La Couleur des anges - Aurélie Jubien - E-Book

La Couleur des anges E-Book

Aurélie Jubien

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Beschreibung

Dans une demeure cernée de silence, Alphonsine s’assied chaque jour face à son jardin, autrefois source de paix, désormais figé dans le deuil. Son mari, Johannès, tente de la ramener à la vie, mais comment guérir une douleur qui ne parle plus ? Le long du Rhône, les souvenirs d’enfance, les gestes du quotidien et la beauté d’un monde qui continue malgré tout, "La Couleur des anges" explore la mémoire, l’absence et l’amour qui persiste. Un récit bouleversant et poétique, porté par une écriture lumineuse, qui interroge la force de la vie face à l’irréparable. Quand le silence devient un refuge…

À PROPOS DE L'AUTRICE 

Aurélie Jubien, diplômée de la Sorbonne, navigue entre deux passions essentielles : l’histoire et la littérature. Elle est l’auteure de Un jour d’octobre, paru aux Éditions De Borée en 2007. Avec La Couleur des anges, elle signe un roman où l’intime croise le destin collectif, explorant les profondeurs de l’âme humaine à travers un épisode méconnu de la grande Histoire.


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Seitenzahl: 204

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Aurélie Jubien

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Couleur des anges

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Aurélie Jubien

ISBN : 979-10-422-7923-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À tous les oubliés…

I Printemps 1937

« C’est fini. Je t’aimerai toujours, bien au-delà de la vie. Jamais je ne t’oublierai… »

En ce printemps de l’année 1937, Alphonsine reste là, assise devant la fenêtre du petit salon. Le léger et frais vent d’est qui fait frémir les rares feuilles déjà présentes sur les arbres, arbustes et rosiers n’attire même pas son attention. Autrefois pourtant, elle ne serait jamais restée impassible devant la beauté de cette nature domptée par la main de l’homme : le jardinier met tout son cœur dans l’entretien de ce jardin.

Le jardinier. C’est un géant, un colosse même, il aurait pu être modèle pour Michel Ange en son temps. Cheveux blond cendré aux boucles raffinées, le teint clair sans être trop pâle, une ossature saine qui se laisse deviner sous cette légère chemise de toile écrue, des épaules carrées sur lesquelles se dessinent des muscles saillants et de larges mains, où chacun pouvait lire l’amour qu’il portait à ses fleurs tant ses paumes avaient l’air d’avoir toujours fait cela, donner de l’amour à des fleurs. Les fleurs, il les chérissait : blanches, jaunes, rouges ou orangées, la vision qu’il portait sur elles et la perception de celles-ci lui permettaient des réalisations insoupçonnées et remarquables au détour d’un massif, des associations de bulbes curieuses qui au final donnaient un résultat épatant. Dans son domaine, il passait pour un innovateur, un génie de la binette et du râteau ; dans bien d’autres situations, par ses créations osées, il serait passé pour un fou, un homme à qui la raison fait défaut, au mieux, un excentrique. Alphonsine avait tout de suite compris l’homme qu’il était lorsqu’elle avait vu ses idées originales mises en situation dans le jardin d’une amie. Elle avait alors décidé de débaucher celui qui était à l’origine de tout cela, le créateur, l’artiste. Car oui, le jardin est un art qu’il n’est pas donné à tout le monde de maîtriser. Beaucoup le survolent, pensent savoir jouer avec les couleurs et les tailles des différentes plantes et fleurs odoriférantes, mais combien parmi tous ceux-là peuvent réellement se dire qu’ils sont de véritables artistes, doués d’un don que peu d’entre nous possèdent ? Alphonsine avait compris tout cela, elle l’avait même deviné bien avant de connaître le jardinier, à la simple vue de ses réalisations parfois simplissimes et pourtant majestueuses à la fois, parfois dantesques et intrigantes.

Elle avait eu raison, Alphonsine, de l’engager, ce jardinier, et elle le savait ; depuis son arrivée dans la grande propriété, les espaces extérieurs s’étaient considérablement embellis et éclaircis, les petits bassins à poissons s’étaient parés de mille et une couleurs se reflétant presque avec magie à la surface de l’eau. Selon le temps ou les différents moments de la journée et l’orientation du soleil, le spectacle changeait du tout au tout : les couleurs semblaient avoir évolué depuis le matin, les ombres offraient des perspectives radicalement différentes d’un moment à l’autre de la journée. Le jardin est un art. Nigelles de Damas, monnaie du pape, guimauve officinale, roses trémières, lavande, glycine. Et quelques hydrangeas bleus que le patient serviteur du jardin avait bien du mal à maintenir d’aplomb, tant parfois, l’été, la chaleur de la Vallée du Rhône pouvait se montrer implacable. Un jardin sur mesure, donc, imaginé selon les goûts de la maîtresse de maison et réalisé grâce au savoir-faire de son jardinier ; un jardin unique, entouré de hauts murs de pierres sèches pour sauvegarder une intimité que les gens d’une certaine classe redoutent de devoir laisser deviner. Les autres n’ont pas besoin de savoir ce qu’il se passe chez nous, ce que l’on y fait ; et puis, personne, par des regards intempestifs, ne doit troubler la quiétude du lieu. On est dans un jardin où trône une magnifique maison, non, une magnifique demeure, dans un sanctuaire où la paix et l’harmonie sont de mise. Rien ne doit perturber ces instants de calme recherchés par Alphonsine, ces moments parfois longs qu’elle passe assise sur ce petit banc de pierre devant un bassin où cohabitent et nagent nonchalamment quelques poissons rouges et blancs, remuant énergiquement leurs nageoires pour flâner de nénuphar en nénuphar. Nymphéas. Des moments de calme qu’elle s’impose, pour son plus grand plaisir, pour être toujours elle-même, a-t-elle coutume de dire. Elle en a besoin, elle recherche ce calme et cette sérénité ambiante qui l’apaisent. Le bruit de l’eau qui coule du bassin en cascade pour se jeter dans un autre plus grand, le bruit du vent frémissant dans les feuilles des chênes alentour, le bruit que font les oiseaux quand ils pépient gaillardement sont les seuls sons qui lui fassent du bien. Ces bruits font partie intégrante de ce jardin, ils en sont l’essence même, le cœur qui bat sans lequel tout paraîtrait mort. C’est cela qu’Alphonsine aime redécouvrir à chacune de ses promenades dans son parc : la vie ; la vie telle qu’elle l’avait connue avant la tragédie ; la vie telle qu’elle l’avait désormais oubliée.

Alphonsine Jamet, née Lapierre, aime les fleurs, les roses blanches surtout. Les jonquilles, à l’orée du printemps, aussi. Il lui arrive parfois, lors d’une promenade sur les chirats, ces coulées anciennes de blocs rocheux qui recouvrent les versants du mont sous forme d’éboulis, de s’arrêter longuement face à un paysage unique et grandiose, où nature rime avec sapins, fleurs sauvages et ruisseaux impétueux. Quel contraste avec la quiétude de son jardin ; là, le vent souffle par rafales parfois et les chênes ont cédé la place aux résineux beaucoup plus résistants à cette altitude. Les roches, foulées par nos pieds, excroissances plus ou moins plates émanant tout droit du centre de la Terre rappellent qu’en des temps lointains cette terre, était différente. Elles sont les ultimes témoins de cette histoire, témoins silencieux. Elles sont les dernières traces à subsister d’un autre temps où le Mont Pilat était alors un parmi d’autres, où le Mont Pilat était jeune, grand, immensément grand et indomptable. Un vent fort y souffle souvent, les fleurs ne sont plus ici l’aboutissement du travail de la main de l’homme. Tout est nature. Tout est sauvage. Entre les chirats, de petits buissons ne craignent pas d’être exposés aux éléments. Et, en contrebas, la vallée, le Rhône, le fleuve roi, serpentant de Vienne la Romaine, au loin, jusque Valence, puis, ignorant les limites géographiques créées par l’homme, allant se jeter dans la Méditerranée en ayant auparavant charmé de ses eaux parfois traîtresses maintes jeunes femmes, comme Alphonsine, tout au long de son cours. Le Rhône, indomptable, majestueux et insaisissable, avançant inexorablement vers l’avenir en faisant fi des obstacles qu’il rencontre. Parfois invisible depuis là-haut, lorsque la brume cotonneuse le fait disparaître, alors qu’au même moment, dans la vallée, les gens disent que c’est le Mont Pilat qui est avalé dans les nimbes nébuleux des jours de mauvais temps. Question de point de vue.

Le Rhône, le fleuve roi aux pieds duquel vergers de poiriers et de pêchers se targuent d’un climat et d’un emplacement de premier choix pour donner, quand c’est la saison, de beaux fruits goûteux et juteux à souhait. Quelques cabanes de bois, servant à entreposer les outils ou tout simplement servant d’abris pour les ouvriers agricoles, sont comme posées çà et là. Elles permettent de s’y abriter quand le temps devient orageux ou que la chaleur devient trop accablante et que l’ombre se fait trop rare sur l’heure du midi, quand le soleil est à son zénith.

Plus haut, sur les pentes, à flanc de coteaux, les vignes. Un raisin aux belles grappes et aux grains ronds ayant trouvé dans le sol toute la minéralité nécessaire pour faire un excellent Saint-Joseph. Là-bas, dans la vallée, nombre de familles vivent de la culture de la vigne. Économiquement, c’est un pilier de la région. Depuis que les Romains l’y ont introduite, chacun ici possède son petit bout de terrain sur les coteaux avec quelques pieds de vigne qui serviront à faire le vin pour la consommation personnelle des années à venir ou pour les plus gros propriétaires, à le vendre un peu partout dans la vallée et même au-delà. Ce vin, si sombre qu’il semble être presque noir, noir comme le Rhône la nuit ; un Rhône que l’on observe depuis le Mont Pilat, serpentant dans la vallée, prisonnier des berges où les lueurs des villes et villages alentour, petit à petit, s’amenuisent pour finir par disparaître complètement, le petit matin arrivant.

Ce vin rouge, puissant et plein de finesse à la fois, est élaboré à base de cépage syrah. Le travail du vignoble de Saint-Joseph est manuel et contraignant de par des pentes abruptes, mais la vue sur le Rhône est magique et les terroirs uniques. Pour ceux qui le produisent, le Saint-Joseph est un vin de passionnés. Des arômes puissants, de l’élégance et de la complexité. Alphonsine appréciait de déguster ce vin de caractère aux relents granitiques et ensoleillés, éclairci d’un peu d’eau, c’est plus féminin. Son exigence en matière de goût était aussi respectée lorsqu’il s’agissait d’accompagner une pièce de bœuf, un pigeon aux cèpes ou un gigot d’agneau à Pâques. Un vin, produit du vignoble de la Vallée du Rhône septentrionale, qui grandit sur la rive droite du fleuve entre les départements de l’Ardèche et de la Loire. C’est précisément là que se trouve le Mont-Pilat qu’Alphonsine aime explorer avec ses longues escapades. Elle en oublie le temps : les minutes et les heures semblent s’être entendues avec l’endroit pour laisser libre-cours à l’imagination du spectateur : non loin, les Trois Dents se dressent, majestueuses, comme pour rappeler l’humain à la réalité et lui signifier combien il est petit face à cette nature à la fois magnifique, immense, gigantesque et en même temps presque monstrueuse.

***

Alphonsine est chez elle, elle ne réagit pas. Le jardin, pourtant si particulier en cette fin de mois de mai, ne réussit pas à provoquer le moindre émoi chez la jeune femme. Rien. Pas même un regard. Les yeux verts d’Alphonsine paraissent vides, vides de sens, vides de vie. Perdus dans un jardin d’une beauté si particulière et qu’ils aimeraient tant observer, ils semblent aujourd’hui fixer le néant. Un trou noir s’offre à eux, une vision floue où l’horreur et l’incompréhension se mélangent tout à la fois. Et rien ne fera désormais changer leur vison de nuit éternelle, pas même ce Rhône qu’ils appréciaient tant. Ni même ces Trois Dents qui, d’habitude, les auraient ramenés à la réalité et fascinés. Aujourd’hui, pas de promenade sur les chirats, juste un jardin qu’Alphonsine ne perçoit plus face à elle. Plus de couleurs, plus de perspective, plus de magnificence.

Assise face à la fenêtre à doubles battants et aux volets entrebâillés. La peinture blanche du châssis commence à craqueler par endroits sous l’effet des intempéries et du temps qui passe. Bientôt, il faudra penser à faire intervenir quelqu’un pour remédier à cela. Les carreaux sont propres, comme toujours. Les domestiques finiront par les user à force de s’employer si souvent à les faire briller à l’aide de vieux chiffons et de papier journal. C’est qu’Alphonsine est intransigeante avec la propreté des lieux. Tout doit être parfaitement propre en toute occasion et à tout moment de la journée. Les domestiques le savent et de leur bonne volonté et de leur dévouement pour leur maîtresse et pour sa demeure dépend leur place. Les faux pas ne sont pas tolérés ici. La maîtresse de maison est certes parfois un peu dure, mais elle est juste et compréhensive : chacun sait où est sa place et s’y tient. Finalement, Alphonsine est une patronne comme une autre, mais ses gens l’aiment bien et la servent par devoir, mais aussi par attachement.

Elles sont trois femmes au service : Gabrielle, Marie et enfin Justine, la cuisinière. Les deux premières assurent le ménage et font vivre la maison sur le plan strictement fonctionnel. Le jardinier et un homme à tout faire, Jacques, petit et trapu, complètent l’équipe en se consacrant presque exclusivement à l’extérieur de la grande demeure. Pas de valet de pied ici, la maison n’est pas suffisamment mondaine. Pourtant, tous ici à Chavanay appellent cette propriété « Le Château ». En effet, pour tout un chacun, cette maison construite quelque trente ans plus tôt est digne de porter ce nom.

Cour pavée majestueuse, jardin d’hiver en fer forgé, orangerie, jardin entretenu été comme hiver, escaliers extérieurs en marbre offrant en perspective une porte d’entrée en chêne à deux ouvrants et à l’imposte aux vitraux colorés où des fleurs stylisées s’entremêlent à la mode du moment. À l’intérieur, un hall spacieux avec au sol un damier de carreaux de marbre noir et blanc, un escalier grandiose, toujours en marbre, mais blanc uniquement cette fois, où la main courante et les balustres sont ornés de volutes forgées sur mesure par un artisan local. La maison compte deux étages et les combles à œils-de-bœuf où vivent les deux domestiques et la cuisinière. Tout ici respire le luxe : du sol au plafond, des cuisines, équipées des dernières innovations, aux appartements privés d’Alphonsine et de son époux, où les matériaux les plus recherchés et sophistiqués vous enveloppent dans un cocon élégant et chaleureux. Seules les chambres des domestiques sont plus simples et même tout à fait ordinaires, sans décoration ou fioriture, ni meubles superflus : un lit, une commode pour les vêtements, un petit miroir accroché au mur pour s’arranger, une chaise en paille et une petite table, à peine plus grande qu’un pupitre d’écolier, où les concernées peuvent éventuellement écrire quelques lettres à leurs familles respectives ; elles sont toutes les trois de Lyon.

Chavanay n’est qu’à deux heures en carriole à cheval, un peu moins en automobile, de la capitale des Gaules comme on l’appelle, mais ici, le tumulte de la ville et des traboules est bien loin. De temps en temps, les domestiques ont l’accord d’Alphonsine pour rentrer auprès de leur famille pour quelques jours, mais jamais pour beaucoup plus, Madame ne saurait se passer d’elles pour la maison, pour la cuisine ou pour s’apprêter.

Aujourd’hui, c’est différent, elle ne pense plus à s’apprêter. Peu importent son apparence et sa toilette. Peu importent les associations de couleurs entre sa robe et son manteau. Peu importent ces perles qu’elle aime porter dans les cheveux ou ces boucles qu’elle aime que Gabrielle lui fasse au fer à friser ; Alphonsine a une nature de cheveux qui lui permet beaucoup de coiffures, à sa guise. Raides, ses mèches châtains offrent peu de volume, alors elle aime les relever en chignon haut ou les maintenir avec quelques pinces faites tout exprès pour et les tresser ou les boucler, selon l’humeur. Plus jeune, elle aimait laisser sa chevelure libre, sans contrainte. Sentir le vent lui caresser les tempes et la nuque. Se sentir ainsi plus proche des éléments. Sa mère n’aimait pas beaucoup cela. Une jeune fille doit savoir se tenir, lui avait-elle toujours dit. Mais aujourd’hui, cette liberté, elle l’a perdue : Alphonsine est une femme mariée et une coiffure soignée et distinguée s’impose désormais.

Alphonsine n’entend pas Johannès entrer dans la pièce par la double porte en chêne sculptée de motifs floraux juste derrière elle. Elle sent à peine les mains de son époux se poser sur ses épaules, remonter jusque dans son cou fragile et la caresser tendrement. Johannès, celui qu’elle aime tant, est désormais impuissant face à la détresse de sa femme. Chaque geste, chaque parole dirigés vers sa tendre Alphonsine aboutissent à un profond silence, à un mutisme qui tous les jours devient de plus en plus présent jusqu’à envahir totalement son âme. Une âme meurtrie au plus profond d’elle-même. Une âme qui délaisse le corps au point que celui-ci devienne de plus en plus mince et inerte, comme sans vie. Il ne lui aura pas fallu longtemps à cette âme pour tout abandonner, pour s’abandonner elle-même, pour décider, sans doute inconsciemment, que ce corps qu’elle habite n’est désormais plus le sien, qu’elle n’a plus envie de le suivre, ni de le mouvoir nulle part. Du vide, voilà tout ce qu’il en reste désormais. Du vide.

— Je dois partir ma chérie. J’ai un rendez-vous important avec un financier. Je serai de retour ce soir, tard sans doute. Je t’aime.

Sans réponse aucune de la part de sa femme, tel qu’il s’y attendait, Johannès Jamet tourne les talons et sort de la pièce comme il y était entré, silencieusement, presque gêné par tant d’indifférence de la part de celle qu’il a toujours infiniment aimée et chérie.

Au début de leur mariage, Johannès disait « vous » lorsqu’il s’adressait à sa toute jeune épouse. Dans ses lettres aussi, des lettres passionnées, mais toujours restées dans la décence, il choisissait toujours le vouvoiement. Cela ne gênait nullement Alphonsine, et puis, au fil du temps, elle aurait aimé qu’il la tutoie, comme pour se sentir plus proche de lui. Après tout, pourquoi pas, une fois mariés, deux époux sont plus proches que jamais, alors pourquoi ne pas se dire « tu » ? Mais pour Johannès, la chose semblait moins évidente et le milieu dans lequel il avait évolué jusque-là, le milieu dans lequel il avait grandi, lui interdisait toute entorse à la règle. On dit « vous » à sa femme, à ses parents et à ses enfants ; c’est le protocole, c’est comme cela et cela ne changera jamais pensait-il alors, c’est ainsi qu’il avait toujours compté faire ; il ne s’était même jamais posé la question de l’inévidence de sa pensée : pour lui, ce point précis n’était pas culturel, mais quasiment naturel. Mais aujourd’hui, les choses sont différentes. Il s’est mis à tutoyer sa jeune femme, comme elle l’avait elle-même si souvent espéré.

Et pourtant, c’est elle qui s’est tue, c’est elle qui a cessé de communiquer.

Johannès travaille pour le compte d’une grande soierie de Lyon : la Société Blanc, Fontvieille et Compagnie. C’est une grande maison de « La Fabrique », c’est ainsi que l’on nomme le secteur de la soierie, ici, en Vallée du Rhône, créée en 1905 et spécialisée dans la fabrique de tissus de soie pour corsets. L’entreprise est très dynamique et produit tous les ans de nouvelles collections chatoyantes à base de soie, bien entendu, mais aussi de lin. Depuis sa création, elle n’a cessé de grandir en taille comme en prestige et est reconnue pour son savoir-faire et la qualité de ses produits ce qui lui permet de faire face aujourd’hui au déclin naissant du secteur. « La Fabrique » lyonnaise est en effet mise à mal en ce début des années 1930 par la désaffection de ces dames pour les soies ouvragées, leur préférant des matières résolument plus modernes et innovantes, crêpes, gazes et mousselines, et par la montée de concurrences nouvelles de l’industrie textile partout en Europe et même dans le monde : les soies milanaise, américaine, japonaise ou chinoise sont très bon marché… Dans le secteur, on voit le nombre des marchands-fabricants chuter depuis quelques années, mais la Société Blanc, Fontvieille et Compagnie fait encore la fierté de ses dirigeants, mais aussi de ses employés. Sa capacité d’adaptation et donc sa place encore bien présente dans le paysage économique lyonnais, elle les doit à des hommes comme Johannès qui ont fait de leur activité industrielle textile leur cheval de bataille en investissant dans la mécanisation et en misant sur la diversification et l’innovation des tissus : fils de soie mélangés avec de la laine ou du coton, matières nouvelles entièrement synthétiques comme la rayonne ou la fibrane.

Les « Soyeux » comme on les appelle ici doivent s’adapter ; la Société Blanc, Fontvieille et Compagnie l’a très bien compris, tellement bien compris qu’elle envisage de racheter une filature en Angleterre, de la moderniser et de lui donner le même essor qu’ici, à Lyon. C’est le travail de Johannès, il est chargé de mener à bien ce projet ; il a été choisi pour son sérieux, bien entendu, mais aussi et surtout pour sa persévérance et son talent à convaincre. N’avait-il pas d’ailleurs réussi à convaincre autrefois ses parents d’accepter ce mariage avec Alphonsine, une jolie jeune fille du bourg de Chavanay, mais dont le seul défaut était de ne pas être issue d’une famille aussi haute dans la société que celle de son futur époux, bien que pourtant tout à fait respectable… ?

Par ailleurs, outre ses qualités susnommées, Johannès possédait en plus un atout non négligeable : sa propension au maniement des langues étrangères, et notamment de l’anglais qu’il avait appris avec une très grande facilité alors qu’il était étudiant au King’s College à Londres où il avait passé cinq années, de la fin de son adolescence jusqu’à devenir un homme. Cette prestigieuse université londonienne, fondée par le roi George IV, est l’une des plus anciennes et des plus riches de Londres. À la base destinée aux jeunes gens âgés de quinze ou seize ans et vingt ans au plus, de condition sociale moyenne, sa réputation a rapidement attiré la haute société anglaise puis européenne. C’est ainsi que les parents de Johannès ont décidé, pour leur enfant unique, de l’inscrire dans cette université classée parmi les plus élitistes d’Angleterre ; et cela a facilité d’autant l’intégration de Johannès dans la Société Blanc, Fontvieille et Compagnie pour y occuper un poste important qui était pour lui une source de revenus tout aussi importante.

Ce poste, très important dans la société qui l’emploie, l’oblige à des allers et retours incessants entre celle que les Romains appelaient Lugdunum et la capitale de l’Angleterre. Aussi, pour le confort de sa jeune épouse Alphonsine, Johannès a décidé d’acheter cette magnifique demeure de style dans le village natal de celle-ci, Chavanay.

Chavanay est un joli bourg au bord du Rhône à la frontière de l’Isère et de l’Ardèche, dans le département de la Loire. De mémoire, la famille d’Alphonsine avait toujours vécu là. Le village représentait pour elle ses racines et elle s’y sentait en sécurité. Avant leur mariage, Johannès lui avait laissé le choix : s’installer dans un hôtel particulier de Lyon ou acheter une belle demeure de caractère à la campagne. Alphonsine n’avait pas réfléchi longtemps et avait opté pour la deuxième solution. Non pas que les rues animées et commerçantes de la capitale des Gaules lui auraient déplu ; ah ça, non ! Au contraire, mais le sentiment de sécurité que lui procurait l’idée de rester sur les terres de ses ancêtres l’avait emporté. Elle resterait là, proche de sa famille, proche de sa mère. Et puis, pendant les absences de Johannès, à cause de son travail, elle serait bien mieux là à l’attendre, au calme de la campagne, plutôt qu’en ville où règne un perpétuel brouhaha où se mêlent bruits de pots d’échappement de tractions et sons métalliques et stridents du tramway, sans parler des relents naturels d’une ville où s’entasse une populace pas toujours aussi soignée qu’Alphonsine. Définitivement, ils seraient mieux ici, à la campagne, pour fonder une famille et y élever des enfants…

Leur choix s’est donc porté sur cette belle demeure où rien n’est trop beau pour satisfaire celle que Johannès aime depuis le premier jour de leur rencontre : tentures et soieries ornent cette grande maison où, de temps en temps, se déroulent quelque soirée entre gens de bonne compagnie pour lesquelles Alphonsine a dû, au début, s’improviser bien malgré elle, maîtresse de cérémonie. En effet, les fonctions de Johannès l’amènent régulièrement à recevoir et côtoyer du monde et ainsi, indirectement, à asseoir un certain pouvoir afin de s’assurer la collaboration de fournisseurs, financiers ou industriels indispensables au bon fonctionnement de la soierie. L’enjeu est important : la concurrence est rude sur les bords du Rhône ; le ver à soie est grandement exploité dans la région et il s’agit de survivre parmi toutes les autres soieries renommées de Lyon et de ses environs.