu le petit polisson nu et lui avait paternellement administré le fouet en récompense de maintes peccadilles ».
Donc d’Éon fut, comme son âge le comportait, un véritable enfant ; nous supposons même qu’il fut un tantinet tapageur, quelque peu belliqueux et porté, ainsi qu’il le fut toute sa vie, vers la lutte, vers la résistance. Mais nul doute aussi que sous l’influence paternelle, sous l’action d’un esprit tôt mûri, il ne montra, à l’âge où l’on ne pense encore qu’au plaisir, des dispositions véritablement extraordinaires pour toutes les choses qui, avec le sérieux du caractère, demandent également la promptitude du jugement, et la sûreté d’action.
Après avoir fait ses études au collège Mazarin et obtenu, avec dispense d’âge, le diplôme de docteur en droit civil et canon, d’Éon se demanda vers quel but il devait diriger ses facultés. Il songea d’abord à l’état ecclésiastique ; mais sa vocation ne fut pas assez forte pour résister aux conseils d’un ami qui l’en dissuada. En attendant une vocation plus certaine, le jeune Docteur partagea son temps entre les belles lettres et l’escrime où il ne tarda pas à acquérir une véritable renommée. Il eut en effet, bientôt, la réputation d’une des premières lames de Paris et aussi d’un écrivain d’avenir. Ses talents le signalèrent bien vite à l’attention de protecteurs puissants, et c’est à un de ces derniers, le prince de Conti, que d’Éon dût d’entreprendre la carrière qui devait faire l’honneur et le malheur de sa vie.
Il nous faut placer ici le récit des circonstances quelque peu fortuites qui furent une des causes du choix dont d’Éon fut l’objet, pour la mission diplomatique, qu’à l’instigation du Prince de Conti, le Roi voulut bien lui confier.
Louis XV avait déjà inauguré ce système spécial qui consistait à placer près de ses ambassadeurs accrédités auprès des cours étrangères, des ambassadeurs occultes avec lesquels il correspondait directement et à l’insu de ses ministres. Comme le dit excellemment Boutaric, Louis XV, en politique, se défiait autant de ses maîtresses que de ses ministres, et ne se sentant pas la force de leur résister, il prenait le parti de cacher aux uns et aux autres ses désirs et les moyens particuliers par lesquels il cherchait à les réaliser. Le Directeur également occulte de ce système diplomatique était le Prince de Conti et il est naturel que celui-ci ait pensé à d’Éon qu’il avait pris sous sa protection et auquel d’ailleurs le liait une certaine reconnaissance, due au talent et au tact avec lequel le jeune écrivain retouchait ses poèmes et ses madrigaux. C’est également à une des particularités de son physique, et qui devait avoir sur sa vie une influence si considérable que d’Éon dut la faveur dont il fut l’objet.
Le Chevalier d’Éon, dit son historiographe, avait reçu de la nature des formes frêles, menues. À dix ans, sa mère se plaisait à le revêtir des robes de sa sœur ; sous ce costume, chacun l’eut pris pour une petite fille, tant sa taille était fine, sa main délicate, son pied petit ; mais sous la forme extérieure de la jeune fille, le jeune garçon se faisait sentir. Participant de l’une et l’autre nature, il possédait une vigueur virile sous une enveloppe féminine. À vingt ans, il avait conservé presque tous ces avantages : de longs et beaux cheveux blonds, des yeux bleus, tendres, diaphanes. D’une taille peu élevée, mais d’une constitution robuste, sa force était ramassée ; son bras était demeuré d’une délicatesse extrême, ses doigts effilés et potelés ; mais, quand les muscles de ses bras se crispaient, l’étreinte de la main était si puissante qu’on eut cru que des tenailles de fer étaient cachées sous cet épiderme blanc et rosé. Son corps au-dessus des hanches eut pu tenir dans ses deux mains ; il chaussait un soulier de femme ; il n’avait point de barbe, à peine un léger duvet courait-il çà et là sur ses joues et les couvrait-il de petites soies pubescentes, douces comme le velours d’une pêche.
Ce portrait d’où, on le voit, la recherche des métaphores ni l’ingénuité des expressions ne sont exclues, est ainsi complété :
Ses appétits sexuels demeurèrent longtemps neutralisés. Une sorte de torpeur amortissait en lui les tentations ordinaires à son âge et le rendait insensible aux sollicitations de la puberté. Et pourtant il était né avec un sang énergique, un caractère ardent, une cervelle inflammable. C’était une vraie tête de Bourguignon avec son vouloir emporté, opiniâtre : sa masculinité était toute au cerveau, là était tout le feu, ailleurs la glace. Étrange anomalie, idiosyncrasie bizarre, digne des méditations des physiologistes. Il semblait que, comme en ces corps frappés d’apoplexie, la vitalité eut reflué en lui vers le crâne et abandonné les extrémités.
Cela n’empêchait pas cependant d’Éon de fréquenter la société mondaine, les salons galants, et entre-temps de collaborer à la lutte philosophique et littéraire que Fréron menait contre Voltaire. D’Éon a fait lui-même de l’existence qu’il menait un récit imagé et nous dit comment, à la suite d’une des réunions auxquelles il avait l’habitude de prendre part, naquit l’idée dont la réalisation devait avoir pour lui des conséquences décisives.
Ce soir-là, d’Éon se trouvait en compagnie joyeuse avec Lauraguais, la comtesse de Rochefort, une jeune et intéressante veuve dont il était le Benjamin, du Barry, Sainte-Foix, Dampierre et Bezenval. La conversation roulait sur le prochain bal masqué de la Cour et les projets allaient grand train sur la question chiffons et rubans.
– Et lui, comment le déguiserons-nous ? dit Lauraguais à la Comtesse de Rochefort, en désignant d’Éon.
– En femme, répondit-on en chœur.
– Il paraît que M. d’Éon est fort bien sous ce costume déclara la comtesse de Rochefort.
La décision fut ainsi prise, d’Éon irait au bal de la Cour sous un déguisement de femme, et la Comtesse s’offrit non seulement pour lui prêter un de ses costumes, mais encore pour lui servir de camériste. Nous avons dit qu’elle avait pour d’Éon des sentiments assez tendres. Cette sympathie devait s’affirmer par la suite en un amour discret, fidèle et… constant.
Gaillardet nous fait, de la soirée du bal, un récit tel, qu’on pourrait hésiter à croire les péripéties romanesques qu’il raconte ; aussi, en le citant, lui en laisserons-nous toute la responsabilité.
Déclarons d’ailleurs que les aventures qu’il prétend rapporter d’après son héros lui-même, sont bien dans les mœurs de l’époque, et qu’il suffirait pour les rendre plus vraisemblables de les trouver sous la plume d’un historien à l’imagination moins féconde. Dès son entrée dans les salons du Château, d’Éon avait obtenu un véritable succès… de beauté. Le Roi lui-même, qui ne dédaignait pas les jolies personnes, avait à plusieurs reprises marqué son admiration pour la nouvelle venue. Les camarades de d’Éon ne trouvèrent rien de plus spirituel que de s’amuser aux dépens de Sa Majesté Royale, et du Barry fut délégué par eux auprès du Roi pour lui ménager une entrevue intime avec l’astre naissant qui, pour la première fois, venait rayonner à la Cour. En même temps, la marquise de Pompadour était habilement prévenue de la chose, et cependant qu’on s’arrangeait pour isoler d’Éon dans une des salles du Château, on indiquait à la Favorite le lieu du rendez-vous que sa prétendue rivale devait avoir avec le Roi. La Marquise accourt furieuse et ses premières paroles sont de véhéments reproches à l’adresse de l’inconnue que pour elle est d’Éon. Celui-ci qui ne sait rien de l’intrigue, cherche vainement à comprendre. D’ailleurs, il ne tarde pas à prendre une décision et voici comment il se tire d’embarras.
– Vous n’êtes donc pas ici en rendez-vous lui dit la Marquise.
– Pardon, répond le Chevalier.
– Auprès de qui.
– Auprès de vous.
– Je n’y comprends plus rien… Madame,… Monsieur ; je vais appeler… grand Dieu ! Ah ! c’est un homme ! Monsieur, vous n’y pensez pas, dans la chambre du…
– Je n’écoutai rien, dit d’Éon… il y avait une ottomane.
Il y avait une ottomane, la résistance dut donc paraître impossible à Madame de Pompadour. D’ailleurs d’Éon n’a pas poussé plus loin son indiscrétion à ce sujet.
Mais le Roi ne tarda pas à venir ; d’Éon était de nouveau seul, très inquiet sur la suite qu’allait avoir l’intrigue dont la Marquise de Pompadour lui avait laissé deviner la suite. Laissons-lui encore ici la parole :
– Sire, finit-il par dire au Roi, on vous a trompé et je suis victime d’un stratagème.
Pour débiter mon improvisation et me poser convenablement, j’avais fait un pas en arrière. Je me trouvais adossé à une certaine ottomane dont j’avais heureusement profité tout à l’heure. Aussi hardi et plus expérimenté que moi, Louis XV saisit l’opportunité d’un coup d’œil, ne me donne pas le temps d’achever mon exorde, et me place dans la position où j’avais placé quelques minutes auparavant la fraîche marquise de Pompadour. Renversé à l’improviste, je jetai un cri et tentai de me relever pour éclairer d’un mot, le monarque égaré ; mais il était trop tard, ce mot. Louis XV l’avait trouvé, et comme ce n’était pas celui qu’il cherchait, ses augustes bras en demeurèrent pendants de stupéfaction, sa bouche béante d’hébétement.
Le Roi ne tarda pas d’ailleurs à se reprendre et, comprenant qu’il avait été joué, résolut de se tirer le plus intelligemment possible de ce mauvais pas.
– Mon ami, dit-il à d’Éon, vous êtes aussi intelligent que bon garçon, aussi discret que jolie fille.
– Que votre Majesté veuille mettre mon zèle et mon dévouement à l’essai, lui répondit d’Éon, et je lui promets de ne pas succomber sous l’épreuve.
– Eh bien soit ! gardez donc un silence absolu sur tout ce qui s’est passé ici. Tenez-vous prêt à exécuter mes ordres ; bientôt vous aurez de mes nouvelles.
D’Éon n’eut garde de parler de l’aventure, mais la marquise de Pompadour ne put s’empêcher de raconter à ses intimes le dénouement qu’avait eu sa première rencontre avec lui. La comtesse de Rochefort l’apprit une des premières et, nous dit d’Éon, mon infidélité, sinon réelle à ses yeux, au moins intentionnelle, l’avait frappée au cœur. Je devinai cette fois le langage muet de sa douleur… heureusement, j’étais en veine de consolation. L’inspiration que j’avais si longtemps attendue du Ciel et que le Ciel m’avait envoyée pour la première fois en ce jour, ne m’avait point quitté. Semblable à la pythonisse de Délos, le Dieu me possédait encore. Je parlai donc de source et ma parole triompha, car le chemin de l’âme lui était ouvert…
Deux ou trois semaines s’étaient écoulées depuis cette aventure, quand un matin d’Éon fut mandé chez le prince de Conti.
– Bonjour, mon cher d’Éon, lui dit celui-ci en l’apercevant. Ambassadeur, je vous salue ! Et comme d’Éon ne comprenait pas la solennité d’un pareil accueil, le prince continua : Ah ! cela vous surprend ; vous êtes ambassadeur, mon cher ami ambassadeur de Sa Majesté et le mien.
– Son Altesse veut rire.
– Nullement, ceci est la vérité pure avec cachet, timbre et paraphe. C’est signé, voyez plutôt ; il n’y manque que votre adhésion, vous ne la refuserez pas, j’espère.
D’Éon ne pouvait décliner cette offre et comme il le dit lui-même, sans plus hésiter, moitié grave, moitié riant, je mis mon dévouement, mon savoir-faire et ma jupe au service de Sa Majesté.
Le Prince de Conti, nous l’avons dit, était à ce moment à la tête du service occulte que le Roi entretenait auprès de lui, pour être exactement renseigné sur la politique étrangère. En cherchant à utiliser pour son roi les facultés d’intelligence et de finesse qu’il avait devinées en d’Éon, il chercha à en profiter directement. Le Prince, en effet, conservait des visées sur le trône de Pologne, sur lequel son grand-père avait failli monter, et il pensa que d’Éon pourrait servir sa cause, en défendant celle du Roi auprès de l’impératrice Élisabeth de Russie. La France n’était, à cette époque représentée par aucun mandataire à la Cour de Pétersbourg. Élisabeth, dont les sentiments intimes n’étaient pas hostiles à la France, était prisonnière de ses ministres, notamment de son Chancelier Betuscheff, ennemi implacable et irréductible de notre pays. Les démarches faites pour nouer des relations avec la Cour de Russie avaient jusque-là échoué, et l’accueil que Betuscheff avait réservé au chevalier de Val-croissant, qu’il avait fait interner dans une forteresse, malgré le caractère diplomatique dont il était revêtu, n’était pas fait pour encourager de nouvelles tentatives.
Le Prince de Conti avait donc fixé son choix sur d’Éon, et en cela, il n’avait pas pensé à utiliser seulement les qualités exceptionnelles de son jeune protégé, mais encore son aspect physique et la facilité avec laquelle, grâce à un déguisement féminin, il pourrait plus facilement parvenir auprès de la Tzarine, et remplir la mission dont il serait chargé.
Ce projet, qui deviendrait tout à fait invraisemblable aujourd’hui, n’avait rien d’extraordinaire pour l’époque. Il suffit en effet, de voir ce qu’était à ce moment la Russie pour se convaincre que le moyen employé par le Prince de Conti et que d’Éon était chargé de réaliser, pouvait réussir. La Cour d’Élisabeth était presque une cour barbare, où la civilisation occidentale n’avait pour ainsi dire pas encore pénétré. Son éloignement des autres capitales, le manque des voies de communications, en rendaient l’accès très difficile. D’ailleurs, le souvenir des réceptions précédemment réservées aux ambassadeurs qui, par hasard, s’y étaient aventurés, n’était pas fait pour solliciter la bonne volonté des diplomates. Il fallait donc recourir à un subterfuge, et le prince de Conti n’avait pas tort de compter pour cela sur l’habileté et les dispositions naturelles de d’Éon.
Il fut donc décidé que le Chevalier partirait pour la Russie et essaierait de pénétrer par la ruse à la Cour de Pétersbourg, pour approcher de près l’Impératrice elle-même, et une fois dans la place, remplir auprès de cette dernière la mission confidentielle qui lui était confiée.
Pour rendre plus vraisemblable la personnalité féminine du Chevalier, il fallait lui adjoindre un cavalier servant que son âge, sa manière d’être et sa fidélité rendraient apte à remplir ce rôle de père noble de comédie diplomatique.
Ce fut lord Douglas qui fut choisi pour cette mission de confiance. Il pourrait, à première vue, paraître invraisemblable qu’on confiât à un étranger une charge absolument confidentielle. Mais lord Douglas offrait des titres qu’il eut été difficile de trouver, en la circonstance, chez un autre. Écossais d’origine, il avait voué à l’Angleterre, en qui il voyait l’oppresseur et le tyran de sa patrie, une haine implacable. Depuis longtemps déjà au service de la France, il avait donné des preuves nombreuses et indéniables de sa fidélité envers sa patrie d’adoption. Si on ajoute à cela qu’il réunissait en lui les connaissances les plus variées au service d’une très vive intelligence, on se convaincra que c’était bien là l’homme qu’il fallait adjoindre au Chevalier ou pour mieux dire à la Chevalière. Lord Douglas ne serait pas seulement un chaperon respectable : il serait aussi le Mentor sage, expérimenté, pouvant utilement conseiller son jeune compagnon, et lui éviter les imprudences auxquelles son âge, son esprit aventureux pourraient l’entraîner.
Lord Douglas avait d’ailleurs à remplir un rôle personnel dans la pièce diplomatique qu’il était appelé à jouer avec le chevalier. M. Moiset en définit très nettement le caractère et nous ne pouvons mieux faire que de le citer :
À chacun des deux compagnons fut assigné un rôle distinct. L’Écossais devait surtout s’enquérir de la politique extérieure et des forces de l’Empire ; d’Éon observerait les mœurs, les intrigues, les projets de l’intérieur du Palais et surtout chercherait à gagner les sympathies personnelles d’Élisabeth. Pour rendre indéchiffrables les dépêches qui eussent pu être surprises, on donna à Douglas la clef d’une correspondance allégorique dont les termes étaient tirés du genre de négoce auquel il serait censé se livrer (en effet, le prétexte donné au voyage de lord Douglas était un achat de fourrures) : L’Ambassadeur anglais Williams était qualifié de « renard noir » ; Betuscheff, de « loup-cervier » ; les troupes à la solde de l’Angleterre seraient « les peaux de petit-gris ». Si le crédit de Williams l’emportait à la Cour sur celui de la France on dirait que « le renard était cher ». L’expression « hermine en vogue », signifierait que le vieux parti russe triomphait. Enfin, si Douglas devait revenir, on lui écrirait que l’on avait trouvé « un manchon » et qu’il n’en « achetât pas ».
Avant de suivre lord Douglas et le Chevalier dans leur romanesque voyage, nous devons essayer de répondre aux objections faites sur la réalité même de ce voyage, que d’aucuns, M. le Duc de Broglie entre autres, dans son livre « Le Secret du Roi », ont contesté. Le Duc de Broglie dit que rien n’indique aux archives des Affaires étrangères que le Chevalier ait fait ce voyage. On cite aussi une lettre que l’Impératrice Catherine écrivait le 13 avril 1778 et où cette dernière affirme, que « jamais l’Impératrice n’eût de lectrice et que M. ou Mlle d’Éon ne lui fut pas plus connu qu’à elle (Catherine) ; qu’elle ne l’a connu que comme une espèce de galopin politique attaché au marquis de l’Hôpital et au baron de Breteuil ». On objecte enfin l’opinion du Chevalier d’Éon lui-même qui, dans plusieurs lettres à Tercier, premier commis du Ministère des Affaires Étrangères se plaindrait de ne pas savoir le russe et se disposerait à l’apprendre. Comment, ajoute-t-on, le Chevalier aurait-il pu occuper le poste de lectrice ?
On peut facilement répondre à ces objections. Il n’y a rien d’étonnant à ce que les archives du Ministère des Affaires Étrangères ne mentionnent pas le voyage de d’Éon et de Douglas. La mission de ces derniers était absolument secrète, et ne rentrait nullement dans le cercle des négociations diplomatiques ordinaires. À la tête du Ministère occulte de Louis XV, étaient : le comte de Broglie, absent à cette époque et remplissant les fonctions d’Ambassadeur près la Cour de Pologne, le prince de Conti et M. Tercier, premier commis des Affaires Étrangères. Ces deux derniers furent donc les seuls auxquels le Roi parla vraisemblablement du Chevalier d’Éon. Cependant une partie de cette négociation romanesque fut révélée au ministre M. Rouillé, dans le but de lui mieux cacher le reste. Le Ministre approuva et contresigna la Mission du chevalier Douglas. Celle de d’Éon fut combinée entre la Pompadour, Louis XV et le Prince de Conti. Par suite de cette décision, l’Écossais reçut ses instructions du Conseil des Ministres ; le Chevalier, du Conseil privé constitué, nous l’avons dit, par la Favorite et le prince de Conti. Le premier dut correspondre avec le Ministre, et le second avec le Roi.
Il n’existe pas, dans les papiers particuliers laissés par le Chevalier d’Éon, de déclaration formelle, ni de preuve précise attestant que son premier voyage en Russie ait été fait sous un travestissement féminin. Mais ce fait est incontestable et il est implicitement établi par divers documents. Dans ses mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette, Madame Campan, dont le père recevait la Chevalière d’Éon, dit : Le Chevalier d’Éon avait été utile en Russie à l’espionnage particulier de Louis XV. Très jeune encore, il avait trouvé le moyen de s’introduire à la Cour de l’Impératrice Elisabeth et avait servi cette souveraine en qualité de lecteur.
L’absence de toute trace de ce voyage, dans la correspondance du Roi, et dans celle de d’Éon, est très facilement explicable. En raison même de leur caractère ultraconfidentiel, il est très plausible que toutes les lettres échangées entre le Roi et le Chevalier, aient été détruites au fur et à mesure. D’Éon, qui jouissait de l’entière confiance du Roi, n’avait jamais eu un caractère méfiant et il n’avait pas encore de raison pour conserver des armes qui serviraient plus tard à la justification de ses actes.
Quant à l’affirmation de l’Impératrice Catherine contestant la réalité de la mission de lectrice que d’Éon aurait remplie auprès d’Élisabeth, et l’impossibilité dans laquelle le Chevalier aurait été de remplir cette mission, par suite de son ignorance de la langue russe, on peut facilement répondre : que ce rôle de lectrice n’était en somme qu’un prétexte, qui devait cacher le véritable but. L’opinion de Catherine, en admettant qu’elle nous ait été fidèlement transmise, est d’ailleurs sujette à caution ; on connaissait déjà à cette époque, à la Cour de Russie, les démentis diplomatiques.
Il faut bien d’ailleurs trouver une origine, une raison, au travestissement de d’Éon en femme, et on ne peut dénier que ce travestissement ait été concerté dans un but diplomatique, puisque dans la transaction qu’il signa plus tard avec Beaumarchais, le Chevalier, prenant l’engagement de porter jusqu’à sa mort ses habits de fille, ajoutait de sa propre main « que j’ai déjà portés en diverses occasions connues de Sa Majesté » ; et que, dans une lettre adressée au Comte de Broglie, le 5 juillet 1771, il disait textuellement : « Ce n’est pas ma faute si la Cour de Russie et notamment la princesse d’Askoff, pendant son séjour ici, a assuré la Cour d’Angleterre que j’étais femme ».
La meilleure preuve de la réalité du voyage de d’Éon et de lord Douglas ainsi que de l’existence de leur mission, il faut la voir dans les résultats que produisit le séjour des deux diplomates improvisés, et sur lesquels nous allons avoir l’occasion de nous étendre.
Le Chevalier d’Éon, ceci est de toute évidence, s’acquitta à merveille de sa mission auprès de l’Impératrice Élisabeth, et s’il ne fut pas, au sens exact des mots, lectrice en titre de cette dernière, il ne fut pas non plus le galopin politique dont parle dédaigneusement l’Impératrice Catherine. Celle-ci devait probablement d’ailleurs, faire allusion au second voyage du Chevalier à la Cour de Pétersbourg, lorsqu’il s’y présenta sous le costume de son véritable sexe et avec les fonctions bien déterminées de Secrétaire d’Ambassade, titre qui, jusqu’à un certain point, peut justifier le peu d’importance qu’elle semble lui accorder.
Mais reprenons notre récit et suivons notre héros dans ses premières et romanesques étapes, lorsqu’en compagnie de lord Douglas, il quitte pour la première fois la France.
Les deux voyageurs, nantis des recommandations de la Cour, se mirent en route dans le courant de l’été de 1775.
La première étape du voyage fut la Basse-Saxe où lord Douglas, qui était personnellement connu de la famille ducale du Nouveau Strelitz, proposa à d’Éon de s’arrêter quelques jours. En faisant cette proposition, le prudent Écossais voulait s’assurer de l’habileté que mettrait son compagnon à remplir son rôle féminin. Il voulait en quelque sorte le soumettre à une répétition qui lui ferait préjuger de la réussite de la comédie… ou du drame qu’ils allaient tous deux jouer à la Cour d’Élisabeth.
Lord Douglas espérait en outre trouver une occasion ou une recommandation utile ou un moyen de présentation indirecte à la Cour de Russie.
Il fut accueilli par la famille du Grand-Duc avec la plus cordiale sympathie. La Chevalière, il nous faut l’appeler maintenant ainsi, produisit la meilleure impression, et la plus bienveillante hospitalité lui fut accordée ainsi qu’à son compagnon de voyage.
Ici se place, si nous en croyons Gaillardet, une circonstance qu’il nous faut noter en passant et qui eut plus tard dans la vie du Chevalier des conséquences considérables. Des relations de très intime amitié se lièrent entre la Chevalière et l’une des filles du Grand-Duc, Sophie-Charlotte de Mecklembourg, et celle-ci ne voulut pas laisser partir sa jeune et nouvelle amie sans lui donner une lettre de très pressante recommandation pour Mademoiselle Nadège Stein, demoiselle d’honneur de S.M. l’Impératrice Élisabeth et son amie personnelle.
Nous trouvons ici pour la première fois les noms de deux personnes qui jouèrent, si nous en croyons les Mémoires de d’Éon, un grand rôle dans toute son existence, et qui furent la cause première des malheurs qui marquèrent la vie du Chevalier.
D’aucuns, parmi les historiens qui se sont occupés des faits et gestes de d’Éon, ont semblé ignorer les relations qui purent exister entre ce dernier et la jeune princesse de Mecklembourg. D’autres les ont nettement niées.
Il serait difficile d’apporter une preuve palpable qui permette de départager les opinions émises à ce sujet. En ces circonstances, il faut, à notre avis, se contenter de présomptions, lorsque ces présomptions se fondent sur des faits dont on peut vérifier l’authenticité. Et il nous semblera nettement établi par la suite que la princesse Sophie-Charlotte, à défaut de Nadège Stein, connut d’Éon et eut pour lui sinon la tendresse passionnée que lui prête le Chevalier lui-même, au moins une amitié très sincère, une véritable affection. Quant à Nadège Stein, admettons son existence au besoin comme celle d’un personnage symbolique ayant jeté dans la vie du Chevalier un éclair de joie et de bonheur. Peut-être aussi ne fut-elle pas seulement un personnage créé par l’imagination du Chevalier ou de son historiographe, et sa liaison avec d’Éon rentre-t-elle dans le domaine des évènements dramatiques, bizarres et souvent invraisemblables qui constituent toute la vie et la carrière du Chevalier.
Nous aurons au cours de cette histoire l’occasion de montrer les suites romanesques (vraies ou fictives) qu’eurent pour d’Éon, sa première rencontre avec la princesse Sophie-Charlotte et plus tard sa liaison avec la demoiselle d’honneur de l’Impératrice Élisabeth. Pour le moment, pour ne pas nous écarter de l’ordre chronologique des faits, nous reviendrons aux deux ambassadeurs, au moment où, prenant congé de la famille du Grand Duc de Mecklembourg, ils vont se diriger vers Saint-Pétersbourg. Les deux voyageurs n’eurent garde de prendre la route directe les conduisant à la capitale de la Russie. Ils jugèrent utile, afin de ne pas signaler leur arrivée, de faire de nombreux détours. La raison d’une telle attitude était dictée par la situation même de la Cour d’Élisabeth où deux hommes qui se partageaient la confiance de l’Impératrice, se disputaient également le pouvoir. Nous devons, avant qu’ils n’entrent en scène pour jouer un rôle dans l’intrigue ourdie par d’Éon sur l’ordre du Roi, présenter au lecteur ces deux personnages, dissemblables par leur allure, par les sympathies et les antipathies qu’ils nourrissaient à l’égard des nations voisines. Nous voulons parler de Betuscheff, chancelier de l’Empire, et du vice-chancelier de Waronsoff. Dans ses mémoires, le Chevalier a tracé de ces deux hommes d’État, des portraits typiques :
« Le Chevalier Betuscheff, dit-il, a l’abord rude, inculte, l’humeur farouche, les supputations basses et vénales ; le vice-chancelier Comte Michel de Waronsoff, a les mœurs douces, cultivées, le commerce affable, les inspirations nobles et désintéressées ; c’est l’homme de l’occident civilisé, policé, près de l’homme du Nord, agreste, sauvage. Celui-là vit de la vie des cités, obéissant au frein de l’éducation et luisant de l’éclat du vernis social ; celui-ci vit de la vie des montagnes, ne suivant que ses grossiers instincts, ses appétits natifs ; il a la peau âpre, le contact hispide, le poil hirsute ; c’est l’ours du Caucase grimpé à l’arbre du Pouvoir et s’y tenant l’œil sanguinolent et la gueule béante ».
De l’abondance métaphorique sous laquelle le Chevalier a sans doute déguisé son antipathie pour l’un et sa sympathie pour l’autre, peut cependant se dégager facilement l’impression que l’on doit avoir sur ces deux hommes d’État, dont l’histoire a fixé d’ailleurs la définitive physionomie. Betuscheff, l’homme violent, gardant soigneusement les traditions locales, brutal d’allures, étroit d’idées, ignorant des scrupules, privé de sentiments généreux. De Waronsoff, esprit ouvert au progrès et à la civilisation, préparé par ses idées personnelles et son éducation à des aspirations d’idéal et de tolérance. En somme, deux caractères nettement opposés, qui devaient faire de ces deux hommes, deux adversaires, deux ennemis. En l’un, d’Éon et son compagnon devaient trouver un Cerbère soupçonneux, prêt à l’attaque, en l’autre, un allié naturel. Lord Douglas ne put vaincre les soupçons qu’avait adroitement incités à Betuscheff l’ambassadeur d’Angleterre, complice damné de ce dernier. Son masque de minéralogiste et d’acheteur de fourrures, comme dit spirituellement Moiset, fut vite percé à jour, et il ne resta au néo-ambassadeur que la ressource de quitter à la hâte un poste où il devenait peut-être dangereux pour lui de séjourner plus longtemps.
D’Éon resta donc seul à la Cour de Russie. C’est au vice-chancelier de Waronsoff qu’il confie ses premières impressions. Il le met d’ailleurs complètement au courant de sa mission, d’accord en cela avec les instructions que lui avaient données à son départ de Paris, Louis XV, le Prince de Conti et la Marquise de Pompadour.
C’est à lui, dit en effet Gaillardet qu’est adressée et recommandée Mademoiselle de Beaumont avec ses pleins pouvoirs cousus dans son corset et placés sous la sauvegarde de sa gorge virginale, une lettre explicative cachée entre les semelles d’un soulier mignon et un poulet de Louis XV à l’Autocratrice expédié sous le veau protecteur et mystérieux d’un Montesquieu doré sur tranche.
L’auteur des Mémoires du Chevalier rapporte, à ce sujet, la première conversation que son héros eut avec de Waronsoff. Elle mérite d’avoir sa place ici, encore que par sa forme et ses allures, elle nous oblige à faire les plus grandes réserves, sinon sur son authenticité, tout au moins son exactitude.
De Waronsoff débute par des compliments quelque peu irrévérencieux, où l’acrimonie et l’ironie font assez bon ménage, à l’adresse de son Impératrice.
– Dans votre France, dit-il, et dans toute l’Europe, notre souveraine a la réputation et le surnom de clémente. À son avènement au trône, en effet, elle jura sur l’image révérée de St-Nicolas, que personne ne serait mis à mort sous son règne. Elle a tenu parole à la lettre, et aucune tête n’a encore été coupée, c’est vrai : mais deux mille langues, deux mille paires d’oreilles l’ont été ; joignez-y autant d’yeux crevés et de nez fendus et vous aurez compensation.
… Tantôt impie, tantôt fervente, incrédule jusqu’à l’athéisme, bigote jusqu’à la superstition elle passe des heures entières à genoux devant une image de la Vierge, parlant avec elle, l’interrogeant avec ardeur et lui demandant en grâce, dans quelle compagnie des gardes elle doit prendre l’amant dont elle a besoin pour sa journée. Sera-ce dans les Préobajenski, les Ismaëlouski, les Siméonouski, les Kalmoucks ou les Cosaques ?
Parlant de la gestion des revenus fixes de la royauté, le Vice-Chancelier continue son acerbe réquisitoire… Ces revenus, dit-il, sont ordinairement gérés par un administrateur en titre, ayant nom de favori avec tous ses droits et privilèges. J’ai dit un, il y en a quelquefois deux, quelquefois…, mais il n’y en a qu’un en charge officielle, comme en ce moment, c’est le chambellan Ivan-Ivanowitch-Schwalow. Jusqu’à ce jour il est demeuré neutre et indécis entre nos ennemis et nous. Tous nos efforts doivent donc tendre à le gagner… Maintenant, votre instruction est à peu près complète, ma leçon est terminée ; j’oubliais une chose, ajouta-t-il. Sa Majesté est fort épicurienne. Elle a un goût marqué pour les liqueurs fortes. Il lui arrive parfois d’en être incommodée au point de tomber en syncope ou dans les convulsions d’une fureur frénétique. Il faut alors couper sa robe et ses corsets ; elle bat ses serviteurs et ses femmes ; ce sont des misères humaines qui doivent être recouvertes du manteau impérial. On dit, quand cela arrive, que Sa Majesté a ses vapeurs. Souvenez-vous du mot, afin que si pareil accident survenait à la Tzarine en votre présence, vous sachiez le nom décent et consacré de la maladie.