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Anaco Albatros, juriste de formation originaire du Cameroun, retrace dans "La honte d’un migrant" le chemin d’un enfant arraché très tôt à sa mère, contraint de lutter pour sa survie et animé par l’espoir d’un avenir meilleur. Grâce à une scolarité menée avec détermination, il accède à l’université, mais se heurte, à l’âge adulte, à la dure réalité de son pays : corruption endémique, inégalités profondes, dérives des églises dites « réveillées ». Éprouvé par la vie, il n’a d’autre issue que l’exil. Entre déracinement, lucidité et espoir, ce témoignage sincère et percutant révèle la force de résister… et la nécessité de partir.
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Seitenzahl: 1209
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Anaco Albatros
La honte d’un migrant
© Lys Bleu Éditions – Anaco Albatros
ISBN : 979-10-422-7647-8
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Par une soirée orageuse et humide, aux jours lointains de mes trois ans, je me tenais devant le foyer à bois dans la minuscule cuisine de ma grand-mère, attendant avec impatience qu’elle fasse du feu. Toute la journée, on n’avait pas vu le moindre rayon de soleil poindre à l’horizon. La pluie était tombée pendant de longues heures interminables et était accompagnée d’un vent glacial. Je n’avais pas le courage de désobéir à ma grand-mère et d’aller jouer sous cette pluie. Le froid était humide et dissuasif. Ne pouvant plus le supporter, je suis allé m’emmitoufler dans la couverture neuve que l’une de mes tantes avait ramenée de la ville. Au bout d’une dizaine de minutes, j’ai vu filtrer par la fissure de la porte de la chambre à coucher les premières lueurs du feu de bois (bambous de raphia). Enfin j’étais ravi, je suis descendu du lit avec l’agilité et la rapidité d’un enfant de mon âge et suis allé m’asseoir tout près du feu. Dès cet instant je me suis senti bien, la marmite au-dessus du foyer, je m’empressais d’attiser le feu avec un plat (une assiette plate) pour que la nourriture chauffe vite. Ma grand-mère avait préparé le matchaka : les pommes de terre et les haricots noirs pilés avec de l’huile rouge de palme ; un plat que j’aimais bien.
Cette femme, je l’avais profondément aimée. Une femme pas comme les autres, elle avait toujours su prendre soin de moi. Quand j’étais rongé par la faim, elle me donnait à manger en quantité suffisante. Avec elle, le repas n’était jamais rationné. Lorsque j’exprimais le désir de boire, au lieu de l’eau, c’était du vin blanc cueilli fraîchement sur les souches de raphia par un vigneron qui n’était qu’à quelques encablures de notre case. Quand j’étais fiévreux, cette femme allait chercher de la citronnelle qu’elle faisait bouillir dans une marmite faite d’argile, ensuite elle mélangeait cette infusion avec du miel sauvage et m’obligeait à boire pour combattre les bouffées de chaleur qui m’empêchaient de dormir.
De temps à autre, avec la permission de ma grand-mère, je suivais le vigneron du village dans les champs de raphia, ce qui me comblait de joie. Au fur et à mesure que nous avancions sur les sentiers de brousse, on débusquait les poules sauvages qui prenaient leur envol à notre approche, on entendait les cris des babouins au loin, ou encore on pouvait croiser d’autres habitants du village rentrant du champ après une longue et pénible journée de travail. C’était là tout le quotidien des villageois. Le cueilleur de vin m’emmenait aussi visiter ses pièges et, quelquefois, on pouvait rentrer avec quelque gibier qui avait mordu à l’appât. Ce pouvait être un rat des champs, une perdrix ou un hérisson. Ma grand-mère ne manquait jamais d’acheter les produits de chasse de ce gentil monsieur. Je la voyais sortir de son sac à main une pièce d’argent qu’elle tendait au vigneron pour un rat ou une perdrix en retour. Elle n’avait jamais cessé de me dire de ce monsieur que c’était un brave type rempli de sagesse car il parvenait à appâter et à attraper les perdrix à pattes rouges dans ses pièges. Là ça me rappelait le vieux dicton de l’ouest Cameroun : « dire d’un homme qu’il est sage comme une perdrix » ça exprime surtout ce qu’il peut avoir comme ressource et talent. Généralement, la personne dont la sagesse s’apparente à cette petite bestiole peut être capable de grandes choses et justement, ce vigneron – qui à mes yeux était un modèle d’homme – vivait dans une concession à huit toits, dont deux coniques. À la question posée à ma grand-mère sur cette gigantesque concession, elle me répondit que cela était dû au fait que le monsieur était nanti de plusieurs femmes. Sans vraiment comprendre, je n’arrêtais pas d’embarrasser ma mamie de questions :
À la nuit tombée, pendant qu’on était à côté du feu de bois à boire du vin blanc.
— Mamie ! demandais-je ? Pourquoi le monsieur qui nous apporte souvent du gibier ou du vin blanc a tant de femmes ?
— C’est parce que ce n’est pas un homme comme les autres, c’est un notable : répondit mamie.
— Comment ça ! je ne comprenais pas grand-chose.
— C’est le rang qu’il occupe dans la hiérarchie traditionnelle qui l’oblige. En plus, il a les moyens.
— Et tous ces gosses de mon âge que je vois chez lui là ce sont ses enfants ?
— Oui, oui, acquiesça ma grand-mère avec véhémence.
Un homme rempli de sagesse qui semblait n’avoir aucun souci. Avec la récolte du vin et les produits de sa chasse, il satisfaisait aux besoins d’une famille composée des mamans des enfants et parfois des cousins lointains. Quelquefois, on pouvait entendre des cris de détresse provenant de sa concession suite au décès d’un enfant dont la maladie avait résisté aux potions magiques du médecin traditionnel. Accompagné de ma mamie, je regardais les femmes et les enfants de cette grande concession pleurer et se lamenter tout en se mortifiant le corps pour la perte d’un des leurs. Le deuil pouvait durer plusieurs jours, les gens sortaient de partout, pour porter assistance aux affligés.
Étant encore tout petit, je ne comprenais vraiment pas ce phénomène : qu’est-ce qui pouvait amener les personnes adultes à pleurer tant ? Comme par habitude je me tournais toujours vers la seule et unique personne – mamie – susceptible de me faire comprendre ce qui à mon âge était considéré comme un mystère :
— Mamie ! J’ai entendu des clameurs du côté du gentil monsieur qui m’emmène souvent visiter ses pièges, pourquoi tant de pleurs ?
— C’est sans doute un cas de décès rétorqua ma grand-mère mais il vaut mieux ne pas en parler car pour un enfant de ton âge, il te serait difficile de comprendre de quoi il s’agit.
Là je compris tout de suite qu’il pouvait s’agir d’un problème grave ; au village, il était rare de voir les gens – les personnes adultes surtout – pleurer de cette façon. Quelques années plus tard, je compris finalement de quoi il s’agissait. L’un de mes camarades d’enfance était décédé, j’ai pris part à son enterrement et je me suis rendu compte de ce qu’était la mort. Les gens avaient raison de se lamenter pendant des jours et des jours sans se fatiguer. Quand quelqu’un mourait, quelques jours après on le mettait en terre et plus jamais on ne le voyait aller au champ avec les siens et vaquer à ses occupations quotidiennes ni même se promener dans les rues du village. Selon les explications que donnaient les anciens à ce sujet, les morts partaient vivre dans un autre monde et ils devenaient de ce fait des divinités auxquelles un culte était voué.
Ce laps de temps de temps passé aux côtés de ma grand-mère m’avait permis de comprendre et de m’imprégner de certains détails de nos traditions à l’ouest Cameroun. À plusieurs reprises j’avais vu ma grand-mère verser de l’huile rouge et de minuscules fibres de viande de chèvre dans un coin de la cuisine ; ce petit rituel s’accompagnait de quelques paroles codées dont j’ignorais totalement la signification. Sachant que je n’allais pas manquer de poser des questions, mamie anticipa :
— Fiston, dit mamie, regarde bien ce que je fais là, car un jour ou l’autre, toi aussi tu le feras.
— Tu fais tout ça pour quelle raison ?
— De temps à autre, il faut toujours donner à manger aux ancêtres même s’ils n’en ont pas forcément besoin.
Mamie savait par son expérience de femme mûre que cela ne m’arrangeait pas du tout. Parfois, après avoir donné le dîner aux ancêtres, il m’arrivait d’aller à son insu ramasser tous ces petits morceaux de viande et les manger. Un jour pourtant, elle m’a pris sur le fait en flagrant délit ; je croyais être puni et battu. Mais seulement, au lieu de me châtier, elle était en train de se chauffer, de façon très posée, elle m’expliqua que ce qu’elle faisait était très normal, et cela pour le bien de la famille tout entière ; que lorsque je la voyais faire des libations dans tel ou tel coin de la case, c’était pour se connecter aux ancêtres et elle ajouta qu’il s’agissait en fait de son mari – c’est à dire de mon papou – décédé il y a plusieurs années. J’ouvris grand les yeux d’étonnement et mamie comprit dès cet instant que je n’étais plus le tout petit qu’elle berçait dans ses bras tout le temps. Elle avait mis mon imagination en déroute car j’avais toujours imaginé qu’elle avait vécu dans la solitude. Depuis ce jour, sans le vouloir, je compris que la vie était faite de vicissitudes et de choses inexplicables.
— Mamie ! m’étais-je empressé de demander si je te comprends bien Papou serait toujours parmi nous ?
— Bien sûr que oui, répondit mamie et elle ajouta : il fait partie des protecteurs de la famille. Il est comme notre Christ. Toutes ces choses que mamie me contait me faisaient du bien. Pendant tout le temps que j’avais vécu avec elle, je n’avais jamais eu le moindre souci. Je n’avais jamais cherché ma mère. Je ne savais même pas ce que c’était qu’avoir une maman. Ma grand-mère était tout pour moi, elle m’avait tenu dans un cadre de vie qui me mettait à l’abri de tout ressentiment ; jusqu’au jour où les choses ont basculé d’un point à un autre.
Je n’ai pas souvenance du moment où je suis parti du village de chez ma mamie. Ce dont je me souviens, c’est que je me suis retrouvé dans un coin perdu du Cameroun – Yabassi –, dans une maison étrange où je vis un monsieur qui sortait tous les matins et revenait seulement dans l’après-midi – sans doute mon père –, une dame qui avait toujours à ses côtés deux gosses pouvant avoir le même âge que moi, un autre membre de la famille qui était toujours collé à mes trousses – mon grand frère germain – et en fin dernier larron considéré comme l’aîné de la famille – un neveu de mon père – qui s’occupait de presque tous les travaux ménagers. J’étais terrifié par ce changement brusque d’existence. Dès le premier jour de mon entrée dans cette nouvelle vie, je regardai celle que je croyais être ma mère – ma belle-mère – droit dans les yeux et ce que je vis ce jour, malgré mon jeune âge, me fit comprendre que ma vie ne serait plus comme autrefois : un rejet qui venait des profondeurs de son âme. J’avais eu des frissons à la vue de ma belle-mère. Envahi par un malaise qui semblait me parler, je compris ce jour que la vie que j’avais eu à savourer du temps où j’étais avec ma mamie ne serait plus qu’un souvenir lointain.
Tout cela était perdu.
Très tôt, je perçus la différence de traitement entre tous les enfants de la maison. Je n’avais de cesse de m’interroger si vraiment cette femme pouvait être ma mère biologique puisque dans la maison, nous l’appelions tous maman et je l’avais entendue plusieurs fois dire aux voisins et aux inconnus que mon grand frère et moi étions ses enfants. Mais dans mon for intérieur, je sentais qu’il était quasi impossible que cette femme fût ma maman. Je n’avais pas de réponse aux questions que je me posais dans le silence la nuit sur la véracité de mon attachement biologique à cette femme qui ne m’avait opposé que son mépris et sa condescendance. Un soir, alors qu’on était en pleine séance de répétition, j’entendis la maman de la maison dire au neveu de mon père de davantage s’intéresser à l’éducation des deux autres garçons de mon âge. Je ne parvenais vraiment pas à réciter l’alphabet et mon esprit était beaucoup plus tourné vers les jeux. Je n’avais pas du tout aimé mes débuts à l’école, j’étais effrayé par le fouet de la maîtresse ; tout ce qui me préoccupait c’était de rentrer au plus vite et d’organiser des séances de jeux avec les autres enfants du voisinage. Avec le temps, je finis par oublier les moments glorieux de mon enfance passée aux côtés de ma grand-mère.
Le nouveau monde dans lequel je me trouvais était celui du papa fonctionnaire qui sortait tous les matins pour son travail et de la maman qui restait à la maison s’occuper des gosses et faire la cuisine en attendant le retour du mari. En plus de son travail de policier, mon père faisait aussi de l’élevage de volailles, ce qui nous donnait droit tous les matins à un œuf par enfant qu’on faisait frire ou qu’on cuisait à la vapeur. Ce changement radical de vie ne me plaisait guère, néanmoins j’essayais de m’y accommoder tant bien que mal. L’eau potable était une denrée rare. Tous les 4 h du matin, mon père se rendait à la source à pratiquement deux kilomètres de là où nous habitions à la recherche d’eau et il me souvient que la maman de la maison n’avait droit qu’à un litre pour sa douche. Nous, étant encore des gamins, nous ne pouvions nullement nous rendre compte des sacrifices que consentaient les deux parents pour notre survie. Sans doute à la suite des négociations avec les gens de l’administration, mon père fut affecté dans une autre ville de la région du littoral où les conditions de vie étaient moins catastrophiques. Seulement, je ne sais ni quand ni comment ni même pourquoi je fus détaché des autres enfants de la fratrie pour me retrouver en isolement à Mbanga, une ville de la région du littoral mais beaucoup plus réputée pour les travaux champêtres – chez la sœur aînée de mon père où je fus scolarisé pendant deux années sans grand succès.
Comprendre la situation n’était pas si difficile. J’avais toujours su que je n’étais pas le bienvenu dans ce foyer. Le père ayant deux enfants en bas âge s’était marié avec une femme qui elle aussi avait deux gosses ; ce qui était source de tension dans la maison tout le temps. Mais cette femme avait fini par avoir raison de mon père et avait pris le dessus. Il était question pour le pauvre de choisir entre ses deux enfants (mon grand frère et moi) et sa chère et tendre nana mais, malheureusement pour nous (moi surtout) il a préféré sa nana avec qui il a pondu d’autres gosses ; nous envoyant ainsi errer de gauche à droite chez ses sœurs et parfois chez ses cousins lointains.
Dans ma ville d’isolement à Mbanga, ma tante paternelle, connaissant l’importance de l’éducation m’avait inscrit à l’école catholique chez les missionnaires je ne sais plus trop dans quelle classe) probablement le cours préparatoire. Tous les matins, j’étais fier d’aller à l’école où je fis la connaissance d’autres enfants sensiblement du même âge que moi. Le maître d’école avant de commencer toute chose nous obligeait à réciter la prière du « Je vous salue Marie » et du « Pater noster ». J’accueillis ce rituel matinal avec beaucoup d’enthousiasme et d’abnégation. À la sortie des classes, je rentrais à la maison en vitesse et j’allais chercher de l’eau à la source avant que ma tante et sa fille aînée – surnommée la méchante bête – ne rentrent du champ. Dans cette contrée riche et fertile du Cameroun, la vie était un tout petit peu semblable à celle que j’avais vécu quand j’étais encore aux côtés de ma grand-mère. Ma tante, troisième née d’une fratrie de de six, savait aussi bien cajoler que châtier les enfants en cas de bêtise. Dans la maison régnait une discipline à laquelle je ne m’étais jamais confronté auparavant. Pour moi, c’était insupportable. Très sciemment, j’avais multiplié les gaffes espérant que ma tante en ait marre de moi et me fît retourner chez mon père ; mais non.
Il n’y avait rien d’autre au quotidien si ce n’était les travaux des champs. Pendant les grandes vacances, le rythme s’accélérait. Ma tante Ma’a Mbanga et sa première fille (qui avait presque l’âge demon père) se levaient de bonne heure pour se rendre au champ et c’est à la tombée de la nuit qu’elles en revenaient en empruntant le dernier train de la journée en partance de Kumba pour Mbanga, et cela, munies de gros sacs de manioc et de cacao. Il fallait s’en occuper immédiatement ; toute la maisonnée s’y attelait. Pendant des heures qui me semblaient interminables, on épluchait le manioc, certains de ces tubercules étaient si gros que ma tante, n’étant pas assez forte, faisait appel au voisin d’à côté pour l’aider à les déplacer, et ensuite les découper avant l’épluchage. Une fois le manioc fini, il fallait par la suite le laver à l’eau potable et à plusieurs reprises, le tremper dans de vastes récipients où il devait passer plusieurs jours. Il en était de même pour les sacs de cacao. Seulement, son travail était moins pénible ; il consistait juste à défaire les sacs et à déverser le contenu dans un espace bien aménagé puis le lendemain matin, tout le cacao était étalé au séchoir dans l’attente du lever du soleil. Le cacao, considéré par les habitants de Mbanga comme l’or marron, était un signe extérieur de richesse et d’opulence. De temps en temps, j’entendais les bribes de conversation à ce sujet entre ma tante et les voisins d’à côté. Les uns pensaient pouvoir récolter deux cents sacs à raison de 80 kg le sac, les autres dont la production était beaucoup plus abondante avoisinaient les cinq cents sacs et le sac pouvait approcher des 100 kg. Beaucoup de spéculations se faisaient aussi sur le prix du kilogramme. Quelquefois, j’entendais parler de 1500, parfois 2000 f/kg. Je ne comprenais vraiment pas grand-chose à tous ces chiffres mais j’étais sûr d’une chose c’est que ma tante dans cette communauté agricole devait occuper une place importante dans la hiérarchie sociale. Les habitants de notre quartier et même d’ailleurs lui vouaient une certaine déférence. De plus, elle était crainte aussi bien des femmes que des hommes. Sans doute cette crainte doublée de respect était due à son rang social.
Je n’avais jamais eu le courage de poser des questions à ma tante comme je le faisais avec ma mamie autrefois ; j’étais tellement médusé par l’expression de son visage. Elle parlait toujours à voix haute et je ne sus jamais si cela était naturel ou si elle grondait. Il pouvait lui arriver d’esquisser un sourire à la venue d’un visiteur mais c’était de courte durée. Ses amis lui posaient de tas de questions sur moi par curiosité, elle ne daignait même pas répondre mais, à certains, elle leur disait tout en les snobant que j’étais son fils. À cet âge, n’ayant jamais vu ma mère, et ne sachant même pas ce qu’était une maman, je m’imaginais que cette tante pouvait bien être ma mère avant de déchanter bien après car je sentais que cela n’était pas possible. Je n’ai jamais exprimé le moindre regret de l’éducation que j’avais reçue d’elle. Il lui arrivait quelquefois de m’emmener au champ quand la récolte du cacao approchait et je débordais de gaieté ; mon travail consistait juste à me promener dans la vaste plantation et à ramasser les cabosses de cacao que mes aînés, à l’aide d’un long bâton muni d’une lame d’acier avaient coupé. La campagne de la récolte de cacao bien qu’étant un travail pénible ressemblait beaucoup plus à un festin. Ma tante invitait plusieurs personnes (en moyenne dix) pour la cueillette, achetait de la viande en grande quantité mais aussi du riz ; pour ce qui est de la farine de manioc et des bananes plantains, elle en avait en quantité. Avec l’aide des voisines, elle préparait différentes qualités de mets (plats) pour la circonstance. C’était tout un évènement. Une voiture pick-up était louée pour le transport du personnel et de la nourriture. À la fin de la cueillette, tous les travailleurs s’asseyaient à même le sol autour des grosses marmites de nourriture ; le service était libre, chacun mangeait à sa faim et buvait à sa soif. De retour à la maison, une fois le cacao au séchoir, mon travail était de le surveiller tout en le remuant avec un râteau toute la journée et surtout de me servir des cailloux pour chasser les cochons et les chèvres en divagation pouvant venir manger l’or marron de ma tante. Ce fut l’un des moments forts et des plus inoubliables de mon enfance.
Un beau matin en pleine saison pluvieuse, alors que j’étais à côté de la porte de cuisine à écouter le bruit de la pluie, le petit clapotis des eaux et le bruissement du vent dans les orangers, je vis une femme assez élancée et costaude munie d’un parapluie et d’un gros sac de voyage venant tout droit vers moi. La pluie, malgré son parapluie, ne lui avait pas fait de cadeau. Elle était bien trempée. Quand elle me vit, elle esquissa un sourire de gaieté et, à ma grande surprise, elle m’appela par mon prénom et me prit dans ses bras. Timide que j’étais, je la regardais droit dans les yeux pour essayer de comprendre. Peut-être ce pouvait être ma mère ; ça, je ne le savais pas et je n’osais pas demander ; je craignais ma tante. Quelques minutes après je vis la fille aînée de ma tante sortir de la chambre toute joyeuse en s’exclamant « Ma’a Penja, sois la bienvenue. » Ma tante était sortie, à son retour, à la vue de Ma’a Penja elle fut joyeuse et surprise en même temps. Elle m’appela et me demanda :
Je ne dis plus rien mais même sans la connaître, je sentis que cette femme, à la façon dont elle m’avait pris dans ses bras, devait être très proche de moi. Elle avait fait un sac spécial pour moi : de beaux vêtements neufs et deux paires de chaussures. À la vue de ses cadeaux, j’exultais. J’étais tellement joyeux que cela se lisait sur mon visage grassouillet. Sans vraiment comprendre ce que cette étrangère représentait pour moi, j’étais prêt à la suivre n’importe où. Par coup de chance, elle profita de l’occasion de cette visite pour demander à Ma’a Mbanga si je pouvais venir chez elle à Penja passer les vacances ; chose qu’elle accepta. J’avais attendu ce moment fatidique avec impatience. Il m’arrivait de passer des nuits blanches, dans une sorte de joie inexpliquée dans l’attente du jour du voyage. Ma tante à un certain moment n’en parlait presque plus et j’eus peur que, un jour ou l’autre, elle m’annonce que le voyage pour une raison quelconque ne pouvait se faire. Le jour dit arriva et d’ailleurs ma tante, devinant bien les désirs d’un enfant de mon âge, m’avait prévenu une semaine à l’avance. Cela me semblait être un grand évènement, ce voyage ; ce jour ma tante elle-même prit soin de me faire prendre ma douche. Elle le fit avec beaucoup de délicatesse frottant chaque recoin de mon corps avec une éponge bien savonnée et de l’eau qu’elle avait rapporté du puits. Une autre chose qui me surprit et qui ne s’était encore jamais produite c’est qu’après le bain, elle avait sorti une serviette neuve de son sac pour m’essuyer le corps. Elle m’oignit avec l’huile de palmiste m’assurant que c’était pour la protection de mon teint. Je ne comprenais rien à toutes ces explications car mon esprit était embrumé par l’idée du voyage. Entre-temps, sa fille aînée Ma’a O (Odette) préparait mon sac.
La gare routière où stationnaient les cars était à deux kilomètres de notre maison. Accompagnée de sa fille Ma’a O, ma tante avait porté mon sac de voyage et Ma’a O me tenait par la main. Sans se hâter, nous sommes allés jusqu’à la gare routière à petits pas. Une fois mon ticket de voyage acheté, ma tante prit le soin d’aller me confier au chauffeur tout en lui précisant ma destination exacte sans oublier de lui dire que j’avais un sac de voyage. Après toutes ces recommandations faites au chauffeur, ma tante me fit prendre place dans la voiture tout en me disant que cette place avait été payée et que s’il arrivait qu’un passager me demandât de céder ma place je devrais refuser avec autorité.
S’étant assuré que tout allait bien se passer, elle et sa fille (Odette) me souhaitèrent bon voyage et s’en allèrent. De l’intérieur de la voiture, je regardai mes deux accompagnatrices se perdre dans les brumes dorées du lointain. Je n’avais pas la moindre inquiétude. J’étais bel et bien conscient que les choses allaient bien se passer. Je savais aussi que de l’autre côté de Penja la sœur de ma maman et mes cousins m’attendaient avec impatience. Une trentaine de minutes passèrent et la voiture se remplit ; l’un des passagers constatant que j’étais assis sur une place confortable me demanda de me lever pour la prendre ; c’est à peine si j’ouvris la bouche pour lui répondre que le chauffeur l’avait rabroué tout en lui disant que, bien que je sois petit, j’étais un passager comme tout le monde car on avait payé les mêmes tarifs normaux et qu’il n’était pas question que je lui cède ma place. J’entendis le conducteur démarrer son car et quelques minutes après, on était sur la route bitumée et la voiture faisait son bonhomme de chemin. J’étais tellement enjoué que les passagers assis à mes côtés me demandèrent si c’était la première fois que je voyageais ; j’acquiesçais de la tête.
Le regard tourné vers l’extérieur, je contemplais le paysage avec admiration. Impressionné par le défilé des arbres et de la végétation qui semblaient faire une espèce de course en sens inverse.
De temps en temps, on pouvait voir un animal sauvage traverser la route ou se faire écraser par le bus, le ronflement des autres voitures qui nous dépassaient, et les plaintes des quelques passagers inconfortablement assis. Soudain, pris d’inquiétude, je me demandai si le chauffeur se souvenait encore de moi, s’il lui arrivait d’oublier ma destination, comment allais-je faire ? Mais je finis par me convaincre que cela n’était pas possible. De plus, le chauffeur n’avait encore marqué aucun temps d’arrêt et cela me rassura. Néanmoins, le temps du voyage me parut interminable. Les passagers somnolaient et ce fut l’occasion pour moi de bien regarder le paysage : quand une autre voiture venait à l’opposé de la nôtre, ça me foutait la trouille. J’avais l’impression que les voitures qui arrivaient en sens contraire allaient entrer en collision avec la nôtre. J’étais terriblement effrayé et ma prière était qu’on arrivât au plus vite. On avait déjà mis un temps fou et je ne compris pas pourquoi on n’arrivait toujours pas. Le chauffeur à un certain moment se gara dans un grand carrefour et je poussai un ouf de soulagement croyant qu’on était enfin arrivé à destination, malheureusement pour moi, il ne s’agissait que de la pause pipi. Je regardai avec dégoût les gens sortir de la voiture et faire pipi en bordure de route tout près des champs de maïs. Je ne comprenais pas ce qui leur arrivait, il m’avait été enseigné que, faire ses besoins à proximité des cultures c’était violer les règles élémentaires d’hygiène et par conséquent punissable. Mais je finis par m’y résoudre, c’est le voyage qui les obligeait : défaut de toilettes publiques. Les marchands à la sauvette à la recherche de clientèle et dans une ambiance bon enfant proposaient leurs articles aux passagers. Certains marchandaient dans l’optique d’avoir une réduction, d’autres payaient sans faire le moindre discours. Les vendeuses de bananes-plantain à la braise accompagnée de prunes faisaient de bonnes affaires. Presque tous les passagers, excepté quelques-uns, s’étaient acheté à manger. Quant à moi, je contemplais les nuages de fumée s’échappant des barbecues par un mouvement oscillatoire avant de disparaître dans cette chaude atmosphère de littoral.
Après cette pause qui me parut très longue, chaque passager regagna son siège et le chauffeur continua le trajet. Je me rappelais soudainement que, dans mon sac à main, ma tante m’avait mis un morceau de pain et une cuisse de rat qu’elle avait achetée et rôtie la veille de mon voyage. Mais, sans comprendre ce qui m’arrivait, je ne ressentais pas la moindre faim. L’un des passagers, ayant constaté que je n’avais rien mangé, me proposa un doigt de plantain et une prune, chose que je refusai. Il insista, de nouveau je refusai. J’entendis une voix de femme murmurer derrière moi : « Cet enfant, soit il n’a pas faim soit il est bien élevé. » Le sens de la seconde expression m’avait pris au dépourvu néanmoins, j’imaginais qu’il pouvait y avoir un rapport entre « être bien élevé » et la discipline qui régnait chez ma tante. Il m’était strictement interdit de regarder quelqu’un avec envie quand il mange ou même de demander à manger à une tierce personne. Quand je désobéissais à cette règle d’éducation chère à ma tante, le châtiment s’ensuivait immédiatement.
De l’intérieur du bus, je regardais le paysage et la végétation avec admiration. Impressionné par le défilé des arbres et des poteaux électriques, j’osai poser une question à mon voisin sur cette course effrénée que faisaient les arbres et la végétation. Sa première réponse fut un sourire ; par la suite, il me demanda si c’était mon premier voyage en bus ; je ne répondis pas. J’étais certain d’avoir déjà voyagé en voiture, mais je ne m’en souvenais pas.
J’écoutais aussi avec attention les commentaires de certains passagers qui ne s’étaient pas endormis, de là je compris que beaucoup d’entre eux allaient descendre à la même destination que moi ; ce qui dissipa mes inquiétudes. Après avoir roulé pendant un temps qui me parut infini, je sentis la voiture ralentir et le chauffeur se gara le long du trottoir, je vis certains passagers descendre tout en réclamant leurs bagages. Le conducteur descendit de sa cabine, grimpa et atteignit le porte-bagage, fit descendre les deux sacs de taro et un sac de voyage. De l’intérieur, j’épiai les mouvements du chauffeur pour m’assurer qu’il ne confondrait pas les bagages. Ma tante m’avait prévenu ; il pouvait arriver que, dans tout ce cafouillage, les passagers confondent les marrons avec les châtaignes. Les quelques passagers descendus de voiture avaient créé un soulagement général ; tellement les gens étaient serrés et presque assis les uns sur les autres. Soudain, je fus envahi par une inquiétude, dans mon cœur je me disais : « et si seulement ce chauffeur ne se rappelait plus que je voyageais seul et avait oublié ma destination finale » je me mis à tousser sans en avoir vraiment envie, cela dans le but d’attirer l’attention du chauffeur et des autres passagers ; je finis par obtenir gain de cause ; j’entendis une voix s’élever demandant au chauffeur : « This pikine way he be alone in the car, i hope you noba forget him oh ! » « No massa a no fit forget, his mamy don give him to me for Mbanga, he go comot na for Penja; somewomandi wait him for there. » Cette brève conversation entre le chauffeur et ce passager qui semblait se soucier de moi me rassura.
Dans la région du littoral notamment dans la ville de Mbanga, le pidgin c’est à dire le mauvais anglais était la première langue que les populations utilisent pour communiquer. Ma tante et moi nous servions soit de notre patois, soit du pidgin que je comprenais bien. La langue française était parlée seulement à l’école ou les rares fois où j’étais en compagnie de mes amis. J’avais bien compris ce que le défenseur de ma cause dans le bus disait au chauffeur, et également ce que celui-ci avait rétorqué : « J’espère chauffeur que ce petit voyageur solitaire n’a pas fait l’objet d’un oubli de ta part. » « Non, monsieur, je peux tout oublier sauf lui. Il m’a été confié depuis Mbanga par sa maman, sa destination c’est Penja d’ailleurs, il y a quelqu’un à la gare qui l’attend. »
Après avoir roulé sur plusieurs kilomètres, le chauffeur finalement prit un virage à gauche, je sentis le bus ralentir tout en avançant vers un endroit assez bruyant et grouillant de monde.
Dans un coin bien visible, on pouvait lire sur un panneau géant « bienvenue à la gare de Penja1 ». De ma poche, je sortis le petit morceau de papier que ma tante y avait enfoui pour vérifier conformément à ses recommandations si ce qui était inscrit sur le panneau était semblable aux quelques mots griffonnés sur le papillon que je tenais en main. J’eus juste le temps de remarquer le mot « Penja » que le chauffeur me fit descendre de la voiture tout en m’annonçant qu’on était arrivé à ma destination. Dans cette foule bigarrée, je scrutais les petits groupes de personnes espérant pouvoir reconnaître celle qui m’avait rendu visite quelques mois auparavant. Le chauffeur me saisit la main et, on se dirigea tout droit vers une vente à emporter située non loin de la gare. Je reconnus sans le moindre doute la femme à la carrure imposante qui m’avait prise dans ses bras lors de sa visite à Mbanga. Elle était accompagnée d’un de ses fils qui semblait bien me connaître, mais qui pourtant à mes yeux était totalement étranger.
L’accueil fut chaleureux. Ma famille de Penja était ravie de me revoir, je n’étais pas indifférent non plus, je partageais leur joie.
Je trouvais la ville de Penja plutôt sympa. Elle grouillait de monde comme je n’avais encore jamais vu auparavant. Ma tante s’y était installée et avait la notoriété d’une vedette de cinéma. De la gare routière à son domicile, les gens qu’elle connaissait ne manquaient pas de lui demander qui j’étais. Je remarquai qu’à chaque question qui lui était posée sur mon apparence et mon identité, la réponse était toujours la même : « C’est l’un de mes enfants. » Naturellement, je l’appelais toujours maman conformément aux exigences de la tradition chez nous les Bamilékés de l’Ouest Cameroun. La tante ou l’oncle considère son neveu ou sa nièce exactement comme son enfant biologique. Donc il n’est pas surprenant de voir un enfant appeler un oncle ou un cousin lointain papa. Cela fait partie de la culture de l’Ouest Cameroun.
La maison de cette femme au physique agressif – j’aimais bien d’ailleurs – était située en plein centre-ville, en plus c’était une maison à étage. Je n’avais encore jamais vu une telle habitation. Je ne pouvais dissimuler mon émerveillement. Du haut du balcon, on pouvait apercevoir les passants en contrebas de la maison. Tout me paraissait surprenant dans mon nouvel environnement. Je n’avais encore jamais vu un salon aussi bien meublé et aménagé où tout était neuf et étrange à mes yeux. Il suffisait d’appuyer sur un bouton au mur pour faire apparaître le soleil dans une pièce et réappuyer pour le faire disparaître ; pour avoir de l’eau, on tournait juste sur un dispositif et l’eau commençait à sortir du mur. Oui ! pour la première fois, en pleine nuit, je vis le soleil éclairer l’intérieur d’une maison et l’eau sortir du mur ! Au village, à Yabassi2 et à Mbanga où j’avais successivement vécu, l’image de la lampe tempête et de la chandelle qui nous servaient d’éclairage à la tombée de la nuit est restée vivace dans ma mémoire. Sans recevoir la moindre explication de qui que ce soit, je compris intuitivement que le monde dans lequel nous vivons connaissait une certaine évolution. Ma tante de Penja s’était très vite adaptée à la modernité. Dans son salon, j’avais vu de nombreuses choses dont j’ignorais encore le nom en ces années de mon enfance. Il s’agissait des canapés, des poufs, des guéridons, une table, un écran de télévision et que sais-je encore ! Je fus particulièrement fasciné par ce téléviseur qui, à un certain moment de l’après-midi, diffusait des informations tout en montrant des images. Mon cousin, tout en cherchant à m’éblouir, avait essayé de m’expliquer comment fonctionne un téléviseur. Je pris la peine de le regarder faire son branchement et manœuvrer quelques boutons pour sa mise en marche. D’un coup, je vis les images apparaître sur l’écran ; je n’en revenais pas mais je finis par m’adapter à ce luxe qui désormais devait faire partie de mon quotidien.
Tous les mercredis soir, la maison de ma tante était pleine de monde. Les gens parcouraient des kilomètres à pied pour venir regarder le match de football ou le film d’Alain Delon. Ma tante ouvrait grand sa porte à tous ces visiteurs insatiables des programmes de la Cameroon Radio-Télévision. Je compris finalement d’où venaient sa réputation et sa renommée de vedette de cinéma. Mon cousin aussi était bien connu, il avait beaucoup de copains, chose qui ne lui déplaisait pas. Les enfants du quartier s’étaient liés d’amitié avec lui à cause de la télévision. C’était quelque chose de vraiment formidable. Avoir passé ces quelques moments en compagnie de mes proches du côté maternel m’a fait le plus grand bien. À mes yeux, Penja était une ville idéale. Si l’on m’avait demandé de choisir où je devais rester, il n’aurait fait aucun doute que j’aurais choisi être chez ma tante.
Cet environnement m’était très favorable, aussi bien pour mes études que pour mon épanouissement. En quelques semaines passées chez ma tante, j’avais fait des progrès en lecture, en conjugaison et en arithmétique ; ce qui plut à ma tante. De plus, j’avais aussi appris à me réveiller de bonne heure et à aller au champ avec mon cousin accompagné de son père. Notre journée était bien occupée.
Tous les matins, on se rendait dans des exploitations agricoles ; toute la journée, on labourait la terre, on y mettait des semences de maïs, de cacahuètes et ce n’est qu’au coucher du soleil qu’on songeait à regagner la maison. Sur le chemin du retour, on se rendait tous à une chute d’eau qui avait été aménagée par les Allemands à l’époque coloniale. Il y avait beaucoup de monde. Certains y venaient pour recueillir l’eau potable, d’autres pour prendre leur bain. On pouvait également voir femmes et enfants s’occuper à éplucher des tubercules de manioc, et ensuite les nettoyer à l’eau. Les hommes, munis de leur canne à pêche, dévalaient la pente qui menait à la rivière Muantaba à la recherche de poisson.
Voir les gens pêcher pour moi était une grande passion et j’espérais bien faire cette expérience un jour ou l’autre. Ne sachant pas comment aborder la question avec ma tante, je décidai d’en parler avec l’un de mes aînés :
— Ndoumbé ! dis-moi si aujourd’hui on ira au champ ou pas.
— Non ! répondit mon cousin avec insistance. La mère a décidé qu’aujourd’hui on prend un peu de repos.
— Ah oui ! mais on pourrait profiter de l’occasion pour descendre à la rivière voir les gens pêcher.
— La mère n’a jamais aimé ça ! me dit-il.
— Mais pour quelle raison ? C’est juste une distraction, m’étais-je empressé d’ajouter.
— La mère m’a souvent raconté de drôles d’histoires sur la rivière Muantaba.
— Ah bon ! quel genre d’histoires ? s’il te plaît, raconte-moi aussi.
— Elle m’a souvent dit que cette rivière emportait les gens et que leurs corps restaient introuvables.
— Ah mais… j’étais un peu apeuré par cette révélation.
— Si ! je t’assure. Qu’à cela ne tienne, quand elle ira à sa réunion, j’irai demander la canne à pêche d’un de mes amis pêcheurs et tous deux, on verra comment se rendre à la rivière.
Avant même que mon cousin Ndoumbé n’ait fini de prononcer les derniers mots, je vis le ciel s’assombrir et les premières gouttelettes de pluie tambouriner sur le toit de la maison. Ma tante avait fini de prendre sa douche mais malheureusement pour nous, elle ne se rendit pas à sa réunion à cause du temps qui affichait sa mauvaise humeur. Néanmoins, un monsieur vint la chercher en voiture. La pluie continua de tomber sans arrêt pendant plusieurs heures. Mon cousin me dit alors que, quand il pleut, les pêcheurs ont beaucoup plus de chance de faire de belles prises. Donc pour moi c’était l’occasion rêvée ou jamais. Je proposai à mon cousin qu’on bravât la pluie et qu’on se rendît chez son ami pour emprunter sa canne à pêche, il acquiesça de la tête. La maison du pêcheur chez qui on se rendait était juste à un jet de pierre de la nôtre. On le trouva à table avec sa femme en train de déjeuner. Il nous invita à partager son repas, mon frère déclina l’offre prétextant qu’on était pressés. Sur ce, il dit à son ami :
— Gars s’il te plaît, pas la peine de te fâcher parce qu’on a refusé de déjeuner avec toi, c’est juste qu’on est un peu pressés.
— Que me vaut l’honneur d’une telle visite impromptue !
— On venait te demander si seulement tu pouvais nous aider avec ta canne à pêche !
— Ah, je comprends maintenant pourquoi vous êtes tout trempés.
— Oui justement on veut profiter de la pluie pour s’offrir une partie de plaisir.
— OK ! va derrière la cuisine en bas du grenier prendre la canne à pêche. Toutefois, il ne manqua pas de demander :
— Par qui es-tu accompagné ?
— C’est l’un de mes cadets, rétorqua Ndoumbé.
— Ah, d’accord ! ça ne me surprend pas du tout. Chez vous les Bamilékés, les femmes se reproduisent comme des lapins Ndoumbé fit semblant de l’écouter tout en se dirigeant derrière la cuisine.
La pluie avait cessé de tomber ; mon cousin et moi nous arrêtâmes quelque part du côté d’un terrain marécageux à la recherche des appâts – constitués en majorité de vers de terre – avant de continuer notre bonhomme de chemin. Malgré l’arrêt de la pluie, le torrent continuait de dévaler les pentes rocailleuses pour se jeter dans la rivière Muantaba. Au loin, on apercevait des éclairs accompagnés d’un grondement de tonnerre. Le souffle du vent agitait les arbres et la végétation, ce qui ne nous empêcha pas d’aller jusqu’au bout de notre aventure. Je brûlais d’envie de pêcher, je ne l’avais encore jamais fait de ma vie. Plongé dans mes pensées, je suivais Ndoumbé aveuglément jusqu’au moment où il ralentit le pas et, d’un signe du doigt, me fit voir quelque chose d’incroyable : à la jonction des eaux torrentielles et de la rivière, je vis un silure d’environ sept kilogrammes qui tournoyait au bord de la rivière à la recherche de nourriture. Je n’en revenais pas. Comme un chat, j’eus envie de bondir et de l’attraper avec mes mains. Ndoumbé observait tous mes faits et gestes et, au moment où je voulus entrer en action, il s’interposa tout en me disant :
— Si seulement tu essaies de faire cela, cette rivière va t’emporter et crois-moi on ne te verra plus jamais.
— Comment ça ! demandai-je ?
— Les histoires que la mère raconte souvent à propos de cette rivière sont loin d’être une légende. Et il poursuivit à voix basse :
— Sache que ce qui est dit de cette rivière est vrai et d’ailleurs on en parle partout ici à Penja.
— Ah mais je ne savais pas !
— Maintenant que tu le sais, je te conseille de ne jamais t’approcher de l’eau surtout lorsqu’il a plu, d’accord !
— D’accord, c’est compris.
— OK ! tiens la canne à pêche, je vais défaire la pochette des appâts et armer l’hameçon. Tout en le regardant, je le vis accrocher un morceau de ver de terre sur l’hameçon et s’avancer vers la rivière d’un pas lent et mal assuré. Le gros silure ne nous avait ni vus ni sentis. Il continua sans se lasser de chercher son dîner dans les eaux du torrent qui se jetaient dans la rivière. Le vent avait cessé de souffler ; les arbres étaient moins agités ; seul le clapotis de l’eau venait interrompre le calme qui régnait sur notre site de pêche. D’un geste, Ndoumbé me tendit la canne et m’ordonna de lancer l’hameçon dans l’eau sans faire de bruit ; je lui obéis tout en évitant de poser des questions. À peine l’hameçon était-il resté une dizaine de minutes dans l’eau que le flotteur commença à s’agiter dans tous les sens. Ndoumbé m’enjoignit de lever la canne de toutes mes forces, je m’exécutai. Au bout du fil était accroché l’énorme silure. Son poids avait brisé la canne à pêche. À peine hors de l’eau, la bête s’était décrochée de l’hameçon. Elle se battait avec une telle vivacité que, si nous n’avions pas été deux, nous n’aurions pu la maîtriser, au bout du compte, nous finîmes par la faire entrer dans le sac. La bête était beaucoup plus grosse que ce qu’on avait imaginé, elle avoisinait une dizaine de kilos, voire plus. Il n’était plus question que l’on continue l’aventure, cette prise nous suffisait largement et, d’un moment à l’autre, ma tante allait rentrer de la réunion, il était surtout important pour moi qu’elle me trouve à la maison en rentrant.
Sur le chemin du retour, on rencontra d’autres pêcheurs qui eux aussi avaient fait de belles prises. De façon ostentatoire, ils accrochaient les poissons qu’ils avaient pêchés tout le long de lianes faites à base de fougères ; cela dans le but d’attirer d’éventuels clients. Je proposai à mon cousin qu’on passât chez son ami lui rendre sa canne. Il refusa, prétextant qu’il fallait d’abord que cette canne soit remise en état et qu’elle soit accompagnée d’un présent. Ce qui fut fait plus tard. Je me sentais tellement bien ; les grands moments de loisir que mon Ndoumbé m’avait fait vivre me rendaient tout souriant. À la maison, on constata avec amertume que la maman était déjà de retour. Elle avait dû boire quelques bières et était encore sous l’effet de l’alcool, ce qui l’obligea à se coucher un peu plus tôt que d’habitude. Sans perdre de temps, Ndoumbé se chargea de dépecer le monstre de la rivière qu’il assaisonna, fit une bonne sauce accompagnée de plantain mûr qu’on avait rapporté du champ quelques semaines plus tôt. Le lendemain, ma tante Ma’a Penja sans trop poser de questions semblait comprendre ce qui s’était passé entre mon cousin et moi après son départ de la maison pour sa réunion. C’est seulement deux semaines après qu’elle prit encore une fois la peine de nous ressasser les dangers de la rivière Muantaba. Mais c’était peine perdue pour elle ; j’avais déjà pris goût à la chose et il n’était pas question que je m’en défisse.
Le temps était passé, les vacances tiraient déjà à leur fin. Je devins si triste à l’idée de retourner vivre à Mbanga chez ma tante paternelle où la vie à mes yeux me paraissait être un enfer. Je ne parlais presque plus à personne. Ma tante, ayant compris mon inquiétude, essaya de me couvrir de cadeaux tout en me flattant. Je ne voulus rien entendre, au bout du compte, je compris que, tôt ou tard, j’allais y retourner, quelle que soit mon opposition. Les jours suivants, je me posais des tas des questions sur toutes ces différences que je ressentais dans les familles où je séjournais. Ma tante paternelle était d’une extrême sévérité ; prête à me châtier à la moindre faute. Du côté maternel, c’était tout le contraire. Pourquoi est-ce je me sentais si bien chez la sœur de maman ? Dans sa maison, je n’étais plus en contact avec la lampe à pétrole mais avec la lumière du soleil, la télévision et bien d’autres choses. Mon esprit était sans doute captivé par la découverte de ces choses nouvelles, d’un autre monde.
Le jour de mon départ était enfin arrivé. Je suppliai ma tante de ne pas me renvoyer à Mbanga dans une maison où il n’y avait ni lumière ni eau sortant du mur ; mais en vain. Néanmoins, elle me promit de revenir me chercher une fois que j’aurais terminé mes études en fin d’année. Les choses ne se sont pas passées comme je l’avais imaginé. À mon arrivée à Mbanga, je me souviens que mon père est venu me chercher bien avant la rentrée des classes. Selon lui, il n’était plus question que je vive là-bas. J’étais plus ou moins heureux. Désormais, je devais suivre mon père partout où il était appelé à travailler en tant que fonctionnaire. Il fut affecté à Melong, nous nous y rendîmes. Grande fut ma surprise de voir à quel point cette ville était développée : les rues éclairées par des lampadaires, les routes bitumées, les boulangeries, une salle de cinéma, les vidéos club… Melong était encore plus important que Mbanga et Penja. Ce qui ne m’empêcha guère de penser aux moments forts que j’avais passés en compagnie de mon cousin Ndoumbé. Je revoyais encore toutes les images de mon court séjour à Penja, je n’aurais jamais hésité à y retourner si seulement quelqu’un m’en avait fait la proposition ; malheureusement pour moi, il n’y eut personne pour le faire.
Les jours, les semaines et les années s’égrenaient avec une vitesse incroyable. Il me semblait beaucoup plus facile de comprendre les péripéties et les vicissitudes de la vie qu’auparavant. J’étais devenu conscient du fait que je grandissais et, qu’il ne serait pas facile pour moi de vivre avec des gens qui n’avaient aucune attention pour moi. Je savais aussi avec certitude que je ne verrais jamais ma mère ; du moins pas de sitôt. Et que s’il m’arrivait de la voir, il n’était pas certain qu’elle m’emmènerait avec elle. J’étais néanmoins fier de me retrouver dans la ville de Melong avec ses lampadaires, ses immeubles à plusieurs niveaux qui poussaient de partout, ses rivières et aussi sa végétation très dense.
Dans mon quartier, toutes les rues étaient éclairées, dans chaque maison où j’entrais, il y avait un téléviseur et une chaîne stéréo. De temps à autre, il m’arrivait de me demander pourquoi la ville de Melong avait connu un développement aussi rapide comparé aux villes précédentes où j’avais séjourné. Cela était sans doute dû à son histoire. J’appris par d’autres gamins de mon âge que Melong fut une ville coloniale longtemps occupée par les Allemands, cela me sembla vrai. Les anciens bâtiments construits en pierre ne reflétaient nullement le niveau de technologie que le Cameroun avait en ces années de mon enfance. J’étais toujours attiré et captivé par les choses de l’extérieur. Je passais des heures à regarder les enfants de mon âge jouer avec leur bicyclette. Je ne comprenais rien à cela. Sans doute ils avaient des parents nantis, mais plus nantis que qui ! je n’avais jamais vu de voiture stationnée devant leur maison ; or mon père lui en avait une. La voiture était un signe extérieur de la bourgeoisie, de l’opulence, de la richesse. Aux yeux de mes camarades, j’étais supposé avoir tout ce dont j’avais besoin pour mon épanouissement mais je n’avais rien.
Un matin, alors que j’étais résolu à apprendre à faire de la bicyclette, je pris mon courage à deux mains et allais quémander le vélo d’un de mes camarades qui pouvait être mon aîné d’un an.
— Salut François. Comment tu vas ?
— Je vais bien et toi ! m’avait-il répondu sans m’accorder la moindre attention.
— Ça va mais bon ! Est-ce que tu peux m’apprendre à pédaler, s’il te plaît ?
— Comment ça ? Pourquoi tes parents ne t’achètent-ils pas aussi une bicyclette pourtant ton père a une voiture ?
— Je n’en sais rien mais peut-être que je vais leur demander de m’en acheter une.
— Ah ! je crois que tu devrais le faire. Ma mère m’a interdit de donner mon vélo à quelqu’un.
— Mais pourquoi ça !
— Ah ! je ne sais pas, je n’ai aucune idée.
— Je crois pourtant que ta mère sait que nous sommes copains, non !
— Oui mais…
— Voyons ! Si tu m’apprends à pédaler, comment le saura-t-elle ?
— Ceux qui sont en train de jouer de l’autre côté de la cour pourraient me trahir. Je compris que mon copain François aurait bien voulu mais il craignait ses parents. Il me fallait trouver un moyen de le persuader :
— Si seulement ta mère acceptait que tu m’apprennes à pédaler que dirais-tu ?
— Je lui obéirai sans la moindre hésitation. Nous sommes quand même copains non !
— Ok ! Allons alors voir ta mère.
— D’accord sans problème. Il reprit son vélo et, tel un professionnel, s’assit sur la selle. Tout en donnant de petits coups de pédale, il faisait avancer son vélo lentement en direction de leur maison et moi, je le suivais comme un chien qui obéit à son maître. Grande fut ma surprise quand la mère de François refusa que son fils m’apprenne à faire du vélo. Je perçus une certaine gêne sur le visage de mon copain, sans doute surpris lui aussi de la réaction de sa maman. Néanmoins, on retourna dans la cour continuer le jeu. Je ne m’avouais pas vaincu ; il me fallait trouver un autre moyen de persuasion :
— Bon, François ! puisque ta mère a refusé que tu m’apprennes à pédaler je peux te filer une pièce de 25 francs CFA en échange du prêt de ton vélo.
— Oui mais quand mes parents vont me demander où j’ai eu de l’argent je vais leur dire quoi ?
— Ah mais ! tu peux garder les 25 francs dans ton sac de classe et t’acheter un ou deux beignets à l’école avec.
— Oui ! sans doute tu as raison, je n’y avais pas du tout pensé. File-moi les 25 f. De ma poche, je sortis la pièce de 25 f que m’avait offerte ma tante quand je partais de Mbanga pour Melong, je la lui tendis et, en retour, il me donna le vélo.
Faire du vélo n’était pas aussi facile que je l’avais imaginé. François ayant constaté que je ne m’y connaissais pas du tout m’apprit à tenir le guidon et me demanda de pédaler tout en regardant droit devant moi. Au bout d’une demi-heure, je réussis à pédaler tout en zigzaguant. J’étais fier de moi, je compris qu’avec de l’argent, on pouvait obtenir des choses qui nous paraissaient jusque-là impossibles. C’était ma toute première leçon de vie.
Je passais des journées entières chez les copains à regarder la télé. Mon père – ou « marâtre » s’étant rendu compte de notre absence permanente du logis familial, s’était finalement résolu à nous acheter une télévision de marque Sharp. Ce fut l’euphorie totale dans la maison seulement, on était autorisé à la regarder uniquement le vendredi soir après l’école, le samedi et les jours fériés. Selon mon père, regarder la télévision d’autres jours pouvait entraîner des résultats scolaires désastreux. Ce qui n’était pas faux car les programmes de la Cameroon Radio-Télévision (CRTV) étaient très captivants.
Tout au long de l’année, je m’étais efforcé d’avoir de bonnes notes à l’école, je m’étais aussi fait beaucoup d’amis. Je me sentais beaucoup plus libre que les autres enfants de la maison. Tous les samedis, après avoir terminé ma part de travail ménager, j’accompagnais l’un de mes amis au champ et on rentrait seulement à la tombée de la nuit. Personne n’osait me demander d’où je venais, je me sentais de plus en plus libre, ma vie semblait bien se passer. Je m’étais trouvé d’autres moyens de distraction en dehors des travaux champêtres. Les week-ends où je n’allais pas vagabonder dans ce monde agricole, je me rendais à la rivière Ngalé en compagnie de quelques camarades pour faire de la natation. On arrivait à fabriquer des radeaux à l’aide de troncs de bananier et quelques objets en bois qu’on trouvait sur place ; on les poussait ensuite à la rivière en ayant pris place dessus. Comme le navigateur Christophe Colomb, on partait à la découverte de l’Amérique. Ces jeux effrénés auxquels nous nous livrions finirent par prendre une tournure dramatique.
Par un sombre matin de décembre, une pluie torrentielle s’abattit sur la ville de Melong en pleine saison sèche. La population ne s’attendait pas à avoir une telle pluie à un pareil moment de l’année. Mais comme c’était un jour du mois de décembre, les anciens en conclurent que ces eaux venant du ciel étaient un cadeau divin pour la fête de la nativité, les gens accordaient une grande importance à la date de naissance du Christ. Donc le mois de décembre était sacré pour certains. C’était un mois où il convenait de lire le moindre signe dans la nature. Il avait plu de façon discontinue pendant plusieurs heures. Après l’arrêt de la pluie, certains enfants du quartier s’étaient rendus à la rivière Ngalé pour se baigner, les eaux de la rivière débordaient de leur lit, les courants d’eau étaient beaucoup plus forts et les sissonghos qui bordaient la rivière flottaient sur l’eau suite aux effets dévastateurs du vent. Après la baignade, les enfants ont pris chacun un tronc de bananier pour s’en servir comme radeau et ils se sont jetés à l’eau. Les courants d’eau étaient beaucoup plus forts que quand il n’avait pas plu. Je me souvenais de la petite histoire que m’avait racontée ma tante de Penja à propos des rivières.
Le jour du drame, j’étais bien à la rivière Ngalé. Je n’avais pas osé m’approcher des eaux ; mon attention était plutôt attirée par Aftala le pêcheur du coin que je connaissais bien. Il était de l’autre côté de la rivière muni de sa canne à pêche et faisait de grosses prises toutes les trois minutes, rendant ainsi vivaces le souvenir des moments forts que j’avais passés au bord de la rivière Muantaba à Penja en compagnie de mon cousin Ndoumbé. À Melong entre gamins, on se racontait aussi des histoires : certains pêcheurs qui allaient à la pêche prenaient avec eux une écorce magique pour attirer les poissons. Aftala était donc un de ceux-là. Mon esprit était tellement absorbé par les mouvements de sa canne à pêche remontant des gros silures presque toutes les trois ou quatre minutes que je ne vis même pas à quel moment trois gamins se sont jetés à la rivière allant à la découverte de l’Amérique. Quelques heures après, pris de fatigue, je regagnai le chemin de la maison. À la tombée de la nuit, tout le quartier était en effervescence mais je ne tardai pas à comprendre les raisons d’une telle agitation. L’un de mes frères vint vers moi pour savoir si je m’étais rendu à la rivière Ngalé ce jour :
— Anaco, les gens sont dehors en train de chercher les François, tu étais avec eux ?
— J’étais à Ngalé mais on n’était pas ensemble.
— Est-ce que tu les as vus ? me demanda-t-il avec rage !
— Oui bien sûr ! Il était trois au bord de l’eau en train de nager mais je ne me suis pas joint à eux.