La duchesse d'Aiguillon (1726-1796) - Albert Callet - E-Book

La duchesse d'Aiguillon (1726-1796) E-Book

Albert Callet

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Beschreibung

Deux charmants érudits, M. Paul d’Estrée et M. A. Callet, ont uni leur savoir et leur talent pour écrire ce livre, dont le cadre est beaucoup plus vaste que le titre en sa modestie ne consent à nous l’indiquer; car voici en réalité une histoire de la fin du règne de Louis XV et du commencement de celui de Louis XVI, de cette époque inquiète, troublée, troublante, où, sans que les contemporains s’en doutassent, se jouaient, autour de futiles intrigues de Cour, les destinées d’un peuple, on peut dire d’une civilisation.

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La Duchesse d’Aiguillon, née Plélo

(Galerie du Marquis de Chabrillan)

UNE GRANDE DAME DE LA COUR DE LOUIS XV

LADUCHESSE D’AIGUILLON(1726-1796)

d’après des documents inédits PAR PAUL D’ESTRÉE et ALBERT CALLET PRÉFACE DE F. FUNCK-BRENTANO ———1912

© 2022 Librorium Editions

 

ISBN : 9782383832355

A Madame la Marquise de Chabrillan,

Ce livre est dédié en témoignage de notre profonde et respectueuse gratitude.

C’est à elle, c’est aux documents d’archives familiales dont sa bienveillance nous ouvrit le trésor, que nous avons dû de mieux connaître, de mieux apprécier les vertus de son illustre aïeule, la duchesse d’Aiguillon, cette noble inspiratrice de notre travail.

Ainsi se perpétue d’âge en âge, entre de pieuses mains et pour le plus grand honneur de l’Histoire, ce culte éclairé de la tradition qui n’est pas une des moindres gloires de notre chère France.

Paul d’Estrée. Albert Callet.

PRÉFACE

Deux charmants érudits, M. Paul d’Estrée et M. A. Callet, ont uni leur savoir et leur talent pour écrire ce livre, dont le cadre est beaucoup plus vaste que le titre en sa modestie ne consent à nous l’indiquer; car voici en réalité une histoire de la fin du règne de Louis XV et du commencement de celui de Louis XVI, de cette époque inquiète, troublée, troublante, où, sans que les contemporains s’en doutassent, se jouaient, autour de futiles intrigues de Cour, les destinées d’un peuple, on peut dire d’une civilisation.

La bonne et intelligente duchesse d’Aiguillon sert de guide en ce dédale souvent confus—confus, non par le fait des auteurs, mais par celui des événements, multiples et complexes, qu’ils avaient à présenter. M. Paul d’Estrée est un historien du théâtre, un des plus brillants lauréats de la Société de l’Histoire du Théâtre, et peut-être nous pardonnera-t-il la familiarité trop grande de la comparaison que nous oserons hasarder, et sans doute nous la pardonnera-t-il d’autant plus volontiers que c’est du «petit» théâtre, du théâtre de foire et de tréteaux, qu’il s’est occupé avec le plus d’érudition et de succès. Mᵐᵉ la duchesse d’Aiguillon nous fait penser en ce livre à une commère de revue; oh! à une commère très distinguée, très réservée, très grande dame; mais en somme à une commère qui joue en réalité un rôle secondaire dans l’ouvrage, mais qui en est le guide, parmi tant de faits divers et pressés l’un sur l’autre; guide gracieux qui permet au spectateur, je veux dire au lecteur, de comprendre et de s’y retrouver.

Et comme il s’agit d’un livre, notre commère ne parle pas comme en une pièce de théâtre, elle écrit—d’une plume alerte, limpide, intelligente et gracieusement française—des lettres qui sont autant de foyers de lumière dans l’ensemble du récit. Ces lettres, pour la plupart inédites, retrouvées par MM. Paul d’Estrée et A. Callet en des sources diverses, éclairent non seulement le caractère de l’active et charmante duchesse, mais les nombreux événements auxquels, de par les fonctions et les faits et gestes de son mari, elle s’est trouvée directement mêlée.

Nouvelle et importante contribution à cette histoire, tant discutée depuis quelques années, du duc d’Aiguillon, de son administration, de sa direction au ministère des Affaires étrangères, et dont Balzac, par ce génie de divination historique qui l’a si étonnamment caractérisé, prévoyait dès 1828 les conclusions de plus en plus généralement admises aujourd’hui, quand il écrivait dans la préface de ce livre admirable, les Chouans:

«La prospérité de la Bretagne était le fond même du procès entre La Chalotais et d’Aiguillon. Le mouvement rapide des esprits vers la Révolution a empêché jusqu’ici la révision de ce célèbre procès, mais lorsqu’un ami de la vérité jettera quelque lumière sur cette lutte, les physionomies historiques de l’oppresseur et de l’opprimé prendront des aspects bien différents de ceux que leur a donnés l’opinion des contemporains. Le patriotisme national d’un homme (Aiguillon), qui ne cherchait peut-être qu’à faire le bien qu’au profit du fisc et de la royauté, rencontra ce patriotisme de localité si funeste au progrès des lumières. Le ministre avait raison, mais il opprimait; la victime avait tort, mais elle était dans les fers; et en France le sentiment de la générosité étouffe même la raison. L’oppression est aussi odieuse au nom de la vérité qu’au nom de l’erreur.

«M. d’Aiguillon avait tenté d’abattre les haies de la Bretagne, de lui donner du pain en introduisant la culture du blé, d’y tracer des chemins, des canaux, d’y faire parler le français, d’y perfectionner le commerce et l’agriculture, enfin d’y mettre le germe de l’aisance pour le plus grand nombre et la lumière pour tous: tels étaient les résultats éloignés des mesures dont la pensée donna lieu à ce grand débat. L’avenir du pays devenait une riche et féconde espérance.

«Que de gens de bonne foi seraient étonnés d’apprendre que la victime (La Chalotais) défendait les abus, l’ignorance, la féodalité, l’aristocratie et n’invoquait la tolérance que pour perpétuer le mal dans son pays! Il y avait deux hommes dans cet homme: le Français qui, dans les hautes questions d’intérêt général, proclamait, d’une voix généreuse, les plus salutaires principes; le Breton, auquel d’antiques préjugés étaient si chers que, semblable au héros de Cervantès, il déraisonnait avec éloquence et fermeté, aussitôt qu’il s’agissait de guérir les plaies de la Bretagne.»

Ces pages, admirables de clairvoyance et d’intelligence historique, méritaient d’être imprimées en tête de ce livre consacré, en grande partie, au duc d’Aiguillon et à sa lutte en Bretagne contre les partisans des traditions et des coutumes locales. Balzac s’y est montré une fois de plus l’écrivain du XIXᵉ siècle qui a été le mieux doué pour écrire l’histoire; de quoi il a d’ailleurs laissé des preuves ineffaçables dans les Mémoires de deux jeunes mariées, dans le Cabinet des Antiques, dans l’Envers de l’Histoire contemporaine et dans les Chouans que nous venons de citer.

On aura notamment remarqué le passage où il oppose l’esprit «national» du duc d’Aiguillon à l’esprit tout imprégné d’idées locales et particularistes de La Chalotais; c’est déjà le «patriotisme» des hommes de la Révolution, opposé au «fédéralisme» qu’ils combattront avec une si terrifiante rigueur.

Le duc d’Aiguillon avait compris la nécessité de la réforme administrative qui s’imposait dans la seconde moitié du XVIIIᵉ siècle à la France entière.

Les hommes qui, comme lui, comme Maupeou, comme Vergennes, et quelques autres, eurent l’intelligence des besoins d’une société nouvelle, ne purent malheureusement réaliser leur tâche: les La Chalotais se trouvèrent trop nombreux devant eux pour que les réformes pussent aboutir par des voies de douceur. La Révolution les accomplira avec l’aide efficace de la guillotine; et la Restauration, en pleine réaction, ne songera plus un instant à revenir sur l’œuvre accomplie.

Pour Maupeou, l’un des collaborateurs du duc d’Aiguillon, MM. Paul d’Estrée et A. Callet se montrent sévères, trop sévères à notre avis. Maupeou poursuivait, dans le domaine de la justice, le même but que son collègue, l’ancien gouverneur de la Bretagne, dans le domaine administratif; il le poursuivit par les mêmes moyens, et l’histoire doit aujourd’hui lui donner raison, à lui également. Maupeou tombe du ministère et les parlementaires qui voudront résister aux réformes qu’il avait préconisées ne tarderont pas à expier leur résistance sous le couperet de la guillotine. Après quoi, nous avons eu les réformes judiciaires que Maupeou avait voulu nous donner.

Aiguillon et Maupeou ont donc connu le destin des précurseurs. Problèmes aux vastes horizons, mais où le lecteur se promène en ce charmant ouvrage, dû à la plume attentive de MM. d’Estrée et Callet, comme en une campagne infiniment accidentée et pittoresque, où l’on ne circule que par mille agréables détours, non sans être captivé, de-ci, de-là, par les points de vue les plus «flatteurs»—comme on disait au temps de la bonne et séduisante duchesse d’Aiguillon.

Frantz Funck-Brentano.

LA DUCHESSE D’AIGUILLON

I

Mère et fille.—Parallèle de la duchesse de Choiseul et de la duchesse d’Aiguillon: analogies de leurs destinées respectives.—Pourquoi l’Histoire les a traitées inégalement.—La Correspondance et les Correspondants de Mᵐᵉ d’Aiguillon.—Son style et son écriture.—Les papiers du chevalier de Balleroy.—Utilité documentaire des lettres de Mᵐᵉ d’Aiguillon.—Leur corrélation avec la biographie du ministre de Louis XV.

Une très grande dame de la Cour de Louis XV, la duchesse d’Aiguillon, était fille du comte de Bréhan-Plélo, ambassadeur de France à Copenhague, qui fut tué au siège de Dantzick en 1734 et de Louise-Françoise Phélypeaux de la Vrillière, morte trois ans après, en mars 1737.

 

A l’exemple de cette martyre de l’amour conjugal, Louise-Félicité de Bréhan-Plélo, sa fille, qui devait se marier, le 4 février 1740[1], avec le comte d’Agénois[2], depuis duc accomplie, la mère attentive, la gardienne, vigilante et irréprochable, de la fortune familiale et de l’honneur du nom, en un mot la femme forte de l’Écriture.

Si la nature, trop souvent ingrate aux belles âmes, ne départit pas à la mère et à la fille les avantages physiques, toutes deux reçurent, en compensation, les dons les plus heureux de l’esprit et du cœur. Mais, hélas! combien ces qualités, moins brillantes que solides, pèsent peu dans les balances, où, trop souvent, la seule frivolité détermine la valeur des réputations mondaines!

Aussi les noms de la comtesse de Plélo et de la duchesse d’Aiguillon n’ont-ils laissé qu’une trace à peine visible dans les Mémoires et Souvenirs contemporains. Depuis, le premier dut à une étude, parue ces dernières années, de sortir de l’oubli, où il était resté si longtemps enseveli[3].

Le second a droit à la même justice.

Un des rares écrivains qui l’aient signalé, et le premier qui ait pris l’initiative de cette tardive réparation, n’a, il est vrai, qu’une autorité très discutable.

Il importe néanmoins de citer la mention que Soulavie, ce publiciste discrédité, a consacrée à la duchesse d’Aiguillon; car, non seulement, elle en résume, avec une rigoureuse exactitude, la vie si droite et si pure, mais encore elle lui associe, par le plus ingénieux des rapprochements, celle d’une autre femme qui, ayant connu, dans les rangs adverses, la même fortune, subit la même disgrâce, sans rien perdre de la noblesse de son attitude, ni du souci de sa dignité.

«Mᵐᵉˢ d’Aiguillon et de Choiseul, écrit Soulavie, veuves respectables par leur caractère et leurs vertus, modestes et pleines de réserve pendant le ministère de leurs époux, ne voulurent jamais se mêler d’aucune intrigue[4].»

A peu près oubliées par une Révolution qui devenait moins sanglante et plus humaine, ces deux femmes vivaient encore, au moment où elles recevaient un hommage si justement mérité.

L’une d’elles n’était déjà plus et l’autre allait, à son tour, disparaître, quand, dix ans plus tard, Soulavie reprenait ce double éloge, au cours d’une[5] de ses nombreuses publications[6], dans un parallèle moins concis et fort judicieux. Les portraits restaient les mêmes, avec des nuances toutefois dans l’expression de la physionomie.

«Mᵐᵉ de Choiseul, dit Soulavie, développa, comme son mari, un très grand caractère... Elle voulut le défendre contre les dernières injustices de Louis XV... Elle fut courageuse, patiente, résignée, mais fière comme son époux...

Mᵐᵉ d’Aiguillon était d’un caractère opposé, simple, timide, silencieuse, mais vertueuse et sensible...»

Le panégyriste qui, partout ailleurs, s’est heurté à de si vives contradictions, n’a reçu ici aucun démenti: il a trouvé la note juste.

Le crayon qu’il a tracé de Mᵐᵉ de Choiseul est en effet des plus ressemblants: celui de Mᵐᵉ d’Aiguillon n’est pas moins exact. Mais ce que Soulavie a certainement ignoré, c’est que, tout en paraissant «timide et silencieuse» à côté de Mᵐᵉ de Choiseul, Mᵐᵉ d’Aiguillon a su, comme elle, défendre vaillamment son mari, le soutenir et l’encourager dans les circonstances les plus critiques.

D’ailleurs que d’analogies entre les destinées respectives de ces deux femmes!

Elles étaient mariées à des hommes d’Etat, qui, sous le même roi, en devinrent successivement le premier, ou «principal» ministre. Si elles leur gardèrent pieusement la foi conjugale, elles ne furent certes pas payées de retour. Les bonnes fortunes de Choiseul et de d’Aiguillon ne se comptaient plus; et chacun d’eux, s’il faut en croire la chronique scandaleuse du temps, put inscrire, sur la liste de ses conquêtes, au moins une favorite royale.

L’un et l’autre, frappés par la disgrâce, furent exilés dans leurs terres; et la vie de château, à laquelle ils étaient désormais condamnés, démontra avec quelle dignité souriante leurs femmes s’entendaient à leur en abréger les trop longues heures par la variété des plus ingénieuses distractions.

Choiseul et d’Aiguillon, ces irréconciliables ennemis, se suivirent d’assez près dans la tombe. Il fallut alors payer les dettes qu’avaient accumulées leur faste et l’honneur d’avoir servi un maître ingrat. Leur fortune en fut singulièrement amoindrie. Puis la Révolution survint qui en acheva la ruine. Les deux veuves vécurent ignorées; et la mort les trouva pauvres.

Alors, pourquoi ce caprice du sort, qui, plus d’un demi-siècle après, met l’une en belle lumière et laisse l’autre en pleine obscurité?

C’est qu’en restituant dans leur intégrité les lettres de Mᵐᵉ Du Deffand et de ses amis, dont le XIXᵉ siècle n’avait connu jusqu’alors qu’une copie maladroite et une version imparfaite, l’inspiration heureuse, et presque simultanée, de deux érudits sut dégager de cette correspondance la noble et touchante figure de la duchesse de Choiseul, hier ignorée, inoubliable aujourd’hui.

 

La femme naît épistolière. D’illustres exemples le prouvent de reste. Ils déterminent mieux encore le degré de perfection auquel peut atteindre un don naturel sous l’influence d’une culture intellectuelle raffinée et continue.

Or, dans la vie familiale et dans la vie mondaine—les deux pôles contraires de notre organisme social—la femme trouve des éléments d’observation qui aiguisent ses relations épistolaires, si banales soient-elles, des traits les plus fins et les plus délicats. Et la plus humble, la moins lettrée saisira le détail qui sait peindre, le mot qui sait toucher, s’agirait-il de l’incident le plus vulgaire de la vie courante; car la femme écrit presque toujours sous l’impression de son imagination ou de sa sensibilité.

C’est ainsi que nous apparaît Mᵐᵉ de Choiseul dans sa correspondance. Elle se souvient quelquefois encore qu’elle fut la femme du ministre, mais elle est surtout son amie vigilante et dévouée, soucieuse de son repos bien que glorieuse de son nom, bonne, obligeante, affectueuse pour chacun, en un mot, la «grand’maman» comme se plaisaient à l’appeler ses familiers.

Par sa disgrâce, son mari, cet égoïste voluptueux, l’avait, pour ainsi dire, mise en vedette. L’opposition avait pris fait et cause pour Choiseul exilé à Chanteloup[7]. Chanteloup n’était pas trop éloigné de Versailles. Ce fut du dernier bon goût—le snobisme d’alors—de faire le pèlerinage de Chanteloup. Les princes, les rois eux-mêmes y coururent. Et, pour comble de fortune, Mᵐᵉ Du Deffand, l’amie des philosophes, et ses entours devinrent les gazetiers de la magnifique retraite, dont la duchesse faisait, avec la meilleure grâce du monde, les fatigants honneurs.

 

Mᵐᵉ d’Aiguillon eut un exil moins riant et moins doré. Son mari était tombé du pouvoir, ne laissant de regrets qu’à ses créatures. Odieux à cette même opposition parlementaire qui lui reprochait la détention des La Chalotais et la disgrâce de Choiseul, méprisé des philosophes qui le croyaient acquis aux jésuites, exécré à la Cour et détesté surtout de Marie-Antoinette qui ne lui avait jamais pardonné son alliance avec la Du Barry, le duc d’Aiguillon avait dû se confiner à l’extrémité de la France, dans son domaine de l’Agénois, où les visites du peu d’amis restés fidèles à son infortune ne rappelaient que de très loin la cohue brillante des défilés de Chanteloup.

La duchesse n’eut pas à lutter contre ce torrent de haine où se débattait vainement son époux. Elle était ignorée de tous. D’ailleurs, sa personnalité s’était déjà effacée dans l’ombre d’une autre duchesse d’Aiguillon, née Crussol, sa belle-mère la douairière, qui, elle aussi, était grande amie de Mᵐᵉ Du Deffand et de sa coterie. Et cette coterie, celle des philosophes, des encyclopédistes, des économistes, fut, il faut bien le reconnaître, la meilleure des agences de publicité pour les réputations du XVIIIᵉ siècle.

... Nul n’aura d’esprit hors nous et nos amis.

La douairière d’Aiguillon lui doit ce surnom-réclame, qui la fit passer à la postérité: la sœur du pot des philosophes.

Sa belle-fille, qui se serait bien gardée d’en briguer la survivance, ne reçut donc pas des dispensateurs de renommée contemporaine l’investiture dont bénéficièrent la douairière d’Aiguillon et la duchesse de Choiseul. Et cependant sa correspondance la désignerait pour occuper un rang presque égal, quoiqu’elle n’ait eu pour destinataires qu’un très petit nombre de privilégiés, eux-mêmes fort peu connus.

Car Mᵐᵉ d’Aiguillon est bien l’épistolière qui sommeille dans le cœur de toute femme, mais l’épistolière d’élite. Elle a son originalité propre; elle a le mot qui fait image, le trait qui porte loin. Ses lettres sont courtes d’ordinaire, mais substantielles. Le style en est simple, net et concis, plutôt négligé; il ne vise pas à l’effet: il veut surtout persuader.

Mᵐᵉ d’Aiguillon n’écrit pas, en effet, pour la galerie: elle cause en toute sincérité avec des amis à qui elle ouvre son cœur, à qui elle confie successivement ses espérances, ses joies, ses déceptions, ses rancœurs, ses tristesses, ses douleurs, sa résignation. Elle sait d’avance la solidité de leur affection et peut compter sur leur discrétion, surtout sur leur indulgence, d’autant qu’elle est affligée d’un terrible défaut—même une tare pour quiconque veut avoir avec ses parents et ses amis une correspondance suivie. Mᵐᵉ d’Aiguillon est illisible dans toute l’acception du mot. Outre que l’orthographe est le moindre de ses soucis, elle a une écriture déconcertante: c’est un fouillis de pattes de mouches, trop souvent microscopiques, dépourvu de toute ponctuation, dans lequel un mot se trouve étroitement soudé à un autre ou découpé en deux et même trois tranches.

«J’avais oublié de vous dire, de la part de la Reine, lui raconte, certain jour, sa belle-mère, que votre écriture est indéchiffrable, qu’elle (la Reine) a mis 2 paires de lunettes et Mᵐᵉ de Villars autant, sans en venir à bout.»

C’est peut-être à cette infirmité graphique qu’il faut attribuer sinon le peu de lettres, du moins le peu de correspondants qu’ait jamais eus la duchesse d’Aiguillon.

La douairière et la comtesse de Maurepas se plaignent fréquemment de son silence. La femme de l’ancien ministre était une La Vrillière, par conséquent la tante propre de la duchesse: celle-ci lui rendait cependant de nombreuses visites à Pontchartrain[8]; et nous verrons plus loin qu’elle avait pour sa belle-mère le plus tendre attachement. Mais elle ne paraît jamais avoir eu de correspondance suivie qu’avec Mᵐᵉ de Chauvelin, le comte de Scheffer et le chevalier de Balleroy.

C’est dans les papiers de ce dernier que nous avons découvert une liasse considérable de lettres qui lui furent adressées par la duchesse d’Aiguillon, accompagnées de quelques billets de son mari.

Le chevalier François-Auguste de Balleroy était petit-fils de cette marquise de La Cour Balleroy, née Caumartin, qui, pendant la Régence, recevait, en son château, près de Bayeux, des lettres parisiennes, si intéressantes et si piquantes, publiées en 1883 par E. de Barthélemy.

François-Auguste avait, comme son frère aîné, Charles-Auguste, marquis de Balleroy, coopéré à la campagne menée victorieusement en Bretagne par le duc d’Aiguillon contre les Anglais. Les deux frères furent guillotinés le 6 germinal an II. Le marquis séjournait à Balleroy. Le chevalier, quand il fut arrêté, demeurait alors rue Saint-Dominique[9] à Paris. Les papiers, saisis à son domicile, furent versés, après sa condamnation, aux Archives Nationales.

On n’y trouve, pas plus du reste qu’au château de Balleroy, aucune lettre, ni aucun document revêtu de sa signature.

Par contre, un carton des Archives[10] est, en partie, occupé par toute une série de lettres à l’adresse du chevalier, lettres émanées de divers correspondants.

Celles de la duchesse d’Aiguillon, les seules qui nous intéressent, ne font pas seulement valoir un beau caractère; elles apportent encore une contribution, qui n’est pas à dédaigner, à l’histoire des dernières années du règne de Louis XV et des premières du règne de Louis XVI.

Cette correspondance commence à la fin de 1767 et se termine en 1785. Elle accompagne en quelque sorte le duc d’Aiguillon dans une des périodes les plus agitées et les plus brillantes de sa vie politique, depuis l’heure où il quitte la Bretagne, chargé de toutes les malédictions de la province, jusqu’au jour où sa victoire sur ses adversaires, singulièrement appuyée par Mᵐᵉ Du Barry, reçoit la plus éclatante des sanctions, dans la nomination de M. d’Aiguillon comme ministre des affaires étrangères. Chemin faisant, la duchesse note les nouvelles de Cour les plus importantes: la mort de la Reine, le mariage du comte de Provence,—sans parler des intrigues et des cabales qui amèneront, après la mort du maître, la chute du favori. L’exil dans ce domaine d’Aiguillon n’empêche pas la duchesse de donner, par intermittences, quelques lignes à la politique: cadre qui s’élargira, quand il sera permis au courtisan disgrâcié de rentrer à Paris. Et brusquement, la correspondance s’arrête, trois années avant la mort de M. d’Aiguillon.

Notre étude serait incomplète, si nous la bornions à cet intervalle de dix-huit années que remplit la correspondance. Il importe de rétablir intégralement la biographie de la duchesse, d’après les documents que nous avons pu recueillir, et qui, nous ne saurions trop le répéter, sont en fort petit nombre. Rapprochés de ceux que l’histoire a conservés sur le duc d’Aiguillon, leur intérêt s’augmente de cette comparaison et n’en accuse que d’un plus saisissant relief la noble figure de la digne fille des Plélo.

Enfin, une autre série de lettres et de pièces, dont nous devons la communication à la bienveillance de M. le marquis de Chabrillan, nous a permis de continuer la biographie de la duchesse, jusqu’à la mort de la veuve du premier ministre.

II

Les premières années de Louise de Plélo: son conseil de famille.—Son mariage avec le duc d’Agénois.—Le digne cousin du maréchal de Richelieu.—Ses amours avec la marquise de la Tournelle.—Une scapinade de Richelieu.—Hésitations d’une amante et coquetteries d’une maîtresse.—La duchesse d’Agénois et sa protectrice.—Amitié véritable entre bru et belle-mère.—Une lettre de la grosse duchesse.—D’Agénois un Caton!—Mᵐᵉ d’Agénois dame du palais.

Louise-Félicité de Bréhan Plélo était encore une enfant (elle avait onze ans à peine), quand la mort de sa mère la laissa, sinon sans fortune, du moins dans une situation fort embarrassée. L’orpheline était, surtout, moralement abandonnée. Ce n’était pas qu’elle n’eût une famille nombreuse et bien en cour: malheureusement, ses plus proches parents n’avaient guère qualité pour lui donner l’éducation qui convînt à l’héritière des Plélo. La marquise de la Vrillière devenue, contre échange de cent mille écus, duchesse de Mazarin, était la grand’mère de Louise-Félicité, et, de ce fait, sa tutrice; mais elle n’était pas d’une conduite exemplaire[11]. Saint-Florentin, le ministre, frère de la comtesse de Plélo, qui avait été désigné comme tuteur de sa nièce, n’était pas non plus le modèle de toutes les vertus. C’était un courtisan aussi plat qu’il était orgueilleux, autoritaire, opiniâtre et ne reculant devant aucune mesure arbitraire pour satisfaire au moindre caprice de son maître. Il déclina la mission qui lui incombait; et, à son défaut, Maurepas, ministre lui aussi, qui avait épousé une sœur de Mᵐᵉ de Plélo, accepta la tutelle de l’orpheline. Aussi souple d’échine que Saint-Florentin, mais plus fin, plus délié et plus aimable, quoique très vain et très frivole, le comte de Maurepas ne professait, comme tant d’autres de ses contemporains, que des principes d’une morale facile et sans préjugés.

Dans ses lettres, Louise-Félicité rappelle fort peu cette période de sa vie. Nous avons été même assez surpris de n’y point trouver le souvenir de sa mère. Une seule fois elle parle de son enfance, et à propos d’un mariage: la note ne laisse pas d’être piquante.

«Ma vieillesse, écrit-elle, le 12 novembre 1769, au chevalier de Balleroy—et elle n’a encore que quarante-trois ans—ma vieillesse me retient prisonnière chez moi, ce qui, comme vous jugez bien, ne me coûte pas beaucoup, mais je sens que j’aurais de l’humeur, si elle m’empêchait d’aller à la noce du cousin Quélen qui, enfin, va passer sous le joug matrimonial. Ce n’est pas sans peine, en vérité, et il n’a pas perdu pour attendre. Il épouse Mˡˡᵉ Hocquart, nièce de l’ancien intendant de la marine, qui a 200.000 livres en mariage et à qui on en assure encore autant. J’en suis aussi aise que lui. Vous savez combien je m’y intéresse personnellement, et les obligations que j’ai eues dans ma jeunesse à son père[12]. Si je parviens après à marier mon oncle Bréhan, je ne désespérerai de rien, pas même pour vous[13].»

Quand elle s’était inclinée sous «ce joug matrimonial», qu’il lui semble si plaisant de voir imposer aux autres, Mˡˡᵉ de Plélo n’était pas encore entrée dans sa quinzième année.—S’il est des tuteurs qui ne sont jamais pressés d’établir leurs pupilles, combien ont hâte d’en finir avec une responsabilité qu’ils repassent volontiers à un mari! Maurepas s’était-il lassé de sa mission ou craignait-il de ne pas rencontrer pour sa nièce un parti plus sortable? Toujours est-il qu’assisté de Saint-Florentin, il demandait au roi son agrément pour le prochain mariage de Mˡˡᵉ de Plélo avec le comte d’Agénois «à qui son père cédait son duché[14]». L’alliance d’Emmanuel-Armand Du Plessis-Richelieu, qui devait, à la mort de son père, porter le titre de duc d’Aiguillon, ne pouvait que jeter un nouvel éclat sur les familles de Mailly et de Phélypeaux. Le nouveau duc d’Agénois descendait par une ligne collatérale, comme son parent le duc de Richelieu, du cardinal-ministre. Il était âgé de vingt ans; et une physionomie des plus heureuses, une noble prestance[15], une rare élégance de manières le faisaient passer pour un des plus beaux hommes de la Cour. Les avantages physiques de Mˡˡᵉ de Plélo ne répondaient certes pas à ceux de M. d’Agénois: la jeune fiancée était plutôt laide et son «teint échauffé» avait des variations de coloris sur lesquelles nous reviendrons plus tard.

Le mariage se fit néanmoins. Fut-il heureux? Il est permis d’en douter, étant donné l’humeur volage et le tempérament passionné de l’époux, qu’il fût duc d’Agénois ou duc d’Aiguillon. La duchesse ne put en ignorer; elle était intelligente et fine; et elle dut beaucoup en souffrir; car elle avait en même temps qu’un véritable culte pour la famille dans laquelle elle était entrée, un profond et sincère amour pour l’homme qui en était un des représentants. Mais, comme elle était également très digne, il ne semble pas qu’elle se soit jamais plainte des nombreuses infidélités de son mari. En tout cas, aucune de ses lettres n’en laisse percer la moindre trace; elles respirent au contraire un vif enjouement, tempéré d’une douce sérénité, si ce n’est quand elle croit ou qu’elle voit son époux en butte à la calomnie ou à des manœuvres perfides. Une telle égalité d’humeur, discrète et souriante, chez une femme trompée, est plus et mieux que de la résignation: c’est, en quelque sorte, un héroïsme élégant.

Les illusions de Mᵐᵉ d’Agénois furent de courte durée. Elle était mariée du 4 février 1740; et, vers la fin de cette même année, le duc la trompait avec la marquise de La Tournelle[16].

Peut-être se demandera-t-on s’il n’en avait pas été pour les d’Agénois comme pour les Plélo. Louise-Félicité n’avait pas, nous l’avons dit, quinze ans, le jour de son mariage. Voulut-on séparer momentanément un couple qu’avaient uni des raisons d’intérêt ou des questions de convenance, et qui n’était pas encore mûr pour les réalités du mariage? C’est fort possible. En tout cas, d’Agénois se serait bien gardé d’enlever, à l’exemple de feu son beau-père[17], sa jeune femme; il était trop occupé avec la maîtresse, si captivante dans son orgueilleuse beauté, qui l’avait choisi comme le plus désirable des amants.

La liaison de la future duchesse de Châteauroux avec d’Agénois appartient à l’histoire; et les Goncourt lui ont consacré quelques pages de leur curieuse monographie sur la favorite, si longuement recherchée et si ardemment aimée du plus indifférent des rois.

Le marquis d’Argenson, avec son philosophisme sceptique, grincheux, mais presque toujours exact, définit, dans une note de ses Mémoires, la raison de l’irrésistible entraînement de la Châteauroux pour d’Agénois, devenu son parent par son mariage avec Mˡˡᵉ de Plélo: «Elle a eu jusqu’à trois affaires, M. de la Trémoïlle, M. de Soubise, M. d’Agénois. Le premier la séduisit par ses charmes, M. de Soubise par intérêt et par vues: elle avait besoin de lui pour que la maison de Rohan et Mᵐᵉ de Tallard s’intéressassent à elle, en vue d’entrer chez la dauphine; elle ne lui permit que la petite oie, et elle eut M. d’Agénois, pour se procurer les conseils de M. de Richelieu, qui était en partie carrée avec elle, son cousin le petit d’Agénois et Mᵐᵉ de Flavacourt[18].»

En effet, le duc de Richelieu joua dans cette «affaire» un singulier rôle, mais qui ne saurait surprendre chez un courtisan aussi adroit et toujours si empressé à devancer les désirs du maître. Certes, il aimait bien son cousin; et la correspondance de Mᵐᵉ d’Aiguillon atteste que cette affection familiale était partagée. Mais, précisément, parce qu’il était «en partie carrée», c’est-à-dire en communauté d’intérêts politiques avec d’Agénois et Mᵐᵉ de la Tournelle, il n’entendit pas sacrifier à leur délicieux roman la satisfaction de ses vues ambitieuses. Il voulut assurer au roi l’entière et définitive possession d’une femme que le prince convoitait depuis longtemps; et peut-être aussi dans l’intérêt, bien compris, d’un parent dont l’obstination amoureuse pouvait compromettre la fortune et le crédit, il imagina, lui aussi, un roman, ou plutôt une comédie à la Marivaux pour rompre une liaison qui menaçait de s’éterniser.

Au cours d’un voyage en Languedoc, d’Agénois rencontre une jeune femme fort jolie, très spirituelle et d’une grâce exquise, qui, à l’aspect de ce beau gentilhomme, semble avoir reçu le coup de foudre. Jamais coquette ne fut plus aguichante, ni ne mit autant de charmes dans un sourire. D’Agénois se laisse séduire par cette sirène. Tous deux ne sauraient d’ailleurs se résigner à ce que l’aventure n’eût pas de lendemain. On se sépare, mais en jurant de s’écrire, très secrètement bien entendu; et d’Agénois compte bien que la marquise de la Tournelle ignorera toujours son infidélité; mais, un matin, celle-ci voit entrer le Roi qui lui met sous les yeux tout un paquet de lettres, brûlantes de passion: Ah! lui dit-il, le beau billet qu’a la Châtre! tenez, voilà ce que m’envoie la poste.

La ruse de Richelieu avait réussi... C’était lui, en effet, qui, sous promesse d’une «grande situation à Paris», avait «aposté» l’enchanteresse, chargée d’ensorceler d’Agénois; c’était lui encore qui avait tendu le piège de la correspondance; et... le Cabinet Noir avait fait le reste.

Richelieu avait voulu que Mᵐᵉ de la Tournelle oubliât son amant; les railleries continuelles du roi sur la prétendue fidélité de d’Agénois hâtèrent cette solution.

Et cependant la marquise lutta longtemps encore contre l’idée d’une telle rupture. Elle écrivait à Richelieu pour lui déclarer tout net qu’elle n’était pas dupe de «sa fourberie»; mais elle sentait bien que, si elle congédiait d’Agénois, celui-ci ne lui pardonnerait jamais cette injure: aussi voulait-elle qu’il lui rendît ses lettres, car elle ne se souciait pas qu’il les communiquât à sa mère, et surtout à Maurepas. Puis elle se ravisait: elle «revenait» à d’Agénois. Les lettres, interceptées par la poste, disait-elle, ne prouvent pas que le duc ait trahi ses serments; tout au plus s’est-il permis un caprice...[19], une passade.

Sans se prononcer aussi catégoriquement que le marquis d’Argenson, mais en se gardant bien d’exposer la savante et perfide stratégie de Richelieu, le duc de Luynes ne dissimule pas, dans ses Mémoires, que Mᵐᵉ de la Tournelle, après la disgrâce de sa sœur, Mᵐᵉ de Mailly, se conduisit, en coquette consommée, envers le roi. Soulavie[20], de son côté, précise le manège de l’artificieuse créature. Elle prenait un faux air de modestie. Elle cachait son joli minois sous une baigneuse que le roi relevait doucement pour l’admirer, puis pour dévorer ses joues d’ardents baisers, alors qu’elle dardait sur lui des yeux étincelants. Et, tout aussitôt, elle se ressaisissait... «elle faisait la fière.» C’était alors une autre antienne. Elle continuait à dire et à faire dire, écrit le duc de Luynes[21], «qu’elle était aimée de M. d’Agénois, et qu’elle l’aimait, qu’elle n’avait nul désir d’avoir le roi, qu’il lui ferait plaisir de la laisser comme elle est et qu’elle ne veut consentir à ses propositions qu’à des conditions sûres et avantageuses». Mise en scène évidemment réglée par Richelieu.

Elle les eut ces «conditions sûres et avantageuses» avec son brevet de duchesse de Châteauroux. Mais elle avait su jouer, bien qu’on en fît une sotte, du duc d’Agénois. Elle l’aimait cependant, et d’un amour qui survécut à leur séparation..., peut-être moins réelle qu’on n’a voulu le prétendre. Lorsque d’Agénois, qui était entré au service à dix-sept ans et s’était fait remarquer par sa vaillance pendant la guerre de la succession d’Autriche, fut très grièvement blessé à la tête, au siège de Château Dauphin, «la marquise de la Tournelle se sentit blessée du même coup[22]». On ajoute qu’elle s’évanouit à cette nouvelle. Le roi en fut très vivement piqué. Il la tança d’importance. Et ce ne fut pas la seule fois qu’il la querella pour des retours de tendresse dont elle ne pouvait se défendre.

 

Que devenait, au milieu de ces intrigues de cour et de cœur, la petite duchesse d’Agénois, si délaissée, si oubliée, si inconnue même du grand public, qu’elle semblait n’avoir jamais existé?

Elle avait pour protectrice, pour amie, pour consolatrice peut-être, une grande dame, la première de France, qui, elle aussi, était oubliée et délaissée pour la même femme, si profondément énamourée du beau d’Agénois.

Marie Lesczinska s’était toujours souvenue que Plélo avait sacrifié sa vie à la cause du roi de Pologne Stanislas; elle tenait à payer à la fille la dette de reconnaissance qu’elle avait contractée envers le père. Si, en raison des exigences du protocole et de la tyrannie de l’étiquette, il lui fut d’abord impossible d’attacher directement à sa personne Mᵐᵉ d’Agénois, elle lui fit assurer une pension honorable sur la cassette royale et favorisa de toute son influence (hélas! bien restreinte) l’accession de la jeune femme aux emplois et dignités de la cour. Le 21 septembre 1742, alors que la duchesse d’Agénois était une des «six dames du deuil de la duchesse de Mazarin», le roi «fit envoyer chez elle un de ses gentilshommes[23]». A un an de distance[24] la fatalité voulut (que de larmes coûtaient de tels honneurs!) que Mᵐᵉ d’Agénois «fût à la présentation de Mᵐᵉ de la Tournelle comme duchesse de Châteauroux»; elle était «parmi les huit dames dont cinq assises»; et sa belle-mère, la duchesse d’Aiguillon, était également du nombre.

Mais, en dehors de cette vie officielle, Mᵐᵉ d’Agénois était du cercle de la reine; admise dans l’intimité de la princesse et l’une de ses plus chères favorites, elle garda toujours, comme nous le verrons plus tard par sa correspondance, un souvenir attendri de Marie Lesczinska. Elle devait vouer la même gratitude à la mémoire de sa belle-mère Mᵐᵉ d’Aiguillon, la grosse duchesse, la bonne duchesse, comme on l’appelait encore dans le salon de Mᵐᵉ Du Deffand.

«Mon arrivée dans cette maison[25], écrit-elle de Paris, le 27 août 1772, a renouvelé l’horreur de la perte que j’ai faite (la duchesse douairière était morte le 15 juin); j’étais accoutumée que, quand je revenais, la première personne que je voyais, c’était ma malheureuse belle-mère.»

Et à quelques mois de là (6 décembre 1772), elle parle encore avec émotion de la bonne duchesse, «qu’elle n’aurait ni plus aimée, ni plus respectée, quand elle aurait été sa propre mère».

C’était justice. Car l’excellente femme qu’était la douairière avait su, dans les circonstances les plus difficiles, conserver l’estime et l’affection de tous, sans rien abdiquer de ses croyances, ni se soustraire à ses devoirs. Née Crussol, elle avait épousé le duc d’Aiguillon, personnage «de la première distinction», mais le plus insignifiant, le plus nul des hommes. Tout son orgueil d’épouse s’était alors confondu avec ses espérances de mère. Et désormais elle ne vécut que par son fils, ce séduisant gentilhomme qui avait si brillamment débuté à la cour.

Elle a pour lui une admiration qui fait sourire. Mᵐᵉ de Maurepas s’étant plaint de voir trop rarement sa nièce, et le duc d’Agénois ayant opiné, sans doute par calcul, dans le même sens, la grosse duchesse avait cru devoir présenter à sa bru «des exhortations d’économie et d’honnêteté pour ses parents». Louise-Félicité lui avait répondu un peu vivement. Et sa belle-mère s’était efforcée de calmer ce semblant d’irritation s’adressant aussi bien à son intervention personnelle qu’aux observations de Mᵐᵉ de Maurepas: «C’est par amitié qu’on se plaint de vous. Ce qui doit vous occuper et conduire votre marche, est ce qui plaît à votre mari, et lui convient. C’est le devoir d’une femme en général, mais bien avec lui qui est un Caton et qui pourrait gouverner père, mère, et toute la famille, et jusqu’aux cousins![26]»

D’Agénois, un Caton! C’était un peu excessif. Mais pourquoi ce mouvement d’humeur chez la jeune femme? Toute sa vie, elle fut pour sa tante une nièce respectueuse et même dévouée. Mais il semble qu’elle éprouvât vis-à-vis d’elle une certaine gêne, et même quelque froideur. L’insistance de son mari avait-elle fait ombrage à ses sentiments de délicatesse? Il y eut certainement dans les rapports de la nièce avec la tante un de ces mystères du cœur féminin dont il est souvent impossible de découvrir la clef.

La douairière d’Aiguillon s’était prise d’une tendresse sincère pour sa bru, compagne aimante et fidèle de son fils, qui méritait mieux que les regards distraits et l’affection intermittente de son mari, mais qui avait l’âme assez haute pour ne jamais se plaindre. Et cependant Mᵐᵉ d’Aiguillon avait pénétré les secrètes douleurs de Mᵐᵉ d’Agénois. Elle ne l’en aima que plus tendrement, la consolant sans en avoir reçu les confidences, la réconfortant toutefois, si elle voyait fléchir une énergie qui n’accusait personne de son découragement.

—Eh! si la vie est sans attrait pour vous, lui écrivait-elle[27], pour qui peut-elle avoir des charmes?

Ce billet date de 1760. Et nous connaîtrons bientôt la cause probable de cette tendance à la mélancolie que ne laisse certes pas supposer la correspondance adressée au chevalier de Balleroy.

D’autre part, les Mémoires de Luynes nous disent assez avec quelle ardeur la bonne duchesse, trop heureuse de servir les intentions de la reine, s’employait à la fortune de Mᵐᵉ d’Agénois:

Mai 1744.—«Mᵐᵉ d’Aiguillon sollicitait le maréchal de Richelieu pour que sa belle-fille pût être attachée à la Dauphine; et M. de Richelieu lui répondit en badinant que la nièce de deux ministres n’avait pas besoin de protections.»

Enfin, le 2 mars 1748, la reine obtenait gain de cause et Mᵐᵉ d’Agénois «était présentée comme nouvelle dame du palais».

III

Les maternités de Mᵐᵉ d’Aiguillon.—Débuts de la guerre de Sept Ans.—Bataille de Saint-Cast en Bretagne.—Félicitations de Mᵐᵉ de Pompadour au vainqueur.—Flirt de la Grande Marquise.—Maussaderie de d’Aiguillon.—Cavendish.—Les «fols de Bretons».—D’Aiguillon eût préféré le Languedoc.—Le commencement des «Affaires de Bretagne».

Le duc d’Agénois, ce bourreau des cœurs, trompait ouvertement et copieusement sa femme; mais, à l’exemple de la plupart des grands seigneurs du XVIIIᵉ siècle, il estimait qu’il devait à son nom et à la conservation de sa race, de ne pas oublier, quand l’occasion s’en présentait, qu’il existait encore de par le monde une duchesse d’Agénois. D’où les six maternités qu’eut à subir Louise-Félicité, pendant une période de vingt années (1746-1765); nous disons subir, parce qu’elle eut encore ce trait commun de ressemblance avec sa mère, qu’elle passa par des couches particulièrement laborieuses qui mirent ses jours en péril. La naissance de son premier enfant, une fille, Armande-Félicité, qui devait mourir en 1751, avait provoqué une certaine émotion dans le monde médical; et ce ne fut pas la dernière. L’accouchement était difficile, et Pérat, l’opérateur, avait fait venir un chirurgien célèbre, Pujos, qui, contrairement à l’avis de son confrère, avait réussi à délivrer la patiente par l’application du forceps. Or, les ennemis de Pérat prétendirent qu’en raison de son âge, le bonhomme n’avait plus ni la tête, ni la force voulue pour continuer son service à la Cour, d’autant qu’il était désigné pour accoucher la Dauphine. Et Pérat, un très honnête homme, à qui la dévotion donnait des scrupules, écrivit à Bouillon, Helvétius et La Peyronie, médecins et chirurgiens du roi, pour décliner la mission qui lui était confiée. Il avouait humblement qu’il «s’était trompé à la couche de la duchesse d’Agénois». Mais on ne voulut pas tenir compte à la Cour de cette résignation si touchante, et on le maintint dans ses fonctions[28].

La duchesse d’Agénois s’était rétablie, non sans peine, d’une telle alerte, lorsqu’on apprit, dans les premiers mois de 1747, sa nouvelle grossesse: «L’état où elle avait été à sa dernière couche, écrit le duc de Luynes, faisait beaucoup craindre pour celle-ci[29], d’autant plus que Mᵐᵉ de Plélo, sa mère, était toujours fort mal en accouchante.» On en fut quitte cette fois pour la peur, et, le 20 décembre, Mᵐᵉ d’Agénois donnait facilement naissance à une seconde fille[30], Innocente-Aglaë, qui devait être un jour la marquise de Chabrillan.

Cependant, le jeune duc, après avoir guerroyé fort honorablement à l’étranger, était rentré en France, dans le courant de février 1749; et, devenu duc d’Aiguillon par la mort de son père, en 1750, avait été nommé successivement lieutenant général au comté Nantais, et commandant en chef de Bretagne—province dont M. de Penthièvre était le gouverneur.

De cette époque date l’ascension[31], lente, mais sûre, aux premières dignités de l’État, de cet homme que la tourbe de ses ennemis, grossissant à mesure qu’il s’élevait, nommait un «courtisan noir et profond».

La cause déterminante d’une faveur, si jalousée, fut le rôle décisif joué par d’Aiguillon, en Bretagne, au commencement de cette guerre de Sept Ans, dont l’issue devait être désastreuse pour la fortune et l’honneur de la France. Et, ici encore, le cœur de la jeune duchesse eut peut-être à souffrir d’une profonde et cuisante blessure. Car, si le triomphe du nouveau commandant de Bretagne sur les armes anglaises fut mis à cette époque en pleine et belle lumière, ce fut grâce à la marquise de Pompadour qui s’était prise d’un vif et tendre enthousiasme pour le vainqueur.

Est-ce l’explication de la lettre, datée de 1760, où la jeune duchesse confiait à sa belle-mère que «la vie était pour elle sans attrait»?

La suite de ce récit dira si notre hypothèse est fondée, si Mᵐᵉ d’Aiguillon était en droit de reprocher à son mari—et jamais, que nous sachions, le grief n’est sorti de sa bouche—de nouveaux torts et de graves infidélités.

On sait quelle fut une des causes principales de la guerre de Sept Ans[32]: la haine irréductible de Mᵐᵉ de Pompadour contre Frédéric II qui avait cyniquement raillé l’influence de la maîtresse du roi dans les conseils du prince et sa participation aux affaires de l’État. La Grande Marquise voulut prouver à l’insolent monarque qu’il avait deviné juste, en alliant la France à l’Autriche contre la Prusse et l’Angleterre. Ce fut sa guerre à elle; et ce furent ses plus chers favoris, les hommes d’État ou les généraux qui s’employèrent à servir sa cause, c’est-à-dire ses rancunes, pendant cette période de sept années.

L’expédition, dirigée en 1758 par l’Angleterre contre les côtes de France, marqua la première phase des hostilités. Une flotte considérable, qui avait embarqué un corps d’armée de 15.000 hommes, cingla

Le Duc d’Aiguillon

(Galerie du Marquis de Chabrillan)

 

vers la Normandie et la Bretagne, semant la terreur et la ruine sur son passage. Cherbourg fut détruit et Saint-Malo bombardé: la flotte ennemie menaçait le littoral, du Havre à Brest. Enfin, elle débarqua, sur les Côtes-du-Nord, 13.000 hommes, qui étaient à peine descendus à terre, qu’ils étaient aussitôt attaqués et battus à Saint-Cast[33]. En effet, d’Aiguillon, accouru à leur rencontre, à la tête des miliciens bretons, les avait enveloppés et culbutés, leur avait tué 3.000 hommes et fait 800 prisonniers, au nombre desquels se trouvait lord Cavendish, troisième fils du duc de Devonshire. Le reste avait repris précipitamment la mer, sous la protection de la flotte, qui avait dû assister, impuissante, à ce désastre.

Ce fut par toute la France un cri de triomphe, un élan de reconnaissance pour les vaillants soldats qui avaient si bien défendu le sol de la patrie, pour le chef et pour les officiers qui les avaient si valeureusement conduits à la victoire. Des estampes furent gravées qui représentaient le commandant à Saint-Cast, et des médailles commémoratives de ce haut fait d’armes furent frappées aux frais des Etats de Bretagne; enfin d’Aiguillon recevait de la marquise de Pompadour la lettre suivante:

«C’est avec bien du regret, Monsieur, que je ne vous ai pas dit tout ce que je pensais, avant-hier, sur la gloire dont vous venez de vous couvrir; mais ma tête était si douloureuse que je n’eus de force que pour vous dire un mot.

«Nous avons chanté aujourd’hui votre Te Deum, et je vous assure que ç’a été avec la plus grande satisfaction; j’avais prédit vos succès et, en effet, comment était-il possible qu’avec autant de zèle, d’intelligence, une tête aussi froide et des troupes qui brûlaient, ainsi que leur chef, de venger le roi, vous ne fussiez pas vainqueur? Cela ne se pouvait pas. Un petit billet, que je vous ai écrit avant votre brillante journée, a dû vous faire connaître ma façon de penser pour vous et la justice dont je fais profession. Dites-moi, je vous prie, actuellement, si vous êtes bien fâché contre moi de n’avoir pas cédé à vos instances et aux belles raisons que vous m’avez contées. Elles ne valaient rien dans le temps; et je les trouverais encore plus détestables aujourd’hui. Un autre n’aurait pas fait aussi bien que vous; je serais dans la douleur au lieu d’être dans la joie. Vous seriez perdu et il y aurait bien de quoi. Osez dire maintenant que ma tête ne vaut pas mieux que la vôtre, je vous en défie[34].»

Cette lettre, si affectueuse, vibre en même temps comme une fanfare. Elle célèbre la gloire d’un brillant protégé; mais il s’y mêle des accents de doux reproche. Vraisemblablement, grâce à l’entremise de Richelieu qui avait tant de droits à la bienveillance de la marquise, celle-ci s’était intéressée au nouveau duc d’Aiguillon et l’avait fait nommer au commandement de Bretagne, d’autant que par sa femme, une Plélo, il pouvait y prétendre, sans que cette grâce fût taxée de favoritisme. Mais les Bretons étaient gens peu maniables, têtus et violents: d’Aiguillon ne s’en était que trop aperçu et il est probable qu’avant l’affaire de Saint-Cast il s’était déjà adressé à Mᵐᵉ de Pompadour pour être relevé d’un commandement de gestion si difficile. D’où l’allusion de ton si amical qui perce dans les dernières lignes de la lettre, et le petit air de bravoure qui la termine de si gentille façon.

Cette aimable familiarité se continue dans les billets suivants. La marquise, suivant l’habitude qu’elle a prise avec ses entours, donne à son correspondant un surnom, celui de M. de Cavendish, qui rappelle la capture faite par d’Aiguillon à Saint-Cast. Le billet du 25 septembre 1758 est caractéristique. Elle lutte de délicatesse avec le commandant de Bretagne: celui-ci avait «sollicité des grâces» pour ses compagnons d’armes, le marquis de Balleroy entre autres, qui fut un des héros de la journée. Mais Mᵐᵉ de Pompadour n’entend intervenir que pour d’Aiguillon, qui d’ailleurs sera nommé lieutenant général. Bientôt la conversation tourne au flirt, ainsi qu’on appelle aujourd’hui le galant badinage si prompt, en maintes circonstances, à changer de voie.

«Vous voulez donc, absolument, écrit la marquise, que je compte sur votre cœur, mais vraiment je ne me ferai pas une grande violence pour désirer que vous soyiez capable d’une amitié digne de celle que je suis très disposée à avoir pour vous.»

C’est du Marivaux et du meilleur. Mais, au diapason atteint déjà par le dialogue, ne semble-t-il pas qu’il doive en sortir l’aveu d’un sentiment plus tendre que l’amitié; et n’est-on pas autorisé, de ce fait, à rechercher quelle était et quelle fut par la suite la nature des relations qui s’établirent entre le duc d’Aiguillon et la marquise de Pompadour[35]?

Or, la plus intelligente des maîtresses de Louis XV en fut aussi la moins passionnée. Elle en convenait d’ailleurs elle-même, puisqu’elle disait qu’elle avait un tempérament de «macreuse»[36]. Et quoique en aient prétendu des pamphlétaires, aux gages de rivales plus ou moins agréées, il n’a jamais été prouvé que Mᵐᵉ de Pompadour, pendant son règne, ait honoré tel ou tel de ses faveurs, le maréchal de Richelieu, par exemple, ou même le duc de Choiseul. On a parlé moins encore de M. d’Aiguillon.

Mais si, chez la marquise, les sens étaient en léthargie, le cerveau, par contre, était toujours en ébullition. Elle avait une grande activité d’esprit; elle adorait la politique, qui était alors un jeu d’intrigues, comme les grandes coquettes du théâtre de ce temps se plaisaient aux intrigues qui sont la politique de l’amour. Mᵐᵉ de Pompadour avait de plus infiniment de charme et savait employer le trésor de ses séductions à se constituer une petite cour de fidèles, d’alliés et d’amis, dévoués à sa fortune qui était en même temps la leur. Aussi, dans ses relations avec ceux qu’elle distinguait plus particulièrement, jouait-elle à merveille de ce sentiment qu’un de nos modernes a si bien dénommé amitié amoureuse et qui devait donner aux familiers de la marquise des espérances suivies, hélas! de promptes désillusions.

A notre avis, les lettres ou billets de Mᵐᵉ de Pompadour au duc d’Aiguillon sont écrits sous l’inspiration de l’amitié amoureuse, en cette langue spirituelle, un peu subtile, légèrement maniérée, d’allure indépendante et de ton plaisant, qui caractérise la correspondance de cette femme supérieure.

Mᵐᵉ d’Aiguillon ne s’y trouve pas oubliée: elle reçut même une lettre de la marquise qui la félicitait du succès retentissant de son mari. Mais eut-elle jamais connaissance des missives où l’expression un peu vive de la pensée pouvait lui suggérer de fâcheuses interprétations?

Cependant, tout en échangeant de la quintessence de sentiment avec le vainqueur de Saint-Cast, Mᵐᵉ de Pompadour ne perdait pas de vue la direction d’une guerre dont les résultats, du moins l’espérait-elle, devaient la venger de l’outrage reçu. Et pour mieux y inciter d’Aiguillon, elle le couvrait de fleurs: elle le reconnaissait «citoyen, sujet zélé et éclairé, et une petite tête très bonne dans ce moment, dont elle disait tous les biens du monde parce qu’elle les pensait».

Dans une autre lettre[37], elle le remerciait de «chercher des ressources pour nos affaires». Le premier éditeur de cette correspondance croit voir dans la phrase qui précède (et nous partageons son avis) une allusion aux préparatifs d’une descente en Angleterre, pour laquelle d’Aiguillon réunissait secrètement à Vannes une armée et des moyens de transport. Mais pourquoi faut-il que de tout temps l’argent soit le nerf de la guerre? Et la vindicative marquise de s’écrier douloureusement: «Où trouver les quarante millions?» Le Trésor français n’a que trop connu de telles impossibilités. Néanmoins, à dix mois de là, alors que d’Aiguillon est encore à Vannes (il avait été désigné pour commander l’expédition)[38], Mᵐᵉ de Pompadour lui écrit une lettre des plus réconfortantes. Elle a vu le contrôleur général, Bertin, qui lui a «donné de l’espérance sur notre projet», d’autant que «celui que va exécuter la marine est grand».

Autant de rêves qu’une réalité cruelle se chargea de dissiper. Le projet de descente sur la côte anglaise fut abandonné; et la marine française subit dans cette funeste guerre des échecs dont elle ne put se relever.

Que le duc d’Aiguillon ait été ambitieux et, à ce titre, dépourvu de scrupules, comme d’ailleurs tous les hommes d’Etat soucieux de parvenir, rien n’est moins contestable; mais que, pour donner libre cours à ses aspirations politiques, il ait été précisément choisir la Bretagne comme champ d’expérience, la seule lecture de la correspondance à laquelle nous avons déjà fait divers emprunts, démontrerait, de reste, l’inanité d’une telle hypothèse.

Que de fois, au contraire, d’Aiguillon, parlant du commandement de Bretagne à sa protectrice, dut lui écrire: Détournez de moi ce calice d’amertume! Car Mᵐᵉ de Pompadour ne cesse de le morigéner sur ce chapitre, tout en s’excusant de la liberté grande:

«... J’ai osé vous dire qu’avec les meilleures et les plus grandes qualités vous aviez une petite tête qui s’échauffait vite!... Vous voulez quitter la Bretagne, belle folie qui vous passe par la tête!... Souvenez-vous bien que si vous aviez suivi votre premier mouvement, vous ne seriez pas Cavendish... Ah! fi, je rougis de vous voir moins de courage que moi. Vous avez le désagrément de votre petit commandement et moi ceux de toutes les administrations, puisqu’il n’est point de ministre qui ne vienne me conter ses chagrins![39]»

Les parlements sont en révolte contre l’autorité royale et d’Aiguillon s’en irrite, d’autant que celui de Bretagne lui a déjà donné de la tablature: «Le projet d’arrangement de M. de Choiseul, adopté par le Conseil, écrit la marquise, m’a fait le plus grand plaisir, parce qu’il nous donne le moyen de nous passer de ces indignes citoyens qui abusent des besoins de l’Etat pour faire faire à leur maître des actes de faiblesse. Il ne faut pas songer à quitter pendant la guerre ces fols de Bretons; cherchez cependant qui pourra vous remplacer, je n’ai personne en vue...[40]»

D’Aiguillon devait donc rester à son poste; cette contrainte l’exaspérait et la marquise recevait les éclaboussures de sa méchante humeur. Aussi ne lui épargne-t-elle pas les reproches, mais toujours avec enjouement. Pourquoi «monte-t-il sur ses grands chevaux» pour une inoffensive plaisanterie? Et voudrait-il la «pouiller», comme il l’a fait pour le contrôleur général; mais, qu’il prenne garde; elle n’est pas «si douce» que ce ministre; et «s’ensuivrait que nous nous battrions et que j’aurais peut-être la tête cassée[41]». Son protégé eût échangé volontiers le gouvernement de Bretagne contre celui où se trouvait son domaine patrimonial d’Aiguillon; et cependant, après la mort de son père, il n’avait guère eu à se louer du «corps de ville d’Agen et de Condom» qui, lors de «son entrée dans son fief, s’étaient distingués par leurs mauvaises façons, en voulant lui refuser les mêmes honneurs rendus en 1642, à la duchesse d’Aiguillon, nièce du grand cardinal[42]. Il est vrai que le nouveau duc avait exigé et obtenu ce cérémonial pour contenir les républicains du pays[43]». Mais Mᵐᵉ de Pompadour lui dit positivement de ne pas compter sur le gouvernement de son choix, en lui laissant toutefois cette fiche de consolation: «Il faudra bien vous débarrasser de votre Bretagne, si elle vous chagrine trop».

Elle le chagrinait si bien qu’en 1761 il voulait donner sa démission. Et Mᵐᵉ de Pompadour de l’admonester vivement, mais comme on gronde un enfant gâté: «L’âme de M. d’Aiguillon doit être au-dessus de pareilles misères et n’avoir pour but que l’utilité dont il peut être à son maître... Je suis fâchée, mais très fâchée contre vous. La petite tête dont je vous parlais, le jour de votre départ, a joué un trop grand rôle... Je ne sais quand je vous pardonnerai: vous mériteriez bien que je ne m’intéresse pas à vous. Bonsoir, Monsieur, rancune tenante, et très fort.[44]»

Et «la rancune» tenait si peu que, quelque temps après, la marquise, sortant d’une de ces poussées de tuberculose qui devait bientôt l’emporter, écrivait gaîment à cet ami naturellement grincheux et maussade: «Réjouissez-vous, monsieur de Cavendish, je ne suis pas morte et (malgré votre méchant petit cœur) je veux me flatter que vous n’en êtes pas fâché...»

 

Ce qui ressort de ce gracieux caquetage, c’est que d’Aiguillon, à peine arrivé en Bretagne, y jouait déjà le rôle du commandant malgré lui. Par conséquent, les premières années de son principat, si calmes, si belles, si heureuses, dont parlent plusieurs historiens, furent peut-être l’âge d’or pour les Bretons, mais nullement pour leur gouverneur. En effet, ils l’avaient pris en telle affection que les députés des États vinrent, de leur part, solliciter l’honneur—Mᵐᵉ d’Aiguillon se trouvant sur la fin d’une grossesse—de tenir l’enfant, s’il était mâle, sur les fonts baptismaux. Mais l’enfant mourut avant terme. Et les députés recommencèrent leur démarche en 1764, lors d’une nouvelle grossesse de Mᵐᵉ d’Aiguillon: la couche, cette fois, fut heureuse; seulement ce fut une fille, Agathe-Rosalie, le sixième et dernier enfant de la duchesse, qui naquit en 1765 et qui devait mourir en 1770. En somme, la Bretagne avait eu à cœur de donner un témoignage solennel de sa reconnaissance[45] à l’homme qui lui rendait chaque jour de nouveaux services, par son administration éclairée et paternelle, s’efforçant d’importer en France les grains de la province, défrichant les landes, ouvrant des canaux et jusqu’à huit cent lieues de voies de communication, alors qu’à la veille de son avènement, il n’y avait encore qu’une seule route, celle de Rennes à Brest.

Donc la désaffection des Bretons pour leur commandant ne se produisit guère qu’en 1765. Et la tempête qu’elle souleva ne resta pas circonscrite à la province; elle gagna Paris, envahit toute la France et déborda même à l’étranger. On ne parla bientôt plus que des Affaires de Bretagne et pendant combien d’années! Les parlements, les ministres, le roi lui-même furent mêlés à une querelle qu’envenimaient les plus violents factums et les plus mordants pamphlets. Toujours très ardente, au moment où commence la correspondance que nous avons retrouvée de Mᵐᵉ d’Aiguillon, la lutte s’était cependant déplacée et, comme nous l’avons dit, généralisée. La duchesse y soutint énergiquement, d’après les rares témoignages que nous en ont conservés ses contemporains, la cause de son mari. Ses lettres au chevalier de Balleroy le prouvent également, et—particularité qu’il est intéressant de relever—chaque fois qu’elles mettent en cause les Bretons, c’est pour apprécier leur conduite dans les termes mêmes dont s’est servi Mᵐᵉ de Pompadour.

Aujourd’hui encore, les Affaires de Bretagne ont eu le privilège de réveiller des polémiques qui se sont traduites, soit par des thèses ou par des livres spécialement écrits sur ce sujet, soit par des discussions dans divers ouvrages consacrés à d’autres études. Nous aurons l’occasion d’y revenir au cours de ce travail; mais d’ores et déjà, nous devons constater qu’à l’encontre des Correspondances et Mémoires contemporains, presque unanimes à flétrir d’Aiguillon des termes les plus ignominieux, un certain nombre de nos publicistes modernes ont entrepris, et non sans succès, la réhabilitation de ce grand coupable qui, pour être désagréable et antipathique au premier chef, n’en fut pas moins un fonctionnaire intègre et pénétré de son devoir.

IV

Privilèges et résistances des Bretons.—Premières escarmouches.—Griefs réciproques de d’Aiguillon et de La Chalotais.—Attaques du Parlement.—D’Aiguillon dissout les États.—La duchesse est son auxiliaire le plus dévoué.—Un impair de la Noue.—D’Aiguillon se dit de plus en plus dégoûté de sa tâche: il part pour Veretz.—Beautés de cette résidence seigneuriale.—L’amour de la retraite chez le duc d’Aiguillon et chez la marquise de Pompadour.—Vie de château.—La science économique de la duchesse.—Une histoire de chiens: Balleroy grand veneur.

Le premier grief de d’Aiguillon contre ces Bretons, alors si contents de lui, grief que l’on perçoit entre les lignes de la correspondance de Mᵐᵉ de Pompadour, ce fut la résistance opiniâtre de ses administrés aux impôts, chaque jour plus nombreux et plus lourds qu’il en réclamait, de la part d’un gouvernement prodigue, dissipateur, partant toujours besogneux.

Depuis la réunion de la Bretagne à la Couronne de France, cette province dont une administration habile et sage s’était efforcée de gagner et de conserver le cœur, jouissait de privilèges séculaires. Pour prendre un exemple, elle n’avait à payer que le minimum de taille par tête, alors que, dans d’autres pays, la capitation s’élevait au double. Mais les besoins du Trésor augmentant, les gouverneurs de Bretagne durent demander aux États des suppléments de ressources qui étaient régulièrement et catégoriquement repoussés. Il suffit de parcourir les lettres de Mᵐᵉ de Sévigné, soit aux Rochers, soit à Vitré, soit à Rennes, pour constater les luttes formidables et parfois sanglantes que soutint, à ce sujet, le duc de Chaulnes, représentant fastueux d’un roi qui n’était économe, ni du sang, ni de l’or de son peuple.